Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/08

Imprimerie Générale de Rimouski (p. 55-61).

MIQUELON

Par le traité de Paris, 10 fév. 1763, la France cédait à l’Angleterre toutes ses possessions coloniales dans le nord de l’Amérique, à l’exception des deux rochers de Saint-Pierre et Miquelon qu’elle se réservait pour servir d’asile à ses bateaux pêcheurs, avec le droit de pêche à une distance de trois lieues des côtes anglaises.

Dès le 1er janvier, 1763, M. d’Angeac avait été nommé gouverneur de Saint-Pierre.

Le baron de l’Espérance prit possession, au nom de la France, de ces rochers arides, le 14 juillet de l’année 1763 et s’occupa immédiatement de l’organisation. On fit venir des familles acadiennes de l’ancienne Île Royale et de l’Île Saint-Jean, grâce aux généreux subsides du roi de France qui fournissait des vivres pour cinq ans. En outre, on accordait à la colonie naissante, tous les privilèges que possédait autrefois l’Île Royale : suppression des droits d’entrée de la morue à Paris, gratification de vingt-cinq francs par quintal de morue introduit dans les colonies françaises,  etc., etc… On construisit deux chapelles et on y nomma deux aumoniers : l’abbé Bonnecamp pour Saint-Pierre et l’abbé François-Paul Ardilliers pour Miquelon dont le baron de l’Espérance devint gouverneur.

C’est sur cette île minuscule,… mais française, qu’au mois d’octobre 1763 arrivent les quinze familles que nous avons vues quitter Boston quelque temps auparavant : des Vigneau et des Leblanc, pour le grand nombre, deux Sirs, deux Hébert et un Thériault. Jean Vigneau était parti de Savannah, Georgie, et Magloire Hébert, de Charleston, Caroline du Sud, sept ans auparavant. Quelques-uns étaient de jeunes ménages, fondés au cours des pérégrinations. Le mariage se contractait du consentement des pères et mères, en présence d’un vieillard qui bénissait les nouveaux époux et les confiait à la garde de Dieu, tels les patriarches de l’Ancien Testament. La réhabilitation de ces mariages comme les cérémonies du baptême, aux enfants ondoyés fut faite à leur arrivée dans l’île, du 30 octobre au 26 décembre 1763.[1]

Ces pauvres réchappés furent reçus avec toute la douceur de la charité chrétienne et de la pitié compatissante par leurs compatriotes, le gouverneur et l’aumônier. Ils eurent enfin des maisons pour se loger, des hardes pour se vêtir et des vivres pour apaiser leur faim.

Au mois d’août de l’été suivant, un groupe de compatriotes de Chédabouctou et de l’Île Saint-Jean vint les rejoindre, d’autres de Boston, de Halifax, si bien qu’en 1767, ils se trouvent 551 sur ce rocher perdu en mer, malgré les hésitations du Président du Conseil de la Marine et les départs forcés pour les ports de France, etc.

Dès les mois de septembre de l’année 1764, le Sieur Perreault, un Canadien repassé en France, leur écrit une longue lettre où il les exhorte à abandonner ce rocher étroit, stérile et froid pour aller s’établir à Cayenne, en Guyanne. Il leur montre qu’ils ne sont pas à l’abri d’un mauvais coup, que l’île ne peut pas être fortifiée, qu’ils ne pourront pas établir leurs enfants autour d’eux, que le Roi leur offre des avantages exceptionnels à Cayenne, etc., etc. Rien ne fait fléchir les Acadiens ; ils se cramponnent au rocher français qui les a si fraternellement accueillis et repoussent catégoriquement l’offre du Ministre de France. Hélas, quoi qu’ils fassent, ils sont voués à un irrémédiable désastre. Se croyant au bout de leurs tourments, ils se mettent courageusement à réorganiser leur vie, se bâtissent des maisons, des étables, élèvent quelques animaux tout en faisant la pêche. La vie est dure ; le climat, difficile ; la pêche peu rémunératrice ; ils sont pauvres, oui, mais quel paradis en comparaison de l’exil où ils étaient plongés. En 1767, ils sont déjà 105 familles. En 1776, les plus à l’aise ont une grave, un chaffaud, trois chevaux, quatre bêtes à cornes, un mouton, une chaloupe ou une part de goélette. Quelques-uns ont même un magasin ; d’autres qu’une demi ou les deux tiers d’une chaloupe, d’une grave ou d’un chaffaud, une cabane de pêche, une vache. Mais tous ont une maison et une étable, ce qui rappelle les beaux jours de l’Acadie.[2]

Les Américains qui les ont tant fait souffrir vont être la cause d’une autre calamité presque aussi terrible que le grand Dérangement. La guerre de l’Indépendance ayant entraîné la France dans son tourbillon, les Anglais s’emparèrent des Îles Saint-Pierre et Miquelon. Le contre-amiral Montagu, gouverneur de Terre-Neuve, n’eut qu’à se présenter avec un vaisseau de 48 canons et trois frégates pour se rendre maître de ces îles, sans défense, le 14 juillet 1778. Encore une fois, les vainqueurs se conduisent en vandales et dévastent les deux îles. L’incendie dévore 237 maisons, 116 cabanes, 89 magasins, 79 étables, 7 boulangeries, 79 chaffauds. Les agrès de pêche et les animaux furent transportés à Terre-Neuve, et les pauvres habitants, au nombre de 1932, en France où ils demeurèrent jusqu’au traité de Versailles qui les réintégra dans leurs propriétés aux frais de l’État. En 1783, 510 colons s’y rendirent et furent suivis de 713 autres, l’année suivante. L’État rebâtissait leurs maisons, leurs cabanes et chaffauds et donnait à chaque famille des instruments de pêche, des chaloupes et se chargeait de leur subsistance pendant dix-huit mois. Tout était à refaire et à réorganiser. Pour la troisième fois, ces Acadiens rassemblaient les débris de leurs foyers épars. Cependant, ils ne reviennent pas tous, car des 776 personnes qui étaient à Miquelon en 1776, on en trouve 432 seulement en 1784.

La paix ne devait pas être longue. Un murmure sourd comme le bruit du tonnerre dans le lointain commença aussitôt à poindre en France. Il roula de montagne en montagne, de plaine en plaine, avec une progression rapide. En 1789, la révolution éclata en France avec une violence semblable à ces cyclones terribles qui emportent tout sur leur passage. Le contre-coup se fit sentir à Saint-Pierre et Miquelon : les Saint-Pierrais, sur leur rocher stérile, entrèrent dans le mouvement. Néanmoins, d’après les documents que j’ai pu trouver, les Acadiens de Miquelon — et ils étaient presque uniquement sur cette île — condamnèrent cette conduite de leurs compatriotes français. La proclamation du 22 septembre 1792 connue, ils refusèrent de prêter serment à la République persécutrice et 250 d’entre eux, sous la direction de leur aumônier, Jean-Baptiste Allain, s’embarquèrent la nuit dans leurs chaloupes et firent voiles pour les Îles de la Madeleine. Il y avait d’ailleurs quelques années qu’ils désiraient passer en pays anglais, craignant sans doute une nouvelle visite des Anglo-Saxons, de tout temps les irréconciliables ennemis de la France. Ils avaient eu bon flair, car le 14 mai 1793 une flotte anglaise, commandée par le vice-amiral King et le brigadier O’Gilvie, jetait l’ancre en face de Saint-Pierre. Le reste des Acadiens de Miquelon, profitant de la nuit, s’embarquèrent avec le peu d’effets qu’ils possédaient et quelques bestiaux pour s’en aller vers le Cap-Breton. L’abbé Lejamtel les accompagnait. Cent quinze d’entre eux avec onze pièces de bestiaux arrivèrent à Arichat sur dix chaloupes non pontées.[3]

Deux autres chaloupes, portant quatorze personnes, atterrirent à Main-à-Dieu. William Macarmick, Lieutenant-Gouverneur du Cap-Breton, les reçut avec une exquise humanité de parfait gentilhomme qui l’honore devant l’histoire. Le 12 décembre de la même année, il écrivit au Secrétaire d’État Dundas, qu’il voulait établir ces nouveaux colons autour du Gut de Canso et que « la plus grande partie des habitants des îles capturées restera probablement sur les Îles de la Madeleine. » Or, il y mentionne les 250 personnes que nous avons vues arriver sur ces Îles en 1792, car quatre d’entre elles avaient été déléguées à Sydney pour obtenir la permission de s’établir sur le Cap-Breton ; mais n’ayant pas eu de réponse très favorable, elles avaient décidé de ne plus tenter de nouvelles démarches[4].


On s’étonnera peut-être que pour raconter la petite histoire de mes Îles j’aie fait un si grand détour, mais je suis convaincu de la nécessité de cette apparente digression pour l’intelligence et la clarté du sujet.[5] Je veux aussi qu’on ait une idée de toutes les tempêtes qu’ont eu à essuyer ces lambeaux d’un peuple jadis heureux, sur la mer si effroyablement houleuse qu’ils ont traversée, avant d’échouer aux Îles de la Madeleine. Car leurs misères ne sont pas finies. Si on les plaint à cause des difficultés qu’ils ont rencontrées ici, que ne le fera-t-on pas en marchant avec eux la route infiniment longue et caillouteuse de l’éternel calvaire qu’ils n’ont pu surmonter, pour ne pas avoir trouvé de Cyrénéen qui les aidât à porter leur lourde croix et les empêchât de mourir dessous. Si j’ose effleurer cette comparaison, c’est que la belle figure du Crucifié a plané chaque jour sur ce supplément de sa passion et que le rapprochement n’a rien d’humiliant pour le Christ, parce que les martyrs acadiens sont dignes des grands martyrs de la Rome antique. Mais comment expliquer un tel océan de souffrance, une si longue et si ignominieuse passion ? « C’est plus haut que la terre, en dehors du temps, du nombre et de l’espace, qu’il faut en chercher une explication qui repose l’esprit désemparé en présence d’un tel sort fait à l’innocence et qui comprime les mouvements d’un cœur honnête que l’indignation, au souvenir de si grands malheurs, fait battre trop vite. De tout temps il a fallu qu’il y eut des justes souffrants. C’est la grande loi d’équilibre moral qui empêche notre monde d’être englouti dans le néant. À cause de sa foi, de ses vertus, la race acadienne a été choisie pour prendre rang parmi ces victimes augustes que l’antiquité païenne elle-même plaçait très haut : le juste qui expie. Et depuis la mort du Sauveur sur la croix, la souffrance du juste a quelque chose de divin. Ce sera la gloire de l’Acadie française d’avoir donné aux nations du globe l’exemple de la plus amère souffrance dans la plus parfaite justice, et d’avoir été, comme le divin Maître, crucifiée. La vertu de son sacrifice échappe à nos supputations humaines. Qu’il nous suffise de savoir que pas un atôme n’en sera perdu[6] ».

  1. Ces renseignements me viennent du registre de l’Île Miquelon pour 1763. Le premier recensement fut fait en 1767 mais, comme il n’indique pas la date d’arrivée de chaque famille, il faut s’en tenir au premier qui doit comprendre tous les immigrés de 1763. Voir appendice IV.
  2. Résumé du recensement de Miquelon, 1776 : 1 chapelle, 107 maisons, 21 cabanes de pêche, 24 magasins, 64 étables, 23 chaffauds, 2 boulangeries, 20 goélettes, 71 chaloupes, 39 canots et doris, 59 graves, 222 bêtes à cornes, 73 chevaux, 105 moutons.
  3. Archives du Cap-Breton, vol. 11, p. 47, 31 mai 1793.
  4. Voir appendice IVa.
  5. Dans ce pèlerinage avec mes ancêtres, j’ai consulté le merveilleux travail de Monsieur Placide Gaudet, dans le volume II du rapport des Archives canadiennes pour l’année 1905 et un manuscrit appartenant au Séminaire du Saint-Esprit, 30, rue Lhomond, à Paris, déposé aux archives d’Ottawa.
  6. Henri d’Arles : La Tragédie Acadienne, p. 29.