Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/09

Imprimerie Générale de Rimouski (p. 61-69).

ORGANISATION ET POPULATION

Quand nous avons quitté les Îles de la Madeleine pour aller chercher à son origine le principal noyau de sa population, l’Américain Gridley en était le seigneur ; il avait réorganisé et agrandi ses huileries et bâti, à la Grande Échouerie, cinq maisons habitées par une douzaine de familles. Une centaine de personnes : hommes, femmes et enfants, hivernaient dans l’archipel, dont un bon groupe au Havre-Aubert.

C’est particulièrement en ce dernier endroit que campèrent les nouveaux immigrés, car il était le mieux organisé, le plus capable d’héberger un tel surplus de population et de fournir un bâtiment propre à servir de chapelle. Probablement qu’il y avait déjà eu une chapelle dans cette localité puisque vers 1774 l’abbé Thomas-François LeRoux arriva aux Îles, y demeura huit ans,[1] et les quitta en 1782 pour se rendre à Memramcook. De 1782 à 1792, l’abbé William Phelan, curé d’Arichat allait les visiter durant la belle saison. Si l’abbé LeRoux a tenu un registre, celui-ci est perdu. D’après monsieur Placide Gaudet, l’archiviste national, ces précieux documents historiques auraient été réduits en cendres avec ceux de Memramcook. En tous cas, il ne paraît pas avoir correspondu avec l’évêque de Québec, car les premières lettres des missionnaires des Îles à l’archevêché sont de M. Jean-Baptiste Allain et datent du 3 juin 1784. Les registres de l’abbé Phelan furent détruits dans l’incendie du presbytère d’Arichat en 1838.

Ceux de l’abbé Allain existent encore. Les feuillets de l’année 1793 contiennent des Bourque, des Boudreau, des Vigneau, des Theriault, des Arseneau, des Bonerie, des Deveau, des Giasson, des Etchevarie, des Cormier, des Richard, des Hébert, des Grenier, des Briand, des Yturbide, des Sire, des Bourgeois, des Lapierre, des Godet, des Gallant, des LeBorgne, etc., etc.

Ce bon prêtre était âgé de 57 ans quand il arriva dans les Îles. Monseigneur Plessis le tenait en grande estime et disait que « nul n’était plus propre que lui à maintenir ces braves Acadiens dans cette estimable simplicité digne du plus bel âge du christianisme, dans cette innocence de mœurs, dans cette union, cette harmonie et cette probité à toute épreuve que l’on admire parmi eux[2] ».

Durant l’été, il allait porter les secours de la religion aux habitants de Chéticamp, de Magré et des autres postes acadiens de ces côtes. Il se rendait à Arichat voir son ami et condisciple l’abbé Lejamtel, puis revenait passer l’hiver avec ses paisibles Madelinots. Et cela dura jusqu’en 1798. Cette année il permuta avec l’abbé Lejamtel, plus jeune que lui (41 ans), et plus capable de résister aux inévitables privations de la situation, de visiter régulièrement et de réconforter les chrétientés disséminées confiées à son zèle pastoral.

Dès l’été de 1793, l’abbé Allain alla voir l’évêque de Québec dont il dépendait. Il en rapporta des ordonnances et des règlements concernant sa petite colonie, et dès qu’il put rassembler les habitants, il fit élire un conseil de fabrique, composé d’un syndic : Louis Boudrot, et de deux marguillers : Nicolas Cormier et Joseph Bourgeois. Ceux-ci devront pourvoir aux besoins du prêtre, en recueillant de la morue sur les graves[3]. Il n’y a encore qu’un « bâtiment servant d’église, » probablement l’un des magasins ou hangars de Gridley qui semble avoir abandonné les Îles, après fortune faite.

Pendant longtemps, il n’y aura d’église qu’à cet endroit : l’église paroissiale, l’église mère, et encore sera-t-elle bien misérable, presque l’étable de Bethléem par son dénuement complet. En 1808 le missionnaire Allain écrit à Monseigneur Burk : « Il n’y a ici ni presbytère, ni chapelle suffisante, point d’ornements pour la messe », et en 1809, il répète à Monseigneur Plessis : « Il n’a qu’une pauvre chapelle sans ornements et une petite maison pour le prêtre. » Quand Monseigneur Plessis visita les Îles en 1811, il signifia que la chapelle du Havre-aux-Maisons dépendrait de l’église du Havre-Aubert et que tous les habitants devraient contribuer à y élever une nouvelle construction plus convenable pour la célébration des saints Mystères.[4]

Décidée en 1813 elle était terminée en 1819 ainsi que le presbytère qui attendait un curé résident. Vers 1820, l’abbé Madran fit construire un presbytère dans la mission du Havre-aux-Maisons qui comprenait alors le Cap-aux-Meules, le Grand Ruisseau et le Barachois. Cette division du territoire occasionna des discussions : le presbytère a été construit « aux frais du Havre-aux-Maisons » où se trouve la majorité des familles, et maintenant on veut bâtir la chapelle au Cap-aux-Meules et y transporter le presbytère, » écrivait l’abbé Madran. Évidemment cela n’allait pas toujours sans quelques criailleries des têtes croches. Encore en 1823, l’abbé Blanchet écrit : « Je suis en train de bâtir une chapelle au hâvre-aux-maisons (sic) l’année prochaine : pas une petite affaire dans un pays aussi pauvre que celui-ci.[5] Ce doit être une bâtisse de 50 x 30 pour 70 familles. » Les difficultés retardent indéfiniment l’entreprise ; il y a de la mauvaise volonté évidente, des murmures : » Ils se plaignent d’avoir contribué à l’église du Hâvre-au-Ber et d’être tous seuls maintenant pour construire la leur. » Le missionnaire les menace des foudres épiscopales qu’ils redoutent beaucoup. Cela les fait marcher, mais lentement, à pas de tortue ; ils ne se pressent pas de préparer le bois. C’est seulement en 1828 que la première église du Havre-aux-Maisons est enfin livrée au culte.

L’année suivante l’abbé Bédard construisit à la Côte la première église de l’Étang-du-Nord, bénite par l’abbé Brunet en 1830. Les gens de l’Étang-du-Nord si fiers, et à juste titre, de leur temple magnifique, seront-ils surpris d’apprendre que la deuxième église construite à la Côte en 1840 mesurait 36 x 25 pieds ?

Les premières écoles apparaissent vers cette époque. L’organisation hélas ! se faisait lentement, très lentement. Rien de surprenant à cela. Pour qui a étudié quelque peu la colonisation dans la province de Québec et ailleurs, pour qui a suivi et observé les lenteurs désespérantes de sa marche clopin-clopant et souffreteuse ; pour qui a pu examiner et vérifier sur place le peu de développement de certains centres, de certaines paroisses qui ont plus d’un demi-siècle d’existence, et le délaissement de riches territoires où il n’y a qu’à mettre le pied pour être chez soi et se tailler de magnifiques et fertiles domaines, la surprise est faite d’admiration. En effet, sur ces Îlots, contenant plus de sable que de terre, la population grandissait très vite. Les huit familles de 1773 s’étaient accrues de quelques autres, entre la guerre de l’Indépendance américaine et la Révolution française. Celle-ci provoqua une immigration en masse. Nous avons vu 250 pauvres réfugiés atterrir sur ces rives en 1792 ; d’autres les suivirent, plusieurs mariages se firent, si bien qu’en 1809 il y avait 68 familles.[6] Dans l’espace de quinze ans, de 1809 à 1824, la population fait plus que doubler, puisqu’on trouve alors 140 familles.[7] En 1831, il y a 195 familles, dont 20 anglaises ;[8] en 1844, 1738 âmes[9]. Depuis 1808 jusqu’à 1845, l’accroissement de la population est presque uniquement dû au surplus des naissances sur les décès. Et c’est à peu près la seule période où l’on puisse calculer le taux de la natalité et produire des chiffres exacts. Car, à partir de cette date, c’est l’exode qui dissémine dans divers coins de la province de Québec et tout autour du Golfe le merveilleux accroissement de ce capital humain. Cependant, pour une plus grande sûreté de calcul, nous compterons de 1824 à 1844. Et il sera facile de calculer quel serait aujourd’hui leur population si les plaines qui les enserrent n’étaient pas liquides.

Il y a 840 âmes en 1824 et 1738 en 1844. Cela fait une augmentation de 898 ou 107 % en 20 ans. En suivant la même progression, nous arriverons à 3596 en 1864, à 7429 en 1884, à 15,347 en 1904 et à 31,704 en 1924. En un siècle, si l’exiguïté du territoire n’avait pas forcé l’expatriation, la population se serait accrue de 30,894 âmes, ce qui veut dire que le capital se serait multiplié par 37.7428, ou qu’il se serait doublé tous les dix-neuf ans et tiers par son essor naturel. D’après ces chiffres, les Îles de la Madeleine auraient fourni au pays près de quatre fois et demie le nombre de leur population actuelle. (7,127, recensement 1921.)

La situation des Îles à ce moment-là ne nous permet pas de supposer aucune immigration. Les difficultés de la tenure des terres, la pauvreté du commerce, le peu de revenu que ces pauvres gens retiraient de leur pêche et le grand isolement où ils se trouvaient étaient une formidable barrière à tous projets d’immigration. C’est au contraire un courant de sortie qui aurait dû se produire, et il se peut fort bien que quelques familles l’aient suivi pour compenser la famille Pinel dit Lafrance, venue de Saint-Roch de Québec, et quelques rares familles de Chéticampais. Mais, comme ces étrangers n’arrivèrent qu’autour de 1840, notre calcul n’en souffre pas trop, même s’il n’y eut aucun exode.

Comment donc expliquer cette prodigieuse multiplication ? Voici : Ces Acadiens ont gardé les anciennes mœurs et coutumes — Dieu veuille qu’ils les conservent toujours ainsi ; — ils observent strictement les lois de Dieu et de la nature. Ce sont des prolifiques, mais leurs enfants naissent suffisamment espacés pour permettre à la mère de les nourrir de son lait et de s’en occuper activement. Elle est mère autant que la nature le lui commande et ne laisse pas à l’artificiel le soin de nourrir son enfant. Ici, pour le plus grand bien de la race, on ne connaît ni le biberon, ni la tétine (suce) qui tue. La nature — la belle et généreuse nature dont on voudrait changer les règles immuables en ces temps déréglés, la paie de retour, et son enfant pousse sain et fort. Il vit. Je ne crois pas qu’on trouve un coin de la province de Québec où il meurt si peu d’enfants que sur nos Îles. Le climat est sain, la nourriture, frugale mais abondante, les mœurs sont pures. Voilà les facteurs de l’incomparable vitalité des insulaires. Tous les étrangers le reconnaissent, et un ami canadien avec qui j’ai parcouru une partie de mes Îles me le disait à son tour : ces gens sont d’une frugalité à renverser et terrifier les carnivores bipèdes du reste de notre province. Être sobre dans le boire et le manger, plutôt pâtir que de se gaver, user de plus de poisson que de viande, humer à pleins poumons la senteur si vivifiante des goémons et boire l’eau de mer par tous les pores de la peau, voilà qui rend nos hommes forts et nos femmes fécondes et leur permet de procréer de jolis et nombreux enfants regorgeant de vie et de santé, et de les garder…

Fouillons les registres et voyons : des baptêmes, des mariages et pas ou peu de sépultures, pendant des années, des années jusqu’aujourd’hui même. C’est ainsi qu’en 1793, la première année du registre, il y eut 24 baptême et aucune sépulture ; en

Année Mariages Baptêmes Sépultures
1794 9 14 0
1795 2 12 0
1796 1 16 0
1798 3 24 0
1805 2 14 1
1809 4 14 0
1811 10 23 6
1813 4 33 0
1815 11 24 1
1818 2 29 0
1821 3 33 1
1827 6 23 11

De 1792 à 1804, pas un seul décès contre 192 naissances. La première sépulture apparaît en 1805, c’est celle de Joseph Boudrot, vieillard de 84 ans. Pendant une période de 25 ans, de 1794 à 1819, il y eut 15 sépultures, 565 baptêmes et 106 mariages. Est-il possible de battre ce record ? Monseigneur Plessis en était tout surpris et il nota dans son journal : « Il y meurt rarement deux personnes par an et ce sont des octogénaires. » En vérité, il n’y a pas de plus beau jardin de puériculture que les Îles de la Madeleine, et c’est un laboratoire exceptionnel pour se livrer avec succès à des études physiologiques.

Voici un petit tableau comparatif entre les meilleurs comtés canadiens-français et les Îles de la Madeleine :

Année Taux de natalité par 1000 de population Taux de mortalité par 1000 de population Économie du capital humain Taux de mortalité par 100 naissances Surplus % des nais­sances sur les décès Comtés
1918 39.66 14.33 2.53 36.13 63.87 I. de la M.
1919 35.46 12.69 2.27 35.76 64.24 I. de la M.
1920 38.67 13.22 2.54 34.22 65.78 I. de la M.
1919 33.35 66.65 L. Saint-Jean
45.62 13.34 3.23 32.55 67.45 Chicoutimi
35.4 64.6 Saguenay
35.88 11.73 2.415 39. 61. Beauce
39.04 12.20 2.68 37.43 62.57 Dorchester
54.50 14.94 3.956 36.75 63.25 Matane
31.23 9.29 2.19 38.67 61.33 Rimouski
 
1919 37.06 18.85 1.8 64.25 35.75 Verchères
1919 37.94 18.48 1.94 59.73 40.27 Richelieu
 
1921 [10] 31.35 68.65 I. de la M.
35.32 64.68 Lac Saint-Jean
32.22 67.78 Chicoutimi
38.5 61.5 Saguenay
35.68 64.32 Beauce
36.04 63.96 Dorchester
32.23 67.77 Matane
39.24 60.76 Rimouski

(Ces chiffres m’ont été fournis par l’Annuaire Statistique de Québec et par le greffier des Îles de la Madeleine, M. Ant. Painchaud.)

Il n’est toutefois pas juste de comparer, chiffres pour chiffres, les Îles de la Madeleine aux comtés qui ont à peu près le même surplus de naissances sur les décès. Par exemple, Chicoutimi, Lac Saint-Jean et Saguenay, qui les dépassent en 1919, forment une prospère région de colonisation où le surplus des vieilles paroisses en fonde de nouvelles où les jeunes ménages s’établissent, tandis que les Îles de la Madeleine sont surpeuplées, qu’un courant d’émigration charrie chaque année des centaines de personnes, jeunes ménages pour la plupart ou jeunes hommes, qui vont grossir la population d’autres comtés, tels que ceux du Saguenay, de Chicoutimi, de Saint-Maurice, de Matane ainsi que des villes de Québec et de Montréal malheureusement. Les vieux restent au pays natal et abaissent fatalement le pourcentage de la natalité et le cœfficient de la force vitale. C’est ainsi qu’en l’été de 1921, dans ma petite paroisse de Havre-aux-Maisons, je pouvais serrer la main à dix vieillards de 80 à 96 ans et compter une dizaine de jeunes familles forcées de s’expatrier.[11] Les Îles de la Madeleine se trouvent en réalité dans la situation des vieilles paroisses du bord du fleuve… Si je les compare maintenant aux comtés de Verchères et de Richelieu qui sont formés de vieilles paroisses, les chiffres sont joliment modifiés : soit une différence dans l’économie du capital humain de 0.47% pour le premier et de 0.33 % pour le second ; et une différence de 28.49% (V) et 23.97% (R) dans le surplus des naissances sur les décès. Cela ne prouve-t-il pas amplement mes assertions ?


  1. Placide Gaudet : résultat de deux ans de recherches.
  2. Mgr Plessis : mission de 1811, p. 95.
  3. Appendice V
  4. Appendice VI
  5. Voici la liste des articles que Mgr de Québec donna le 25 septembre 1830 pour l’usage du missionnaire des I. M., ces articles demeureront au presbytère du Havre-au-Ber : 2 paires de drap, 2 taies d’oreillers, 2 nappes, 1 thé bord (sic). 1 thé pot (sic), 1 chaudron. 2 fers à repasser, 1 poêle, 1 cuiller à pot, 1 pelle à feu, 2 chaudières, 1 bombe (sic).
  6. J. B. Allain à l’évêque de Québec, 9 sept. 1809, arch. de l’archevêché de Québec.
  7. Magl. Blanchet à l’évêque de Québec, 18 juillet 1824, arch. de l’archevêché de Québec.
  8. Lieutenant J.-H. Baddeley, 26 oct. 1831 : 98 familles sur le Havre-Aubert, 48 sur le Havre-aux-Maisons, 38 sur l’Étang-du-Nord, 5 sur l’Entrée et 6 sur la Grande-Entrée : 1057 âmes, recensement 1831, Bouchette.
  9. Recensement de la province de Québec en 1844.
  10. En 1922, le surplus est de 70 %
  11. Il s’en est tant expatrié que la population a baissé de 535 âmes dans les dix dernières années.