Librairie Félix Alcan (p. 119-155).



CHAPITRE III

MOUVEMENT BROWNIEN. — ÉMULSIONS


Historique et caractères généraux.

50. — Le mouvement brownien. — L’agitation moléculaire échappe à notre perception directe comme le mouvement des vagues de la mer à un observateur trop éloigné. Cependant, si quelque bateau se trouve alors en vue, le même observateur pourra voir un balancement qui lui révélera l’agitation qu’il ne soupçonnait pas. Ne peut-on de même espérer, si des particules microscopiques se trouvent dans un fluide, que ces particules, encore assez grosses pour être suivies sous le microscope, soient déjà assez petites pour être notablement agitées par les chocs moléculaires ?

Cette question aurait pu conduire à la découverte d’un phénomène merveilleux, que nous a révélé l’observation microscopique, et qui nous donne une vue profonde sur les propriétés de l’état fluide.

À l’échelle ordinaire de nos observations, toutes les parties d’un liquide en équilibre nous semblent immobiles. Si l’on place dans ce liquide un objet quelconque plus dense, cet objet tombe, verticalement s’il est sphérique, et nous savons bien qu’une fois arrivé au fond du vase, il y reste, et ne s’avise pas de remonter tout seul.

Ce sont là des notions bien familières, et pourtant elles ne sont bonnes que pour les dimensions auxquelles nos organes sont accoutumés. Il suffit en effet d’examiner au microscope de petites particules placées dans de l’eau pour voir que chacune d’elles, au lieu de tomber régulièrement, est animée d’un mouvement très vif et parfaitement désordonné. Elle va et vient en tournoyant, monte, descend, remonte encore, sans tendre aucunement vers le repos. C’est le mouvement brownien, ainsi nommé en souvenir du botaniste anglais Brown, qui le découvrit en 1827, aussitôt après la mise en usage des premiers objectifs achromatiques[1].

Cette découverte si remarquable attira peu l’attention. Les physiciens qui entendaient parler de cette agitation la comparaient, je pense, au mouvement des poussières qu’on voit à l’œil nu se déplacer dans un rayon de soleil, sous l’action des courants d’air qui résultent de petites inégalités dans la pression ou la température. Mais, en ce cas, des particules voisines se meuvent à peu près dans le même sens et dessinent grossièrement la forme de ces courants d’air. Or il est impossible d’observer quelque temps le mouvement brownien sans s’apercevoir qu’au contraire il y a indépendance complète des mouvements de deux particules, même quand elles s’approchent à une distance inférieure à leur diamètre (Brown, Wiener, Gouy).

L’agitation ne peut donc être due à des trépidations de la plaque qui porte la gouttelette observée, car ces trépidations, quand on en produit exprès, produisent précisément des courants d’ensemble, que l’on reconnaît sans hésitation et que l’on voit simplement se superposer à l’agitation irrégulière des grains. D’ailleurs, le mouvement brownien se produit sur un bâti bien fixe, la nuit, à la campagne, aussi nettement que le jour, à la ville, sur une table sans cesse ébranlée par le passage de lourds véhicules (Gouy). De même, il ne sert à rien de se donner beaucoup de peine pour assurer l’uniformité de température de la gouttelette : tout ce qu’on gagne est encore seulement de supprimer des courants de convection d’ensemble parfaitement reconnaissables, et sans aucun rapport avec l’agitation irrégulière observée (Wiener, Gouy). On ne gagne rien non plus en diminuant extrêmement l’intensité de la lumière éclairante, ou en changeant sa couleur (Gouy).

Bien entendu, le phénomène n’est pas particulier à l’eau, mais se retrouve dans tous les fluides, d’autant plus actif que ces fluides sont moins visqueux[2]. Aussi est-il à peine perceptible dans la glycérine, et au contraire extrêmement vif dans les gaz (Bodoszewski, Zsygmondy).

Incidemment, j’ai pu l’observer pour des sphérules d’eau supportés par les « taches noires » des bulles de savon. Ces sphérules étaient de 100 à 1000 fois plus épais que la lame mince qui leur servait de support. Ils sont donc à peu près aux taches noires ce qu’une orange est à une feuille de papier. Leur mouvement brownien, négligeable dans la direction perpendiculaire à la pellicule, est très vif dans le plan de cette pellicule (à peu près comme il serait dans un gaz).

Dans un fluide donné, la grosseur des grains importe beaucoup, et l’agitation est d’autant plus vive que les grains sont plus petits. Cette propriété fut signalée par Brown, dès le premier instant de sa découverte. Quant à la nature des grains, elle paraît avoir peu d’influence, si elle en a. Dans un même fluide, deux grains s’agitent de même quand ils ont la même taille, quelle que soit leur substance et quelle que soit leur densité (Jevons, Ramsay, Gouy). Et incidemment, cette absence d’influence de la nature des grains élimine toute analogie avec les déplacements de grande amplitude que subit un morceau de camphre jeté sur l’eau, déplacements qui du reste finissent par s’arrêter (quand l’eau est saturée de camphre).

Enfin, précisément, — et ceci est peut-être le caractère le plus étrange et le plus véritablement nouveau — le mouvement brownien ne s’arrête jamais. À l’intérieur d’une cellule close (de manière à éviter l’évaporation), on peut l’observer pendant des jours, des mois, des années. Il se manifeste dans des inclusions liquides enfermées dans le quartz depuis des milliers d’années. Il est éternel et spontané.

Tous ces caractères forcent à conclure avec Wiener (1863) que « l’agitation n’a pas son origine dans les particules, ni dans une cause extérieure au liquide, mais doit être attribuée à des mouvements internes, caractéristiques de l’état fluide », mouvement que les grains suivent d’autant plus fidèlement qu’ils sont plus petits. Nous atteignons par là une propriété essentielle de ce qu’on appelle un fluide en équilibre : ce repos apparent n’est qu’une illusion due à l’imperfection de nos sens, et correspond, en réalité, à un certain régime permanent de violente agitation désordonnée.

C’est là précisément la conception que nous avaient suggérée les hypothèses moléculaires, et le mouvement brownien semble bien leur donner la confirmation que nous espérions tout à l’heure. Tout granule situé dans un fluide, sans cesse heurté par les molécules voisines, en reçoit des impulsions qui, en général, ne s’équilibrent pas exactement, et doit être irrégulièrement ballotté.

51. — Le mouvement brownien et le principe de Carnot. — Voici donc une agitation qui se produit indéfiniment sans cause extérieure. Il est clair que cette agitation n’est pas en contradiction avec le principe de la conservation de l’énergie. Il suffit que tout accroissement de vitesse d’un grain s’accompagne d’un refroidissement du fluide en son voisinage immédiat, et de même que toute diminution de vitesse s’accompagne d’un échauffement local. Nous apercevons simplement que l’équilibre thermique n’est, lui aussi, qu’un équilibre statistique.

Mais on doit observer (Gouy, 1888), que le mouvement brownien, réalité indiscutable, donne la certitude expérimentale aux conclusions (tirées de l’hypothèse de l’agitation moléculaire) par lesquelles Maxwell, Gibbs, et Boltzmann, retirant au Principe de Carnot le rang de vérité absolue, l’ont réduit à exprimer seulement une haute probabilité.

On sait que ce principe consiste à affirmer que, dans un milieu en équilibre thermique, il ne peut exister de dispositif permettant de transformer en travail l’énergie calorifique du milieu. Une telle machine permettrait, par exemple, de mouvoir un vaisseau en refroidissant l’eau de la mer, et en raison de l’immensité des réserves, aurait pratiquement pour nous les mêmes avantages qu’une machine permettant « le mouvement perpétuel », c’est-à-dire nous livrant du travail sans rien prendre en échange, sans répercussion extérieure. Mais c’est précisément ce mouvement perpétuel de seconde espèce qu’on déclare impossible.

Or il suffit de suivre des yeux, dans de l’eau en équilibre thermique, une particule plus dense que l’eau pour la voir à certains instants s’élever spontanément, transformant ainsi en travail une partie de la chaleur du milieu ambiant. Si nous étions de la taille des bactéries, nous pourrions à ce moment fixer au niveau ainsi atteint la poussière que nous n’aurions pas eu la peine d’élever et, par exemple nous bâtir une maison sans avoir à payer l’élévation des matériaux.

Mais, plus la particule à soulever est grosse, et plus il est rare que les hasards de l’agitation moléculaire la soulèvent d’une hauteur donnée. Imaginons une brique de 1 kilogramme suspendue en l’air par une corde. Elle doit avoir un mouvement brownien, à la vérité extraordinairement faible. En fait, nous serons bientôt en état de trouver le temps qu’il faut attendre pour que l’on ait pendant ce temps une chance sur deux de voir la brique se soulever par mouvement brownien à la hauteur d’un second étage. Nous trouverons un temps[3] auprès duquel la durée des périodes géologiques et peut-être de notre univers stellaire est tout à fait négligeable. C’est assez dire, comme le bon sens l’indique, qu’il ne serait pas prudent de compter sur le mouvement brownien pour élever les briques qui doivent servir à construire une maison. Ainsi l’importance pratique du principe de Carnot, à notre échelle de grandeur et de durée, ne se trouve pas atteinte ; pourtant nous comprenons évidemment mieux la signification profonde de cette loi de probabilité en l’énonçant de la façon suivante :

À l’échelle de grandeur qui nous intéresse pratiquement, le mouvement perpétuel de seconde espèce est en général tellement insignifiant qu’il serait déraisonnable d’en tenir compte.

Il serait d’ailleurs incorrect de dire que ce principe est en contradiction avec le mouvement moléculaire. Bien au contraire, c’est de ce mouvement qu’il résulte, mais sous la forme d’une loi de probabilité. Pour s’affranchir de la contrainte imposée par cette loi, pour transformer à son gré en travail toute l’énergie du mouvement des molécules d’un fluide en équilibre thermique, il faudrait pouvoir coordonner, rendre parallèles, les vitesses de toutes ces molécules.

52. — Les recherches et les conclusions de Wiener auraient pu exercer une action considérable sur la Théorie mécanique de la chaleur, alors en formation ; mais, embarrassées de considérations confuses sur les actions mutuelles des atomes matériels et des « atomes d’éther », elles restèrent peu connues. Sir W. Ramsay (1876), puis les PP. Delsaulx et Carbonnelle comprirent plus clairement comment le mouvement moléculaire peut causer le mouvement brownien. Suivant eux, « les mouvements intestins qui constituent l’état calorifique des fluides peuvent très bien rendre raison des faits ». Et, de façon plus détaillée : « dans le cas d’une grande surface, les chocs moléculaires, cause de la pression, ne produiront aucun ébranlement du corps suspendu, parce que leur ensemble sollicite également ce corps dans toutes les directions. Mais, si la surface est inférieure à l’étendue capable d’assurer la compensation des irrégularités, il faut reconnaître des pressions inégales et continuellement variables de place en place, que la loi des grands nombres ne ramène plus à l’uniformité, et dont la résultante ne sera plus nulle, mais changera continuellement d’intensité et de direction… (Delsaulx et Carbonnelle.) »

Cette conception fut encore retrouvée par M. Gouy, qui l’exposa avec éclat (1888), par M. Siedentopf (1900), puis par M. Einstein (1905), qui réussit à faire du phénomène une théorie quantitative dont j’aurais bientôt à parler.

Si séduisante que soit l’hypothèse qui place dans l’agitation moléculaire l’origine du mouvement brownien, c’est cependant encore une hypothèse. J’ai tenté (1908) de la soumettre à un contrôle expérimental précis, comme je vais l’expliquer, contrôle qui va nous donner un moyen de vérifier dans leur ensemble les hypothèses moléculaires.

Si en effet l’agitation moléculaire est bien la cause du mouvement brownien, si ce phénomène forme un intermédiaire accessible entre nos dimensions et celles des molécules, on sent qu’il doit y avoir là quelque moyen d’atteindre ces dernières. C’est bien ce qui a lieu et de plusieurs façons. Je vais exposer d’abord celle qui me paraît la plus intuitive.


L’équilibre statistique des émulsions.

53. — Extension des lois des gaz aux émulsions diluées. — Nous avons vu (26) comment les lois des gaz ont été étendues par Van ’t Hoff aux solutions diluées, pour lesquelles la pression osmotique (exercée sur une paroi semi-perméable, qui arrête la matière dissoute et laisse passer le dissolvant), joue le rôle que joue la pression dans l’état gazeux. Nous avons vu en même temps (26, note) que cette loi de Van ’t Hoff est valable pour toute solution qui vérifie les lois de Raoult.

Or ces lois de Raoult sont indifféremment applicables à toutes les molécules, grosses ou petites, lourdes ou légères. La molécule de sucre qui contient déjà 45 atomes, celle de sulfate de quinine qui en contient plus de 100, ne comptent ni plus ni moins que l’agile molécule d’eau, qui n’en contient que 3.

N’est-il pas alors supposable qu’il n’y ait aucune limite de grosseur pour l’assemblage d’atomes qui vérifie ces lois ? N’est-il pas supposable que même des particules déjà visibles les vérifient encore exactement, en sorte qu’un granule agité par le mouvement brownien ne compte ni plus ni moins qu’une molécule ordinaire en ce qui regarde l’action de ses chocs sur une paroi qui l’arrête ? Bref, ne peut-on supposer que les lois des gaz parfaits s’appliquent encore aux émulsions faites de grains visibles ?

J’ai cherché dans ce sens une expérience cruciale qui pût donner une base expérimentale solide pour attaquer ou défendre la théorie cinétique. Voici celle qui m’a paru la plus simple.

54. — La répartition d’équilibre dans une colonne gazeuse verticale. — Tout le monde sait que l’air est plus raréfié sur les montagnes qu’au niveau de la mer, et que, de façon générale, une colonne verticale de gaz s’écrase sous son propre poids. La loi de raréfaction a été donnée par Laplace (dans le but de tirer, des indications barométriques, la connaissance de l’altitude).

Pour retrouver cette loi, considérons une tranche cylindrique horizontale mince ayant pour base l’unité de surface et une hauteur , sur les deux faces de laquelle s’exercent des pressions un peu différentes et . Rien ne serait changé dans l’état de cette tranche si elle était emprisonnée entre deux pistons maintenus par ces pressions, dont la différence doit équilibrer la force due à la pesanteur, qui sollicite vers le bas la masse de la tranche. Cette masse est d’ailleurs à la molécule-gramme du gaz, comme son volume est au volume de la molécule-gramme sous la même pression moyenne, en sorte que

et, comme la pression moyenne diffère très peu de , ce qui permet de remplacer (d’après l’équation des gaz parfaits) par , on peut écrire :

ou bien :

.

On voit que, une fois choisie l’épaisseur de la tranche, le rapport des pressions sur les deux faces est fixé, à quelque niveau que soit la tranche. Par exemple, dans l’air à la température ordinaire, la pression baisse de la même façon chaque fois que l’on monte une marche d’un escalier (soit environ de 1/40 000 si la marche est de 20 centimètres). Si est la pression au bas de l’escalier, la pression après la première marche est , elle est encore abaissée dans le même rapport après la seconde, donc devient , elle serait après la centième marche , et ainsi de suite[4].

Ici encore, peu importe le niveau où commence notre escalier. Comme il est au reste évident, si l’on part d’un même niveau pour s’élever d’une même hauteur, que l’abaissement de pression ne dépend pas du nombre de marches dans lesquelles on subdivise cette hauteur, on voit qu’en définitive la pression s’abaissera dans le même rapport, chaque fois qu’on s’élèvera de la hauteur , à partir de n’importe quel niveau. Dans de l’air (à la température ordinaire) on trouverait ainsi que la pression est divisée par 2 chaque fois qu’on s’élève de 6 kilomètres. (Dans l’oxygène pur, à 0°, 5 kilomètres suffiraient.)

Bien entendu, comme la pression, proportionnelle à la densité, est donc proportionnelle au nombre de molécules par unité de volume, le rapport des pressions peut être remplacé par le rapport des nombres de molécules aux deux niveaux considérés.

Mais l’élévation qui entraîne une raréfaction donnée change suivant le gaz. On lit en effet sur la formule que le rapport des pressions n’est pas changé si le produit reste le même. En d’autres termes, si la molécule-gramme du second gaz est 16 fois plus légère que celle du premier, l’élévation nécessaire pour y produire la même raréfaction sera 16 fois plus grande dans le deuxième gaz. Comme il faut s’élever de 5 kilomètres dans de l’oxygène à 0° pour que la densité devienne 2 fois plus faible, il faudrait donc s’élever 16 fois plus, soit de 80 kilomètres, dans de l’hydrogène à 0° pour obtenir le même résultat.

J’ai figuré ci-contre trois éprouvettes verticales gigantesques (la plus grande a 300 kilomètres de haut), où l’on aurait mis, en même nombre, des Figure 3 : Répartition verticale des molécules dans trois colonnes de gaz (dihydrogène, hélium, dioxygène).
Fig. 3.
molécules d’hydrogène, des molécules d’hélium, et des molécules d’oxygène. À température supposée uniforme, ces molécules se répartiraient comme l’indique le diagramme, d’autant plus ramassées vers le bas qu’elles sont plus pesantes.

55. — Extension aux émulsions. — On voit comment les raisonnements précédents s’étendront aux émulsions, si celles-ci vérifient les lois des gaz. Les grains de l’émulsion devront être identiques, comme sont les molécules d’un gaz. Les pistons qui interviennent dans le raisonnement seront « semi-perméables », arrêtant les grains, laissant passer l’eau. La « molécule-gramme » de grains sera , étant le nombre d’Avogadro, et la masse d’un grain. Enfin la force due à la pesanteur, pour chaque grain, ne sera plus le poids du grain, mais son poids efficace, c’est-à-dire l’excès de ce poids sur la poussée due au liquide environnant, poussée égale à si est la densité de la matière qui forme le grain, et celle du liquide. Une petite élévation fera donc passer la richesse en grains de à suivant l’équation :

ce qui donne immédiatement, comme pour les gaz[5], la raréfaction correspondant à une élévation quelconque , que l’on considérera comme un escalier fermé de petites marches de hauteur . Ainsi, une fois atteint l’état d’équilibre, par antagonisme entre la pesanteur qui sollicite les grains vers le bas et le mouvement brownien qui les éparpille sans cesse, des élévations égales devront s’accompagner de raréfactions égales. Mais, s’il faut s’élever seulement de 1/20 de millimètre, c’est-à-dire 100 millions de fois moins que dans l’oxygène, pour que la richesse en grains devienne deux fois plus faible, on devra penser que le poids efficace de chaque grain est 100 millions de fois plus grand que celui de la molécule d’oxygène. C’est ce poids du granule, encore mesurable, qui va faire l’intermédiaire, le relai indispensable, entre les masses qui sont à notre échelle et les masses moléculaires.

56. — Réalisation d’une émulsion convenable. — J’ai fait sans résultat quelques essais sur les solutions colloïdales ordinairement étudiées (sulfure d’arsenic, hydroxyde ferrique, etc.). En revanche, j’ai pu utiliser les émulsions que donnent deux résines, la gomme-gutte et le mastic.

La gomme-gutte (qui provient de la dessiccation d’un latex végétal) frottée à la main dans l’eau (comme on ferait avec un morceau de savon) se dissout peu à peu en donnant une belle émulsion d’un jaune vif, où le microscope révèle un fourmillement de grains sphériques de diverses tailles. On peut aussi, au lieu d’employer ces grains naturels, traiter la gomme-gutte par l’alcool, qui dissout entièrement la matière jaune (4/5 en poids de la matière brute). Cette solution alcoolique, semblable d’aspect à une solution de bichromate, se change brusquement, si on l’étend de beaucoup d’eau, en émulsion jaune formée de sphérules qui semblent identiques aux sphérules naturels.

Cette précipitation par l’eau d’une solution alcoolique se produit pour toutes les résines, mais souvent les grains produits sont faits de pâte visqueuse, et se collent progressivement les uns aux autres. Sur dix autres résines essayées, le mastic seul m’a semblé utilisable. Cette résine (qui ne donne pas de grains naturels), traitée par l’alcool, donne une solution qui se transforme par addition d’eau en émulsion blanche comme du lait, où fourmillent des sphérules faits d’un verre incolore transparent.

57. — La centrifugation fractionnée. — Une fois l’émulsion obtenue, on la soumet à une centrifugation énergique (comme on fait pour séparer les globules rouges et le sérum du sang). Les sphérules se rassemblent en formant une boue épaisse au-dessus de laquelle est un liquide impur qu’on décante. On délaie cette boue dans de l’eau distillée, ce qui remet les grains en suspension, et l’on recommence jusqu’à ce que le liquide intergranulaire soit de l’eau pratiquement pure.

Mais l’émulsion ainsi purifiée contient des grains de tailles très diverses, et il faut préparer une émulsion uniforme (à grains égaux). Le procédé que j’ai employé peut se comparer à la distillation fractionnée. De même que, pendant une distillation, les parties d’abord évaporées sont plus riches en constituants volatils, de même pendant la centrifugation d’une émulsion pure (grains de même nature) les couches d’abord sédimentées sont plus riches en gros grains, et il y a là un moyen de séparer les grains selon leur taille. La technique est assez facile à imaginer pour qu’il n’y ait pas lieu d’insister. J’ai utilisé des vitesses de rotation de l’ordre de 2 500 tours par minute ce qui donne à 15 centimètres de l’axe une force centrifuge qui vaut 1 000 fois environ la pesanteur. Il est à peine utile d’observer que, comme pour tous les genres de fractionnement, une bonne séparation est longue. J’ai traité dans mon fractionnement le plus soigné 1 kilogramme de gomme-gutte, pour obtenir après quelques mois une fraction contenant quelques décigrammes de grains dont le diamètre était sensiblement égal à celui que j’avais désiré obtenir.

58. — Densité de la matière qui forme les grains. — J’ai déterminé cette densité de trois façons différentes :

a) Par la méthode du flacon, comme pour une poudre insoluble ordinaire : on mesure les masses d’eau et d’émulsion qui emplissent un même flaçon, puis, par dessiccation à l’étuve, la masse de résine suspendue dans l’émulsion. Cette dessiccation à 110° donne un liquide visqueux, qui ne perd plus de poids dans l’étuve et qui se solidifie à la température ordinaire en un verre transparent jaune.

b) En mesurant la densité de ce verre, probablement identique à celui qui forme les grains. On y arrive le plus aisément en en mettant quelques fragments dans de l’eau à laquelle on ajoute progressivement assez de bromure de potassium pour que ces fragments restent suspendus, sans s’élever ni s’abaisser dans la solution, dont il suffit alors de mesurer la densité.

c) En ajoutant du bromure de potassium à l’émulsion même jusqu’à ce qu’une centrifugation énergique ne fasse ni monter, ni descendre les grains, et en mesurant la densité du liquide ainsi obtenu.

Les trois procédés concordent, donnant par exemple pour un même lot de grains de gomme-gutte respectivement les trois nombres 1,1942 — 1,194 — et 1,195.

59. — Volume des grains. — Ici, plus encore que pour la densité, en raison de l’extrême petitesse des grains, on ne peut avoir confiance dans les résultats que s’ils sont obtenus de plusieurs façons différentes. J’ai employé trois procédés.

A) Mesure directe du rayon à la chambre claire. — La mesure sur les grains isolés comporterait de fortes erreurs (élargissement par diffraction des images de petits objets). Cette cause d’erreur est très diminuée si on peut mesurer la longueur d’une rangée de grains en nombre connu. Pour cela, je laissais évaporer sur le porte-objet du microscope une gouttelette d’émulsion très diluée non recouverte de couvre-objet. Quand l’évaporation est presque terminée, on voit, par suite d’actions capillaires, les grains
Fig. 4.
courir et se rassembler par endroits, sur une seule épaisseur, en rangées assez régulières, comme des boulets sont rangés dans une tranche horizontale d’une pile de boulets. On peut alors, ainsi qu’on s’en rend compte d’après la figure ci-contre, ou bien compter combien il y a de grains alignés dans une rangée de longueur mesurée, ou bien combien il y a de grains serrés les uns contre les autres dans une surface régulièrement couverte[6].

Du même coup, on a une vérification d’ensemble de l’uniformité des grains triés par centrifugation. Le procédé donne peut-être des nombres un peu trop forts (les rangées ne sont pas parfaites), mais il est tellement direct qu’il ne peut comporter de grosses erreurs.

B) Pesée directe des grains. — Au cours d’autres recherches, j’ai observé que, en milieu faiblement acide (1/100 normal) les grains se collent aux parois de verre sans s’agglutiner encore entre eux. À distance notable des parois, le mouvement brownien n’est pas modifié. Mais sitôt que les hasards de ce mouvement amènent un grain contre une paroi, ce grain s’immobilise et, après quelques heures, tous les grains d’une préparation microscopique d’épaisseur connue (distance du porte-objet au couvre-objet) sont fixés. On peut alors compter à loisir tous ceux qui se trouvent sur les bases d’un cylindre droit arbitraire (base dont la surface est mesurée à la chambre claire). On répète cette numération pour diverses régions de la préparation. Quand on a ainsi compté plusieurs milliers de grains, on connaît la richesse en grains de la gouttelette prélevée, aussitôt après agitation, dans une émulsion donnée. Si cette émulsion est titrée (dessiccation à l’étuve), on a par une simple proportion la masse ou le volume d’un grain.

C) Application de la loi de Stokes. — Supposons que l’on abandonne à elle-même, à température constante, une longue colonne verticale de l’émulsion uniforme étudiée. On sera tellement loin de la répartition d’équilibre que les grains des couches supérieures tomberont comme les gouttelettes d’un nuage sans qu’on ait pratiquement à se préoccuper du reflux dû à l’accumulation des grains dans les couches inférieures. Le liquide se clarifiera donc progressivement dans sa partie supérieure. C’est ce que l’on constate aisément sur l’émulsion contenue dans un tube capillaire vertical situé dans un thermostat. Le niveau du nuage qui tombe n’est jamais très net, car en raison des hasards de leur agitation, les grains ne peuvent tomber tous de la même hauteur ; pourtant, en pointant le « milieu » de la zone de passage, on peut évaluer à 1/50 près la valeur moyenne de cette hauteur de chute (ordre de grandeur : quelques millimètres par jour), et par suite la vitesse moyenne de cette chute.

D’autre part, Stokes a établi (et l’expérience a vérifié, dans le cas des sphères à diamètre directement mesurable, de 1 millimètre par exemple) que la force de frottement qui s’oppose dans un fluide de viscosité , au mouvement d’une sphère de rayon qui possède la vitesse , est . Par suite, quand la sphère tombe d’un mouvement uniforme sous la seule action de son poids efficace, on a :

.

Si on applique cette équation à la vitesse de chute du nuage que forment les grains d’une émulsion, on a encore un moyen d’obtenir le rayon de ces grains (avec une précision double de celle qu’on a pour la vitesse de chute).

Les trois méthodes concordent, comme le montre le tableau suivant, où les nombres d’une même ligne désignent, en microns, les valeurs qu’indiquent ces méthodes pour les grains d’une même émulsion.

Alignements Pesée Vitesse
de chute
I..... 0,500 0,4900
II..... 0,460 0,4600 0,4500
III..... 0,371 0,3667 0,3675
IV..... 0,2120 0,2130
V..... 0,1400 0,1500

Ainsi l’accord se vérifie jusqu’au seuil des grandeurs ultramicroscopiques. Les mesures portant sur les émulsions III et IV, particulièrement soignées, ne donnent pas d’écart qui atteigne 1 p. 100. Chacun des rayons 0,3667 et 0,212 a été obtenu par le dénombrement d’environ 10 000 grains.

60. — Extension de la loi de Stokes. — Incidemment, ces expériences lèvent les doutes qu’on avait justement exprimés (J. Duclaux) sur l’extension de la loi de Stokes à la vitesse de chute d’un nuage. La loi de Stokes fait intervenir la vitesse vraie d’une sphère par rapport au fluide, et ici on l’applique à une vitesse moyenne sans rapport avec les vitesses vraies des grains qui sont incomparablement plus grandes et qui varient sans cesse.

On ne peut cependant plus douter, d’après les concordances précédentes, que, malgré le mouvement brownien, cette extension soit légitime. Mais ces expériences ne valent que pour les liquides[7]. Dans les gaz, comme j’aurai à le dire plus loin, la loi de Stokes cesse de s’appliquer, non pas à cause de l’agitation des granules, mais parce que ces granules deviennent comparables au libre parcours moyen des molécules du fluide.

61. — Mise en observation d’une émulsion. — Ce n’est pas sur une hauteur de quelques centimètres ou même de quelques millimètres, mais sur des hauteurs inférieures au dixième de millimètre que l’on peut étudier utilement les émulsions que j’ai employées. J’ai donc fait cette étude au microscope. Une gouttelette d’émulsion est déposée dans une cuve plate (par exemple une cellule Zeiss, profonde de 1/10e de millimètre, pour numération de globules du sang) puis aplatie par un couvre-objet qui ferme la cuve (couvre-objet dont les bords sont noyés dans de la paraffine pour éviter l’évaporation).

On peut, comme l’indique la figure, placer la Figure 5 : Dispositif d’observation des émulsions.
Fig. 5.
préparation verticalement, le corps du microscope étant horizontal : on peut avoir alors d’un seul coup une vue d’ensemble sur la répartition en hauteur de l’émulsion. J’ai fait ainsi quelques observations, mais jusqu’ici aucune mesure.

On peut aussi, comme on voit également sur la figure, placer la préparation horizontalement, le corps du microscope étant vertical. L’objectif employé, de très fort grossissement, a une faible profondeur de champ et l’on ne voit nettement, à un même instant, que les grains d’une tranche horizontale très mince dont l’épaisseur est de l’ordre du micron. Si l’on élève ou abaisse le microscope on voit les grains d’une autre tranche.

De l’une ou de l’autre manière, on constate que la répartition des grains, à peu près uniforme après l’agitation qui accompagne forcément la mise en place, cesse rapidement de l’être, que les Figure 6 : Répartition transitoire des sphérules dans une émulsion soumise à la gravité.
Fig. 6.
couches inférieures deviennent plus riches en grains que les couches supérieures, mais que cet enrichissement se ralentit sans cesse, et que l’aspect de l’émulsion finit par ne plus changer. Il se réalise donc bien un état de régime permanent dans lequel la concentration décroît avec la hauteur. On a une idée de cette décroissance par la figure ci-contre, obtenue en plaçant l’un au-dessus de l’autre les dessins qui reproduisent la distribution des grains, à un instant donné, en cinq niveaux équidistants dans une certaine émulsion. L’analogie avec la figure 3, qui représentait la répartition des molécules d’un gaz, est évidente.

Reste à faire des mesures précises. Nous avons déjà le rayon du grain et sa densité apparente , différence entre celle du grain, et celle aisément connue de l’eau ou du liquide intergranulaire. La distance verticale des deux tranches successivement mises au point s’obtiendra en multipliant le déplacement vertical du microscope[8] par l’indice de réfraction des milieux que sépare le couvre-objet[9]. Mais il nous faut encore déterminer le rapport  ; des richesses en grains de l’émulsion à deux niveaux différents.

62. — Dénombrement des grains. — Ce rapport est évidemment égal au rapport moyen des nombres de grains qu’on voit au microscope, aux deux niveaux étudiés. Mais, au premier abord, ce dénombrement semble difficile : il ne s’agit pas d’objets fixes, et quand on aperçoit quelques centaines de grains qui s’agitent en tous sens, disparaissant d’ailleurs sans cesse en même temps qu’il en apparaît de nouveaux, on n’arrive pas à évaluer leur nombre, même grossièrement.

Le plus simple est certainement, quand on le peut, de faire des photographies instantanées de la tranche étudiée, puis de relever à loisir sur les clichés le nombre des images nettes de grains. Mais, en raison du grossissement nécessaire et du faible temps de pose, il faut beaucoup de lumière, et, pour les grains de diamètre inférieur au demi-micron je n’ai jamais pu avoir de bonnes images.

Dans ce cas, je réduisais le champ visuel en plaçant dans le plan focal de l’oculaire un diaphragme formé par une rondelle opaque de clinquant percée par une aiguille d’un très petit trou rond. Le champ alors perçu devient très restreint, et l’œil peut saisir d’un coup le nombre exact des grains qu’il voit à un instant donné. Il suffit pour cela que ce nombre reste inférieur à 5 ou 6. Plaçant alors un obturateur sur le trajet des rayons qui éclairent la préparation, on démasquera ces rayons à intervalles réguliers, notant successivement les nombres de grains aperçus qui seront par exemple :

3, 2, 0, 3, 2, 2, 5, 3, 1, 2, …

Recommençant à un autre niveau, on notera de même une suite de nombres tels que :

2, 1, 0, 0, 1, 1, 3, 1, 0, 0, …

On comprend, en raison de l’irrégularité du mouvement brownien, que, par exemple 200 lectures de ce genre remplacent une photographie instantanée qui embrasserait un champ 200 fois plus étendu[10].

63. — Équilibre statistique d’une colonne d’émulsion. — Il est dès lors facile de vérifier avec précision que la répartition des grains finit par atteindre un régime permanent. Il suffit de prendre, d’heure en heure le rapport des concentrations en deux niveaux déterminés. Ce rapport, d’abord voisin de 1, grandit et tend vers une limite. Pour une hauteur de 1/10 de millimètre, et quand le liquide intergranulaire était de l’eau, la répartition limite était pratiquement atteinte après une heure (j’ai en particulier trouvé rigoureusement les mêmes rapports après 3 heures et après 15 jours).

La répartition limite est une répartition d’équilibre réversible, car si on la dépasse, le système y revient de lui-même. Un moyen de la dépasser (de faire accumuler trop de grains dans les couches inférieures) est de refroidir l’émulsion, ce qui provoque un enrichissement des couches inférieures (j’insisterai tout à l’heure sur ce phénomène), puis de lui rendre sa température primitive : la distribution redevient alors ce qu’elle était.

64. — Loi de décroissance de la concentration. — J’ai cherché si cette distribution, comme celle d’une atmosphère pesante, est bien telle que des élévations égales entraînent des raréfactions égales, en sorte que la concentration décroisse en progression géométrique.

Une série très soignée a été faite avec des grains de gomme-gutte ayant pour rayon 0μ,212 (méthode du champ visuel réduit). Des lectures croisées ont été faites dans une cuve profonde de 100μ, en quatre plans horizontaux équidistants traversant la cuve aux niveaux

5μ,35μ,65μ,95μ.

Ces lectures ont donné pour ces niveaux, par numération de 13 000 grains, des concentrations proportionnelles aux nombres

100,47,22,6,12,

sensiblement égaux aux nombres :

100,48,23,6,11,1,

qui sont en progression géométrique.

Une autre série a été faite sur des grains de mastic plus gros (0μ,52 de rayon). Les photographies de 4 coupes équidistantes faites à 6 microns l’une au-dessus de l’autre ont montré respectivement

1880,940,530et305,

images de grains, nombres peu différents de

1880,995,528et280,

qui décroissent en progression géométrique.

Dans ce dernier cas, la concentration à une hauteur de 96 μ serait 60 000 fois plus faible qu’au fond. Aussi, en régime permanent, on n’aperçoit presque jamais de grains dans les couches supérieures de telles préparations.

D’autres séries encore pourraient être citées. Bref, la loi de raréfaction prévue se vérifie avec certitude. Mais conduit-elle, pour les grandeurs moléculaires, aux nombres que nous attendons ?

65. — Épreuve décisive. — Considérons, par exemple, des grains tels qu’une élévation de 6 microns suffise pour que la concentration devienne 2 fois plus faible. Pour obtenir la même raréfaction dans de l’air, nous avons vu qu’il faudrait faire un bond de 6 kilomètres, un milliard de fois plus grand. Si notre théorie est bonne, le poids d’une molécule d’air serait donc le milliardième du poids que pèse, dans l’eau, un de nos grains. Le poids de l’atome d’hydrogène s’obtiendra de même et tout l’intérêt de la question est maintenant de savoir si nous allons ainsi retrouver les nombres auxquels avait conduit la théorie cinétique[11].

Aussi j’ai ressenti une vive émotion quand, dès le premier essai, j’ai en effet retrouvé ces nombres que la théorie cinétique avait obtenus par une voie si profondément différente. J’ai d’ailleurs varié beaucoup les conditions de l’expérience. C’est ainsi que le volume de mes grains a pris diverses valeurs échelonnées entre des limites qui sont entre elles comme 1 et 50. J’ai aussi changé la nature de ces grains, opérant sur le mastic (avec l’aide de M. Dabrowski) comme sur la gomme-gutte. J’ai changé le liquide intergranulaire (opérant avec l’aide de M. Niels Bjerrum) en étudiant des grains de gomme-gutte dans de la glycérine à 12 p. 100 d’eau, 125 fois plus visqueuse que l’eau[12]. J’ai changé la densité apparente des grains, qui, dans l’eau a varié du simple au quintuple, et qui est devenue négative dans la glycérine (en ce cas l’action de la pesanteur changée de signe accumulait les grains dans les couches supérieures de l’émulsion). Enfin M. Bruhat, sous ma direction, a étudié l’influence de la température, observant successivement les grains dans de l’eau surfondue (−9°) puis dans de l’eau chaude (60°) ; la viscosité était alors 2 fois plus faible que dans l’eau à 20°, en sorte qu’en définitive la viscosité a varié dans le rapport de 1 à 250.

Malgré tous ces changements, la valeur trouvée pour le nombre d’Avogadro est restée sensiblement constante, oscillant irrégulièrement entre 65·1022 et 72·1022. Même si l’on n’avait aucun autre renseignement sur les grandeurs moléculaires, cette constance justifierait les hypothèses si intuitives qui nous ont guidés, et l’on accepterait sans doute comme bien vraisemblables les valeurs qu’elle assigne aux masses des molécules et des atomes.

Mais, de plus, le nombre trouvé concorde avec celui (60·1022) qu’avait donné la théorie cinétique pour rendre compte de la viscosité des gaz. Cette concordance décisive ne peut laisser aucun doute sur l’origine du mouvement brownien. Pour comprendre à quel point elle est frappante, il faut songer qu’avant l’expérience on n’eût certainement pas osé affirmer que la chute de concentration ne serait pas négligeable sur la faible hauteur de quelques microns, ce qui eût donné pour une valeur infiniment petite, et que, par contre, on n’eût pas osé affirmer davantage que tous les grains ne finiraient pas par se rassembler dans le voisinage immédiat du fond, ce qui eût indiqué pour une valeur infiniment grande. Personne ne pensera que, dans l’immense intervalle a priori possible, on ait pu obtenir par hasard des nombres si voisins du nombre prévu, cela pour chaque émulsion, dans les conditions d’expérience les plus variées.

Il devient donc difficile de nier la réalité objective des molécules. En même temps, le mouvement moléculaire nous est rendu visible. Le mouvement brownien en est l’image fidèle, ou mieux, il est déjà un mouvement moléculaire, au même titre que l’infrarouge est déjà de la lumière. Au point de vue de l’agitation, il n’y a aucun abîme entre les molécules d’azote qui peuvent être dissoutes dans l’eau et les molécules visibles que réalisent les grains d’une émulsion[13], pour lesquels la molécule-gramme devient de l’ordre de 100 000 tonnes.

Ainsi, comme nous l’avions pensé, une émulsion est bien une atmosphère pesante en miniature, ou plutôt, c’est une atmosphère à molécules colossales, déjà visibles, où la raréfaction est colossalement rapide, mais encore perceptible. À ce point de vue, la hauteur des Alpes est représentée par quelques microns, mais les molécules individuelles sont aussi hautes que des collines.

66. — L’influence de la température. — Je tiens à discuter spécialement la façon dont les variations de température influent sur la répartition d’équilibre, façon qui prouve, en somme, que la loi de Gay-Lussac s’étend aux émulsions. Nous avons vu que l’équilibre d’une colonne d’émulsion, comme celui d’une colonne gazeuse, résulte de l’antagonisme entre la pesanteur (qui sollicite tous les grains dans le même sens) et l’agitation moléculaire (qui les éparpille sans cesse). Plus cette agitation sera faible, c’est-à-dire plus la température sera basse, et plus l’affaissement de la colonne sous son propre poids sera marqué.

L’affaissement, quand la température s’abaisse, ou l’expansion, quand elle s’élève, peuvent se vérifier avec précision, même sans beaucoup faire varier la température. Cela parce que cette vérification n’exige pas la détermination exacte, toujours difficile, du rayon des grains de l’émulsion. Soient et les températures (absolues) pour lesquelles on opère. D’après la loi de raréfaction (note du no 55) les élévations et qui dans les deux cas correspondront à la même raréfaction devront être telles que l’on ait

.

(On voit que si les densités ne changeaient pas, les élévations équivalentes seraient dans le rapport inverse des températures).

M. Bruhat, qui travaillait dans mon laboratoire, a bien voulu, sur ma demande, se charger de réaliser le montage nécessaire à la vérification et s’en est très habilement acquitté.

La gouttelette d’émulsion est placée sur la face supérieure d’une cuve transparente mince dans laquelle un courant liquide (eau chaude, ou alcool refroidi) maintient une température fixe ° (mesurée par une pince thermo-électrique). D’autre part, le couvre-objet forme le fond d’une boîte pleine de liquide (eau chaude, ou solution incongelable de même indice que l’huile de cèdre) où plonge l’objectif à immersion employé (objectif à eau, où objectif à huile de cèdre). On amène ce liquide à la température ° (vérifiée par une deuxième pince thermo-électrique) grâce à un tube de cuivre qui le traverse, et où passe une dérivation du courant liquide régulateur. La préparation, ainsi emprisonnée, prend forcément la température °.

Les numérations faites dans ces conditions ont vérifié, au centième près, les prévisions précédentes. On voit avec quelle exactitude les lois des gaz s’étendent aux émulsions diluées.

67. — Détermination précise des grandeurs moléculaires. — Nous avons dit que la théorie des gaz, appliquée à leur viscosité, donnait les grandeurs moléculaires avec une approximation de 30 p. 100 peut-être. Les perfectionnements des mesures relatives aux gaz ne diminuent pas cette incertitude, qui tient aux hypothèses simplificatrices introduites dans les raisonnements. Il n’en est plus de même dans le cas des émulsions, où les résultats ont exactement la précision des expériences. Par leur étude, nous savons vraiment peser les atomes, et non pas seulement estimer assez grossièrement leur poids.

Une série déjà soignée (rayon 0μ,212, et 13 000 grains comptés à différents niveaux) m’avait donné pour la valeur 70,5·1022. Mais l’uniformité des grains ne m’a pas semblé suffisante. J’ai donc recommencé les opérations, et une série plus précise (centrifugation prolongée, rayon 0μ,367 déterminé à 1 pour 100 près, et dénombrement de 17 000 grains à diverses hauteurs) m’a donné pour le nombre d’Avogadro la valeur probablement meilleure

68,2·1022

d’où résulte pour la masse de l’atome d’hydrogène, en grammes,

= 1,47/1 000 000 000 000 000 000 000 000 (= 1,47·10−24).

Les autres grandeurs moléculaires s’ensuivent aussitôt. Par exemple, l’énergie moléculaire de translation, égale à est sensiblement à la température de la glace fondante

0,5·10−13.

L’atome d’électricité sera (en unités C. G. S. électrostatiques)

4,25·10−10.

Quant aux dimensions des molécules, ou, plus exactement, quant aux diamètres de leurs sphères de choc, nous pourrons, maintenant que nous connaissons , les tirer de l’équation (47) de Clausius

après calcul de ce qu’est le libre parcours moyen , quand la molécule-gramme du corps considéré occupe, dans l’état gazeux, le volume .

Par exemple, à 370° (643° absolus), le libre parcours moyen de la molécule de mercure, sous la pression atmosphérique ( égal à 22 400 643/273) se déduit de la viscosité 6·10−4 du gaz par l’équation de Maxwell (46) qui donne pour la valeur 2,1·10−5. Cela donne pour le diamètre cherché, sensiblement, 2,9·10−8 (ou 0,29 microns).

C’est ainsi que j’ai calculé les quelques diamètres suivants (en centimètres) :

Hélium .......... 1,7·10−8
Argon .......... 2,8·10−8
Mercure .......... 2,9·10−8
.... .......... ....
Hydrogène .......... 2,1·10−8
Oxygène .......... 2,7·10−8
Azote .......... 2,8·10−8
Chlore .......... 4,1·10−8

Ces déterminations (surtout pour les molécules polyatomiques), et d’après la définition même des sphères de protection, ne comportent pas la précision possible pour les masses.

  1. Buffon et Spallanzani ont eu connaissance du phénomène, mais, faute peut-être de bons microscopes, n’ont pas compris sa nature, et ont vu dans les « particules dansantes » des animalcules rudimentaires (Ramsay, Société des naturalistes de Bristol, 1881).
  2. En particulier, l’addition d’impuretés (telles que acides, bases ou sels) n’a aucune influence sur le phénomène (Gouy, Svedberg). Si, après un examen superficiel, on a souvent affirmé le contraire, c’est que ces impuretés font adhérer au verre les petites particules qui viennent par hasard toucher la paroi ; mais le mouvement n’est pas affecté pour les autres. Autant vaudrait dire qu’on arrête le mouvement des vagues en clouant contre un quai une planche que ces vagues agitaient.
  3. Bien supérieur à la durée inimaginable de 101010 années.
  4. Si l’escalier à marches le rapport des pressions aux paliers supérieur et inférieur sera :
    .

    On simplifiera le calcul en prenant les logarithmes des deux membres, ce qui donne (en logarithmes ordinaires à base 10) par une transformation facile

    en appelant la distance des niveaux extrêmes, supposée divisée en un très grand nombre de marches de hauteur .

  5. Encore comme pour les colonnes gazeuses, on simplifiera le calcul en faisant intervenir les logarithmes, ce qui donnera l’équation de répartition des grains

    ou, si on aime mieux mettre en évidence le volume du grain

    .
  6. Avec mon émulsion la meilleure, j’ai trouvé comme rayon, 0μ,373 de la première façon (par 50 rangées de 6 à 7 grains) et 0μ,369 de la seconde (par environ 2 000 grains couvrant 10−5 cmq.).
  7. Et encore faut-il (Smoluchowski) que le nuage s’étendant jusqu’aux parois latérales du tube de chute (ce qui est pour nous réalisé en tube capillaire) ne puisse descendre d’un bloc (avec reflux du liquide par les côtés) comme fait ce nuage dans l’atmosphère.
  8. Lu directement sur le tambour gradué de la vis micrométrique du microscope Zeiss employé.
  9. Le plus souvent j’observais des émulsions dans l’eau, avec un objectif à immersion à eau. En ce cas, est simplement égal à .
  10. Dans l’une ou l’autre méthode, il y a incertitude pour quelques grains, qui ne sont plus au point et qui se laissent pourtant deviner. Mais cette incertitude modifie dans le même rapport et . Par exemple, deux observateurs différents, déterminant par pointés en champ visuel réduit, ont trouvé les valeurs 10,04 et 10,16.
  11. Les calculs sont facilités si on applique l’équation de répartition donnée en note au numéro 55.
  12. Le mouvement brownien, très ralenti, restait cependant perceptible : quelques jours devenaient nécessaires pour atteindre la répartition de régime permanent. J’aurais voulu étudier la répartition en milieu plus visqueux encore, mais, lorsque j’ajoutais moins de 5 p. 100 d’eau à ma glycérine (très faiblement acide) les grains se collaient à la paroi et aucune répartition de régime permanent n’était donc plus observable. J’ai plus tard tiré parti de cette circonstance même, pour étendre à ces émulsions visqueuses les lois des gaz (no 78).
  13. Bien entendu, ces grains ne sont pas des molécules chimiques où tous les liens seraient de la nature de ceux qui relient dans le méthane l’atome de carbone à ceux d’hydrogène.