Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/47

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 218-220).

Comment Pantagruel & Panurge deliberent
viſiter l’Oracle de la Diue Bouteille.


Chapitre XLVII.


Voycy bien vn aultre poinct, lequel ne conſyderez. Eſt toutesfoys le neu de la matiere. Il m’a rendu en main la bouteille. Cela que ſignifie ? Qu’eſt ce à dire ? Par aduenture (reſpondit Pantagruel) ſignifie que voſtre femme ſera yuroigne. Au rebours, (diſt Panurge) car elle eſtoit vuide. Ie vous iure l’eſpine de ſainct Fiacre en Brye, que noſtre Moroſophe l’vnicque non Lunaticque Triboullet me remect à la Bouteille. Et ie refraiſchiz de nouueau mon veu premier, & iure Stix & Acheron en voſtre præſence, lunettes au bonnet porter, ne porter braguette à mes chauſſes, que ſus mon entreprinſe ie n’aye eu le mot de la Diue Bouteille. Ie ſçay home prudent & amy mien, qui ſçait le lieu, le pays, & la contrée en laquelle eſt ſon temple & oracle. Il nous y conduira ſceurement. Allons y enſemble, je vous ſupply ne me eſconduire. Ie vous ſeray vn Achates, vn Damis, & compaignon en tout le voyage. Ie vous ay de longtemps congneu amateur de peregrinité & deſyrant tous iours veoir, & tous iours apprendre. Nous voirons choſes admirables, & m’en croyez.

Voluntiers, (reſpondit Pantagruel) mais auant nous mettre en ceſte longue peregrination, plene de azard, plene de dangiers euidens. Quelz dangiers ? diſt Panurge interrompant le propous. Les dangiers ſe refuyent de moy, quelque part que ie ſoys, ſept lieues à la ronde : comme aduenent le prince, ceſſe le magiſtrat : aduenent le Soleil, eſuanouiſſent les tenebres : & comme les maladies fuyoient à la venue du corps ſainct Martin à Quande. A propous, diſt Pantagruel, auant nous mettre en voye, de certains poinds nous fault expedier. Premierement renuoyons Triboullet à Bloys (Ce que feut faict à l’heure : & luy donna Pantagruel vne robbe de drap d’or frizé). Secondement nous fault auoir l’aduis & congié du Roy mon pere. Plus nous eſt beſoing trouuer quelque Sibylle pour guyde & truchement. Panurge reſpondit que ſon amy Xenomanes leurs ſuffiroit, & d’abondant deliberoit paſſer par le pays de Lanternoys, & là prendre quelque docte & vtile Lanterne, laquelle leurs ſeroit pour ce voyage, ce que feut la Sibylle à Æneas deſcendent es champs Eliſiens. Carpalim paſſant pour la conduicte de Triboullet, entendit ce propous, & s’eſcria diſant, Panurge, ho, monſieur le quitte[1], pren Millort Debitis à Calais, car il eſt goud fallot, & n’oublie debitoribus, ce ſont lanternes. Ainſi auras & fallot & lanternes.

Mon pronoſtic eſt (diſt Pantagruel) que par le chemin nous ne engendrerons melancholie. Ia clairement ie l’apperçois. Seulement me deſplaiſt que ne parle bon Lanternoys[2]. Ie (reſpondit Panurge) le parleray pour vous tous, ie l’entends comme le maternel, il m’eſt vſité comme le vulgaire.

Briſzmarg d’algotbric nubſtzne zos
Iſquebfz pruſq ; alborz crinqs zacbac.
Miſbe dilbarlkz morp nipp ſtancz bos.
Strombtz Panrge vvalmap quoſt grufz bac.

Or deuine, Epiſtemon, que c’eſt ?

Ce ſont (reſpondit Epiſtemon) noms de Diables errans, diables paſſans, diables rampans. Tes parolles ſont brayes[3] (diſt Panurge) bel amy. C’eſt le courtiſan languaige[4] Lanternoys. Par le chemin ie t’en feray vn beau petit dictionaire, lequel ne durera gueres plus qu’vne paire de ſouliers neufz. Tu l’auras plus touſt aprins, que iour leuant ſentir. Ce que i’ay dict tranſlaté de Lancernoys en vulgaire, chante ainſi.

Tout malheur eſtant amoureux,
M’accompaignoit : oncq n’y eu bien.
Gens mariez plus ſont heureux,
Panurge l’eſt, & le ſçait bien.

Reſte doncques (diſt Pantagruel) le vouloir du Roy mon pere entendre, & licence de luy auoir.


  1. Panurge, ho, monſieur le quitte… Ici commence un passage, rempli de jeux de mots et d’allusions, qui a tort embarrassé tous les commentateurs, et que nous sommes loin d’avoir la prétention d’éclaircir complètement. Carpalim veut dire qu’en suivant ses prescriptions on aura un fallot et des lanternes. Il s’adresse à Panurge qu’il appelle monsieur le quitte, rappelant ainsi les plaisanteries qu’il a faites contre ceux qui ont payé leurs dettes. Cette idée le conduit à lui conseiller de prendre à Calais Millort Debitis. « Débyté Débitaï, selon Burgaud des Marets, se disaient en vieil anglais, et Debitis se dit encore à Guernesey pour député : il est donc probable que milord Debitis à Calais désigne le lord député de cette ville qui appartenait alors à l’Angleterre… » Ce lord, dit Carpalim, est good fellow, bon compagnon, ce qu’il prononce à la française goud fallot, bon fallot. Debitis rappelle à Carpalim le mot debitoribus, qui lui est opposé dans le pater ; mais ce précepte de remettre aux autres ce qu’ils doivent, que Rabelais a déjà remarqué qu’on observe souvent à gauche (voyez ci-dessus, p. 162, note sur la l. 8 de la p. 220*), pour Carpalim ce ſont lanternes ; c’est ainsi qu’il a fallot & lanternes.

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  2. Bon Lanternoys. Voyez ci-dessus, p. 190, note sur la l. 29 de la p. 261.*

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  3. Tes paroles ſont vrayes. Prononciation gasconne qui fournit un jeu de mots entre vraies et braies.
  4. Le courtiſan languaige. À la cour le langage changeait à chaque instant suivant la mode du moment et se surchargeait surtout de termes italiens. Henri Estienne dans la préface de la Conformité a soin de dire : « ie veulx bien aduertir les lecteurs que mon intention n’eſt pas de parler de ce language François bigarré, & qui change tous les iours de liuree, ſelon que la fantaſie prend ou à monſieur le courtiſan, ou à monſieur du palais, de l’accouſtrer. » C’est à cause de ces changements si prompts que Panurge prévient Épistémon que le dictionnaire qu’il lui promet « ne durera gueres plus qu’vne paire de ſouliers neufz. »