Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/Légende

II.  ►

GARGANTUA

tome i. — pages 1-211

I.

La légende de Gargantua.


Q’uoiqu’on n’ait fait jusqu’à ce jour que des conjectures assez hasardées sur l’origine du mythe de Gargantua, nous devons, pour satistaire la légitime curiosité du lecteur, indiquer, avant d’aborder l’examen de l’œuvre de Rabelais, les principaux travaux entrepris sur cette matière, & en reproduire les passages les plus importants.

Éloi Johanneau, qui apportait dans l’érudition plus d’imagination que de sens critique, assimilait Gargantua à l’Hercule Pamphagos des Grecs[1]. Jacques Grimm le fait remonter à l’époque celtique[2] ; Félix Bourquelot, qui partageait cette opinion, a dressé dans sa Notice sur Gargantua[3], une liste assez étendue des légendes françaises relatives à ce personnage. Nous allons énumérer celles auxquelles se rattachent certaines dénominations locales :

« La popularité de Gargantua est grande, surtout dans les campagnes, au fond des villages & des hameaux. Sur tous les points de la France, les paysans ont à conter des prodiges incroyables de sa force, des miracles de son appétit. On dit encore dans la Beauce : manger comme un Gargantua. Son nom est resté attaché à une foule de monuments, & particulièrement à ceux que l’on appelle monuments celtiques ou druidiques.

« Dans la chaîne de montagnes de Sassenage (Isère) s’élève un rocher dont le sommet est composé de trois éminences en forme de dents canines ; on les désigne sous le nom de Dents de Gargantua ou de Roche proupena (de beaucoup de peine).

« Les Monts Jumeaux, aux environs de Châtillon-sur-Seine, sont appelés Bottes de Gargantua.

« À Verdes (Loir-&-Cher), on voit la Soupière de Gargantua. C’est une grande excavation évidemment faite de main d’homme, & près de laquelle se trouvent un tumulus & des pierres posées qui contribuent à lui donner une physionomie druidique. Sur le même territoire se trouve une pierre longue d’environ dix pieds, & échancrée dans le milieu, que les gens du pays prennent pour les Lunettes de Gargantua.

« Le géant a laissé dans divers endroits des monuments de ses jeux : un palet & une drue à Tripleville (Loir-et-Cher) ; un palet & une drue à Saint-Sigismond (Loiret) ; des palets à Changé, près Maintenon (Eure-&-Loire). Ces derniers sont un groupe de peulvens & de menhirs dont un seul reste encore debout. Suivant la tradition, Gargantua s’amusait à lancer vers un but des pierres en guise de disques : le but est le menhir qui a conservé sa position perpendiculaire ; les palets font les rochers épars, lancés par le géant contre le but.

« On montre à Néaufles (Eure), la Pierre à affiler de Gargantua.

« Il y a aussi, près de Péronne (Somme), un menhir dit la Pierre fiche de Gargantua ; à Membralle (Loir-&-Cher), une pierre de Gargantua ; à Vic-sur-Aisne, une pierre ou pierre à pisser de Gargantua.

« Près de l’abbaye de Saint-Seine (Côte-d’Or), est une ferme à laquelle on donne le nom de Ferme de Gargant ; aux environs de Rambouillet (Seine-&-Oise), un cimetière, où l’on a découvert des restes de poterie romaine & des tombes mérovingiennes, est appelé les Gargants.

« Aux courses & aux voyages du géant se rattachent divers souvenirs. C’est à lui qu’on attribue la formation de la montagne sur laquelle est établie la ville de Laon. Il portait un jour de la terre dans une hotte ; se trouvant trop chargé, il jeta dans la plaine une partie de son fardeau, & la vallée fut changée en montagne.

« Près de Chalautre-la-Grande (Seine-&-Marne), est une butte naturelle, dans l’intérieur de laquelle on a trouvé des ossements humains, des armes & des instruments. On prétend que cette butte a été formée par la boue des sabots de Gargantua, qui vint jadis les décrotter en cet endroit. Le diable hante encore de nuit la montagne de Chalautre-la-Grande, qui est elle-même peu éloignée des monuments druidiques de Liours.

« À Dormont, près de Vernon, deux tumuli font appelés la Hotte de Gargantua. Dans une plaine du Hurepoix, entre Dourdan, Étampes & Arpajon, s’élève un grand rocher isolé, que l’on nomme le Gravier de Gargantua. Au dire des conteurs du pays, Gargantua jeta dans la prairie ce gravier, qui se trouvait dans son soulier & lui blessait le pied.

« On montre près de Portmort (Eure), sur les bords de la Seine, une pierre levée qui porte le nom de Caillou de Gargantua.

« Il existe aussi près du bourg de Toury (Loiret), sur la grande route de Paris à Orléans, un dolmen, dont l’origine est semblable à celle du gravier. Le géant s’y débarrassa, en passant, d’un petit caillou qu’il retira de son soulier, & ce caillou est l’énorme pierre qui a pris le nom de Pierre de Gargantua.

« Les Francs-Comtois racontent qu’en se désaltérant dans les rivières du Doubs & de la Drouvenne, Gargantua les mettait à sec : c’est à lui qu’on attribue l’origine de la Pierre qui vire, près de Poligny.

« D’après une tradition répandue dans le pays des Grisons, Gargantua a été vu à Hanz, dans l’attitude du colosse de Rhodes, debout sur deux roches, & se penchant pour boire d’un trait la rivière qui coule à leur base.

« Il s’est trouvé dans la même position près de Beaugency, & l’on prétend qu’il posait jadis l’un de ses pieds sur la Pierre tournante & l’autre sur la Pierre d’Ourcière, qui en est distante d’environ trois lieues.

« Suivant quelques histoires locales, le Tombeau de Gargantua existe près de la grotte de Miremont (Dordogne), entre Sarlat & Périgueux. C’est une grosse pierre que les habitants considèrent comme recouvrant les restes du géant. Il y a aussi une Tuombo del geant, à Saint-Circq, près de Caussade (Tarn-et-Garonne). Le dolmen qui porte ce nom paraît avoir eu des dimensions colossales ; il a été brisé & fouillé, & l’on a trouvé sous ses fragments des ossements humains ».

Nous avons retranché de cette énumération ce qui concerne la Seine-Inférieure, préférant avoir recours, pour ce département, au Répertoire archéologique, si intéressant & si complet, publié récemment par M. l’abbé Cochet[4]. Nous en extrayons les articles suivants :

Saint-Pierre-de-Varengeville, arrondissement de Rouen :

« Roches naturelles, mais légendaires, connues sous le nom de Chaire ou de Chaise de Gargantua, placées sur le penchant de la colline qui borde la Seine. Dans une charte du xiie siècle, ces pierres portent le nom de Curia gigantis. »

Tancarville, arrondissement du Havre :

« Rocher de Pierre gante, placé en face du château. Cette pierre naturelle, qui a la forme d’un grand parasol, passe pour avoir servi de siége à un géant qui lavait ses pieds dans la Seine. »

Varengeville-fur-Mer, arrondissement de Dieppe :

« Sur la falaise la plus avancée s’élève une énorme butte en terre, dont la forme un peu allongée ressemble assez à une fosse de nos cimetières ; le peuple qui symbolise tout, dit que c’est la « tombe du petit doigt de Gargantua. »

Veulettes, arrondissement d’Yvetot :

On y voit un retranchement ou catelier qui semble d’origine gauloise. « Ce catelier, que le peuple appelle aussi le Tombeau de Gargantua, est le reste d’une vaste enceinte, aujourd’hui tombée à la mer. »

Fresle, arrondissement de Neufchâtel :

« Monticule boisé qui porte le nom de Pas de Gargantua ou Pas du cheval de Gargantua. On dit que ce cheval faisait des pas de sept lieues. On pense que c’est le même endroit qui est appelé le mont Gargan dans un acte de 1337, conservé au Trésor des Chartes. »

Il y a en France deux autres localités qui portent le nom de Mont Gargan : la première est à quelque distance de Nantes[5] ; la seconde se trouve sur le territoire de Rouen. Ce dernier endroit est ainsi nommé par allusion au mont Gargano ou San-Angelo, dans le royaume de Naples. Le prieuré de Saint-Michel-du-Mont-Gargan, « élevé, dit l’abbé Cochet, en souvenir de l’apparition de l’archange saint Michel sur le mont Gargan, communiqua le nom de mont Gargan à la commune tout entière. Une partie seulement le garde aujourd’hui. »

Nous signalerons encore la mention suivante qui se trouve dans le Dictionnaire archéologique de la Gaule (époque celtique), au mot Alluyes, canton de Bonneval, arrondissement de Chateaudun (Eure-&-Loire) : « À deux cents mètres au sud des premières maisons du village, rive gauche du Loir, au lieu dit la Plaine d’Ambré, existe un demi-dolmen. Il est connu sous le nom de Pierre-Coupe ou Palet de Gargantua. »

Enfin, M. Joanne indique dans sa Bretagne (p. 481), « un dolmen appelé le Tombeau de Gargantua, » sur le territoire de Corlay (Côtes-du-Nord).

Les études plus nombreuses & surtout plus exactes d’histoire locale, qui se poursuivent de tous côtés, feront à coup sûr connaître une quantité de plus en plus grande de désignations du même genre.

En examinant le travail de Félix Bourquelot, M. Baudry avait fait remarquer[6] qu’au fond ces dénominations ne prouvent rien, parce qu’elles peuvent s’être introduites à une époque assez récente. « Trouve-t-on, dit-il, écrit quelque part avant le XVIe siècle le nom de Gargantua ? »

M. Gaidoz, auteur d’une curieuse brochure intitulée Gargantua, essai de mythologie celtique[7], n’a pas tenu compte de cette grave objection.

« D’après lui, dit en analysant son ouvrage M. Gaston Paris[8], ce personnage n’est pas de l’invention de Rabelais ; il existait bien antérieurement dans la tradition populaire, comme le montre le grand nombre des lieux ou des monuments mégalithiques auxquels son nom est resté attaché ; il existait aussi bien en Angleterre qu’en France, car le Gurguntius filius Beleni, qui apparaît comme le second des rois fabuleux de la Grande-Bretagne, dans la chronique de Geoffroi de Monmouth, est identique à notre Gargantua ; ce nom de Gargantua, est d’ailleurs du pur gaulois : « il est formé avec le suffixe uas-atis, d’un thème Gargant, participe présent de garg, forme intensive formée par le redoublement de la racine gar, avaler, dévorer. » Ce mot de dévorant a été d’abord sans doute l’épithète ajoutée au nom d’un dieu, épithète qui, séparée de son substantif, est devenue une divinité par elle-même. Quel était ce dieu ? Sans doute l’Hercule gaulois, appelé dévorant, parce que c’était à « ce Moloch celtique » qu’on offrait les sacrifices humains dont parle César dans un passage fameux ; & cet Hercule lui-même, ainsi que son dérivé Gargantua, n’est qu’un aspect particulier du soleil ».

M. Gaston Paris, après avoir analysé de la sorte l’ingénieuse théorie de M. Gaidoz, renouvelle l’objection faite par M. Baudry & en présente d’autres, très-dignes d’être prises en sérieuse considération :

« Que Gargantua soit le Gurgunt de la légende galloise, c’est ce qui ne paraît pas… très-assuré : en effet Gurgunt n’est représenté nulle part comme un géant, & on ne voit pas trace en Angleterre de dénominations locales populaires qui se rattachent à Gurgunt.

« Enfin qu’une épithète d’un dieu gaulois se soit conservée jufqu’à nous intacte, sans aucune modification de forme, & en gardant même, suivant M. Gaidoz, dans la forme Gargantuas, la marque du nominatif celtique, c’est ce qui paraît un peu difficile à croire ».


  1. Œuvres de Rabelais, 1825, tome I, page 166, note 3 & note ajoutée à un travail de Thomas de Saint-Mars intitulé : Traditions de l’ancien duché de Reiz, sur Gargantua. (Mémoires de l’Académie celtique, tome V, page 395.)
  2. Deutsche Mythologie, 2e édition, page 509.
  3. Mémoires de la Société royale des Antiquaires de France, tome XVII, pages 412-436.
  4. Répertoire archéologique du département de la Seine-Inférieure. — Paris, Imprimerie nationale, 1872, in-4o.
  5. Thomas de Saint-Mars. Mémoires de l’Académie celtique, t. V, p. 395.
  6. Revue de l’Instruction publique du 19 mai 1859.
  7. Mémoire lu devant la Société de Linguistique dans les séances des 6 et 20 juin 1868. Extrait de la Revue archéologique. — Paris, Franck, 1868, in-8° de 20 pages.
  8. Revue critique du 22 mai 1869, 4e année, n° 21, pages 326-329.