Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/6
Comment le debat appaiſé Panurge marchande auecques
Dindenault vn de ſes moutons.[1]
Chapitre VI.
e debat du tout appaiſé Panurge diſt ſecretement à Epiſtemon & à frere Ian. Retirez vous icy vn peu à l’eſcart, & ioyeuſement paſſez temps ce que voirez. Il y aura bien beau ieu, ſi la chorde ne rompt[2]. Puys ſe addreſſa au marchant, & de rechef beut à luy plein hanat de bon vin Lanternoys. Le marchant le pleigea guaillard, en toute courtoiſie & honeſteté. Cela faict Panurge deuotement le prioyt luy vouloir de grace vendre vn de ſes moutons. Le marchant luy reſpondit. Halas halas mon amy, noſtre voiſin comment vous ſçauez bien trupher des paouures gens. Vrayement vous eſtez vn gentil chalant. O le vaillant achapteur de moutons. Vraybis vous portez le minoys non mie d’vn achapteur de moutons, mais bien d’vn couppeur de bourſes. Deu Colas, faillon[BD 1] qu’il feroit bon porter bourſe pleine aupres de vous en la tripperie ſus le degel ? Han, han, qui ne vous congnoiſtroyt, vous feriez bien des voſtres. Mais voyez hau bonnes gens, comment il taille de l’hiſtoriographe. Patience (diſt Panurge) Mais à propous de grace ſpeciale vendez moy vn de vos moutons. Combien ? Comment (reſpondit le marchant) l’entendez vous, noſtre amy, mon voiſin. Ce ſont moutons à la grande laine. Iaſon y print la toiſon d’Or. L’ordre la maiſon de Bourguoigne en feut extraict. Moutons de Leuant, moutons de haulte futaye, moutons de haulte greſſe[3]. Soit (diſt Panurge) Mais de grace vendez m’en vn, & pour cauſe & bien promptement vous payant en monnoye de Ponant, de taillis, & de baſſe greſſe. Combien ? Noſtre voiſin, mon amy (reſpondit le marchant) eſcoutez ça vn peu de l’aultre aureille. Pan. A voſtre commandement. Le march. Vous allez en Lanternoys ? Pan. Voire[4]. Le march. Veoir le monde ? Pan. Voire. Le march. Ioyeuſement ? Pan. Voire. Le march. Vous auez ce croy ie nom Robin mouton. Pan. Il vous plaiſt à dire. Le march. Sans vous faſcher. Pan. Ie l’entends ainſi. Le march. Vous eſtez ce croy ie, le ioyeulx du Roy. Pan. Voire. Le march. Fourchez là. Ha. ha. vous allez veoir le monde, vous eſtez le ioyeulx du Roy, vous auez nom Robin mouton. Voyez ce mouton là, il a nom Robin comme vous. Robin, Robin, Robin, Bes, Bes, Bes, Bes. O la belle voix. Pan. Bien belle & harmonieuſe. Le march. Voicy vn pact, qui ſera entre vous & moy, noſtre voiſin & amy. Vous qui eſtez Robin mouton ſerez en ceſte couppe de balance, le mien mouton Robin ſera en l’aultre : le guaige vn cent de huytres de Buſch, que en poix, en valleur, en eſtimation il vous emportera hault & court : en pareille forme que ſerez quelque iour ſuſpendu & pendu. Patience (diſt Panurge) Mais vous feriez beaucoup pour moy & pour voſtre poſterité, ſi ne le vouliez vendre, ou quelque aultre du bas cueur. Ie vous en prie ſyre monſieur. Noſtre amy (reſpondit le Marchant) mon voiſin, de la toiſon de ces moutons ſeront faictz les fins draps de Rouen, les louſchetz des balles de Limeſtre, au pris d’elle ne ſont que bourre. De la peau ſeront faictz les beaulx marroquins : lesquelz on vendra pour marroquins Turquins ou de Montelimart, ou de Heſpaigne pour le pire. Des boyaulx, on fera chordes de violons & harpes, lesquelles tant cherement on vendra, comme ſi feuſſent chordes de Munican ou Aquileie. Que penſez vous ?
S’il vous plaiſt (diſt Panurge) m’en vendrez vn, i’en ſeray bien fort tenu au courrail de voſtre huys. Voyez cy argent content. Combien ? Ce diſoit monſtrant ſon eſquarcelle pleine de nouueaulx Henricus[5].
- ↑ Deu Colas, faillon. Sont motz Lorrains, de par ſainct Nicolas compaignon (p. 289)
- ↑ Comment… Panurge marchande auecques Dindenault vn de ſes moutons. Le récit qui occupe ce chapitre et les deux suivants est connu de
tout le monde. La locution proverbiale : « les moutons
de Panurge, » appliquée à ceux qui suivent sans réflexion l’exemple qui leur est donné, l’a rendu populaire. L’idée en est empruntée à Merlin Coccaie, qui raconte dans sa XIe macaronée l’expédient de Cingar pour se débarrasser des moutons et des marchands qui encombraient l’embarcation dont il avait besoin :
Fraudifer ergo loquit paſtorem Cingar ad vnum :
Vis, compagne, mihi caſtronem vendere graſſum ?…Dans le conte de L’Abbesse. La Fontaine met en vers l’histoire des moutons de Panurge, et dans L’Ours & les deux Compagnons, il y fait allusion par ce vers :
Dindenaut priſoit moins ſes Moutons qu’eux leur Ours.
- ↑ Si la chorde ne rompt.
Nous allons voir beau ieu, ſi la corde ne rompt.
- ↑ De haulte greſſe. Voyez ci-dessus, p. 62, note sur la l. 21 de la p. 5.*
* Ces beaulx liures de haulte greſſe. Rabelais mentionne parmi les « liures de la librairie de ſainct Victor… Soixante & neuf breuiaires de haulte greſſe. » Dans ces deux passages cette expression se prête à un de ces doubles sens que notre auteur affectionne. On lit dans une recette du Ménagier de Paris (édit. Crapelet, 1846, t. II, p. 271) où il est question des « oes, poules, chappons deſpeciez par pièces, & mis en paſté, » que « les chappons de haulte greſſe… ne ſe deſpiecent point, » sans doute parce qu’ils sont considérés comme des animaux de choix. Ce mot a le même sens dans cet éloge que Dindenault fait de ses moutons (t. II, p. 290) : « Moutons de Leuant, moutons de haulte fuſtaye, moutons de haulte greſſe ; » et Panurge, prenant dans sa réponse le contre-pied de chacune des expressions que le marchand vient d’employer, lui propose de le payer « en monnoye de Ponant, de taillis, & de baſſe greſſe. » C’est cette signification de morceau exquis, que Du Fail a en vue quand il parle de Phryné comme d’une « putain de haute greſſe ; » (t. II, p. 240) et Henri Estienne quand il dit dans La Précellence du langage françois (édit. Delalain, 1850, p. 134) : « Il a eſté eſcrit de quelque perſonnage, qu’il tenoit en mue vne putain de haute greſſe. » À ce compte, des liures de haute greſſe sont des livres importants, précieux ;
- ↑ Voire. Selon Le Duchat, c’est ici une raillerie dirigée contre Calvin ; et Burgaud des Marets a cité un passage du catéchisme de ce réformateur pour prouver qu’en effet l’enfant y répond presque toujours au ministre : « voire ou je l’entends ainsi. » Cette critique de détail n’est donc point sans vraisemblance ; mais il faut se garder de partir de là pour identifier Calvin avec Dindenault, comme le fait Éloi Johanneau, et pour voir dans le débat entre Panurge et le marchand de moutons la dispute des catholiques et des calvinistes au sujet de l’agneau divin mangé dans la sainte cène.
- ↑ Nouueaulx Henricus. « Les Henris, monnaie d’or frappée par Henri II seulement, le furent pour la première fois en vertu d’une ordonnance de 1549 (31 janvier 1548, v. st.) ; une seconde émission eut lieu en 1551. » (Cartier, numismatique, p. 347)