Librairie Félix Alcan (p. 205-232).



CHAPITRE VI

LA LUMIÈRE ET LES QUANTA


Le corps noir.

86. — Toute cavité complètement enclose dans de la matière de température uniforme est pleine de lumière en équilibre statistique. — Lorsqu’un fluide emplit une enceinte, l’agitation moléculaire, d’autant plus vive que la température est plus élevée, transmet de proche en proche les actions thermiques, et le degré de cette agitation donne une mesure de la température une fois que l’équilibre est établi. Mais nous savons aussi qu’en l’absence même de toute matière intermédiaire, la température de l’espace intérieur à une enceinte close isotherme (c’est-à-dire de température uniforme) garde une signification physique déterminée ; nous savons qu’un thermomètre finit toujours par donner la même indication (c’est-à-dire par arriver au même état final) en un point quelconque d’une enceinte opaque entourée d’eau bouillante, que cette enceinte contienne un fluide quelconque ou qu’elle soit rigoureusement vide. L’action subie par le thermomètre est dans ce dernier cas transmise seulement par rayonnement à partir des divers points de l’enceinte.

Ce rayonnement est visible ou non suivant la température de l’enceinte (glacière, étuve, ou four incandescent) mais cette visibilité, importante seulement pour nous, ne mérite pas d’être considérée comme un caractère essentiel de la radiation qui, au sens général du mot, est de la lumière, et traverse le vide avec la vitesse invariable de 300 000 kilomètres par seconde.

En disant que l’enceinte est close et qu’elle est opaque, nous entendons qu’aucune influence thermique ne peut s’exercer par rayonnement entre deux objets dont l’un est intérieur et l’autre extérieur à l’enceinte[1]. C’est à cette condition qu’un thermomètre intérieur à l’enceinte atteint et garde un état invariable bien défini. Cela ne signifie pas, au reste, qu’alors il ne se passe plus rien dans la région où se trouve le thermomètre indicateur, région qui ne cesse pas de recevoir les radiations émises par les divers points de l’enceinte. Mais la fixité de l’indication donnée par l’instrument récepteur nous prouve que cette région ne change plus de propriétés, se maintient dans un état stationnaire.

Cet état stationnaire d’un espace que traverse continuellement et en tous sens de la lumière est en réalité un régime permanent de changements extrêmement rapides dont le détail nous échappe, pour les espaces et les durées qui sont à notre échelle, comme nous échappait déjà l’agitation pourtant bien plus grossière des molécules d’un fluide en équilibre. On peut en effet comparer à beaucoup d’égards les deux sortes de régimes permanents qui constituent l’équilibre thermique des fluides, que nous avons longuement étudié, et l’équilibre thermique de la lumière, dont je veux maintenant préciser la notion.

J’ai rappelé qu’en tout point intérieur à une cavité close dont les parois ont une température fixée, un thermomètre marque invariablement la température qu’il marquerait au contact même de ces parois. Cela reste vrai, que l’enceinte soit en porcelaine ou en cuivre, grande ou petite, prismatique ou sphérique. Plus généralement, quel que soit le moyen d’investigation employé, nous ne découvrons absolument aucune influence de la nature, de la grandeur ou de la forme de l’enceinte sur l’état stationnaire de la radiation en chaque point, état que détermine complètement la seule température de cette enceinte.

De là résulte que toutes les directions qui passent par un point sont équivalentes. Il serait complètement sans effet de disposer des lentilles ou des miroirs de quelque façon que ce fût, à l’intérieur d’un four incandescent ; température ni couleur ne seraient nulle part changées et il ne se formerait pas d’images. Ou, si on préfère, le point image d’un point de la paroi ne se distinguerait par aucune propriété d’un quelconque des autres points intérieurs au four. Un œil qui pourrait subsister à la température de l’enceinte ne pourrait distinguer aucun objet, aucun contour, et percevrait seulement une illumination générale uniforme.

Une autre conséquence nécessaire de l’existence d’un régime stationnaire est que la densité de la lumière (quantité d’énergie contenue dans 1 centimètre cube) aura pour chaque température une valeur bien déterminée. De même, si l’on considère dans l’enceinte un contour fermé plan de 1 centimètre carré de surface, la quantité de lumière qui passe au travers de ce contour en une seconde, mettons de la gauche vers la droite d’un observateur couché le long du contour et regardant vers l’intérieur, est à chaque instant égale à la quantité de lumière qui passe pendant le même temps dans le sens inverse, et a une valeur bien déterminée proportionnelle à la densité de la lumière en équilibre à cette température. De façon plus précise, si désigne la vitesse de la lumière, on voit, par une sommation assez facile, que est égal à . Il est au reste évident que, en toute rigueur, les quantités de lumière ou subissent des fluctuations (négligeables pour l’échelle de grandeur dont nous nous occuperons).

87. — Corps noir. — Loi de Stefan. — On arrive de façon simple à connaître la densité de la lumière en équilibre dans une enceinte isotherme en pratiquant une petite ouverture dans la paroi de cette enceinte et en étudiant le rayonnement qui s’échappe par cette ouverture. Si en effet l’ouverture est assez petite, la perturbation produite dans la radiation intérieure à l’enceinte est négligeable. La quantité de lumière qui sort en une seconde par l’orifice de surface est donc simplement la quantité qui vient frapper dans le même temps n’importe quelle surface égale de la paroi.

Naturellement, aucune direction de sortie ne sera privilégiée. Si donc, ainsi qu’il est facile, on regarde au travers de l’ouverture, on ne pourra distinguer dans l’enceinte aucun détail de forme et l’on aura l’impression singulière d’un gouffre lumineux qui ne laisse rien percevoir. Et l’on sait bien en effet que si on regarde par une trop petite ouverture dans un creuset éblouissant contenant du métal en fusion, il est impossible de voir le niveau du liquide. Ce n’est pas seulement aux basses températures qu’on ne peut rien distinguer dans un four.

Pas plus aux hautes qu’aux basses températures, on ne pourra, au reste, éclairer notablement le dedans du four (de manière à en rendre la forme visible) par un rayon de lumière venu de l’extérieur au travers de la petite ouverture. Cette lumière auxiliaire une fois entrée, s’épuisera par des réflexions successives sur les parois et n’aura aucune chance de ressortir en quantité notable par l’ouverture qu’on a supposée très petite. Cette ouverture doit être appelée parfaitement noire si nous pensons que le caractère essentiel d’un corps noir est de ne rien renvoyer de la lumière qu’il reçoit. Quant au pouvoir émissif du corps noir ainsi défini, il sera donné par le produit plus haut considéré.

Il n’est maintenant pas bien difficile de concevoir comment, en disposant en face l’un de l’autre deux corps noirs de ce genre, de température et , dont l’un fonctionne comme calorimètre, on pourra mesurer l’excès de l’énergie envoyée de la source chaude dans la source froide, sur celle qu’envoie la source froide dans la source chaude. On a pu ainsi vérifier (c’est la loi de Stefan), que le pouvoir émissif d’un corps noir est proportionnel à la quatrième puissance de la température absolue,

le coefficient désignant la « constante de Stefan ».

On voit combien le pouvoir émissif grandit rapidement quand la source s’échauffe : en doublant la température, on multiplie par 16 l’énergie rayonnée.

Cette loi a été vérifiée dans un grand intervalle de température (depuis la température de l’air liquide jusqu’à celle de la fusion du fer) : pour des raisons théoriques dont il serait trop long de parler ici, on est enclin à la regarder comme rigoureuse, et non pas seulement comme approchée.

On retiendra facilement la valeur de la constante de Stefan en se rappelant que dans une enceinte entourée de glace fondante chaque centimètre carré de surface noire à la température de l’eau bouillante perd en 1 minute à peu près 1 calorie de plus qu’il ne reçoit (plus exactement 1,05 calories, soit 1,05 · 4,18·107 ergs en 60 secondes). Cela fait en unités C. G. S.

soit, sensiblement 6,3·10−5 pour valeur de .

La densité de la lumière en équilibre thermique pour la température , proportionnelle au pouvoir émissif , est donc proportionnelle à , et de façon plus précise elle est égale à , soit à ou à . Extrêmement faible à la température ordinaire, elle s’élève très rapidement. Enfin la chaleur spécifique du vide (chaleur nécessaire pour élever de 1° la température de la radiation contenue dans un centimètre cube) grandit proportionnellement au cube de la température absolue[2].

88. — Composition de la lumière émise par un corps noir. — On peut recevoir sur un prisme, ou mieux sur la fente d’un spectroscope, la lumière complexe qui s’échappe par une petite ouverture pratiquée dans une enceinte isotherme. On voit alors que cette lumière se comporte toujours comme ferait la superposition d’une infinité continue de lumières simples monochromatiques ayant chacune sa longueur d’onde, et donnant chacune au travers de l’appareil une image de la fente. La suite de ces images (ou raies spectrales) n’offre pas d’interruption et forme une bande lumineuse continue qui est le spectre du corps noir étudié. (Il est bien entendu que ce spectre ne se borne pas à la partie qui en est visible et comprend une partie infrarouge et une partie ultraviolette.}

Il est alors aisé, au moyen d’écrans, de faire entrer dans un corps noir récepteur faisant fonction de calorimètre, seulement l’énergie qui correspond à une bande étroite du spectre dans laquelle la longueur d’onde est comprise entre et . La quantité d’énergie reçue, divisée par tendra vers une limite quand, la bande devenant de plus en plus étroite, tendra vers . Cette limite définit l’intensité de la lumière de longueur d’onde dans le spectre du corps noir. Portant la longueur d’onde en abscisses et cette intensité en ordonnées, on obtiendra la courbe de répartition de l’énergie globale du spectre en fonction de la longueur d’onde. On a ainsi constaté depuis longtemps que l’intensité, négligeable pour l’extrême infrarouge et l’extrême ultraviolet, présente toujours un maximum dont la position varie suivant la température, se déplaçant vers les petites longueurs d’onde (c’est-à-dire vers l’ultraviolet) à mesure que la température du corps noir étudié s’élève.

Ce sont là des indications qualitatives. Une loi précise a été trouvée par Wien, qui a réussi à prouver que les principes de la thermodynamique, sans donner la loi de répartition cherchée, restreignaient beaucoup les formes a priori possibles pour cette loi. D’après ces raisonnements, dont l’exposé m’entraînerait trop loin, le produit de l’intensité par la cinquième puissance de la longueur d’onde ne dépend que du produit de cette longueur d’onde par la température absolue

étant une fonction qui reste à déterminer. De là résulte que si la courbe de répartition présente un maximum pour une certaine température, elle en présentera un pour toute autre, et que la position du maximum variera en raison inverse de la température absolue

= = constante

l’expérience a en effet prouvé que ce produit est constant, et que l’on a sensiblement

= 0,29

en sorte que, à 2 900° (température peu inférieure à celle de l’arc électrique) l’intensité maximun correspond à une longueur d’onde de 1 micron, et se trouve encore dans l’infrarouge. Pour une température double, d’environ 6 000° (température du corps noir qui, mis à la place du soleil, nous enverrait autant de lumière que lui) le maximum se trouve dans le jaune.

La position du maximum est donc fixée. On déduit encore de l’équation de Wien que l’intensité maximum est proportionnelle à la cinquième puissance de la température absolue, 32 fois plus grande, par exemple, à 2 000° qu’à 1 000°.

Il reste à obtenir la forme de la fonction . Beaucoup de physiciens l’ont tenté sans y réussir. Planck, enfin, a proposé une expression qui représente fidèlement toutes les mesures[3] dans un domaine qui va de 1 000° à 2 000° pour les températures (absolues) et de 60 microns à 1/2 micron pour les longueurs d’ondes. L’équation de Planck peut s’écrire :

et désignent deux constantes, et la base des logarithmes népériens (soit à peu près 2,72).

89. — Les quanta. — La formule trouvée par Planck (1901) marque une date importante dans l’histoire de la physique. Elle a en effet imposé des idées toutes nouvelles et au premier abord bien étranges sur les phénomènes périodiques.

Les rayons émis par un corps noir sont, comme nous avons vu, identiques à ceux qui, dans l’enceinte isotherme elle-même, traversent à chaque instant une section égale à celle de l’ouverture. En sorte que, en trouvant la composition spectrale de la lumière émise, on a trouvé du même coup la composition de la lumière en équilibre statistique qui emplit une enceinte isotherme.

Pour obtenir théoriquement cette composition, rappelons-nous d’abord que, suivant une hypothèse à peine discutée aujourd’hui, toute lumière monochromatique est formée par des ondes électriques et magnétiques émises par le déplacement oscillatoire de charges électriques dans la matière[4]. Réciproquement et par résonance, un oscillateur électrique (où la charge électrique mobile sera mise en vibration par le champ électrique des ondes qui le rencontrent successivement) peut absorber de la lumière qui a précisément la période de l’oscillateur.

Imaginons, dans l’enceinte isotherme, un grand nombre d’oscillateurs linéaires identiques (par exemple ce seront peut-être des atomes de sodium, accordés sur la lumière jaune, si connue de tous, que donne une flamme d’alcool salé). Pour cette période, la lumière qui emplit l’enceinte doit être en équilibre statistique avec ces résonateurs, leur donnant pendant chaque durée très courte autant d’énergie qu’elle en reçoit. Si désigne l’énergie moyenne des oscillateurs, Planck trouve alors que, en conséquence des lois de l’électrodynamique, la densité de la lumière pour la longueur d’onde est proportionnelle à , et de façon plus précise est donnée par l’équation

en sorte que, pour satisfaire à ce résultat

d’expérience que la densité du rayonnement est infiniment petite pour les très courtes longueurs d’onde, il faut que l’énergie moyenne des oscillateurs devienne extrêmement petite quand la fréquence devient très grande.

Or les oscillateurs qui sont en équilibre thermique avec le rayonnement, doivent être aussi bien en équilibre thermique avec un gaz qui emplirait l’enceinte à la température considérée. En d’autres termes, l’énergie moyenne d’oscillation doit être ce qu’elle serait si elle était seulement entretenue par les chocs des molécules du gaz. Dans le cas où l’énergie de l’oscillation est susceptible de variation continue, comme déjà nous avons eu occasion de le dire (43) l’énergie cinétique de l’oscillation serait en moyenne égale à , soit au tiers de l’énergie cinétique d’une molécule du gaz, c’est-à-dire serait indépendante de la période : la densité du rayonnement deviendrait infinie pour les très petites longueurs d’onde, ce qui est grossièrement faux.

Il faut donc admettre que l’énergie de chaque oscillateur varie de façon discontinue. Planck a supposé qu’elle varie par quanta égaux, en sorte que chaque oscillateur contient toujours un nombre entier d’atomes d’énergie, de grains d’énergie. La valeur de ce grain d’énergie ne dépendrait pas de la nature de l’oscillateur, mais dépendrait de sa fréquence (nombre de vibrations par seconde) et lui serait proportionnelle (10 fois plus grande, par exemple, si la fréquence est 10 fois plus grande) ; serait donc égal à , en désignant par une constante universelle (constante de Planck).

Si on fait ces hypothèses, au premier abord si étranges (et par là d’autant plus importantes si elles sont vérifiées) il n’est plus du tout exact que l’énergie moyenne d’un oscillateur linéaire[5] de la fréquence considérée soit égale au tiers de l’énergie que possède en moyenne une molécule du gaz. Et l’énumération statistique de tous les cas possibles[6] montre qu’on doit avoir, étant le nombre d’Avogadro, pour qu’il y ait équilibre statistique, par chocs, entre les molécules du gaz et les oscillateurs,

ou bien en nous rappelant que la vitesse de la lumière vaut fois la longueur d’onde qui correspond à cette fréquence

d’où résulte enfin pour égal à

c’est-à-dire précisément l’équation que vérifie l’expérience (88), puisque la densité est simplement égale au pouvoir émissif divisé par le quart de .

C’est un grand succès déjà pour la théorie dont je viens de donner l’idée que d’avoir conduit à la découverte de la loi qui fixe pour chaque température la composition du rayonnement isotherme. Mais une vérification plus frappante encore est donnée par l’accord entre les valeurs déjà obtenues pour le nombre d’Avogadro et celle que l’on peut tirer de l’équation de Planck.

90. — Le rayonnement qu’émet un corps noir permet de déterminer les grandeurs moléculaires. — On voit en effet que dans cette équation tout est mesurable ou connu, sauf le nombre (qui exprime la discontinuité moléculaire) et la constante (qui exprime la discontinuité de l’énergie d’oscillation). Ces nombres et seront donc déterminés si seulement on a deux bonnes mesures de pouvoir émissif pour des valeurs différentes de la longueur d’onde ou de la température (mais naturellement il sera préférable de faire intervenir dans cette détermination toutes les mesures jugées bonnes, et non pas seulement deux). L’utilisation des données qui semblent en ce moment les plus sûres conduit ainsi pour à la valeur

= 6,2·10−27

et conduit pour à la valeur

= 64·10−22

l’erreur pouvant être de 5 p. 100 en plus ou en moins.

La concordance avec les valeurs déjà trouvées par est on peut dire merveilleuse. Du même coup nous avons conquis un nouveau moyen pour déterminer avec précision les diverses grandeurs moléculaires.


Extension de la théorie des quanta.

91. — Chaleur spécifique des solides. — Par une extension hardie de la conception due à Planck, Einstein a réussi à rendre compte de l’influence de la température sur la chaleur spécifique des solides. Sa théorie, à laquelle nous avons déjà fait allusion (44) consiste à admettre que, dans un corps solide, chaque atome est sollicité vers sa position d’équilibre par des forces élastiques, en sorte que, s’il en est un peu écarté, il vibre avec une période déterminée. À la vérité, comme les atomes voisins vibrent également, la fréquence ainsi définie n’est pas pure, et l’on doit avoir à considérer un domaine de fréquences plus analogue à une bande qu’à une raie spectrale. Néanmoins, en première approximation, on peut se borner à traiter le cas d’une fréquence unique.

Ceci admis, Einstein suppose, bien que l’oscillateur réalisé par chaque atome ne soit pas nécessairement un oscillateur électrique, que son énergie doit être, comme pour les oscillateurs de Planck un multiple entier de . Son énergie moyenne, à chaque température a donc la valeur

qui correspond, comme nous l’avons dit, à un oscillateur qui peut subir des déplacements dans tous les sens. L’énergie contenue dans un atome-gramme sera fois plus grande, et l’accroissement par degré de cette énergie ou chaleur spécifique de l’atome-gramme, sera donc calculable[7]. L’expression ainsi trouvée pour la chaleur spécifique tend bien vers zéro, conformément aux résultats de Nernst, quand la température s’abaisse, et vers ou 6 calories, conformément à la loi de Dulong et Petit, quand la température s’élève (cette dernière limite étant d’autant plus vite atteinte que la fréquence propre est plus faible). Dans l’intervalle, non sans écarts systématiques explicables par les approximations faites (nous avons dit que la fréquence ne pouvait être bien définie) cette expression représente remarquablement l’allure de la chaleur spécifique. Elle définit, si on l’ignore, la fréquence de la vibration de l’atome.

Il est bien remarquable que la fréquence ainsi calculable concorde avec celle que font prévoir d’autres phénomènes. C’est le cas pour l’absorption des lumières de grande longueur d’onde par des corps comme le quartz ou le chlorure de potassium (expériences de Rubens). Cette absorption accompagnée de réflexion « métallique » se comprend si cette lumière est en résonance avec les atomes du corps, et par suite a la fréquence qu’on peut déduire de la chaleur spécifique. Et c’est bien sensiblement ce qui arrive (Nernst).

De même encore on conçoit (Einstein) que les propriétés élastiques des corps solides donnent un moyen de prévoir la fréquence des vibrations d’un atome écarté de sa position d’équilibre. Le calcul a été fait approximativement par Einstein pour la compressibilité ; appliqué à l’argent, il fait prévoir comme fréquence de l’atome la valeur 4·1012, et l’étude des chaleurs spécifiques donne 4,5·1012. Je dois me borner à ces allusions, et renvoyer, pour plus amples détails, aux beaux travaux de Nernst, Rubens et Lindemann[8].

92. — Discontinuité des vitesses de rotation. — Si l’on se rappelle que déjà nous avons été forcés d’admettre avec Nernst (45) que l’énergie de rotation d’une molécule varie de façon discontinue, on acceptera peut-être d’étendre aux rotations, avec même valeur pour la constante universelle , la loi de discontinuité qui règle l’énergie des oscillateurs. Et il y a bien analogie d’une certaine sorte entre la rotation d’un corps sur lui-même, et l’oscillation d’un pendule (ou la course d’une planète), puisque dans les deux cas, il y a périodicité. Une différence évidente est que le pendule (ou la planète) a une période propre bien définie tandis que lorsqu’une boule est en repos, on ne peut du tout prévoir pour elle une période de rotation déterminée. Si pourtant nous généralisons le résultat de Planck nous devrons dire :

Quand un corps tourne à raison de tours par seconde, son énergie vaut un nombre entier de fois le produit .

Comme est la vitesse angulaire de rotation (angle décrit en 1 seconde) cette énergie cinétique de rotation est d’autre part égale au produit , où désigne le moment d’inertie[9] du corps (autour de l’axe de rotation). Il faudrait donc admettre, désignant un nombre entier :

ou bien

ainsi le nombre de tours par seconde vaudrait nécessairement ou bien 1 fois, ou bien 2 fois, ou bien 3 fois, une certaine valeur égale à . Les vitesses de rotation intermédiaires seraient impossibles.

93. — Rotations instables. — Ce résultat surprend et au reste il paraît inconcevable que le nombre de tours passe de la valeur à la valeur 2 ou 3 sans prendre les valeurs intermédiaires. Je suppose que ces vitesses intermédiaires sont instables, et que si par exemple le corps en rotation reçoit une impulsion qui lui communique une vitesse angulaire correspondant à 3,5 fois tours par seconde}}, un frottement ou rayonnement d’espèce encore inconnue[10] se produit aussitôt qui ramène le nombre de tours par seconde à exactement 3 fois , après quoi la rotation peut durer indéfiniment sans perte d’énergie. En sorte que, sur un grand nombre de molécules, très peu seront dans un régime instable, et qu’on pourra dire en première approximation que, pour une molécule prise au hasard, la rotation, dans 1 seconde, est de 0 tour, ou tours, ou 2 tours, ou 3 tours, etc. Et l’on pourra négliger les rares molécules dont l’énergie de rotation est en train de changer, comme on néglige pour un gaz les rares molécules en état de choc dont l’énergie cinétique est en train de changer.

94. — La substance d’un atome est toute ramassée en son centre. — Maintenant enfin nous sommes peut-être en état de comprendre à quoi tient que les molécules d’un gaz monoatomique (tel que l’argon) ne se font pas tourner quand elles se heurtent (ou plus exactement ne conservent pas d’énergie de rotation), en sorte que la chaleur spécifique du gaz est égale à 3 calories (39). Si la matière de l’atome est ramassée tout près du centre, le moment d’inertie sera très petit, la rotation minimum possible (dont la fréquence est ) devient extrêmement rapide et le quantum d’énergie de rotation grandit en conséquence. Si ce quantum est grand par rapport à l’énergie de translation que possèdent en moyenne les molécules (aux températures que nous réalisons) il n’arrivera pratiquement jamais qu’une molécule qui heurte une autre molécule puisse lui communiquer même la rotation minimum, et au contraire une molécule qui posséderait cette rotation a beaucoup de chance de la perdre dans un choc. Bref, à chaque instant, les molécules en rotation seront extrêmement peu nombreuses.

Puisque l’argon, en particulier, garde la chaleur spécifique 3 jusque vers 3 000°, c’est que, même à cette température élevée, l’énergie moléculaire de translation reste bien inférieure au quantum d’énergie qui correspond à la rotation minimum. Admettons simplement, ce qui est une évaluation sûrement trop faible, qu’elle vaut moins que la moitié de ce quantum. D’autre part, proportionnelle à la température absolue, elle est sensiblement 10 fois plus grande qu’à la température ordinaire, donc à peu près égale à 1/2 10−12 ; le quantum ayant pour expression cela donne

Remplaçant par sa valeur 6·10−27 nous pouvons tirer de cette inégalité des conséquences intéressantes en ce qui regarde la fréquence et en ce qui regarde le moment d’inertie.

D’abord, si est supérieur à 1/2 10−12, on voit immédiatement que est certainement supérieur à 1014 :

la plus faible vitesse de rotation stable correspond à plus que 1 milliard de tours en 1 cent-millième de seconde.

Quant au moment d’inertie, on voit qu’il est inférieur à 2·10−42. Dans le cas où la masse qui forme l’atome d’argon (égale à 40 fois la masse, 1.5·10−24 de 1 atome d’hydrogène) occuperait avec une densité uniforme une sphère de diamètre , son moment d’inertie serait et d’après l’inégalité qui précède, on aurait

< 5.6·10−10.

Si nous nous rappelons (67) que ce qu’on appelle ordinairement le diamètre de la molécule d’argon (et qui n’est réellement que son rayon de protection) est 2.8·10−8, nous voyons que la matière de l’atome est condensée dans un espace de dimensions au moins 50 fois plus petites, où la densité réelle (qui varie comme l’inverse du cube des dimensions) est sans doute bien plus grande que cent mille fois la densité de l’eau.

Et nous avons seulement supposé l’énergie cinétique moléculaire plus petite que la moitié du quantum de rotation. Si elle en était le huitième (évaluation encore bien modérée) nous trouverions un diamètre deux fois plus faible. En définitive, je présume qu’on reste au-dessous de la vérité, en admettant que la matière des atomes est contractée dans un volume au moins un million de fois plus faible que le volume apparent qu’occupent ces atomes dans un corps solide et froid.

En d’autres termes, si nous imaginons les atomes d’un corps solide examinés à un grossissement tel que leurs centres paraissent distribués dans l’espace comme les centres d’une pile de boulets de 10 centimètres de diamètre, la matière qui correspond à chaque boulet n’occupera réellement qu’une sphère de diamètre inférieur au millimètre : nous pourrons penser à de petits grains de plomb en moyenne distants de 20 centimètres. Pour l’air, vu à ce grossissement, ces « grains de plomb » seraient en moyenne distants de 20 mètres.

On peut imaginer, bien entendu, qu’une partie extrêmement petite de l’atome reste éloignée de son centre, mais il faudra toujours admettre que la plus grande part de sa masse est rassemblée tout près du centre.

Plus encore que nous le supposions, la matière est prodigieusement lacunaire et discontinue.

Quant au rayon de protection, distance des centres au moment du choc, il définit comme déjà nous l’avions supposé, une distance pour laquelle la substance de l’atome exerce une force répulsive énorme sur la substance d’un autre atome. Nous verrons en parlant des rayons positifs rapides, que pour des distances plus petites, la répulsion redevient faible ou nulle. En d’autres termes, chaque atome est condensé au centre d’une mince armure sphérique, relativement très vaste, qui le protège contre l’approche des autres atomes. Cette comparaison est au reste imparfaite en ceci qu’une armure matérielle gêne aussi bien la sortie que l’entrée d’un projectile, alors qu’ici l’entrée seule est gênée.

95. — Quantum de rotation d’une molécule polyatomique. — Distribution de la matière dans une molécule. — Nous comprenons aussi maintenant comment même une molécule peut cesser de tourner aux très basses températures, bien que son moment d’inertie soit beaucoup plus grand que pour un atome isolé. Il suffira que l’énergie d’agitation moléculaire devienne faible par rapport au quantum de rotation de cette molécule. Cela se produira naturellement d’autant plus tôt que la molécule aura un plus faible moment d’inertie, et l’on comprend qu’on n’ait pu encore y parvenir que pour les molécules de l’hydrogène (45).

Soit la distance des centres des 2 atomes d’hydrogène qui forment une molécule H2. Les masses sont concentrées en ces points et le moment d’inertie par rapport à un axe passant par le centre de gravité de la molécule et perpendiculaire à la ligne des centres sera

.

Vers 30° absolus (température pour laquelle la chaleur spécifique est sensiblement 3) le quantum sera sûrement supérieur au double de l’énergie d’agitation moléculaire laquelle, à cette température est sensiblement 1/2 10−14. Il en résulte que la distance des centres est sûrement inférieure à 1,5·10−8, limite supérieure très acceptable si l’on songe que nous avons trouvé 2,1·10−8 comme diamètre de choc de la molécule d’hydrogène.

Un calcul un peu plus précis est possible si l’on connaît à 50° par exemple la petite différence entre la chaleur spécifique véritable et 3 calories. Il me paraît ainsi que la vitesse de rotation minimum pour la molécule d’hydrogène, perpendiculairement à la ligne des centres[11] correspond (très grossièrement), à 5·1012 tours par seconde, ce qui donnerait à la distance la valeur 10−8.

Il peut n’être pas sans intérêt de dessiner à l’échelle une molécule d’hydrogène en tâchant d’exprimer ces résultats, de la façon qui me semble la plus probable.

Presque toute la substance de la molécule est ramassée aux centres H′H″ des deux atomes. Autour de chaque atome, j’ai dessiné l’armure sphérique protectrice, qui doit passer un peu au-delà de l’autre atome[12]. Les portions extérieures de ces sphères forment l’armure A de la molécule dans laquelle ne peut pénétrer (si du moins, sa vitesse ne dépasse pas beaucoup la vitesse d’agitation moléculaire), le centre d’aucun autre atome.

Figure 11 : Représentation des différents « contours » d’une molécule biatomique.
Fig. 11.

Le contour B est le contour considéré comme contour moléculaire de choc dans la théorie cinétique (il ne peut être entamé par le contour analogue B′ d’une autre molécule). Si H′H″ vaut 10−8 centimètre, on voit que les dimensions de ce contour ont grossièrement pour moyenne la valeur 2·10−8 assignée comme diamètre de choc à la molécule d’hydrogène. C’est là une vérification de la théorie des quanta de rotation.

On voit combien les atomes tiennent réellement peu de place dans l’édifice moléculaire. Il serait bien important de connaître la distribution du champ de force qui règne autour de chacun d’eux et en particulier de nous faire une idée précise des liaisons chimiques ou valences. Cette connaissance nous manque encore absolument.

Je voudrais à ce sujet ajouter une remarque qui fait comprendre la solidité des valences : Quand, vers 2 000°, l’haltère que forme une molécule d’hydrogène tourne, sans se casser, perpendiculairement à son axe avec une fréquence peu inférieure à cent mille milliards de tours par seconde, il faut bien que la liaison résiste à la force centrifuge. Une tige d’haltère qui aurait même solidité serait au moins mille fois plus tenace que l’acier.

96. — C’est peut-être la lumière qui dissocie les molécules. — J’ai à peine indiqué (84) la possibilité d’une théorie cinétique des réactions chimiques. Je voudrais signaler que la lumière joue peut-être en ces réactions un rôle capital.

Ce rôle me paraît prouvé par une loi bien généralement reconnue, sans qu’on ait je crois suffisamment signalé son interprétation moléculaire, véritablement surprenante, et qui en fait peut-être la loi fondamentale de la mécanique chimique (puisque tout équilibre chimique présuppose certaines dissociations moléculaires).

Suivant cette loi, la vitesse de dissociation à température constante, dans l’unité de volume d’un gaz A, par une réaction du genre

A → A′ + A″,

est proportionnelle à la concentration du gaz A, et peut n’être pas changée par l’addition de gaz étrangers à la réaction.

En d’autres termes, pour une masse donnée du corps A, la proportion transformée par seconde est indépendante de la dilution ; si la masse occupe 10 fois plus de place, avec une concentration donc 10 fois moindre, il s’en transformera 10 fois moins par litre, soit autant en tout. Par suite, et contrairement à ce qu’on est tenté de penser, le nombre des chocs n’a aucune influence sur la vitesse de la dissociation. Sur molécules données de gaz A, que ce gaz soit relativement concentré ou mélangé de gaz étrangers (chocs fréquents) ou qu’il soit très dilué (chocs rares), il s’en brisera toujours autant par seconde (à la température considérée).

Il me semble que, pour une molécule déterminée, la valeur probable du temps qui serait nécessaire pour atteindre sous la seule influence des chocs un certain état fragile doit être d’autant plus faible que la molécule subit plus de chocs par seconde, et, cet état fragile supposé atteint, la valeur probable du temps nécessaire pour que la molécule subisse le genre de choc qui pourrait la briser doit être également d’autant plus faible que les chocs sont plus fréquents. Pour cette double raison, si les ruptures étaient produites par les chocs, elles deviendraient plus fréquentes (donc la dissociation plus rapide) quand la concentration du gaz augmenterait.

Comme cela n’est pas, c’est que la dissociation n’est pas due aux chocs. Ce n’est pas en se heurtant que les molécules se brisent, et nous pouvons dire :

La probabilité de rupture d’une molécule ne dépend pas des chocs qu’elle subit.

Puisque cependant la vitesse de dissociation dépend beaucoup de la température, nous sommes conduits à nous rappeler que l’influence de la température s’exerce par le rayonnement aussi bien que par les chocs moléculaires et à voir l’origine de la dissociation dans la lumière visible ou invisible qui emplit, en régime stationnaire, l’enceinte isotherme où se meuvent les molécules des gaz considérés.

Il faudrait donc chercher dans une action de la lumière sur les atomes, un mécanisme essentiel de toute réaction chimique.


  1. Il est évident qu’on pourrait par des lentilles concentrer la lumière venue de l’extérieur sur un thermomètre suspendu dans une cavité pratiquée dans un bloc de glace transparent, et lui faire marquer telle température qu’on voudrait.
  2. C’est en effet la dérivée par rapport à de , égale à  : pour une température de 10 millions de degrés (centre du soleil ?) elle serait de l’ordre de la chaleur spécifique de l’eau à la température ordinaire.
  3. Lummer, Kurlbaum, Paschen, Rubens (extrême infrarouge), Warburg, d’autres encore, ont fait ces belles et difficiles mesures.
  4. Le champ électrique et le champ magnétique en un point de l’onde sont constamment dans le plan tangent à l’onde (les vibrations lumineuses sont transversales) et ils sont perpendiculaires l’un à l’autre.
  5. Un oscillateur à 3 degrés de liberté aurait une énergie moyenne triple.
  6. Nernst fait très rapidement le calcul, en admettant que le nombre des oscillateurs qui, par exemple, possèdent l’énergie est égal au nombre de ceux qui auraient, si l’énergie variait de façon continue, une énergie comprise entre et . (Le nombre de ceux qui sont en repos complet étant donc égal au nombre de ceux qui auraient dans le cas de la continuité une énergie inférieure à .)
  7. Ce sera tout simplement la dérivée, par rapport à la température, de l’énergie contenue dans un atome-gramme.
  8. Ce dernier savant prévoit la fréquence propre à partir de la température de fusion du solide ; il suppose que le corps se liquéfie quand l’amplitude de l’oscillation des atomes devient sensiblement égale à leur distance moyenne.
  9. On sait que l’énergie de rotation d’un solide qui tourne avec la vitesse angulaire est (ce qui peut définir le moment d’inertie ).
  10. Se rattachant peut-être aux valeurs colossales de l’accélération (ou de la force centrifuge), au moins 1 trillion de fois plus grande que dans nos machines centrifuges ou nos turbines.
  11. Parallèlement à la ligne des centres la fréquence minimum serait beaucoup plus élevée et du même ordre de grandeur que pour l’argon car le moment d’inertie autour de cette ligne doit être extrêmement faible.
  12. Je présume qu’un atome combiné avec un autre est intérieur à l’armure de ce dernier atome.