Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/7

Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 29-34).

Comment Panurge racompte à maiſtre Aeditue
l’Apologue du Rouſſin & de l’Aſne.


Chapitre VII.


Avoir bien beu & bien repeu, Aeditue nous mena en vne chambre bien garnie, bien tapiſſee, toute doree. Là nous fiſt apporter myrobalans, brain de baſme, & zinzembre verd confit, force hypocras & vin delicieux : & nous inuitoit par ces antidotes, comme par breuuage du fleuue de Lethé, mettre en oubly & nonchalance les fatigues qu’auions paty ſus la marine : fiſt auſſi porter viures en abondance à nos nauires qui ſurgeoient au port. Ainſi repoſaſmes par icelle nuict, mais ie ne pouuois dormir à cauſe du ſempiternel brimballement des cloches.

A minuict Aeditue nous eſueilla pour boire : luy meſme y beut le premier diſant. Vous autres de l’autre monde dictes que ignorance eſt mere de tous maux, & dictes vray : mais toutesfois vous ne la banniſſez mie de vos entendemens, & viuez en elle, auec elle, par elle. C’eſt pourquoy tant de maux vous meſhaignent de iour en iour : touſiours vous plaignez : touſiours lamentez : iamais n’elles aſſouuis : ie le conſidere preſentement. Car ignorance vous tient roy au lict liez, comme fut le dieu des batailles par l’art de Vulcan, & n’entendez que le deuoir voſtre, eſtoit d’eſpargner de voſtre ſommeil, point n’eſpargner les biens de ceſte fameuſe Iſle. Vous deburiez auoir ia faict trois repas, & tenez cela de moy, que pour manger les viures de l’Iſle ſonnante ſe fault leuer bien matin : les mangeant ils multiplient, les eſpargnans ils vont en diminution. Fauchez le pré en ſa ſaiſon, l’herbe y reuiendra plus drue, & de meilleure emploicte : ne le fauſchez point en peu d’annees il ne ſera tapiſſé que demouſſe. Beuuons amis, beuuons treſtous, les plus maigres de nos oiſeaux chantent maintenant tous à nous : nous boirons à eux s’il vous plaiſt[1]. Beuuons vne, deux, trois, neuf fois, non zelus, ſed charitas[2]. Au poinct du iour pareillement nous eſueilla pour manger ſouppes de prime. Depuis ne fiſmes qu’vn repas, lequel dura tout le iour, & ne ſcauois ſi c’eſtoit difner, ou ſoupper, goutter, ou regoubillonner. Seulement par forme d’eſbat nous pourmenasmes quelques tours par l’Iſle, pour veoir & ouir le ioyeux chant de ces benoiſts oiſeaux.

Au ſoir Panurge diſt à Aeditue : Seigneur ne vous deſplaiſe, ſi ie vous raconte vne hiſtoire ioyeuſe, laquelle aduint au pays de Chaſtelleraudois depuis vingt & trois lunes. Le pallefrenier d’vn gentilhomme au[3] mois d’Auril pourmenoit à vn matin ſes grands cheuaux parmy les guereſts : là rencontra vne gaye bergere, laquelle à l’ombre[4] d’vn buiſſonnet ſes brebiettes gardoit, enſemble vn aſne, & quelque cheure. Deuiſant auec elle luy perſuada monter derriere luy en crouppe, viſiter ſon eſcurie, & là faire vn tronçon de bonne chere à la ruſtique. Durant leur propos & demeure, le cheual s’adreſſa à l’aſne, & luy diſt en l’aureille, car les beſtes parlerent toute icelle annee en diuers lieux. Pauure & chetif baudet i’ay de toy pitié & compaſſion. Tu trauailles iournellement beaucoup, ie l’apperçoy à l’vſure de ton bas-cul : C’eſt bien faict, puis que Dieu t’a creé pour le ſeruice des humains : Tu es baudet de bien. Mais n’eſtre autrement torchonné, eſtrillé, phaleré, & alimenté que ie te vois, cela me ſemble vn peu tyrannique, & hors les metes de raiſon. Tu es tout heriſſonné, tout hallebrené, tout lanterné, & ne manges icy que longs, eſpines, & durs chardons. C’eſt pourquoy ie te ſemonds baudet ton petit pas auec moy venir, & veoir comment nous autres que nature a produits pour la guerre, ſommes traittez & nourris. Ce ne ſera ſans toy reſentir de mon ordinaire. Vrayement, repondit l’Aſne, i’iray bien volontiers monſieur le cheual. Il y a, diſt le rouſſin, bien monſieur le rouſſin pour toy baudet. Pardonnez moy, reſpond l’Aſne, monſieur le rouſſin, ainſi ſommes en noſtre langage incorrects & mal apprins nous autres villageois & ruſtiques. A propos, ie vous obeïray volontiers, & de loing vous ſuyuray de paour des coups : i’en ay la peau toute contrepointee, puis que vous plaiſt me faire tant de bien & d’honneur.

La bergere montee, l’Aſne ſuyuoit le cheual en ferme deliberation de bien repaiſtre aduenans au logis. Le pallefrenier l’apperçeut & commanda aux garſons d’eſtable le traicter à la fourche, & l’eſrener à coups de baſtons. L’Aſne entendant ce propos ſe recommanda au dieu Neptune, & commençoit à eſcamper du lieu à grand erre, penſant en ſoy-meſmes, & ſyllogiſant : il dict bien auſſi n’eſtre mon eſtat ſuyure les cours des gros ſeigneurs : nature ne m’a produit que pour l’aide des pauures gens, Eſope m’en auoit bien aduerty par vn ſien apoloigue[5] : ce a eſté outrecordance à moy : remede n’y a que d’eſcamper de hait, ie dis pluſtoſt que ne ſont cuictes aſperges[6]. Et l’Aſne au trot, à peds, à bonds, à ruades, au gallot, à petarades.

La bergere voyant l’Aſne deſloger diſt au pallefrenier, qu’il eſtoit ſien, & pria qu’il fuſt bien traité, autrement elle vouloit partir ſans plus auant entrer. Lors commanda le pallefrenier que pluſtoſt les cheuaux n’euſſent de huit iours auoine, que l’aſne n’en euſt tout ſon ſaoul. Le pis fut de le reuoquer : car les garſons l’auoient beau flatter & l’appeller, Truunc, truunc baudet ça. Ie n’y vois pas, diſoit l’Aſne, ie ſuis honteux. Plus amiablement l’appelloient, plus rudement s’eſcarmouchoit-il : & à fautx, à petarades. Ils y fuſſent encores, ne fuſt la bergere qui les aduertit cribler auoine hault en l’air en l’appellant : Ce que fut faiſt, ſoudain l’aſne tourna viſage, diſant, auoine bien aduenant[7], non la forche, ie ne dis, qui me dit, paſſe ſans flux. Ainſi à eux ſe rendit chantant melodieuſement, comme vous ſçauez qui faict bon ouïr la voix & muſique de ces beſtes Archadiques.

Arriué qu’il fut on le mena en l’eſtable pres du grand cheual, fut frotté, torchonné, eſtrillé, litiere freſche iuſqu’au ventre, plain ratelier de foin, plaine mangoire d’auoine, laquelle quand les garſons d’eſtable cribloient, il leur chauuoit des aureilles, leurs ſignifiant qu’il ne la mangeroit que trop ſans cribler, & que tant d’honneur ne luy appartenoit.

Quant ils eurent bien repeu, le cheual interroguoit l’aſne, diſant. Et puis pauure baudet, & comment t’en va, que te ſemble de ce traitement ? Encores n’y voulois tu pas venir. Qu’en dis tu ? Par la figue, reſpondit l’aſne, laquelle vn de nos anceſtres mangeant, mourut Philemon[8] à force de rire, voicy baſme monſieur le rouſſin. Mais quoy ce n’eſt que demie chere. Baudouynez vous rien ceans vous autres meſſieurs les cheuaux ? Quel baudouynage me dis-tu baudet, demandoit le cheual, tes males auiures baudet, me prens-tu pour vn aſne ? Ha ha, reſpondit l’aſne, ie ſuis vn peu dur pour apprendre le langage courtiſan des cheuaux. Ie demande, rouſtinez vous point ceans vous autres meſſieurs les rouſſins ? Parle bas baudet, diſt le cheual : car ſi les garſons t’entendent, à grands coups de fourche, ils te pelauderont ſi dru, qu’il ne te prendra volonté de baudouyner. Nous n’oſons ceans ſeulement roidir le bout, voire fuſt-ce pour vriner, de peur des coups : du reſte aiſes comme rois. Par l’aube du bas que le porte, diſt l’aſne, ie te renonce, & dis fy de la litiere, fy de ton foin, & fy de ton auoine : viuent les chardons des champs puis qu’à plaiſir on y rouſſine, manger moins & touſiours rouſſiner ſon coup, eſt ma deuife, de ce nous autres faiſons foin & pitance. O monſieur le rouſſin mon amy, ſi tu nous auois veu en foires, quand nous tenons noſtre chapitre prouincial, comment nous baudouynons à guogo, pendant que nos maiſtreſſes vendent leurs oiſons & pouſſins. Telle fut leur departie. I’ay dit.

A tant ſe teut Panurge, & plus mot ne ſonnoit. Pantagruel admoneſtoit conclure le propos. Mais Aeditue reſpondit, à bon entendeur ne fault qu’vne parolle. I’entends treſbien ce que par ceſt apologue de l’aſne & du cheual voudriez dire & inferer, mais vous eſtes honteux. Sachez qu’icy n’y a rien pour vous, n’en parlez plus. Si ay-ie, diſt Panurge, n’agueres roy veu vne Abbegeſſe à blanc plumage, laquelle mieux vaudroit cheuaucher que mener en main. Et ſi les autres ſont dains oiſeaux[9], elle me ſembleroit daine oiſelle. Ie dis cointe & iolie, bien valant vn peché ou deux. Dieu me le pardoint, partant ie n’y penſois point en mal : le mal que i’y penſe me puiſſe ſoudain aduenir.


  1. S’il vous plaiſt. Le ms. ajoute : « Beuuons, de grace : vous n’en cracherés tantoſt que myeulx. »
  2. Non zelus, ſed charitas. « Ce n’est point du zèle, mais de la charité ». Le ms. porte : « non cibus charitas, » qu’on pourrait expliquer par : « la charité n’est pas une nourriture. »
  3. D’vn gentilhomme au. Ms. : du Seigneur ou.
  4. A l’ombre. Ms. : à l’oree. C’est le commencement d’une chanson citée plus loin. Voyez ci-après la note sur la l. 29 de la p. 222).
  5. Par vn ſien apoloigue. Ὂνος ἂγριος.
  6. Pluſtoſt que ne ſont cuictes aſperges. Ms. cuiytz. C’était un des proverbes favoris d’Auguste : « Velocius quam asparagi coquantur. » (Suétone, Vie d’Auguste, 87)
  7. Auoine bien aduenant. Ms. : Auoine bien aueniat. Jeu de mots, aveniat (advienne), « aveine, y a. »
  8. Philemon. Voyez ci-dessus, p. 116, note sur la l. 11 de la p. 73.*
    * Philemon, voyant vn aſne. Cette histoire, tirée du traité de Lucien intitulé De ceux qui ont longtemps vécu, et aussi de Valère Maxime (IX, 12, 6), est répétée avec un peu plus de développements dans le quart liure (ch. XVII, t. II, p. 333). Là, Philemon est appelé Philomenes. Le Duchat en conclut avec beaucoup de vraisemblance que Rabelais s’est servi, au moment où il écrivait le quart liure, du Valère Maxime in-folio publié à Paris en 1517, où ce nom est ainsi écrit. Voyez ci-dessus, p. 95, note sur la p. 43.*
  9. Dains oiſeaux. Ms. : Dames Oyſeaulx, et, plus loin, Dame Oyſelle. Mauvais jeu de mots.