Librairie Félix Alcan (p. 1-76).



CHAPITRE PREMIER

LA THÉORIE ATOMIQUE ET LA CHIMIE


Molécules.


Il y a vingt-cinq siècles peut-être, sur les bords de la mer divine, où le chant des aèdes venait à peine de s’éteindre, quelques philosophes enseignaient déjà que la Matière changeante est faite de grains indestructibles en mouvement incessant, Atomes que le Hasard ou le Destin auraient groupés au cours des âges selon les formes ou les corps qui nous sont familiers. Mais nous ne savons presque rien de ces premières théories. Ni Moschus de Sidon, ni Démocrite d’Abdère ou son ami Leucippe ne nous ont laissé de fragments qui permettent de juger ce qui, dans leur œuvre, pouvait avoir quelque valeur scientifique. Et, dans le beau poème, déjà bien postérieur, où Lucrèce exposa la doctrine d’Épicure, on ne trouve rien qui fasse comprendre quels faits ou quels raisonnements avaient guidé l’intuition grecque.

1. — Persistance des corps composants dans les mélanges. — Sans nous inquiéter de savoir si on a réellement commencé par là, observons qu’on peut être conduit à attribuer une structure discontinue aux corps mêmes qui semblent, comme l’eau, parfaitement homogènes, rien qu’en réfléchissant aux propriétés si familières des solutions. Nous disons tous, par exemple, après avoir dissous du sucre dans de l’eau, que le sucre et l’eau subsistent dans la solution, bien qu’on ne puisse pas distinguer des parties différentes les unes des autres dans de l’eau sucrée. De même, si l’on verse un peu de brome dans du chloroforme, tout le monde continuera à reconnaître dans le liquide homogène ainsi obtenu, par leur couleur ou leur odeur, le brome ou le chloroforme constituants.

Cela se comprendrait facilement si ces corps subsistaient dans ce liquide, comme subsistent à côté les unes des autres les parcelles de poudres qu’on mélange, parcelles qu’on peut alors cesser de distinguer, même de près, et dont on peut cependant reconnaître la nature (au goût ou à la couleur par exemple, comme il arriverait si on avait la fantaisie de mélanger intimement du sucre en poudre et de la fleur de soufre). De même, la persistance des propriétés du brome et du chloroforme dans le liquide qu’on obtient en mêlant ces corps tient peut-être à ce que, dans ce liquide, se trouvent simplement juxtaposées (mais non modifiées), de petites particules qui à elles toutes seules formeraient du brome, et d’autres particules qui, prises de même seules ensemble, formeraient du chloroforme. Ces particules élémentaires, ces molécules, se retrouveraient dans tous les mélanges où l’on reconnait le brome ou le chloroforme, et leur extrême petitesse nous empêcherait seule de les percevoir individuellement. De plus, comme le brome (ou le chloroforme) est un corps pur, en ce sens que jamais aucune observation n’a permis d’y reconnaître les propriétés de composants dont il serait le mélange, nous penserons que ses molécules sont faites de la même substance.

Mais elles pourraient être de dimensions diverses, comme les parcelles qui forment la poudre de sucre ou la fleur de soufre ; elles pourraient même être des gouttelettes minuscules, éventuellement capables de se souder ou de se diviser sans perdre leur nature. C’est là un genre d’indétermination qui se rencontre souvent en physique lorsqu’on est conduit à préciser une hypothèse d’abord présentée de façon vague. On poursuit alors aussi loin que possible les conséquences de chacune des précisions particulières qui se présentent à l’esprit. La nécessité de rester en accord avec l’expérience ou simplement une évidente stérilité font bientôt renoncer à la plupart de ces tentatives, que l’on ne songe même plus ensuite à mentionner.

2. — Une sorte bien déterminée de molécules constitue chaque espèce chimique. — Dans le cas présent, une seule des précisions que l’on a su imaginer s’est montrée féconde. On a supposé que les molécules dont se compose un corps pur sont rigoureusement identiques, et restent identiques dans tout mélange où figure ce corps. Dans du brome liquide, dans de la vapeur de brome, dans une solution de brome, à toute pression, à toute température, aussi longtemps qu’on sait « reconnaître du brome », cette matière brome se résoudrait, à un grossissement suffisant, en molécules identiques. Dans l’état solide même ces molécules subsistent, à la façon de pièces assemblées gardant leur individualité, qu’on peut séparer sans rupture (et non pas à la façon dont des briques cimentées subsistent dans un mur : car en démolissant le mur on ne retrouve pas les briques intactes, au lieu qu’en fondant ou vaporisant le solide on doit retrouver les molécules, avec leur indépendance et leur mobilité).

Si tout corps pur est nécessairement formé par une sorte déterminée de molécules, il ne s’ensuit pas que réciproquement avec chaque sorte de molécules nous sachions constituer un corps pur, sans mélange de molécules d’autres sortes. C’est ce que font bien comprendre les propriétés du peroxyde d’azote, gaz singulier, qui ne vérifie pas la loi de Mariotte, et dont la couleur rouge devient plus foncée quand on le laisse se répandre dans un volume plus grand. Ces anomalies s’expliquent dans tous leurs détails si le peroxyde d’azote est réellement un mélange à proportion variable de deux gaz, l’un rouge et l’autre incolore. On pensera certainement que chacun de ces gaz est formé par une sorte déterminée de molécules, mais en fait on ne réussit pas à séparer ces deux sortes de molécules, c’est-à-dire à préparer purs le gaz rouge et le gaz incolore. Dès qu’on tente une séparation qui par exemple accroît un instant la proportion de gaz rouge, il se refait, en effet, aussitôt, aux dépens de ce gaz lui-même, une nouvelle quantité de gaz incolore, jusqu’à ce qu’on retrouve la proportion fixée par la pression et la température choisies[1].

Il peut arriver, plus généralement, qu’un corps soit facile à caractériser et à reconnaître comme constituant de divers mélanges, et qu’on ne sache pas, cependant, le séparer à l’état pur des corps qui le dissolvent ou de ceux avec lesquels il se trouve en équilibre. Les chimistes n’hésitent pas à parler de l’acide sulfureux ou de l’acide carbonique, bien qu’on ne puisse pas séparer de leurs solutions aqueuses ces composés hydrogénés. À chaque espèce chimique ainsi regardée comme existante devra correspondre dans notre hypothèse une sorte déterminée de molécules, et réciproquement à chaque sorte de molécules correspondra une espèce chimique définissable, mais pas toujours isolable. Bien entendu, nous ne supposons pas que les molécules qui forment une espèce chimique sont insécables, que ce sont des « atomes ». Généralement, au contraire, nous serons conduits à penser qu’elles peuvent se diviser. Mais en ce cas, les propriétés qui faisaient reconnaître l’espèce chimique disparaissent, et d’autres propriétés apparaissent, celles des espèces chimiques qui ont pour molécules les morceaux de l’ancienne molécule[2].

Bref, nous supposons qu’un corps quelconque, homogène à l’échelle de nos observations, se résoudrait pour un grossissement suffisant en molécules bien délimitées, d’autant de sortes qu’on peut reconnaître de constituants au travers des propriétés de la matière donnée.

Nous allons voir que ces molécules ne restent pas immobiles.

3. — Les diffusions révèlent l’agitation moléculaire. — Tout le monde sait que si l’on superpose une couche d’alcool et une couche d’eau, l’alcool étant en dessus, ces deux liquides ne restent pas séparés, bien que la couche inférieure soit la plus dense. Une dissolution réciproque s’opère, par diffusion des deux substances au travers l’une de l’autre, et uniformise en quelques jours tout le liquide. Il faut donc bien admettre que molécules d’alcool et molécules d’eau ont été animées de mouvements, au moins pendant le temps qu’a duré la dissolution.

À vrai dire, si nous avions superposé de l’eau et de l’éther, une surface de séparation serait restée nette. Mais, même dans ce cas de solubilité incomplète, il passe de l’eau dans toutes les couches du liquide supérieur, et de l’éther pénètre également dans une couche quelconque du liquide inférieur. Un mouvement des molécules s’est donc encore manifesté.

Avec des couches gazeuses, la diffusion, plus rapide, se poursuit toujours jusqu’à l’uniformisation de la masse entière. C’est l’expérience célèbre de Berthollet, mettant en communication par un robinet un ballon contenant du gaz carbonique avec un ballon contenant de l’hydrogène à la même pression, et placé à un niveau supérieur. Malgré la grande différence des densités, la composition s’uniformise progressivement dans les deux ballons, et bientôt chacun d’eux renferme autant d’hydrogène que de gaz carbonique. L’expérience réussit de la même manière avec n’importe quel couple de gaz.

La rapidité de la diffusion n’a d’ailleurs aucun rapport avec la différence des propriétés des deux fluides mis en contact. Elle peut être grande ou petite, aussi bien pour des corps très analogues que pour des corps très différents. Notons par exemple que de l’alcool éthylique (esprit de vin), et de l’alcool méthylique (esprit de bois), physiquement et chimiquement très semblables, se pénètrent plus vite que ne le font l’alcool éthylique et le toluène, qui sont beaucoup plus différents l’un de l’autre.

Or, s’il y a ainsi diffusion entre deux couches fluides quelconques, entre, par exemple, de l’alcool éthylique et de l’eau, entre de l’alcool éthylique et de l’alcool méthylique, entre de l’alcool éthylique et de l’alcool propylique, peut-on croire qu’il n’y aura pas également diffusion entre de l’alcool éthylique et de l’alcool éthylique ? Dès que l’on a fait les rapprochements qui précèdent, il paraît difficile de ne pas répondre que probablement il y aura encore diffusion, mais que nous ne nous en apercevons plus, à cause de l’identité des deux corps qui se pénètrent.

Nous sommes donc forcés de penser qu’une diffusion continuelle se poursuit entre deux tranches contiguës quelconques d’un même fluide. S’il existe des molécules, il revient au même de dire que toute surface tracée dans un fluide est sans cesse traversée par des molécules passant d’un côté à l’autre, et par suite que les molécules d’un fluide quelconque sont en mouvement incessant.

Si ces inductions sont fondées, nos idées sur les fluides « en équilibre » vont se trouver bien profondément remaniées. Comme l’homogénéité, l’équilibre n’est qu’une apparence, qui disparaît si l’on change le « grossissement » sous lequel on observe la matière. Plus exactement, cet équilibre correspond à un certain régime permanent d’agitation désordonnée. À l’échelle ordinaire de nos observations, nous ne devinons pas l’agitation intérieure des fluides, parce que chaque petit élément de volume gagne à chaque instant autant de molécules qu’il en perd, et conserve le même état moyen de mouvement désordonné. Nous verrons se préciser progressivement ces idées, et nous comprendrons sans cesse mieux l’importance que doivent prendre en Physique les notions de statistique et de probabilité.

4. — L’agitation moléculaire explique l’expansibilité des fluides. — L’agitation moléculaire, une fois admise, fait comprendre bien simplement l’expansibilité des fluides, ou, ce qui revient au même, fait comprendre pourquoi ils exercent toujours une pression sur les parois des récipients qui les contiennent. Cette pression sera due, non pas à une répulsion mutuelle des diverses parties du fluide, mais aux chocs incessants, contre ces parois, des molécules de ce fluide.

Cette hypothèse un peu vague fut précisée et développée dès le milieu du xviiie siècle, dans le cas où le fluide est assez raréfié pour avoir les propriétés caractéristiques de l’état gazeux. On admit qu’alors les molécules sont grossièrement assimilables à des billes élastiques dont le volume total est très petit par rapport au volume qu’elles sillonnent, et qui sont en moyenne si éloignées les unes des autres que chacune se meut en ligne droite sur la plus grande partie de son parcours, jusqu’à ce qu’un choc avec une autre molécule change brusquement sa direction. Nous verrons bientôt comment on put expliquer ainsi les propriétés connues des gaz, et comment on en sut prévoir qui étaient encore inconnues.

Supposons qu’on échauffe à volume constant une masse gazeuse ; nous savons qu’alors la pression grandit. Si cette pression est due aux chocs des molécules sur la paroi, il faut bien admettre que ces molécules se meuvent maintenant avec des vitesses qui, en moyenne, ont augmenté, de façon que chaque centimètre carré de paroi reçoit des chocs plus violents, et en reçoit davantage. Ainsi l’agitation moléculaire doit grandir avec la température. Si au contraire la température s’abaisse, l’agitation moléculaire, décroissant, doit tendre vers zéro en même temps que la pression du gaz. Au « zéro absolu » de température, les molécules seraient complètement immobiles.

Dans le même ordre d’idées, nous rappellerons que toutes les diffusions, sans exception, deviennent d’autant plus lentes que la température est moins élevée. Agitation moléculaire et température varient donc toujours dans le même sens et apparaissent comme profondément reliées l’une à l’autre.


Atomes.

5. — Les corps simples. — Dans l’infinité des substances réalisables (qui sont généralement des mélanges à proportions variables), les espèces chimiques servent de repères comme les 4 sommets d’un tétraèdre de référence pour les points intérieurs au tétraèdre. Mais leur multiplicité est encore immense. On sait comment, depuis Lavoisier, l’étude et la classification de toutes ces espèces ont été facilitées par la découverte des corps simples, substances indestructibles qu’on obtient en poussant aussi loin qu’on le peut la « décomposition » des diverses matières.

Le sens de ce mot « décomposition » résulte clairement de l’examen d’un cas particulier quelconque. On pourra, par exemple, transformer (par simple échauffement) du sel ammoniac, corps solide pur bien défini, en un mélange gazeux qu’un fractionnement convenable (diffusion ou effusion) permettra de séparer en gaz ammoniac pur et gaz chlorhydrique pur. On transformera à son tour (par une série d’étincelles) le gaz ammoniac en un mélange gazeux d’azote et d’hydrogène à leur tour aisément séparables. Puis, ayant dissous le gaz chlorhydrique dans un peu d’eau, on pourra (par électrolyse) retrouver : d’une part cette eau introduite, et d’autre part, au lieu de gaz chlorhydrique, du chlore et de l’hydrogène (séparés aux deux électrodes). Pour 100 parties de sel, on aura ainsi fait apparaître 26gr,16 d’azote, 7gr,50 grammes d’hydrogène, et 66gr,34 de chlore, de poids total égal à celui du sel disparu.

Toute autre façon de décomposer le sel ammoniac, poussée à outrance, se trouve toujours aboutir à ces trois corps élémentaires, exactement dans les mêmes proportions, aucun d’eux ne pouvant lui-même être décomposé. Plus généralement, un nombre immense de décompositions ont mis en évidence une centaine de corps simples (azote, chlore, hydrogène, carbone, fer, etc.), possédant la propriété suivante :

Un système matériel quelconque peut se décomposer en masses constituées chacune par l’un de ces corps simples, masses absolument indépendantes, en quantité et en nature, des opérations que l’on a fait subir au système étudié.

En particulier, si l’on part de masses fixées de ces divers corps simples, puis qu’on les fasse agir les unes sur les autres de toute façon imaginable, on pourra toujours ensuite retrouver, pour chaque corps simple, la masse primitivement introduite. Si l’élément oxygène figure au début par 16 grammes, il n’est pas en notre pouvoir de réaliser une opération à la suite de laquelle, redécomposant en corps simples le système obtenu, on ne retrouve pas exactement 16 grammes d’oxygène, sans gain ni perte[3].

Il est alors bien difficile de ne pas supposer que cet oxygène a persisté réellement dans la suite des composés obtenus, dissimulé, mais cependant présent : une même substance élémentaire existerait dans tous les corps oxygénés, tels que l’eau, l’oxygène, l’ozone, le gaz carbonique ou le sucre[4].

Or, si le sucre, par exemple, est fait de molécules identiques, c’est au sein de chaque molécule que doit se dissimuler l’oxygène, et de même le carbone et l’hydrogène qui sont les autres éléments du sucre. Nous allons tâcher de deviner sous quelle figure les substances élémentaires subsistent dans les molécules.

6. — Lois de discontinuité chimique. — Des lois chimiques fondamentales vont nous faciliter cette tâche. C’est d’abord que la proportion d’un élément qui entre dans une molécule ne peut pas prendre toutes les valeurs possibles. Le carbone en brûlant dans l’oxygène donne un corps pur (gaz carbonique) à raison de 3 grammes de carbone pour 8 grammes d’oxygène. Il ne serait pas absurde (et d’excellents chimistes ont jadis regardé comme possible), que, en changeant les conditions de la combinaison (par exemple en opérant sous forte pression ou en remplaçant la combustion vive par une fermentation lente), on pût changer un peu la proportion du carbone et de l’oxygène combinés. Il ne serait ainsi pas absurde qu’on pût obtenir un corps pur à propriétés voisines de celles du gaz carbonique et renfermant pour 3 grammes de carbone, 8 grammes plus 1 décigramme d’oxygène. Cela ne se produit pas, et ce fait généralisé donne la loi des proportions définies (principalement due aux efforts de Proust) :

La proportion suivant laquelle deux éléments se combinent ne peut pas varier de façon continue.

Cela ne veut pas dire que le carbone et l’oxygène ne peuvent s’unir que dans une seule proportion : il n’est pas difficile (préparation de l’oxyde de carbone) de combiner à 3 grammes de carbone, non plus 8, mais 4 grammes d’oxygène. Seulement, comme on voit, la variation est alors très grande : il y a un bond discontinu. Du même coup les propriétés du composé obtenu sont devenues très différentes de celles du gaz carbonique. Les deux composés sont comme séparés par un fossé infranchissable.

Cet exemple même suggère immédiatement une autre loi, découverte par Dalton. Cela pourrait être un hasard que 3 grammes de carbone se combinent ou bien à 4 grammes d’oxygène ou bien à une masse 8 grammes exactement double. Mais on voit également apparaître des rapports simples en un si grand nombre de cas que nous ne pouvons croire à tant de concordances accidentelles. Et cela nous donne la loi des proportions multiples, qu’on peut énoncer comme il suit :

Si l’on prend au hasard deux composés définis dans la multitude de ceux qui contiennent les corps simples A et B, et si l’on compare les masses de l’élément B qui s’y trouvent unies à une même masse de l’élément A, on trouve que ces masses sont généralement dans un rapport très simple. En particulier, elles peuvent être, et elles sont fréquemment, exactement égales.

C’est ainsi que la proportion du chlore à l’argent, dans le chlorure d’argent et dans le chlorate d’argent, se trouve être la même, ou du moins que l’écart ne dépasse pas celui qui reste permis par le degré de précision de l’analyse chimique. Or cette précision a été sans cesse en croissant et, dans ce cas spécial (mesures de Stas), dépasse le dix-millionième, en sorte que nous ne pouvons guère douter de l’égalité rigoureuse.

7. — L’hypothèse atomique. — On doit au grand Dalton l’intuition géniale qui, rendant compte de la façon la plus simple et de la loi de Proust et de celle que lui-même avait découverte, allait donner aux théories moléculaires une importance capitale dans la compréhension et dans la prévision des phénomènes chimiques (1808).

Dalton supposa que chacune des substances élémentaires dont se composent les divers corps est formée par une sorte déterminée de particules toutes rigoureusement identiques[5], particules qui traversent, sans se laisser jamais subdiviser, les diverses transformations chimiques ou physiques que nous savons provoquer, et qui, insécables par ces moyens d’actions, peuvent donc être appelées des atomes, dans le sens étymologique.

Une molécule quelconque renferme nécessairement, pour chaque substance élémentaire présente, un nombre entier d’atomes. Sa composition ne peut donc varier de façon continue (c’est la loi de Proust), mais seulement par bonds discontinus correspondant à l’entrée où à la sortie de au moins 1 atome (et ceci entraîne la loi des proportions multiples de Dalton).

Il est du reste clair que, si une molécule était assez compliquée pour contenir plusieurs milliers d’atomes, l’analyse chimique pourrait se trouver assez grossière pour ne pas nous renseigner sur l’entrée ou la sortie de quelques atomes. C’est donc sans doute parce que les molécules des corps étudiés par les chimistes renfermaient peu d’atomes que les lois de discontinuité ont pu être découvertes alors que l’analyse chimique ne répondait pas toujours du dixième[6].

Une molécule peut être monoatomique (formée par un seul atome). Plus généralement elle contiendra plusieurs atomes. Un cas particulier intéressant est celui où les atomes ainsi combinés dans la même molécule sont de la même sorte. On a alors affaire à un corps simple, qui cependant peut être regardé comme une véritable combinaison d’une certaine substance élémentaire avec elle-même. Nous verrons que cela est fréquent, et comment cela explique certaines allotropies (nous avons signalé déjà celle de l’oxygène et de l’ozone).

Bref, tout l’univers matériel, en sa prodigieuse richesse, serait obtenu par l’assemblage d’éléments de construction dessinés suivant un petit nombre de types, les éléments d’un même type étant rigoureusement identiques. Cela fait comprendre combien l’hypothèse atomique pourra simplifier l’étude de la matière, si cette hypothèse est justifiée.

8. — On saurait les poids relatifs des atomes si on savait combien il y en a de chaque sorte dans les molécules. Sitôt admise l’existence des atomes, on s’est demandé combien d’atomes de chaque sorte figurent dans les molécules des corps que nous connaissons le mieux. Résoudre ce problème donnerait les poids relatifs des molécules et des atomes.

Si par exemple nous trouvons que la molécule d’eau contient atomes d’hydrogène et atomes d’oxygène, nous calculerons facilement le quotient de la masse de l’atome d’oxygène par la masse de l’atome d’hydrogène. Chaque molécule d’eau contiendra en effet la masse d’hydrogène et la masse d’oxygène ; or, toutes les molécules d’eau étant identiques, chacune contient l’hydrogène et l’oxygène dans la même proportion qu’une masse d’eau quelconque, c’est-à-dire (d’après l’analyse connue de tous) 1 partie d’hydrogène pour 8 d’oxygène. La masse pèserait donc 8 fois plus que la masse , d’où résulte évidemment pour le quotient la valeur , connue en même temps que et .

Nous connaîtrions du même coup les rapports des masses (ou des poids) de la molécule d’eau et des atomes constituants. Puisque, en poids, atomes d’hydrogène font le neuvième, et atomes d’oxygène les huit neuvièmes, de 1 molécule d’eau, les deux rapports et seraient nécessairement et .

Si maintenant nous connaissions la composition atomique d’un autre corps hydrogéné, mettons que ce soit le méthane (qui contient 3 grammes de carbone pour 1 gramme d’hydrogène), nous aurions par un raisonnement tout semblable le quotient de la masse de l’atome de carbone par celle de l’atome d’hydrogène, puis les quotients , de la masse de 1 de méthane par les masses des atomes constituants. Connaissant et , nous saurions enfin, par simple division, dans quel rapport sont les masses des molécules d’eau et de méthane.

On voit clairement par là qu’il suffirait de connaître la composition atomique d’un petit nombre de molécules pour avoir, comme nous le disions, les poids relatifs des divers atomes (et des molécules considérées).

9. — Nombres proportionnels et formules chimiques. — Malheureusement l’analyse pondérale, qui, en prouvant la discontinuité chimique, a conduit à imaginer l’hypothèse atomique, ne donne pas le moyen de résoudre le problème qui vient de se poser. Pour bien comprendre cela, nous remarquerons que les lois de cette discontinuité sont toutes rassemblées dans l’énoncé suivant (loi des « nombres proportionnels ») :

Aux divers corps simples :

Hydrogène, oxygène, carbone…

on sait faire correspondre des nombres (appelés nombres proportionnels) :

H,O,C,…

tels que les masses de ces corps simples qui se trouvent unies dans un composé sont entre elles comme

H,O,C,…

, , ,… étant des nombres entiers souvent très simples[7].

On exprime alors tout ce que l’analyse apprend sur le corps étudié en représentant ce corps par la formule chimique :

Hp Oq Cr

Remplaçons maintenant dans la liste des nombres proportionnels un quelconque des termes, soit C, par un terme C′ obtenu en multipliant C par une fraction simple arbitraire, 2/3 par exemple, et ne changeons pas les autres termes. La nouvelle liste

H,O,C′,…

est encore une liste de nombres proportionnels. Car le composé qui par exemple contenait H grammes d’hydrogène pour O d’oxygène et C de carbone contient aussi bien (c’est dire la même chose) 2H grammes d’hydrogène pour 2O d’oxygène et 3C′ de carbone. Sa formule qui était Hp Oq Cr peut donc aussi bien s’écrire

H2p O2q C′3r

et si , , étaient entiers, 2, 2, 3 seront entiers.

La nouvelle formule peut d’ailleurs être plus simple que l’ancienne. Le composé dont la formule primitive serait H3C2 prendrait avec les nouveaux nombres proportionnels la formule H6C′6, c’est-à-dire la formule HC′.

L’un ou l’autre des deux systèmes de formules exprime complètement tout ce que donne l’analyse chimique. Nous ne pouvons donc tirer de cette analyse aucune raison de décider si l’atome de carbone et celui d’hydrogène sont dans le rapport de C à H, ou de C′ à H, et par suite aucun moyen de juger combien une molécule donnée contient d’atomes de chaque sorte.

En d’autres termes :

Il existe toute une multiplicité de listes de nombres proportionnels distinctes, c’est-à-dire ne donnant pas à un même composé la même formule[8]. On passe de l’une quelconque de ces listes à une autre en y multipliant un ou plusieurs termes par des fractions simples. Enfin l’analyse chimique, ou les lois de discontinuité, ne donnent aucun moyen de reconnaître parmi ces listes une liste où les termes seraient dans le même rapport que les masses des atomes (supposés exister).

10. — Les composés qui se ressemblent. — Heureusement on peut guider par d’autres considérations un choix qui du seul point de vue de l’analyse chimique resterait indéterminé. Et, de fait, on n’a jamais hésité sérieusement qu’entre un petit nombre de listes de nombres proportionnels.

C’est que l’on a dès l’abord estimé que des formules analogues doivent représenter des composés qui se ressemblent. Tel est le cas pour le chlorure, le bromure ou l’iodure d’un même métal quelconque. Ces trois sels sont isomorphes, c’est-à-dire que leurs cristaux ont la même forme[9], et qu’ils peuvent (par évaporation d’une solution mixte), donner des cristaux mixtes de cette même forme (mélanges homogènes solides à proportions arbitraires). En outre de cette ressemblance physique déjà si remarquable, ces trois sels se ressemblent par leurs diverses réactions chimiques. Les atomes de chlore, de brome, et d’iode jouent donc probablement des rôles très semblables, et leurs masses sont probablement dans les mêmes rapports que les masses de ces trois éléments qui se combinent avec une masse donnée du même métal. Cela conduira déjà à éliminer parmi les listes des nombres proportionnels qui a priori pouvaient donner les rapports atomiques, toutes celles où les nombres proportionnels Cl, Br et I, du chlore, du brome et de l’iode ne seraient pas entre eux comme 71, 160, et 254.

On atteindra tout aussi aisément des valeurs probables pour les rapports atomiques des divers métaux alcalins, et cela réduira encore beaucoup le nombre des listes possibles. Mais on n’aura pas, par cette voie (ou du moins on n’a pas eu jusqu’à présent) le rapport des masses atomiques du chlore et du potassium, ces éléments ne jouant dans aucun genre de composés des rôles analogues. On n’a même pu passer jusqu’à présent, par aucune relation nette d’isomorphisme ou d’analogie chimique, de l’un des métaux alcalins à l’un des autres métaux. Mais, par divers isomorphismes (aluns, spinelles, carbonates, sulfates, etc…), on a pu atteindre de proche en proche les valeurs probables des rapports atomiques pour la plupart de ces autres métaux.

Bref, on aura ainsi réduit extrêmement l’indétermination primitive, au premier abord décourageante. On ne l’aura pas supprimée. Et, pour citer l’exemple au sujet duquel ont eu lieu les controverses les plus vives, on n’aura trouvé dans cette étude aucune raison sérieuse pour donner à l’eau la formule H2O plutôt que la formule HO, c’est-à-dire pour attribuer au rapport O/H la valeur 16 plutôt que la valeur 8.

11. — Les équivalents. — Il faut bien dire au reste que pour beaucoup de chimistes, encore fort peu convaincus de l’intérêt de la théorie atomique, la question n’avait pas grand sens. Il leur paraissait plus dangereux qu’utile de mêler une hypothèse jugée invérifiable à l’exposé de lois certaines. Aussi pensaient-ils n’avoir à guider leur choix, parmi les listes possibles de nombres proportionnels, que par la condition de traduire les faits dans un langage aussi expressif que possible. Il restait avantageux, à cet égard, pour faciliter le souvenir ou la prévision des réactions, de représenter par des formules analogues les composés qui se ressemblent, mais, quant au surplus, on n’avait qu’à donner aux composés jugés les plus importants des formules très simples. Par exemple il semblait raisonnable d’écrire HO la formule de l’eau, choisissant donc arbitrairement le nombre 8 parmi les valeurs possibles du rapport O/H.

C’est ainsi que les savants hostiles ou indifférents à la théorie atomique se trouvèrent d’accord pour utiliser sous le nom d’équivalents, une certaine liste de nombres proportionnels. Cette notation en équivalents, adoptée par les chimistes les plus influents, et imposée en France par les programmes à l’enseignement élémentaire[10], a gêné pendant plus de cinquante ans le développement de la chimie. En effet, et toute question de théorie mise à part, elle s’est trouvée beaucoup moins apte à représenter ou à suggérer les phénomènes que la notation atomique proposée par Gerhardt vers 1810, où se trouvaient utilisés les nombres proportionnels que Gerhardt et ses continuateurs ont regardés, pour les raisons que nous allons voir, comme donnant ces rapports de poids des atomes que l’isomorphisme et l’analogie chimique n’avaient pu tous déterminer.


L’hypothèse d’Avogadro.

12. — Loi de dilatation et de combinaison des gaz. — Les considérations qui ont mis en évidence ces nombres proportionnels si importants se rattachent aux lois des gaz, maintenant familières à tous.

On sait, d’abord, depuis Boyle (1660) et Mariotte (1673) que, à température fixée, la densité d’un gaz (masse contenue dans l’unité de volume) est proportionnelle à la pression[11]. Soient alors, pour 2 gaz différents à la même température et à la même pression, et les nombres de molécules présentes par centimètre cube. Multiplions par un même nombre, mettons par 3, la pression commune aux deux gaz, les masses présentes par centimètre cube sont multipliées par 3, et par suite aussi les nombres et  : à température fixée le rapport des molécules présentes par centimètre cube dans deux gaz, à la même pression, ne dépend pas de cette pression.

D’autre part, Gay-Lussac à montré (vers 1810) que, à pression fixée, la densité d’un gaz change avec la température d’une façon qui ne tient pas à la nature particulière du gaz[12] (oxygène ou hydrogène se dilatent de même quand la température s’élève). Ici encore, par conséquent, les nombres et étant changés de la même manière, leur rapport ne change pas.

Bref, tant que les lois des gaz restent vérifiées, à froid ou à chaud, sous forte ou sous faible pression, les nombres de molécules présentes dans deux ballons égaux d’oxygène et d’hydrogène restent dans le même rapport, pourvu que la température et la pression soient les mêmes dans les deux ballons. Et ainsi pour tous les gaz.

Ces divers rapports fixes doivent être simples. Cela résulte d’autres expériences exécutées vers le même temps (1810), par lesquelles Gay-Lussac montra que :

Les volumes de gaz qui apparaissent ou disparaissent dans une réaction sont entre eux dans des rapports simples[13].

Un exemple me fera comprendre : Gay-Lussac trouve que, lorsque l’hydrogène et l’oxygène se combinent pour former de l’eau, les masses d’hydrogène, d’oxygène, et de vapeur d’eau formée, ramenées aux mêmes conditions de température et de pression, ont des volumes qui sont exactement entre eux comme 2, 1, et 2. Soient par centimètre cube, le nombre de molécules d’oxygène, et le nombre de molécules de vapeur d’eau. La molécule d’oxygène contient un nombre entier, probablement petit, soit , d’atomes d’oxygène. La molécule d’eau contient de même atomes d’oxygène. Comme il ne s’est pas perdu d’oxygène, il faut que le nombre d’atomes qui formaient l’oxygène disparu soit égal au nombre de ceux qui sont présents dans l’eau apparue. Le rapport est donc égal à , et par suite est simple, puisque et sont entiers et petits.

Mais rien n’indique encore que cette simplicité doive être la plus grande qu’on puisse imaginer, c’est-à-dire que les nombres et doivent être invariablement égaux.

13. — Hypothèse d’Avogadro. — C’est précisément cette égalité qu’affirme la célèbre hypothèse d’Avogadro (1811). Sans en donner d’autre raison que l’identité des lois de dilatation des gaz, ce chimiste admit que des volumes égaux de gaz différents, dans les mêmes conditions de température et de pression, contiennent des nombres égaux de molécules. Hypothèse que l’on peut encore énoncer utilement comme il suit :

Dans l’état gazeux, des nombres égaux de molécules quelconques, enfermées dans des volumes égaux à la même température, y développent des pressions égales[14].

Cette proposition bientôt défendue par Ampère, donne bien, si elle est vraie, comme nous allons voir, et comme l’annonçait Avogadro « une manière de déterminer les masses relatives des atomes et les proportions suivant lesquelles ils entrent dans les combinaisons ». Mais la théorie d’Avogadro, accompagnée de considérations inexactes, et encore sans fondement expérimental suffisant, fut accueillie avec beaucoup de réserve par les chimistes. On doit à Gerhardt d’avoir compris toute son importance et d’avoir prouvé dans le détail[15], sans se borner à une indication vague qui n’eût convaincu personne, la supériorité de la notation qu’il déduisait de cette théorie, et qui de ce jour gagna sans cesse des adhérents pour s’imposer enfin sans conteste. Le récit de ces controverses n’aurait pas ici d’intérêt, et nous avons seulement à comprendre comment l’hypothèse d’Avogadro peut donner les rapports des poids atomiques.

14. — Coefficients atomiques. — Imaginons des récipients tous identiques, de volume , qui seraient emplis avec les différents corps purs connus dans l’état gazeux, à une même température et sous une même pression. Si l’hypothèse d’Avogadro est exacte, les masses ainsi réalisées contiennent le même nombre de molécules, soit , proportionnel au volume .

Considérons à part les composés hydrogénés. Pour chacun d’eux, la molécule contient un nombre entier de fois, soit , la masse grammes de l’atome d’hydrogène ; le récipient correspondant contient donc grammes d’hydrogène, c’est-à-dire fois grammes, en appelant le produit , qui ne dépend pas du corps choisi puisque est le même pour tous : volumes égaux des divers composés hydrogénés contiennent donc un multiple entier d’une certaine masse d’hydrogène[16].

De même, pour les composés oxygénés, tous nos récipients devront contenir un nombre entier de fois, soit , une masse grammes d’oxygène (égale à , si est l’atome d’oxygène) ; pour les composés carbonés, tous nos récipients devront contenir fois ( entier) une masse grammes de carbone (égale à si est l’atome de carbone) ; et ainsi de suite. Comme au reste les nombres , , ,… sont proportionnels à , donc au volume , on pourra, si l’on veut, choisir ce volume de façon que l’un de ces nombres, soit , ait telle valeur qu’on veut, par exemple la valeur 1. Tous les autres seront alors fixés.

Ces conséquences de l’hypothèse d’Avogadro ont été pleinement vérifiées par l’analyse chimique et les mesures de densité dans l’état gazeux pour des milliers de corps, sans que l’on ait rencontré une seule exception[17]. Du même coup, les nombres , , ,… correspondant à chaque valeur du volume se trouvent déterminés.

En d’autres termes, la pression et la température une fois choisies, il y a un volume (environ 22 litres dans les conditions normales[18]) pour lequel ceux de nos récipients qui contiennent de l’hydrogène en contiennent exactement ou bien 1 gramme (acide chlorhydrique, chloroforme) ou bien 2 grammes (eau, acétylène, hydrogène), ou bien 3 grammes (gaz ammoniac) ou bien 4 grammes (méthane, éthylène) ou bien 5 grammes (pyridine) ou bien 6 grammes (benzine), etc., mais ne contiennent jamais de masses intermédiaires, telles que 1,1 ou 3,4 grammes.

Pour ce même volume, nos divers récipients contiendront, si le corps simple oxygène entre dans le composé qu’ils enferment, ou bien 16 grammes d’oxygène (eau, oxyde de carbone) ou bien 2 fois 16 grammes (gaz carbonique, oxygène), ou bien 3 fois 16 grammes (anhydride sulfurique, ozone), etc., mais jamais de masses intermédiaires, telles que 5, 19, ou 37 grammes.

Toujours pour ce volume, nos récipients contiendront : ou bien pas de carbone, ou bien 12 grammes de ce corps (méthane, oxyde de carbone) ou bien 2 fois 12 grammes (acétylène) ou bien 3 fois 12 grammes (acétone), etc., toujours sans intermédiaires.

Nos récipients contiendront de même, s’ils contiennent du chlore, du brome, ou de l’iode, un nombre entier de fois 35,5 grammes de chlore, 80 grammes de brome, 127 grammes d’iode, en sorte que (dans l’hypothèse d’Avogadro) les masses des trois atomes correspondants doivent être entre elles comme 35,5 ; 80 ; et 127. Il est bien remarquable que nous retrouvons ainsi précisément des nombres qui sont dans les rapports suggérés par l’isomorphisme et les analogies chimiques des chlorures, bromures et iodures (no 10). Cette concordance accroît évidemment la vraisemblance de l’hypothèse d’Avogadro.

De proche en proche, on a pu ainsi obtenir expérimentalement, à partir des densités des gaz, une liste de nombres proportionnels remarquables

H = 1, O = 16, C = 12, Cl = 35,5…

qui sont dans les mêmes rapports que les poids des atomes si l’hypothèse d’Avogadro est exacte, et qui en effet, pour ceux d’entre eux qui se prêtent à ce contrôle, se trouvent bien dans les rapports déjà imposés par les isomorphismes et analogies chimiques.

Pour abréger, on a pris l’habitude d’appeler ces nombres poids atomiques. Il est plus correct (puisque ce sont des nombres, et non des poids ou des masses) de les appeler coefficients atomiques. De plus, on à convenu d’appeler atome-gramme d’un corps simple la masse de ce corps qui, en grammes, est mesurée par son coefficient atomique : 12 grammes de carbone ou 16 grammes d’oxygène sont les atomes-gramme du carbone et de l’oxygène.

15. — Loi de Dulong et Petit. — Cette fois, et à la condition de tenir compte des isomorphismes et analogies pour les corps simples qui ne donnent pas de composés volatils connus, nous atteignons les rapports atomiques à peu près pour tous les corps simples. Si quelque incertitude subsiste encore pour un petit nombre de métaux qui ne manifestent pas d’analogies bien nettes avec des corps de coefficient atomique déjà atteint, on achèvera de lever cette incertitude par application d’une règle due à Dulong et Petit.

Suivant cette règle, quand on multiplie la chaleur spécifique d’un corps simple, dans l’état solide, par le poids atomique de ce corps, on trouve toujours à peu près le même nombre, peu éloigné de la valeur 6. Il revient au même, et il est plus expressif de dire que :

Dans l’état solide, il faut à peu près la même quantité de chaleur, soit 6 calories, pour élever de 1° la température de un atome-gramme quelconque.

Si donc on hésitait sur la valeur d’un coefficient atomique, mettons celui de l’or, il suffirait d’observer que la chaleur spécifique de l’or est 0,03 pour penser que son coefficient atomique doit être voisin de 200. On le fixerait alors avec précision par l’analyse chimique des composés de l’or : le chlorure d’or, par exemple, contient 65gr,7 d’or pour 25,5 de chlore, le poids atomique de l’or est donc un multiple ou sous-multiple simple de 65,7. S’il est voisin de 200, il est donc probablement égal à 197, qui est le triple de 65,7.

Il va de soi qu’une telle détermination, fondée sur une règle empirique, ne peut être regardée comme ayant la valeur de celles qui se fondent sur les isomorphismes et l’hypothèse d’Avogadro. Cette réserve est d’autant plus nécessaire que certains éléments (bore, carbone, silicium), ne vérifient sûrement pas la règle de Dulong et Petit, du moins à la température ordinaire[19]. Le nombre de ces exceptions, et l’importance des écarts, vont d’ailleurs en croissant quand la température s’abaisse, la chaleur spécifique finissant par tendre vers zéro pour n’importe quel élément (Nernst), en sorte que la règle est grossièrement fausse aux basses températures (par exemple, pour le diamant, au-dessous de −240°, la chaleur atomique est inférieure à 0,01).

Pourtant l’on ne peut attribuer au hasard les coïncidences si nombreuses signalées par Dulong et Petit (puis par Regnault) et l’on doit seulement modifier leur énoncé, lui donnant, je pense, la forme suivante, qui tient compte des mesures récentes :

La quantité de chaleur nécessaire pour élever de 1°, à volume constant[20], la température d’une masse solide, pratiquement nulle aux très basses températures, grandit quand la température s’élève, et finit par devenir à peu près constante[21]. Elle est alors de 6 calories environ par atome-gramme de n’importe quelle sorte présent dans la masse solide.

Cette limite est atteinte plus rapidement pour les éléments dont le poids atomique est élevé : par exemple, elle est à peu près atteinte pour le plomb (Pb = 207) dès la température de −200° et ne l’est pour le carbone (C = 12) qu’au-dessus de 900°.

J’insiste sur le fait que les corps composés vérifient la loi. C’est le cas dès la température ordinaire pour les fluorures, chlorures, bromures, iodures, sulfures, des divers métaux, mais pas encore pour les composés oxygénés. Un morceau de quartz de 60 grammes, formé par 1 atome-gramme de silicium et 2 d’oxygène, soit 3 en tout, absorbe seulement 10 calories par degré. Mais[22], au-dessus de 400°, ce même morceau absorbe uniformément 18 calories calories par degré, soit précisément 6 pour chaque atome-gramme.

On soupçonne au travers de ces faits une loi importante, que la notation atomique a révélée, mais dont la théorie cinétique seule a pu donner une explication approchée (no 92).

16. — Retouche. — Nous avons vu que l’un des coefficients atomiques est arbitraire, et nous nous sommes arrangés de façon que le plus petit d’entre eux, celui de l’hydrogène, fût égal à 1. C’est en effet la convention qu’on avait d’abord faite, trouvant alors, comme je l’ai dit, 16 et 12 pour les coefficients atomiques de l’oxygène et du carbone. Mais des mesures plus précises ont bientôt montré que ces valeurs étaient un peu trop fortes, de presque 1 p. 100. On a préféré alors retoucher la convention primitive et l’on s’est entendu pour attribuer à l’oxygène (qui intervient plus souvent que l’hydrogène dans les dosages précis) exactement le coefficient atomique 16. Celui de l’hydrogène devient alors, à un demi-millième près, 1,0076 (moyenne de valeurs concordantes obtenues par des méthodes très différentes). Celui du carbone reste 12,00 à mieux que un millième près.

Il n’y a d’ailleurs rien à changer aux considérations qui précèdent, mais le volume de nos récipients identiques (emplis de divers corps volatils dans l’état gazeux, à température et pression fixées) sera supposé choisi de telle sorte que ceux de ces récipients qui contiennent de l’oxygène en contiennent exactement 16 grammes, ou un multiple de 16 grammes.

17. — Hypothèse de Prout. Règle de Mendéleyeff. — On a remarqué, dans le paragraphe qui précède, que la différence des coefficients atomiques du carbone et de l’oxygène est exactement de 4, soit à peu près 4 fois celui de l’hydrogène[23]. Pour rendre compte de ce cas et d’autres semblables, Prout avait imaginé que les différents atomes s’obtenaient, sans perte de poids, par l’union (en complexes extrêmement solides et pour nous insécables) d’un nombre nécessairement entier de protoatomes d’une seule sorte, constituant universel de toute matière, peut-être identiques à nos atomes d’hydrogène, et peut-être 2 fois ou 4 fois moins pesants.

Les déterminations précises qui se sont depuis multipliées rendent insoutenable, sous cette forme simpliste, l’hypothèse de Prout. Le protoatome, s’il existe, est beaucoup moins pesant. Quelque chose doit pourtant subsister de cette hypothèse comme cela saute aux yeux en lisant la liste des coefficients atomiques, dont on a écrit ci-dessous les vingt-cinq premiers termes, dans l’ordre de grandeur croissante (sauf une inversion, peu importante, pour l’argon).

Hydrogène H = 1,0076.

Hélium He = 4,0 ; lithium Li = 7,00 ; glucinium Gl = 9,1 ; bore B = 11,0 ; carbone C = 12,00 ; azote (ou nitrogène) N = 14,01 ; oxygène O = 16,000 ; fluor F = 19,0.

Néon Ne = 20,0 ; sodium Na = 23,00 ; magnésium Mg = 24,3 ; aluminium Al = 27,1 ; silicium Si = 28,3 ; phosphore P = 31,0 ; soufre S = 32,0 ; chlore Cl = 35,47.

Argon A = 39,9 ; potassium K = 39,1 ; calcium Ca = 40,1 ; scandium Sc = 44 ; Titane Ti = 48,1 ; vanadium V = 51,2 ; chrome Cr = 52,1 ; manganèse Mn = 55,0.

Si les valeurs des coefficients atomiques étaient distribuées au hasard, on pourrait s’attendre à ce que 5 éléments sur 25 aient un coefficient entier à 0,1 près[24] ; or, sans parler de l’oxygène (auquel on a imposé un coefficient entier) 20 éléments se trouvent dans ce cas. On pourrait s’attendre à ce que 1 élément ait un coefficient entier à 0,02 près, et 9 sont dans ce cas. Une cause encore inconnue maintient donc la plupart des différences des poids atomiques au voisinage de valeurs entières. Nous concevrons un peu plus tard que cette cause peut se rattacher à la transmutation spontanée des éléments.

On pourrait objecter que nous nous sommes limités aux plus petits coefficients atomiques ; en fait, nous pouvions continuer la liste sans avoir à changer nos conclusions ; mais les incertitudes de l’ordre de 0,25 sont fréquentes pour les poids atomiques élevés, qui ne peuvent donc guère pour l’instant entrer en ligne de compte dans cette discussion.

Une autre régularité bien surprenante, signalée par Mendéleyeff, a été mise en évidence dans le tableau précédent où l’on voit se correspondre l’hélium, le néon, et l’argon (de valence nulle), le lithium, le sodium, le potassium (métaux alcalins univalents) ; le glucinium, le magnésium, le calcium (alcalino-terreux bivalents), et ainsi de suite. On voit par là s’indiquer la loi que je ne peux discuter plus longuement :

Au moins de façon approximative, quand on classe les atomes par ordre de masse croissante, on retrouve périodiquement des atomes analogues aux premiers atomes classés.

Il peut être intéressant de rappeler que, Mendéleyeff ayant signalé deux lacunes probables dans la série des atomes entre le zinc (Zn = 65,5) et l’arsenic (As = 75), ces lacunes furent bientôt comblées par la découverte de 2 éléments, le gallium (Ga = 70) et le germanium (Zn = 72) ayant respectivement les propriétés prévues par Mendéleyeff.

Aucune théorie jusqu’à ce jour n’a rendu compte de cette loi de périodicité.

18. — Molécules-gramme, et nombre d’Avogadro. — Pour atteindre les coefficients atomiques, nous avons eu à considérer des récipients identiques, pleins des divers corps, dans l’état gazeux, à une température et sous une pression telles qu’il y ait exactement 16 grammes d’oxygène, ou un multiple de 16 grammes, dans ceux de ces récipients qu’emplit un gaz oxygéné. Les masses des corps purs qui empliraient dans ces conditions nos divers récipients sont souvent appelées molécules-gramme.

Les molécules-gramme des divers corps sont les masses de ces corps, qui dans l’état gazeux très dilué (même température et même pression) occupent toutes des volumes égaux, la valeur commune de ces volumes étant fixée par la condition que, parmi celles de ces masses qui contiennent de l’oxygène, celles qui en contiennent le moins en contiennent exactement 16 grammes.

Plus brièvement, mais sans bien faire apparaître la signification théorique de l’expression, on peut dire :

La molécule-gramme d’un corps est la masse de ce corps qui dans l’état gazeux dilué occupe le même volume que 32 grammes d’oxygène à la même température et sous la même pression (soit sensiblement 22 400 centimètres cubes dans les conditions « normales » ).

Dans l’hypothèse d’Avogadro, toutes les molécules-gramme doivent être formées par le même nombre de molécules. Ce nombre est ce que l’on appelle la Constante d’Avogadro, ou le Nombre d’Avogadro.

Dire que 1 molécule-gramme contient 1  atome-gramme d’un certain élément, c’est dire que chacune des molécules de cette molécule-gramme renferme 1 atome de cet élément, et par suite que son atome-gramme est formé par atomes. La masse de chaque atome s’obtient donc en divisant par le nombre d’Avogadro l’atome-gramme correspondant, comme celle d’une molécule en divisant par ce nombre la molécule-gramme correspondante. La masse de l’atome d’oxygène est , celle de l’atome d’hydrogène , celle , de la molécule de gaz carbonique et ainsi de suite. Trouver le nombre d’Avogadro serait trouver toutes les masses de molécules et des atomes.

19. — Formules moléculaires. — Une molécule-gramme qui contient molécules formées par atomes d’hydrogène, atomes d’oxygène, atomes de carbone, contient par là même H grammes d’hydrogène, O d’oxygène, C de carbone. La formule Hp Oq Cr qui exprime clairement combien d’atomes de chaque sorte sont contenus dans la molécule, ou combien d’atomes-gramme dans la molécule-gramme, est dite Formule moléculaire.

Les exemples que nous avons donnés (no 14), pour faire comprendre comment les densités de gaz indiquent les rapports atomiques, montrent que la formule moléculaire de l’eau est H2O (et non pas HO), que celle du méthane est CH4 ou celle de l’acétylène C2H2. On voit également sur ces exemples, et cela est fort intéressant, qu’il faut attribuer la formule H2 à l’hydrogène (qui apparaît ainsi comme une combinaison biatomique), la formule O2 à l’oxygène, la formule O3 à l’ozone[25]. Il y a aussi des molécules monoatomiques ; telles sont celles qui forment les vapeurs de mercure, de zinc ou de cadmium.


Structure des molécules.

20. — Les substitutions. — L’importance de la notation chimique issue de l’hypothèse d’Avogadro se marque particulièrement dans le pouvoir immense qu’elle nous apporte pour la représentation ou la prévision des réactions. La notion de substitution chimique, si importante en chimie organique, est, en particulier, directement suggérée par cette notation.

À du méthane, de formule moléculaire CH4, mélangeons du chlore, et exposons le mélange à l’action (ménagée) de la lumière. Ce mélange s’altère, et bientôt, outre de l’acide chlorhydrique, admettra pour composants[26] les quatre corps qui ont pour formules moléculaires CH4 (méthane), CH3Cl (méthane monochloré ou chlorure de méthyle), CH2Cl2 (méthane dichloré), CHCl3 (chloroforme), CCl4 (tétrachlorure de carbone).

On passe de l’une de ces formules à la suivante en remplaçant dans l’écriture un H par un Cl, et il est impossible de ne pas se demander si la réaction chimique correspondante ne consiste pas seulement dans la substitution de 1 atome de chlore à 1 atome d’hydrogène, sans autre remaniement, et sans modification de la structure moléculaire. Si naturelle que soit cette hypothèse, c’est cependant une hypothèse, car un bouleversement pourrait se produire dans la situation et dans le genre de liaison des atomes quand le groupement perd 1 atome d’hydrogène et gagne 1 atome de chlore.

21. — Un essai pour déterminer les poids atomiques par voie purement chimique. — Certains savants ont cru trouver dans les substitutions un moyen rigoureux d’atteindre les rapports des poids des atomes, moyen qui dispenserait de faire appel aux densités des gaz et à l’hypothèse d’Avogadro. Je crois devoir donner idée de ces raisonnements instructifs, bien que sans doute insuffisamment rigoureux.

Si par exemple on estime que, même dans l’ignorance complète des formules moléculaires (et c’est toute la question), on serait fondé à regarder comme probable que l’hydrogène du méthane peut être « remplacé » par quarts, on ne pourra nier que la molécule du méthane contient probablement 4 atomes d’hydrogène. Or, cette molécule, comme toute masse de méthane (d’après l’analyse en poids) pèse 4 fois autant que l’hydrogène qu’elle contient ; la molécule de méthane pèse donc 16 fois autant que l’atome d’hydrogène. On trouverait avec le même degré de probabilité, par des procédés semblables, que la molécule de benzine contient 6 atomes d’hydrogène, et pèse 78 fois plus que l’atome d’hydrogène. Les masses moléculaires du méthane et de la benzine sont donc dans le rapport de 16 à 78. D’autre part (encore comme pour toute masse de méthane) le carbone de la molécule de méthane pèse 3 fois plus que l’hydrogène qu’elle contient, donc 12 fois plus que l’atome d’hydrogène, et ce carbone est probablement fait d’un seul atome, car aucun corps, ainsi étudié par « substitution », ne donne un rapport plus faible entre le carbone contenu dans sa molécule et l’atome d’hydrogène. Le carbone de la molécule de benzine, qui pèse 12 fois autant que les 6 atomes d’hydrogène, c’est-à-dire 72 fois autant que l’atome d’hydrogène, est donc fait de 6 atomes.

Nous aurions ainsi, par voie purement chimique, le rapport 1/12 des masses atomiques de l’hydrogène et du carbone, avec les formules moléculaires CH4 et C6H6, du méthane et de la benzine, et le rapport 16/78 des masses de leurs molécules.

Deux masses de ces corps qui sont dans ce rapport de 16 à 78 contiendront donc autant de molécules l’une que l’autre. Or, des mesures de densité montrent que les masses de méthane et de benzine qui, dans l’état gazeux, occupent le même volume à la même température et sous la même pression sont entre elles précisément comme 16 et 78, et par suite doivent contenir autant de molécules. Ce résultat, généralisé, donnerait l’énoncé d’Avogadro, mais cette fois comme Loi, et non comme Hypothèse.

On complètera aisément ces indications de la théorie séduisante[27] qu’on doit, je crois, principalement, à L.-J. Simon. Après avoir pensé un instant qu’elle donnait plus logiquement que toute autre les coefficients atomiques et la loi d’Avogadro, je crois décidément, avec G. Urbain, que, tout intéressante qu’elle soit, elle ne suffit pas à cette détermination.

D’abord, en aucun cas, elle n’a réellement servi pour fixer les coefficients atomiques, tous déjà obtenus par les moyens que nous avons résumés. Et c’est au contraire cette connaissance qui a permis de comprendre la plupart des réactions de substitution.

Puis je ne vois même pas comment elle aurait pu servir. Évidemment, si l’on accorde, sans y prendre garde, comme prouvé par l’expérience, que l’hydrogène du méthane peut être remplacé par quarts, tout le reste s’ensuit. Mais ce mot « remplacé », que suggéraient immédiatement par leur aspect les formules moléculaires supposées connues, aurait-il été suggéré par les seules réactions chimiques et par l’examen sans idée préconçue des produits de ces réactions ?

Il s’en faut, en effet, que ces produits de l’action progressive du chlore sur le méthane se ressemblent aussi étroitement que se ressemblent par exemple les divers aluns, ou les chlorures, bromures et iodures d’un même métal. Alors l’analogie est si frappante que l’idée de substitution s’impose (bien que, en fait, le mot n’ait pas été employé pour ces cas) et a donné, comme nous avons vu, antérieurement à tout autre renseignement, une indication précieuse sur les poids atomiques.

Au contraire, il est douteux que des chimistes réellement ignorants de la formule du méthane auraient su reconnaître entre le méthane et le chlorure de méthyle des analogies assez grandes pour imposer la conviction d’une structure moléculaire identique. Ils auraient très bien pu (et ce n’est là qu’une des hypothèses possibles), prenant 6 et 1 comme poids atomiques du carbone et de l’hydrogène, admettre que les formules des deux corps en question sont CH2 et CH2CHCl, faisant ainsi du chlorure de méthyle un composé d’addition. Et faut-il rappeler que précisément, pendant un demi-siècle, la majorité des chimistes, tout en sachant parfaitement que le potassium chasse la moitié seulement de l’hydrogène dans l’eau qu’il attaque, donnaient à l’eau la formule HO et à la potasse la formule KOHO, voyant dans ce corps un composé d’addition alors que nous y voyons un composé de substitution, de formule KOH, depuis que nous donnons à l’eau la formule HOH ?

Bref, une théorie purement chimique qui suffise à déterminer les coefficients atomiques et les formules moléculaires n’a pas encore été donnée, et il semble douteux que, à partir des faits actuellement connus, on puisse en formuler une qui en réalité ne suppose pas la connaissance préalable de ces coefficients atomiques et d’au moins quelques formules moléculaires fondamentales.

22. — Dislocation minimum des molécules réagissantes. Valence. — Comme nous l’avons annoncé, les substitutions suggérées par l’examen des formules moléculaires permettent de prévoir et d’interpréter un nombre immense de réactions, et par là donnent une confirmation éclatante à l’hypothèse d’Avogadro. Il y faut encore, toutefois, de nouvelles hypothèses, qui précisent et élargissent la notion de substitution.

Quand nous disons que le méthane CH4 et le chlorure de méthyle CH3Cl ont la même structure moléculaire, nous supposons que le groupement CH3 n’a pas été modifié par la chloruration et qu’il est lié à l’atome Cl comme il l’était à l’atome H. C’est là un postulatum constamment employé en chimie : sans cesse on raisonne (sans toujours le dire assez clairement) comme si la molécule réagissante éprouvait le plus faible bouleversement intérieur qui soit compatible avec la réaction. On dira par exemple que le groupement CH3 du chlorure de méthyle existe dans la molécule CH4O d’alcool méthylique (qu’on écrira donc CH3OH) parce que l’action de l’acide chlorhydrique HCl sur cet alcool donne (avec de l’eau HOH) ce chlorure de méthyle CH3Cl que nous connaissons déjà.

Ainsi, quand on démonte un appareil formé de pièces qu’assemblent des vis ou des crochets, on peut en détacher, en la laissant intacte, toute une partie importante, puis éventuellement l’ajuster en utilisant les mêmes crochets ou points d’attache, dans un second appareil. Cette image grossière fait suffisamment comprendre comment il peut y avoir substitution, non seulement d’un atome à un atome, mais d’un groupe d’atomes à un groupe d’atomes, et le genre même des liaisons qu’elle fait intervenir se trouve assez bien correspondre aux idées qu’on s’est faites sur la combinaison chimique.

Nous n’avons rien supposé encore, en effet, sur les forces qui maintiennent assemblés les atomes d’une molécule. Il se pourrait que chaque atome de cette molécule fût lié à chacun des autres par une attraction variable suivant leur nature et décroissant rapidement avec la distance. Mais une telle hypothèse ne conduit à aucune prévision vérifiable et se heurte à des difficultés considérables. Si l’atome d’hydrogène est attiré par l’atome d’hydrogène, pourquoi la seule molécule construite avec des atomes d’hydrogène serait-elle H2, en sorte que la capacité de combinaison de l’hydrogène avec lui-même est épuisée dès que deux atomes se trouvent unis ? Tout se passe pour nous comme si de chaque atome d’hydrogène sortait une main, et une seule. Dès que cette main saisit une autre main, la capacité de combinaison de l’atome est épuisée : l’atome d’hydrogène est dit monovalent (ou mieux univalent).

Plus généralement nous admettrons que les atomes d’une molécule sont assemblés par des sortes de crochets ou de mains, chaque liaison unissant deux atomes seulement, sans s’inquiéter absolument des autres atomes présents. Naturellement personne ne pense qu’il y ait réellement sur les atomes de petits crochets ou de petites mains, mais les forces complètement inconnues qui les unissent doivent être équivalentes à de tels liens, que l’on appelle valences pour éviter l’emploi d’expressions trop anthropomorphiques.

Si tous les atomes étaient monovalents, une molécule ne pourrait jamais contenir que deux atomes : il y a donc des atomes polyvalents. Dès lors rien ne limite le nombre d’atomes d’une molécule sinon la fragilité sans cesse plus grande d’une molécule formée de plus d’atomes (le nombre des enfants qui forment une ronde en se tenant par la main n’est pas limité). L’oxygène, par exemple, est au moins bivalent, puisque, outre la molécule O2, ses atomes peuvent former la molécule O3 de l’ozone.

L’image même que nous avons donnée suffit à suggérer que le nombre de valences utilisées par un atome peut varier d’une combinaison à une autre. Si un homme avec ses deux mains représente un atome bivalent, nous ne pourrons nous empêcher de songer qu’il pourrait laisser une main dans une de ses poches et fonctionner alors comme monovalent, ou que, éventuellement, faisant intervenir une valence d’une nature différente, il pourrait saisir un objet avec ses dents et fonctionner ainsi comme trivalent, ce qui n’empêche que le plus ordinairement on Pourra négliger cette possibilité.

De même chaque atome conserve en général autant de valences dans les divers composés où il entre. Jamais on n’a été conduit à supposer l’hydrogène polyvalent ; le chlore, le brome ou l’iode, qui peuvent remplacer l’hydrogène atome par atome, sont aussi univalents. L’oxygène est généralement bivalent comme dans l’eau HOH, l’azote trivalent comme dans le gaz ammoniac NH3 ou pentavalent comme dans le sel ammoniac NH4Cl, le carbone quadrivalent comme dans le méthane CH4. Mais l’existence indiscutable des molécules NO du bioxyde d’azote suffit à rappeler que l’oxygène et l’azote ne sont pas toujours l’un bivalent, l’autre trivalent, et de même l’oxygène et le carbone ne peuvent conserver tous deux en même temps leurs valences ordinaires dans l’oxyde de carbone CO. Il va de soi que si de pareilles anomalies étaient fréquentes, la notion de valence, même fondée, perdrait beaucoup de son utilité.

23. — Formules de constitution. — Quand on connaît les conditions de formation d’un composé, on peut souvent, en admettant que la dislocation est restée minimum, déterminer de façon complète quels atomes sont liés dans la molécule de ce composé, et par combien de valences ils sont reliés. C’est ce qu’on appelle établir la constitution du composé. Un doute peut subsister, tant que cette constitution est déterminée par une seule série de réactions. Mais ce doute deviendra faible si plusieurs séries de réactions différentes suggèrent la même constitution. Représentant par un tiret chaque valence saturée, on saura alors représenter le composé par une formule de constitution, qui aura un pouvoir de représentation immense en ce qui regarde les réactions possibles du composé. Par exemple, on arrivera de diverses manières à penser que les liaisons dans la molécule d’acide acétique sont exprimées par la formule


H—CH2—CO—OH


qui rappelle immédiatement les rôles différents des atomes d’hydrogène (trois remplaçables par du chlore, et le quatrième par un métal) des atomes d’oxygène (le groupement OH étant chassé dans la formation du chlorure d’acide CH3COCl) et des atomes de carbone eux-mêmes (l’action d’une base KOH sur un acétate CH3CO2K, partage la molécule en méthane et carbonate).

Les formules de constitution ont pris une importance capitale dans la chimie du carbone. Je signalerai la facilité avec laquelle elles expliquent les différences de propriétés entre corps isomères (molécules formées des mêmes atomes liés de façons différentes[28]), et permettent de prévoir le nombre des isomères possibles. Mais je ne peux m’étendre plus longuement sur les vices qu’elles ont rendus, et je me borne à observer que les 200 000 formules de constitution dont la Chimie organique a tiré parti[29] donnent en définitive autant d’arguments en faveur de la notation atomique et de la théorie de la valence[30].

24. — Stéréochimie. — La constitution de la molécule une fois connue, en ce qui regarde les liaisons des atomes, on s’est demandé, raisonnant comme si cette molécule était un édifice à peu près rigide de forme définissable, quelle configuration dessinent dans l’espace ses divers atomes. On s’est proposé, en quelque sorte, de dessiner un modèle à trois dimensions, indiquant les positions respectives des atomes de la molécule. Ce nouveau problème, qui aurait pu ne pas avoir de sens (les valences auraient pu fonctionner comme des liens souples, à point d’attache mobile sur l’atome, n’imposant pas de configuration déterminée), a reçu un commencement de solution grâce à de beaux travaux de Pasteur, Le Bel et van ’t Hoff, auxquels je veux au moins faire une allusion.

Supposons que dans une molécule de méthane CH4, on remplace successivement les 4 atomes d’hydrogène, par 4 groupements monovalents R1, R2, R3, R4, tous différents entre eux. Si ces 4 groupements pouvaient occuper n’importe quelle place autour du carbone, un seul composé de substitution pourrait ainsi être obtenu. Or, on en trouve deux, à la vérité fort analogues, identiques mêmes pour certaines propriétés (même point de fusion, même solubilité, même pression de vapeur, etc.) mais nettement différents à d’autres égards. Par exemple leurs cristaux, identiques au premier aspect, diffèrent en réalité comme font un gant de la main droite et un gant de la main gauche, qui, nous le savons assez, ne peuvent pas se remplacer l’un l’autre.

On comprendra cette isomérie si l’on admet que les 4 valences du carbone s’attachent aux 4 sommets d’un tétraèdre régulier, pratiquement indéformable. Il y a en effet deux façons non superposables de disposer aux sommets d’un tel tétraèdre 4 objets tous différents, et les deux arrangements sont symétriques par rapport à un miroir comme un gant droit et un gant gauche. Si d’ailleurs le tétraèdre n’était pas régulier, plus de deux arrangements donnant un solide différent seraient possibles (et d’ailleurs on devrait alors obtenir aussi, contrairement à l’expérience, plusieurs dérivés bisubstitués de même formule CH2R′R″).

Il devient donc probable que les édifices moléculaires sont comparables, au moins approximativement, à des corps solides, dont la stéréochimie (de στερεός, solide), s’efforce de déterminer la configuration. Cette rigidité des liaisons entre atomes nous semblera plus probable encore quand nous connaîtrons les chaleurs spécifiques des gaz (no 44).


Les solutions.

25. — Lois de Raoult. — Les méthodes physiques ou chimiques dont on vient de lire l’exposé ne suffisent pas toujours à fixer la constitution ou même la formule moléculaire des divers corps. Elles trouvent heureusement un auxiliaire précieux dans l’étude expérimentale des solutions étendues.

Ce sont les corps non volatils dont il peut nous être difficile de trouver la formule. Tel sera le cas pour de nombreux « hydrates de carbone » dont l’analyse nous prouvera seulement qu’ils doivent avoir la formule CnH2n0n, et dont les propriétés chimiques ne suffisent pas toujours pour déterminer n.

Or on sait précisément depuis longtemps que lorsqu’un corps non volatil est soluble dans un liquide, dans de l’eau par exemple, la température de congélation est plus basse, la pression de vapeur plus faible, et la température d’ébullition plus élevée, que pour le dissolvant pur. C’est ainsi que l’eau de mer se congèle à −2° et bout (sous la pression normale) à 100°,6.

Mais, en se bornant à étudier les solutions salines dans l’eau, on n’avait pas su préciser ces règles qualitatives. En expérimentant sur les solutions qui, à l’inverse de ces solutions salines, ne conduisent pas notablement l’électricité, ne sont pas des « électrolytes », Raoult établit les lois suivantes (1884) :

1o  Pour chaque matière dissoute, l’influence est proportionnelle à la concentration[31]. L’abaissement de la température de congélation est 5 fois plus grand pour de l’eau sucrée qui contient 100 grammes de sucre par litre que pour celle qui n’en contient que 20 grammes.

2o  Deux matières quelconques exercent la même influence à concentration moléculaire égale. De façon plus précise, deux solutions (dans le même solvant) qui contiennent à volume égal autant de molécules-grammes dissoutes, ont même température de congélation, même pression de vapeur, et même température d’ébullition.

Il nous suffirait pour l’instant de savoir ces règles ; ajoutons cependant que les énoncés de Raoult, plus complets, disent quelle influence est due à une concentration moléculaire donnée. Si l’on a dissous, dans molécules-gramme d’un solvant qui avait la pression de vapeur , molécules-gramme (quelconques), obtenant ainsi une solution de pression , l’abaissement relatif de pression, c’est-à-dire est sensiblement égal  : en dissolvant 1 molécule-gramme quelconque dans 100 molécules-gramme de solvant, on abaisse la pression de vapeur du centième de sa valeur[32].

En ce qui regarde toutes ces lois, il est bien entendu que la solution doit être étendue, c’est-à-dire que la concentration moléculaire doit être comparable à celles pour lesquelles les gaz vérifient la loi de Mariotte (tout au plus de l’ordre de 1 molécule-gramme par litre).

Il est raisonnable de penser que ces lois s’appliquent aux corps dont nous ne savons pas encore la formule moléculaire, aussi bien qu’à ceux dont nous avons la formule. Si alors une masse d’un corps à formule encore inconnue produit par exemple sur la température d’ébullition en solution alcoolique une variation 3 fois plus faible que ne ferait une quelconque des molécules-gramme déjà connues dissoutes dans le même volume, c’est que la molécule-gramme inconnue est égale à . Par là s’accroît énormément notre pouvoir de détermination des coefficients moléculaires.

26. — Analogie des gaz et des solutions étendues. Pression osmotique. — Les lois de Raoult, si claires et si précises, n’étaient pourtant que des règles empiriques. Van ’t Hoff leur donna une signification profonde en les rattachant aux lois essentielles de l’état gazeux, qu’il sut retrouver dans les solutions étendues.

La notion de lois communes à toutes les matières diluées, gazeuses ou dissoutes, lui fut suggérée par les recherches de divers botanistes sur l’osmose. Toute cellule vivante s’enveloppe d’une membrane qui laisse passer l’eau, mais arrête la diffusion de certaines matières dissoutes, la cellule gagnant ou perdant de l’eau suivant la concentration du milieu aqueux où elle est plongée (de Vries), ce qui forcément fait grandir ou diminuer la pression dans l’intérieur de la cellule (on sait bien que des fleurs se redressent si leur tige plonge dans l’eau pure ; elles se « fanent » si cette eau est salée ou sucrée).

Pfeffer réussit à fabriquer des cellules artificielles indéformables entourées d’une membrane de ferrocyanure de cuivre qui possède ces propriétés[33]. Quand une de ces cellules, munie d’un manomètre et pleine d’eau sucrée, est plongée dans l’eau pure, la pression intérieure s’élève progressivement, donc il entre de l’eau. D’autre part on s’assure aisément qu’il ne sort pas de sucre : la membrane de ferrocyanure est dite semi-perméable. L’excès de la pression intérieure sur la pression extérieure tend du reste vers une limite, proportionnelle à la concentration pour chaque température, qui grandit quand la température s’élève, et qui redevient la même (la cellule perdant alors de l’eau) quand la température reprend sa première valeur. Cette différence limite, atteinte quand il y a équilibre, est la pression osmotique de la solution[34].

Si donc au fond d’un corps de pompe se trouvait de l’eau sucrée, et, au-dessus, de l’eau pure, séparée de la solution par un piston semi-perméable, on pourrait refouler ou laisser se détendre le sucre au sein de l’eau, selon qu’on appuierait sur le piston avec une force supérieure ou inférieure à celle qui équilibre juste la pression osmotique. De plus, comme cette pression, étant proportionnelle à la concentration, est en raison inverse du volume occupé par le sucre, on ne saurait pas, à ne considérer que le travail de compression, si l’on appuie sur un gaz ou sur une matière dissoute.

Van ’t Hoff qui sut présenter sous cet aspect les expériences de Pfeffer, eut ainsi l’intuition que (loi de Van ’t Hoff) :

Toute matière dissoute exerce, sur une paroi qui l’arrête et laisse passer le dissolvant, une pression osmotique égale à la pression qui serait développée dans le même volume par une matière gazeuse contenant le même nombre de molécules-gramme.

En admettant l’hypothèse d’Avogadro, cela revient à dire que :

Dans l’état gazeux ou dissous, un même nombre de molécules quelconques, enfermées dans le même volume à la même température, exercent la même pression sur les parois qui les arrêtent.

L’énoncé de Van ’t Hoff, appliqué au sucre (dont la molécule-gramme est 342 gr.) donne à 1 p. 100 près les pressions osmotiques mesurées par Pfeffer. Cette confirmation, bien frappante, pouvait à la rigueur être accidentelle. Mais Van ’t Hoff a levé tous les doutes en montrant que son énoncé résulte nécessairement de diverses lois déjà connues. En particulier, si les lois de Raoult sont exactes, la loi de Van ’t Hoff est nécessairement exacte (et réciproquement)[35].

27. — Les Ions. Hypothèse d’Arrhenius. — Nous ne savons pas encore à quoi tient qu’une solution conductrice, de l’eau salée par exemple, ne vérifie pas les lois de Raoult (et par suite les lois de Van ’t Hoff).

Disons d’abord quel est le sens de l’écart : la masse d’eau salée qui contient 1 atome-gramme de sodium (Na = 23) et 1 atome-gramme de chlore (Cl = 35,5) soit en tout 1 molécule-gramme molécule-gramme 58gr,5 de chlorure de sodium NaCl se congèle à plus basse température que ne ferait une solution de même volume renfermant 1 molécule-gramme d’un corps non conducteur, tel que le sucre. Quand la dilution augmente, le rapport des abaissements de congélation ainsi produits par 1 molécule-gramme de sel et par 1 molécule-gramme de sucre va en croissant et tend vers 2, en sorte que, en solution très étendue, 1 molécule-gramme de sel a la même influence que 2 molécules-gramme de sucre.

Tout se passerait de cette façon, si, en solution, le sel était partiellement dissocié en deux composants vérifiant séparément les lois de Raoult, et si cette dissociation devenait complète quand la dilution est très grande. Il faudrait donc admettre que les molécules NaCI se brisent en atomes Na de sodium et Cl de chlore et qu’une solution très étendue de sel marin ne renferme réellement plus de sel, mais du sodium et du chlore, à l’état d’atomes libres. Et c’est bien ce qu’osa soutenir avec une hardiesse géniale, un jeune homme de vingt-cinq ans, Arrhenius (1887).

Cette idée parut déraisonnable à beaucoup de chimistes, et cela est bien curieux, car, ainsi qu’Ostwald le remarqua aussitôt, elle était en réalité profondément conforme aux connaissances qui leur étaient le plus familières, et à la nomenclature binaire employée pour les sels : que tous les chlorures dissous aient en commun certaines réactions quel que soit le métal associé au chlore, cela se comprend très bien si dans toutes ces solutions existe une même sorte de molécules, qui ne peut être que l’atome de chlore ; dans les chlorates, qui ont en commun d’autres réactions, la molécule commune ne serait plus Cl, mais le groupement ClO3, et ainsi de suite.

Sans se préoccuper de cet argument, les adversaires d’Arrhenius trouvaient absurde qu’on pût supposer des atomes de sodium libres dans l’eau. « On sait bien, disaient-ils, que le sodium mis au contact de l’eau, la décompose aussitôt en chassant de l’hydrogène. Et d’ailleurs, si du chlore et du sodium coexistaient dans l’eau salée, simplement mélangés comme deux gaz qui occupent un même récipient, n’aurait-on pas quelque moyen de les séparer l’un de l’autre, par exemple en superposant à l’eau salée de l’eau pure dans laquelle les constituants Na et Cl diffuseraient sans doute avec des vitesses inégales ? Or ce procédé de séparation échoue, non seulement pour le sel marin (l’égalité des vitesses pourrait exceptionnellement se trouver réalisée) mais pour tous les électrolytes ».

Arrhenius répondait à ces objections en s’appuyant sur le fait que les solutions anormales conduisent l’électricité. Cette conductibilité s’explique si les atomes Na et Cl que donne par dissociation une molécule de sel sont chargées d’électricités contraires (comme sont après séparation un disque de cuivre et un disque de zinc d’abord au contact). Plus généralement, toute molécule d’un électrolyte peut de même se dissocier en atomes (ou groupes d’atomes) chargés électriquement, que l’on appelle des ions. On admet que tous les ions d’une même sorte, tous les ions Na par exemple d’une solution de NaCl, portent exactement la même charge (forcément égale alors à celle que porte l’un des ions Cl de l’autre signe, sans quoi l’eau salée ne serait pas dans son ensemble électriquement neutre, comme elle l’est). Les atomes qui, neutres, forment 1 atome-gramme, constituent, quand ils sont à l’état d’ions, ce que nous appellerons 1 ion-gramme.

Placés dans un champ électrique {comme il arrivera si l’on plonge dans l’eau salée une électrode positive et une électrode négative) les ions positifs seront attirés vers l’électrode négative ou cathode, les ions négatifs chemineront de même vers l’électrode positive ou anode. Un double courant de matière en deux sens opposés accompagnera donc le passage de l’électricité. Au contact des électrodes, les ions pourront perdre leur charge, et prendre du même coup d’autres propriétés chimiques.

Car un ion qui diffère par sa charge de l’atome (ou groupe d’atomes) correspondant, peut ne pas avoir du tout les mêmes propriétés chimiques. À cause encore de cette charge, la diffusion ne séparera pas des ions de signe contraire. Il se peut bien, et il arrivera en général, que certains ions, mettons les ions positifs, prennent de l’avance. Ils chargent alors positivement la région du liquide où ils sont en excès, mais aussitôt cette charge attire les ions négatifs ce qui accélère la rapidité de leur progression, retardant du même coup les ions positifs. Un chien peut être plus agile qu’un homme, mais si celui-ci le tient en laisse, ils n’iront pas plus vite l’un que l’autre.

28. — Degré de dissociation d’un électrolyte. — Le degré de la dissociation en ions d’un électrolyte se calcule au reste aisément, pour chaque température et chaque dilution, si on admet avec Arrhenius que les ions vérifient les lois de Raoult comme les molécules neutres. Si la solution qui contient 1 molécule-gramme de sel pour chaque volume , a même pression de vapeur que si on y avait dissous 5/3 molécules-gramme de sucre, c’est qu’elle contient réellement 5/3 molécules-gramme soit forcément (1−2/3) molécules-gramme de sel non dissocié et 2 fois 2/3 ions-gramme tant positifs que négatifs. Ainsi le degré de dissociation 2/3 est trouvé par application des lois de Raoult.

Considérons d’autre part une colonne cylindrique de solution ayant une section droite assez grande pour que le volume de chaque tronçon de 1 centimètre de longueur soit celui qu’on croirait contenir 1 molécule-gramme de sel si l’on ignorait sa dissociation. En fait il contient les 2/3 des ions qu’il contiendrait si la dissociation était complète. Pour une même force électrique, l’électricité débitée par seconde sera donc les 2/3 de celle qui serait débitée pour une dilution extrêmement grande. Plus brièvement la conductibilité de notre cylindre, par centimètre de longueur sera les 2/3 seulement d’une conductibilité limite atteinte pour une dilution infinie, Or c’est précisément ce que vérifie l’expérience.

Il en va de même pour les divers sels, aux diverses dilutions : le degré de dissociation calculé par application des lois de Raoult est égal à celui qu’on déduit des conductibilités électriques (loi d’Arrhenius). Cette concordance si remarquable, prouvant une corrélation profonde entre des propriétés de prime abord aussi différentes que la température de congélation et la conductibilité électrique (au point qu’elle permet de prévoir l’une quand on connaît l’autre) donne évidemment une force bien grande à la théorie d’Arrhenius.

29. — Première idée d’une charge élémentaire minimum. — Nous venons d’admettre que tous les ions Cl de l’eau salée ont la même charge, et nous avons attribué à l’existence de cette charge la différence des propriétés chimiques entre l’atome et l’ion. Considérons maintenant, au lieu d’une solution de chlorure de sodium, une solution de chlorure de potassium. Les propriétés chimiques dues aux ions chlore (précipitation par le nitrate d’argent, etc.}, se retrouvent les mêmes. Les ions chlore du chlorure de potassium sont donc probablement identiques à ceux du chlorure de sodium et ont donc la même charge. Comme les solutions sont neutres, les ions sodium et potassium ont aussi la même charge prise avec un signe contraire. On serait ainsi conduit de proche en proche à penser que tous les atomes ou groupes monovalents d’atomes (Cl, Br, I, ClO3, NO3… et Na, K, NH4,…), portent quand ils deviennent libres sous forme d’ions la même charge élémentaire , positive ou négative.

Les ions chlore ont encore mêmes propriétés, donc même charge, dans une solution de chlorure de baryum BaCl2. Mais ici un seul ion Ba est formé en même temps que 2 ions Cl ; la charge portée par l’ion Ba, provenant d’un atome bivalent, vaudrait donc, avec le signe contraire, 2 fois la charge de l’ion Cl. De même l’ion Cu, provenant du chlorure de cuivre CuCl2 porterait deux charges élémentaires ; ce serait encore le cas, mais avec le signe de l’ion Cl, pour l’ion SO4 des sulfates ; l’atome trivalent du lanthane se trouverait de même porter 3 charges élémentaires, après séparation d’avec les 3 atomes de chlore du chlorure LaCl3, et ainsi de suite.

Par là se trouve mise en évidence une relation importante entre la valence et la charge des ions : chaque valence brisée dans un électrolyte correspond à l’apparition d’une charge toujours la même sur les atomes que reliait cette valence. Du même coup, la charge d’un ion doit toujours être un multiple exact de cette charge élémentaire invariable, véritable atome d’électricité.

Ces présomptions sont en complet accord avec les connaissances que nous donne l’étude précise de l’électrolyse, et que je crois d’autant plus utile de résumer, que l’exposition ordinaire ne m’en paraît pas bien satisfaisante.

30. — Charge charriée par un ion-gramme. Valence électrique. — Quand on plonge deux électrodes dans un électrolyte, on voit aussitôt des changements se produire au voisinage immédiat des électrodes, dont la surface sert alors de point de départ à des bulles gazeuses, des parcelles solides ou des filets liquides, qui montent ou descendent, selon leur densité, et qui par suite vont souiller des régions que le seul passage du courant laisserait peut-être inaltérées.

On évitera cette complication en incurvant le trajet du courant, par exemple de la façon qu’indique la figure schématique dessinée ci-dessous. L’électrolyte est partagé entre deux bacs dans chacun desquels plonge une électrode et que réunit un siphon contenant une colonne liquide forcément Fig. 2 — Schéma d’une pile chimique.
Fig. 2.
traversée par le courant mais où ne peuvent entrer les matières qui montent ou descendent à partir des électrodes. On s’arrange, d’ailleurs, pour ne rien laisser perdre de ces matières.

Il est alors facile de s’assurer avec rigueur que le passage seul du courant n’altère pas l’électrolyte ; il suffit d’enlever le siphon après qu’il a passé une certaine quantité d’électricité (facilement mesurée par un galvanomètre) et de doser le liquide qu’il contient ; on le trouvera identique à la solution primitive.

Du même coup on a séparé en deux compartiments ce qu’est devenu le reste de la matière en expérience. On pourra faire l’analyse chimique de chacun de ces compartiments (en y comprenant les produits formés à l’électrode), déterminant combien d’atomes-gramme de chaque sorte s’y trouvent contenus.

Mettons qu’on ait électrolysé de l’eau salée. On trouvera dans le compartiment cathodique : d’abord de qui refaire la cathode (en supposant que celle-ci a été altérée), puis (en hydrogène, oxygène, chlore et sodium) de quoi faire de l’eau salée, et, enfin, un excès de sodium, en sorte que la composition brute du compartiment cathodique pourra s’exprimer par la formule :

(cathode) + (2 H + O) + (Na + Cl) +  Na.

J’insiste sur ceci qu’il s’agit là d’une formule brute, indépendante de toute hypothèse sur les composés présents dans le compartiment. Il est indifférent que les 2 atomes-gramme d’hydrogène dosés se trouvent pour une part sous forme d’hydrogène gazeux, et pour une autre part soient engagés dans des molécules d’eau ou de soude : on ne s’inquiète que de leur nombre total.

Au même instant, puisqu’il ne s’est pas perdu de matière, la formule brute du compartiment anodique sera forcément

anode primitive + (2 H + O) + (Na + Cl) +  Cl.

le nombre d’atomes-gramme de chlore présents en excès dans ce compartiment étant égal à celui des atomes-gramme de sodium présents en excès dans le compartiment cathodique.

On a donc, en faisant passer la quantité d’électricité , décomposé molécules-gramme de sel en sodium et chlore, qu’on retrouve séparés, dans les deux compartiments.

De quelque façon qu’on varie les conditions de l’expérience (dilution, température, nature des électrodes, intensité du courant, etc…) le passage de la même quantité d’électricité décompose toujours le même nombre de molécules-gramme. Par suite, si l’on fait passer 2 fois, 3 fois, 4 fois plus d’électricité, on décompose 2 fois, 3 fois, 4 fois plus d’électrolyte. En souvenir du grand Faraday, qui a compris le premier cette proportionnalité rigoureuse, on appelle souvent faraday la quantité d’électricité (égale à 96 550 coulombs) dont le passage accompagne la décomposition de 1 molécule-gramme de sel marin.

Ainsi, pendant que le courant passe, du sodium et du chlore se meuvent forcément en sens inverses dans la colonne médiane de l’électrolyte inaltéré, de manière à se trouver en excès progressivement croissant, le sodium dans le compartiment cathodique, et le chlore dans le compartiment anodique. Et c’est ce que nous comprenons très bien dans l’hypothèse des ions, si les ions Na sont chargés positivement, et les ions Cl négativement.

On voit facilement qu’alors la charge charriée par un ion-gramme est précisément le faraday. Soit en effet cette charge, supposée différente de . Faisons traverser l’électrolyte par 1 faraday ; si atomes-gramme de sodium ont alors traversé une section médiane dans le sens de la cathode (charriant avec eux faradays positifs), forcément atomes-gramme de chlore ont traversé cette section dans le sens inverse (charriant avec eux faradays négatifs), de façon qu’il se réalise dans le compartiment cathodique un excès de atomes-gramme de sodium. Le faraday qui a passé est donc égal à c’est-à-dire à la charge charriée par 1 ion-gramme de sodium ou de chlore.

Si, au lieu d’électrolyser du chlorure de sodium, nous électrolysons du chlorure de potassium KCl, nous trouverons, par des expériences toutes semblables, que c’est encore le passage de 1 faraday qui décompose 1 molécule-gramme. Comme nous l’avions prévu pour des raisons chimiques, l’ion-gramme de chlore a donc la même charge dans le chlorure de potassium ou dans le chlorure de sodium. Et de même nous vérifierons que tout ion-gramme monovalent charrie 1 faraday, positif ou négatif. C’est, en particulier, le cas de l’ion hydrogène H+, caractéristique des acides, et de l’ion oxhydrile OH- caractéristique des bases.

Nous vérifierons encore, sans qu’il soit besoin d’insister, qu’il faut faire passer 2 faradays pour décomposer 1 molécule-gramme de chlorure de baryum BaCl2, et qu’ainsi l’ion Ba++ porte 2 charges élémentaires. Nous vérifierons que le passage de 2 faradays décompose 1 molécule-gramme de SO4Cu (amenant en excès dans le compartiment anodique 1 groupement d’atomes-gramme SO4) en sorte que SO4−− et Cu++ portent également 2 fois la charge de Cl ou Na+. Et ainsi de suite.

Bref, tous les ions monovalents portent, au signe près, la même charge élémentaire , égale au quotient du faraday par le nombre d’Avogadro, suivant l’équation

et tout ion polyvalent porte autant de fois cette charge qu’il possède de valences.

Cette charge élémentaire, dont un sous-multiple ne paraît pas réalisable, a le caractère essentiel d’un atome, comme le fit le premier observer Helmholtz (1880). C’est l’atome d’électricité. Elle sera connue en valeur absolue si l’on réussit à connaître .

Il n’est pas inutile de signaler l’énormité des charges transportées par les ions. On la comprendra en observant, par application de la loi de Coulomb, que si l’on pouvait réaliser 2 sphères contenant chacune 1 atome-milligramme d’ions monovalents, et si on les mettait à 1 centimètre de distance, elles se repousseraient ou s’attireraient (suivant les signes de ces deux sortes d’ions), avec une force égale au poids de 100 trillions de tonnes. Voilà qui suffit pour nous expliquer qu’on ne puisse pas, comme on le demandait à Arrhenius, séparer les uns des autres en masse notable, soit par diffusion spontanée, soit de toute autre manière, les ions de signes contraires Na et Cl présents dans l’eau salée.


Limite supérieure des grandeurs moléculaires.

31. — Divisibilité de la matière. — J’ai tâché de présenter jusqu’ici l’ensemble des arguments qui ont fait croire à la structure atomique de la matière et de l’électricité, et qui ont livré les rapports des poids des atomes, supposés exister, avant qu’on eût aucune idée sur les grandeurs absolues de ces éléments.

J’ai à peine besoin de dire qu’ils échappent à l’observation directe. Si loin que l’on ait poussé jusqu’à présent la division de la matière, on n’a pas eu d’indice qu’on approchât d’une limite, et qu’une structure granulaire fût sur le point d’être directement perçue. Quelques exemples rappelleront au reste utilement cette extrême divisibilité.

C’est ainsi que les batteurs d’or préparent des feuilles d’or dont l’épaisseur n’est que le dixième de millième de millimètre, ou, plus brièvement, le dixième de micron. Ces feuilles que nous connaissons tous, et qui par transparence laissent passer de la lumière verte, paraissent encore continues ; si l’on ne va pas plus loin, ce n’est pas parce que l’or cesse d’être homogène mais parce qu’il devient de plus en plus difficile de manipuler, sans les déchirer, des feuilles plus minces. S’il existe des atomes d’or, leur diamètre est donc sûrement bien inférieur à 1 dixième de micron (0μ,1 ou 10−5 cm) et leur masse bien inférieure à la masse d’or qui emplit un cube de ce diamètre, c’est-à-dire à 1 cent-milliardième de milligramme (10−14 gr.). La masse de l’atome d’hydrogène, environ 200 fois plus petite, comme nous l’avons vu, est donc si faible qu’il en faut sûrement plus de 20 trillions pour faire 1 milligramme, c’est-à-dire qu’elle est inférieure à 1/2 10−16 grammes).

L’étude microscopique des divers corps permet d’aller beaucoup plus loin, spécialement si on observe des substances fortement fluorescentes. Je me suis en effet assuré qu’une solution au millionième de fluorescéine éclairée à angle droit du microscope par un faisceau très plat de lumière très intense (dispositif d’ultramicroscopie) manifeste encore une fluorescence verte uniforme dans des volumes de l’ordre du micron cube. La grosse molécule de fluorescéine, que nous savons (propriétés chimiques et lois de Raoult) 350 fois plus lourde que l’atome d’hydrogène, a donc une masse bien inférieure au millionième de la masse d’eau qui occupe 1 micron cube et cela montre que l’atome d’hydrogène pèse notablement moins que le milliardième de milliardième de milligramme. Ou, en un langage plus bref, l’atome d’hydrogène à une masse inférieure à 10−21. Le nombre d’Avogadro est donc supérieur à 1021 : il y a plus que 1 000 milliards de milliards de molécules dans une molécule-gramme.

Si l’atome d’hydrogène pèse moins que 10−21 grammes, la molécule d’eau, 18 fois plus lourde pèse moins que 2·10−20 grammes. Son volume est donc inférieur à 2·10−20 centimètres cubes (afin que 1 centimètre cube d’eau contienne 1 gramme), et son diamètre inférieur à la racine cubique de 2·10−20, c’est-à-dire inférieure au quatre cent millièmes de millimètre (1/4·10−6 cm).

32. — Lames minces. — L’observation des « lames minces » nous conduit peut-être plus loin encore. Quand on souffle une bulle de savon, on aperçoit souvent, en outre des couleurs éclatantes qui nous sont si familières, de petites taches rondes et noires, à bord bien net, qu’on pourrait prendre pour des trous, et dont l’apparition est presque immédiatement suivie de la rupture de la bulle. On les observe facilement en se lavant les mains, sur une lame d’eau de savon tendue dans l’anneau que peuvent former le pouce et l’index. Quand on tient cette lame verticale, l’eau qu’elle contient s’écoule graduellement vers le bas, en même temps que la partie supérieure devient de plus en plus mince, amincissement qu’on peut suivre par le changement de couleur. Quand elle sera devenue pourpre, puis jaune paille, on y verra bientôt paraître les taches noires qui se réunissent en formant un espace noir, espace qui peut occuper en hauteur le quart de l’anneau avant que la lame se brise. Si l’on répète avec précaution cette observation grossière, en formant les lames minces sur des cadres fins dans une cage qui les protège contre l’évaporation, on peut conserver ces lames noires en équilibre pendant plusieurs jours et plusieurs semaines et les observer alors à loisir.

D’abord, ce ne sont pas des trous, car on constate aisément, comme fit Newton qui les étudia le premier, que ces taches, noires par contraste, réfléchissent encore de la lumière, et même que, dans leur intérieur, il finit en général par apparaître de nouvelles taches rondes à bord net, encore plus sombres, donc encore plus minces et qui renvoient pourtant de faibles images d’objets brillants, du soleil par exemple.

On a pu mesurer, de plusieurs façons concordantes[36], l’épaisseur des taches noires, et l’on a trouvé que celles de Newton, c’est-à-dire les plus noires et les plus minces, ont une épaisseur d’environ 6 millièmes de micron ou 6 micromicrons (soit 6·10−7 cm). Les taches noires de rang précédent ont une épaisseur sensiblement double, ce qui est bien remarquable.

Les lames qui se forment par étalement de gouttes d’huile déposées sur l’eau peuvent devenir encore plus minces que les taches noires des bulles de savon, comme l’a montré lord Rayleigh. On sait (ou l’on peut aisément vérifier), que de petits fragments de camphre jetés sur de l’eau bien propre se mettent à courir en tous sens à la surface de l’eau (car la dissolution du camphre s’accompagne d’un grand abaissement de la tension superficielle, en sorte que le fragment est à chaque instant tiré du côté où la dissolution se trouve le moins active). Ce phénomène ne se produit plus si la surface de l’eau est grasse (et par suite possède une tension superficielle beaucoup plus faible que l’eau pure). Lord Rayleigh a cherché quel était le poids de la plus petite goutte d’huile qui, mise à la surface d’un grand bassin plein d’eau bien propre, se trouvait encore juste suffisante pour que les mouvements du camphre fussent empêchés en tous les points de la surface. Ce poids était si faible que l’épaisseur de l’huile ainsi étendue sur l’eau ne pouvait atteindre 2 millièmes de micron.

M. Devaux a fait une étude approfondie de ces lames minces d’huile qu’il compare très heureusement aux taches noires des bulles de savon. On voit, en effet, quand on dépose une goutte d’huile sur l’eau, se former une lame irisée, qui bientôt se perce de taches circulaires, noires et à bord net, où la surface liquide porte encore de l’huile car elle à les propriétés signalées par lord Rayleigh. Mais cette huile n’est pas encore à son maximum d’extension : en versant sur une large nappe d’eau une goutte d’une solution étendue titrée d’huile dans la benzine (laquelle s’évapore aussitôt), M. Devaux a réalisé un voile d’huile sans parties épaisses et à bords nets, dont il décèle la présence non plus avec du camphre (qui s’agite sur le voile comme sur l’eau pure), mais avec de la poudre de talc. Répandue par un tamis sur l’eau pure, cette poudre fuit aisément quand on souffle horizontalement sur le liquide et se rassemble à l’extrémité opposée de la cuvette où elle forme une surface dépolie. Mais cette fuite est arrêtée par les bords du voile d’huile, et marque ses limites. On peut ainsi mesurer la surface de ce voile avec une précision qui porte sur le centième de micromicron. L’épaisseur correspondante est à peine supérieure au micromicron (1,10 μμ ou 1,1·10−7 cm).

Notons qu’on suppose dans ces mesures que la matière de la lame a une épaisseur uniforme et qu’après tout il n’est pas sûr, à ne considérer que les faits ici indiqués, que par exemple ces lames n’aient pas une structure réticulaire à mailles fines, semblable à celle d’une toile d’araignée, toile qui, de loin, peut paraître homogène.

Mais il semble plus probable que les lames minces n’ont pas de parties plus épaisses que l’épaisseur moyenne mesurée, et par suite que le diamètre maximum possible pour les molécules d’huile est de l’ordre du micromicron. Il sera encore notablement plus petit pour les atomes composants ; la masse maximum correspondante possible pour une molécule d’huile (trioléate de glycérine de formule C57H104O6) serait de l’ordre du milliardième de milliardième de milligramme, et la masse de l’atome d’hydrogène, presque mille fois plus faible, serait de l’ordre du trillionième de trillionième de gramme (10−24 gramme).

On peut résumer cette discussion en disant que les diamètres des divers atomes sont certainement inférieurs au cent millième (peut-être au millionième) de millimètre, et que la masse, même pour les plus lourds (tel l’atome d’or), est certainement inférieure au cent millième (peut-être au cent millionième) de trillionième de gramme.

Si petites que nous paraissent ces limites supérieures, qui marquent le terme actuel de notre perception directe, elles pourraient encore être infiniment au-dessus des valeurs réelles. Certes, quand on se rappelle, comme nous l’avons fait, tout ce que la Chimie doit aux notions de molécule et d’atome, il est difficile de douter bien sérieusement de l’existence de ces éléments de la matière. Mais enfin, jusqu’ici, nous sommes hors d’état de décider s’ils se trouvent presque au seuil des grandeurs directement perceptibles, ou s’ils sont d’une si inconcevable petitesse qu’il faille les considérer comme infiniment éloignés de notre connaissance.

Problème qui, sitôt posé, devait puissamment solliciter les recherches. La même curiosité ardente et désintéressée qui nous a fait peser les astres et mesurer leur course nous entraîne vers l’infiniment petit aussi bien que vers l’infiniment grand. Et déjà de belles conquêtes nous donnent le droit d’espérer que nous pourrons également connaître les Atomes et les Étoiles.


  1. Une discussion plus complète a fait considérer la molécule de gaz incolore comme formée par l’union de deux molécules de gaz rouge, les deux gaz ayant pour formules chimiques (dans le sens qui sera bientôt expliqué), N2O4 et NO2.
  2. Un exemple simple nous sera fourni par le sel ammoniac, dont la molécule peut se briser en deux morceaux qui sont respectivement une molécule d’ammoniac et une molécule d’acide chlorhydrique.
  3. Il est bien entendu que de l’oxygène ou de l’ozone, intégralement transformables l’un dans l’autre, seront regardés comme équivalents. Même remarque pour tout corps simple pouvant exister sous diverses variétés allotropiques.
  4. Incidemment, il n’est pas tout à fait correct de dire que cette substance élémentaire est « de l’oxygène ». Sinon, l’on pourrait aussi bien dire qu’elle est « de l’ozone », puisque oxygène et ozone peuvent se transformer intégralement l’un dans l’autre, sans perte de matière. Une même substance, à laquelle un nom distinct devrait être donné, nous apparaît, selon les circonstances, soit sous l’aspect « oxygène », soit sous l’aspect « ozone ». Nous comprendrons bientôt (19) à quoi cela peut tenir.
  5. Identiques une fois isolées, sinon exactement superposables à chaque instant. Deux pesons différemment tendus peuvent être regardés comme identiques, si, détendus, ils redeviennent superposables. Ainsi rien ne devra différencier un atome de fer tiré du chlorure ferreux et un atome de fer tiré du chlorure ferrique.
  6. On conçoit d’ailleurs que des molécules très compliquées puissent être plus fragiles que les molécules faites de peu d’atomes, et par suite puissent avoir moins de chances de se présenter à l’observation. On conçoit aussi que si une molécule est énorme (albumines ?) l’entrée ou la sortie de peu d’atomes ne modifie pas énormément ses propriétés et que la séparation de corps purs correspondant à des molécules somme toute peu différentes, puisse devenir inextricable. Et cela encore accroît les chances pour qu’un corps pur facile à préparer soit fait de molécules formées de peu d’atomes.
  7. Il ne suffirait pas de dire que ces nombres sont entiers. Soient et les masses d’hydrogène et de carbone unies dans l’échantillon analysé d’un carbure d’hydrogène. Ces masses ne sont connues qu’à une certaine erreur près, qui dépend de la précision de l’analyse. Si exacte que fût cette analyse, et quand même et seraient des nombres pris tout à fait au hasard, il y aurait toujours des nombres entiers et qui, dans les limites de l’erreur admissible, vérifieraient l’égalité :

    Mais les plus petites valeurs possibles pour et grandiraient quand la précision croîtrait. Si pour une précision du centième on avait trouvé 2/3 comme valeur possible de la valeur la plus simple possible deviendrait par exemple 2 027/3 041 quand la précision serait du cent-millième. Or cela n’est pas, et la valeur 2/3 conviendra encore pour cette précision. Que les rapports des entiers , , ,…, aient des valeurs fixes qui paraîtront d’autant plus simples, d’autant plus surprenantes, que la précision est plus élevée, c’est cela qui est la loi.

  8. Deux listes ne sont pas distinctes si l’on obtient l’une à partir de l’autre en y multipliant tous les termes par un même nombre.
  9. Au sens des cristallographes : on peut orienter deux cristaux de façon que chaque face de l’un soit parallèle à une face de l’autre.
  10. Jusque vers 1895.
  11. En réalité il s’agit là d’une loi limite, assez bien vérifiée (mettons à 1 p. 100 près) pour les divers gaz quand leur pression reste inférieure à une dizaine d’atmosphères, beaucoup mieux vérifiée à plus basse pression, et qui semble devenir rigoureusement exacte quand la densité tend vers zéro.
  12. Ici encore, loi limite, d’autant mieux vérifiée que la densité sera plus faible.
  13. À la vérité Gay-Lussac ne s’inquiéta pas de tirer de cet énoncé la proposition de théorie moléculaire ici indiquée.
  14. Il va de soi que l’hypothèse, supposée bonne, sera d’autant plus rigoureusement applicable que les lois des gaz « parfaits » se trouvent mieux vérifiées, c’est-à-dire d’autant plus que la densité du gaz sera plus faible.
  15. Précis de chimie organique.
  16. Mais la réciproque n’est pas nécessaire : soit en effet inexacte l’hypothèse d’Avogadro, et soient alors , , ,… les nombres de molécules, dans le volume , pour les divers composés hydrogénés ; soient , , …, les nombres entiers d’atomes respectivement présents dans une molécule de ces gaz. Dire que les masses d’hydrogène , , …, contenues dans des volumes égaux sont des multiples entiers d’une même masse prouve seulement que , , …, et par suite , , …, sont dans des rapports simples. C’est la proposition importante déduite au no 12 de la loi de combinaison des gaz (et incidemment nous la retrouvons ici à partir d’expériences beaucoup plus nombreuses que celles de Gay-Lussac) mais ce n’est pas la proposition plus précise d’Avogadro.
  17. On ne peut compter comme faisant exception des corps tels que le peroxyde d’azote (voir no 2) qui ne vérifie pas les lois de Boyle et de Gay-Lussac et par suite est en dehors de ces considérations. Nous avons d’ailleurs fait comprendre qu’il ne vérifie pas les lois des gaz parce qu’il n’est pas un gaz, mais un mélange à proportion variable de deux gaz. Des remarques analogues s’appliquent aux quelques anomalies d’abord signalées (tel le sel ammoniac en vapeur).
  18. Température de la glace fondante et pression atmosphérique (56 centimètres de colonne barométrique mercurielle, à Paris).
  19. La chaleur spécifique de l’atome-gramme, est alors, au lieu de 6, 4,5 pour le silicium, 3 pour le bore, 2 pour le carbone.
  20. Du nombre brut, donné par l’expérience pour la chaleur spécifique, il convient en effet de retirer comme fait Nernst, la chaleur qu’on retrouve sous forme de travail accompli contre les forces de cohésion et que l’on calcule aisément quand on connait la compressibilité. Éventuellement (travaux de Pierre Weiss sur les corps ferromagnétiques) il faudrait aussi en retirer celle qui sert à détruire l’aimantation spontanée du corps. Pour avoir des résultats de forme simple il faut envisager seulement, dans la chaleur absorbée, celle qui paraît servir à accroître les énergies potentielles et cinétique des divers atomes, maintenus à distances moyennes invariables.
  21. Bien entendu, si le corps fond ou se volatilise, il échappe à la vérification.
  22. D’après les mesures de Pionchon poussées jusqu’à 1 200°.
  23. Ou 1 fois celui de l’hélium (voir no 108).
  24. Car le cinquième d’un grand nombre de points marqués au hasard sur une règle graduée en centimètres subdivisés en millimètres tombe dans les segments chacun de 2 millimètres qui contiennent les bouts de chaque centimètre.
  25. On voit qu’il n’est pas plus logique de dire « atome d’oxygène » que de dire « atome d’ozone ». À chaque sorte d’atomes devrait correspondre un nom distinct des noms des divers corps que peuvent former en se combinant les atomes de cette sorte.
  26. Que l’on peut séparer par des fractionnements, ou simplement caractériser dans le mélange, étant donné qu’on sait d’autre façon préparer purs ces mêmes corps.
  27. Elle a été récemment imposée (à l’exclusion de toute autre !) à notre agrégation d’enseignement secondaire des jeunes filles.
  28. Par exemple l’éthanolal qui possède une fonction aldéhyde et une fonction alcool est un isomère de l’acide acétique.
  29. Voir Dictionnaire de Beilstein.
  30. Il est d’ailleurs possible et même probable que, indépendamment des valences, des liaisons de genre différent, moins robustes, également à capacité de saturation limitée, puissent intervenir entre atomes ou molécules, donnant ces « combinaisons moléculaires », telles que sels doubles ou sels complexes, surtout signalées dans l’état solide. Uniquement pour comprendre la possibilité des liaisons différentes, disons que les valences ordinaires pourraient être dues à des attractions électrostatiques, et que en outre deux molécules (où même deux atomes) pourraient s’attirer comme des aimants, capables de former des systèmes astatiques sans action magnétique extérieure (polymérisation par doublement de la molécule, fréquemment observée).
  31. Loi énoncée avant Raoult, par Wüllner et Blagden, mais au sujet d’électrolytes pour lesquels précisément elle n’est pas exacte.
  32. Les règles précises relatives aux variations de température d’ébullition et de congélation s’ensuivent nécessairement de celle qui donne la variation de pression, par un raisonnement de thermodynamique dont il me suffit ici de signaler l’existence.
  33. Vases de piles, en porcelaine poreuse imprégnée de précipité membraneux de ferrocyanure du cuivre. Le vase, d’abord imbibé d’eau, empli d’une solution de sulfate de cuivre, est plongé dans une solution de ferrocyanure de potassium. La membrane de précipité se forme dans le tissu spongieux de la porcelaine, où elle ne pourra se déplacer. On lave le vase, on l’emplit d’eau sucrée, on le ferme par des mastiquages robustes.
  34. Ordre de grandeur : 4 atmosphères à la température ordinaire pour une solution de sucre à 6 p. 100.
  35. C’est ce qu’on voit aisément par un raisonnement (postérieur) d’Arrhenius.
    Fig. 1.

    Soit, en un lieu où l’intensité de la pesanteur est , dans une enceinte vide d’air, une colonne verticale de solution affleurant le solvant pur par un fond semi-perméable. La solution contient molécules-gramme du corps dissous (non volatil) pour de solvant. L’équilibre est supposé réalisé, pour une différence des deux niveaux. Soit la densité (moyenne) de la vapeur, celle beaucoup plus grande du solvant (presque égale à celle de la solution). Soient et les pressions de vapeur au contact de la solution et du solvant. Alors, par définition de la pression osmotique , la pression au fond de la solution est . Le théorème fondamental de l’hydrostatique, appliqué pour la solution et la vapeur donne alors :

    et
    soit sensiblement, en éliminant  :
    c’est-à-dire, d’après une loi de Raoult plus haut énoncée,
    soit le volume, dans l’état gazeux sous la pression , de 1 molécule-gramme du solvant (en sorte que est égal ); observons de plus que est le volume qu’occupe dans la solution une molécule-gramme du corps dissous. Il reste alors :
    c’est précisément la loi de Van ’t Hoff.
  36. Soit en mesurant leur résistance électrique (Reinold et Rücker), soit en en disposant une centaine les unes derrière les autres, et en voyant à quelle épaisseur d’eau se trouve équivalente la série de ces lames noires, en ce qui regarde le retard éprouvé par un rayon de lumière qui les traverse (Johonnott).