Charles Delagrave (p. 199-205).
XXXIII. — Les granivores

XXXIII

LES GRANIVORES

Paul. — Autant je viens d’être sévère envers les destructeurs d’oiseaux insectivores, autant, à ne consulter que les premières apparences, je devrais être indulgent pour ceux qui donnent la chasse aux granivores. Ces oiseaux, voués au régime végétal, ne sont-ils pas nuisibles aux récoltes, ne picorent-ils pas dans les champs de céréales, ne prélèvent-ils pas une abondante moisson de semences, de bourgeons, de fruits, de jeunes plantes de jardinage ? Il y en a qui savent extraire le froment de son épi, qui viennent effrontément partager avec la volaille l’avoine jetée dans les basses-cours. D’autres préfèrent la chair juteuse des fruits ; ils savent avant nous si les cerises sont mûres, si les poires sont fondantes. Quand vous venez faire la récolte, vous ne trouvez que leurs restes. Il y en a même qui ont des becs d’une conformation bizarre, pour éventrer les fruits et les faire sauter par quartiers afin d’atteindre les pépins, leur morceau de prédilection. Voyez le bec de celui-ci, et dites-moi si vous connaissez un outil plus singulier.

Jules. — Les deux mandibules sont en travers l’une de l’autre ; au lieu de se rejoindre, elles se croisent comme les lames de vieux ciseaux détraqués.

Émile. — À quel travail peut se livrer ce bec estropié, dont les pointes regardent l’une en haut, l’autre en bas ? Jamais il ne parviendra à ramasser une graine à terre.

Paul. — Aussi n’est-ce pas à terre qu’il recueille la nourriture. Sa manière de procéder est plus compliquée.

Disons d’abord que l’oiseau se nomme bec-croisé, eu égard au croisement des deux mandibules. Cette bizarre disposition n’est pas le résultat d’un accident survenu à l’oiseau, par exemple d’une entorse à la suite d’un violent effort ; ce n’est pas l’état d’un bec estropié, comme le dit Émile, mais bien un état naturel. L’oiseau naît avec ce bec biscornu et n’en a jamais d’autre. Il est fort douteux même, s’il en avait la faculté, qu’il voulût jamais en changer, tant il le trouve outil précieux pour le travail à faire. Le bec-croisé aime par-dessus tout les semences du pin. Prenez un cône de pin et soulevez-en les écailles à la pointe du couteau. Vous trouverez derrière chacune d’elles deux semences imprégnées d’huile et relevées d’un léger parfum de résine. Voilà l’exquis manger que cherche l’oiseau. Mais comment l’extraire de dessous les écailles, si dures et solidement imbriquées ? Un gros-bec vainement cognerait ces écailles de son robuste outil sans parvenir à les faire entre-bâiller ; nous-mêmes, à l’aide d’un couteau, n’y parvenons pas sans peine. Le bec-croisé se joue de ce rude travail : il insinue la pointe d’une mandibule sous l’écaille, et, prenant appui sur l’autre, il tourne et fait levier. En moins de rien, l’écaille se soulève et la semence vient. Les dents d’une clef tournant, sur son pivot ne font pas céder plus aisément le ressort d’une serrure.

Jules. — Je reprends en estime ce bec qui d’abord m’avait paru si gauche ; c’est une excellente clef pour forcer la serrure des écailles de pin.

Paul. — Ce bec n’est pas moins habile pour faire sauter les pommes par quartiers et atteindre les pépins. Je ne voudrais pas avoir des becs-croisés par douzaines dans un vergerBec-croisé. Gros-bec.
Bec-croisé. Gros-bec.
de pommiers ; ils auraient bientôt mis les fruits en pièces. Heureusement ces oiseaux préfèrent aux pays de plaines les régions montagneuses et froides couvertes de sombres forêts de sapins. Leur plumage est d’un roux vif plus ou moins teint de vert et de jaunâtre. Les becs-croisés nichent dans les pays les plus froids de l’Europe et construisent leurs nids au cœur même de l’hiver. Leurs matériaux sont la mousse et les lichens, rendus imperméables à l’humidité des neiges par un enduit de résine.

Je ne plaiderai pas la cause du bec-croisé : son goût pour les pépins de pommes et de poires me le rend bien suspect ; mais je ferai valoir en faveur des granivores, en général, quelques raisons qui me frappent. D’abord, la plupart de ces oiseaux se nourrissent de graines sauvages, pour nous sans valeur aucune, quand elles ne sont pas nuisibles dans les champs. Nous sarclons nos cultures, nous nettoyons la terre des mauvaises herbes qui l’épuisent inutilement. Beaucoup de granivores sarclent à leur manière : ils cueillent les graines qui infesteraient les champs. Par exemple, ne devons-nous pas reconnaître les bons offices du chardonneret, qui, à la maturité des chardons, s’abat sur leurs têtes épineuses et recherche leurs graines au milieu de la bourre ?

Jules. — Le mot chardonneret vient alors de chardon ? Chardonneret.
Chardonneret.

Paul. — Précisément ; l’oiseau porte le nom de la plante dont il recherche les semences. Je ne vous décrirai pas ce gentil petit oiseau, si bien connu de vous tous.

Émile. — Il a du rouge sur la tête ; du jaune, du blanc et du noir aux ailes.

Paul. — Son nid, un des mieux travaillés, est placé dans l’enfourchure de quelque branche flexible. L’extérieur se compose de mousses et de lichens feutrés avec de la bourre de chardons et d’autres plantes dont les graines sont surmontées d’aigrettes soyeuses, comme les seneçons et les pissenlits ; l’intérieur, artistement arrondi, est doublé d’une épaisse couchette de crin, de laine et de plume. Les œufs, au nombre de cinq ou six, sont blancs et tiquetés de brun rougeâtre, principalement au gros bout. Le chardonneret mérite tous nos égards ; il nous égaye de son babil et se livre ardemment au sarclage des terres infestées de chardons et de seneçon.

Je ferai valoir pareillement en faveur de la linotte qu’elle se nourrit de toutes les menues graines des champs, et qu’elle fait ainsi un très honorable métier de sarcleuse. Cependant, je ne veux pas cacher sa prédilection pour la graine du lin, prédilection qui lui a valu le nom qu’elle porte. Le chènevis est aussi son régal. Mais chanvre et lin ne se trouvent pasPinson.
Pinson.
partout, et l’oiseau sait très bien s’en passer en cueillant une foule de graines nuisibles pour nous. Elle niche de préférence dans les cantons montueux, au sein de quelque touffe de genévrier ou de buisson. Son nid contient cinq ou six œufs blancs tachetés de roux. Son plumage est brun, avec du rouge cramoisi sur la tête et sur la poitrine.

Au rôle de sarcleurs les oiseaux mangeurs de graines en joignent un second plus méritoire. La semence, il est vrai leur fournit l’habituelle nourriture ; mais l’insecte n’est pas tellement dédaigné que la plupart d’entre eux n’en fassent ample consommation lorsqu’il abonde et se trouve de capture facile. S’ils n’ont pas la patience de rechercher la vermine dans ses plus secrets réduits avec le soin minutieux qu’y mettent les becs-fins, ils profitent du moins de celle qu’une bonne fortune amène à leur portée. Pouvoir assaisonner la graine de quelques vermisseaux est le plus souvent pour eux excellente aubaine. Et puis la graine préférée peut faire défaut dans le canton ; le chardonneret n’a pas toujours des semences de chardon, et la linotte des semences de lin ; que faire alors, si ce n’est prendre patience en mangeant des insectes ?

Enfin, il y a mieux. Dans leur jeune âge, alors que, faibles et sans plumes, ils reçoivent la becquée de leurs parents, beaucoup de granivores sont alimentés avec des insectes. La raison en saute aux yeux. On comprend tout de suite que le jabot délicat d’un oisillon récemment sorti de la coque de l’œuf, n’est pas de force à digérer des semences maigres et coriaces. Il lui faut quelque chose de plus substantiel, de plus nutritif sous un moindre volume, de plus tendre surtout, comme la marmelade de vermisseaux préparée à point dans le bec de la mère. Un peu plus tard, au premier poil follet, viendront les petites chenilles molles servies entières, puis les insectes, qui, plus consistants, prépareront l’estomac à la digestion laborieuse de la graine. Je prends au hasard quel ques exemples.

Le pinson, le gai pinson, est un granivore bien avéré, amateur du millet et du chènevis. Or, que donne-t-il à ses petits encore au nid ? Il leur sert des chenilles à peau rase, des larves tendres, des insectes choisis parmi les plus faciles à digérer. Je peux en dire autant du verdier, à plumage indécis entre le vert et le jaune ; du bouvreuil, à poitrine et ventre rouges ; des divers bruants, qui viennent l’hiver, en troupes, becqueter autour de nos meules de paille. Ces derniers, cependant, sont voués, plus peut-être encore que les autres, au régime de la graine, puisqu’ils ont à l’intérieur du bec, à la mandibule supérieure, un tubercule dur expressément pour l’écraser.

Je pourrais multiplier ces exemples, mais je préfère m’arrêter un moment sur un oiseau plus connu de vous, sur le moineau. Voilà, certes, un décidé mangeur de graines. Il maraude dans les colombiers et les basses-cours et pille leur manger aux pigeons et à la volaille ; il moissonne avant nous les champs de céréales voisins des habitations. Bien d’autres méfaits sont à sa charge. Il dévalise les cerisiers, il picore dans les jardins, il fourrage les semis qui lèvent, il se rafraîchit avec les jeunes laitues et les premières feuilles des petits pois. Mais vienne la saison des œufs, et l’effronté pillard se convertit en un auxiliaire comme il y en a peu. Vingt fois par heure au moins, le père et la mère, à tour de rôle, apportent la becquée aux petits, et chaque fois le menu se compose tantôt d’une chenille, tantôt d’un insecte assez gros pour exiger d’être partagé en quartiers, tantôt d’une larve grasse à lard, tantôt d’une sauterelle ou d’autre gibier encore. En une semaine, la nichée consomme environ trois mille insectes, larves, chenilles, vermisseaux de toute espèce. J’ai compté, mes amis, autour d’un seul nid de moineau, les débris de sept cents hannetons, non compris les petits insectes, vraiment innombrables. Voilà les victuailles qu’il avait fallu pour élever une seule couvée. Que détruisent donc en vermine toutes les nichées d’une commune ! Après de tels services, donne la chasse aux moineaux qui voudra ; pour moi, je les laisse en paix tant qu’ils ne deviennent pas trop incommodes.

Ma conclusion est celle-ci : mangeurs de grains et mangeurs d’insectes, gros-becs et becs-fins, qui plus, qui moins, nous viennent tous en aide. Paix donc aux petits oiseaux, joie de la campagne et sauvegarde des récoltes.