Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/07

Imprimerie Générale de Rimouski (p. 51-55).

DE L’ACADIE AUX ÎLES DE LA MADELEINE

Nous savons qu’à partir de l’année 1755, et non uniquement en cette année, les Acadiens de toutes les Provinces Maritimes furent poursuivis comme des bêtes fauves, traqués sans merci, embarqués sur des navires et transportés bien loin de leur pays.

Disséminés tout le long de la côte américaine, depuis Boston jusqu’à la Georgie, les martyrs acadiens, attirés par un aimant naturel et irrésistible, fixent leurs regards sur l’étoile de leur patrie et remontent douloureusement vers le nord.

J’ai pu suivre assez facilement les pérégrinations du groupe dont je m’occupe ici.

À peine débarqués à Savannah, Georgie, (au nombre de 400) ils travaillent à se construire des bateaux et au mois de mars 1756, ils partent presque tous et cinglent vers le pays. Ils atteignent la Caroline du Sud où ils rencontrent des compatriotes. Deux cents reprennent la mer avec le secret espoir de revoir l’Acadie, mais 78 ayant atterri à Long-Island, New-York, le gouverneur Hardy fit saisir leur bâtiment et les fit disperser « dans les parties les plus reculées de cette colonie et les plus propres à les faire tenir en tutelle. »

Les habitants de Charleston et des autres ports de la Caroline du Sud refusèrent les 2000 exilés qu’on débarqua sur leurs rives. Ils leur donnèrent deux vieux vaisseaux avec lesquels nos pauvres Acadiens reprirent la mer, en l’hiver de 1756, pour aller faire naufrage sur les côtes de la Virginie. Là, ils achetèrent pour son pesant d’or une vieille carcasse dont les Irlandais de l’endroit voulaient se débarrasser. Ils ne purent pas aller plus loin que le Maryland où ils passèrent deux mois sur une rive déserte à essayer de rafistoler leur bateau. Enfin, prenant la mer pour la troisième fois, ils atteignent la Baie de Fundy, ayant perdu en chemin la moitié des leurs.

Les 1500 débarqués en Virginie furent faits prisonniers et transportés en Angleterre.

De tous les États de la Nouvelle-Angleterre, seuls, le Massachusetts, New-York, la Pennsylvanie et le Connecticut firent des règlements pour venir en aide à ces naufragés de l’humanité.

Ceux qui étaient destinés à la Pennsylvanie périrent en s’y rendant.

D’autres groupes de la Georgie et de la Caroline du Sud qui ne pouvaient pas se procurer de petits bâtiments, s’embarquaient sur des chaloupes, longeaient les côtes, allaient d’anse en anse, durant le jour, dormaient la nuit sous quelques saules complaisants et arrivaient ainsi à Boston vers le milieu de juillet 1756. Le gouverneur Phips fit saisir leurs embarcations et instituer une enquête.

On était alors en pleine guerre. Les habitants anglais de ces provinces regardaient les Acadiens comme des êtres très dangereux et les traitaient d’après la méthode boche durant la dernière boucherie mondiale (1914-18). Apprenaient-ils quelques victoires françaises au Canada, les gouverneurs des états du nord lançaient des proclamations pour ordonner une plus stricte surveillance des « Français Neutres ». S’ils désobéissaient aux lois draconiennes du pays, ils étaient condamnés à une forte amende, ou fouettés à nu, ou jetés en prison. Ceux qui avaient réussi à briser leurs lourdes chaînes et à s’évader en 1756 étaient bien chanceux, car à partir de 1757 aucun passeport ne fut accordé.

Ils vécurent ainsi des jours bien misérables, condamnés à habiter de vieilles masures délabrées, sans vitres, sans cheminées, exposés à la pluie, au vent et à la neige, n’ayant souvent pas de bois pour se chauffer et que de maigres rations à se partager. Tous ceux qui avaient la force et la santé de travailler étaient exploités comme des nègres : après avoir peiné durant deux mois, les deux frères Mius ne reçurent que trois verges de vieille toile, deux livres de morue sèche à moitié avariée et une livre de saindoux gâté. C’est un fait entre mille.

Enfin la guerre cessa. Aussitôt que les Acadiens déportés à Liverpool l’apprirent, ils envoyèrent secrètement une requête au duc de Nivernois, plénipotentiaire de Louis XIV à Londres, par un Irlandais qui avait épousé une Acadienne. Le duc expédia M. de la Rochette pour étudier la pénible situation de ces malheureux. Celui-ci leur annonça qu’ils seraient bientôt transportés en France. En apprenant leur délivrance prochaine, les Acadiens, fous de joie exubérante, de crier à tue-tête, au grand scandale des Anglais : Vive le Roi, Dieu bénisse notre bon Roi !

Immédiatement, ils pensèrent à leurs frères des colonies anglaises et leur écrivirent la bonne nouvelle, les engagent à demander leur rapatriement en France. En quelques jours, tous les Acadiens des états américains furent informés de ce projet et une liste des familles de chaque ville et de chaque province — au total de 4397 âmes — fut adressée au duc de Nivernois, accompagnée de placets le conjurant de les venir délivrer de leur captivité pour les emmener sous le gouvernement du bon roi de France où ils pourront enfin avoir des prêtres et s’approcher des sacrements, ce qu’ils n’ont pas fait depuis huit ans. « Nous avons toujours désiré, depuis que les Anglais nous ont brutalement retirés de Nos Terres, de passer en France ou en quelques Unes des colonies françoizes. » Cependant, ils n’ont pas discontinué de faire leurs prières, « dans une maison particulière, en observant rigoureusement les dimanches et les fêtes. » Ces placets sont débordants de protestations d’amour pour la douce France et tout imprégnés de joie naïve et de fidèle attachement à leur religion.

Cette heureuse nouvelle avait bouleversé les Acadiens qui, dans la riante perspective de s’éloigner enfin de ce pays de souffrance, avaient abandonné leurs bourgs, vendu le peu de bien qu’ils possédaient et s’étaient rassemblés à Boston, afin de partir le plus tôt possible. Mais il n’appert pas que Sa Majesté Très Chrétienne les ait entendus. Le transport des 750 Acadiens d’Angleterre avait coûté au Trésor la somme de 122,000 livres, celui-là aurait coûté des millions. Ce merveilleux projet de délivrance tomba piteusement à l’eau, devant l’obstination des Américains qui exigeaient le paiement intégral de toutes les dépenses occasionnées par les Acadiens, depuis leur arrivée…

Navrés de se voir abandonnés de tous et fatigués d’attendre inutilement du secours de France, ils nolisent quelques vieux bâtiments et confient une autre fois leur triste sort à l’océan, leur seul ami. Ah ! la mer ! la mer ! c’est encore la seule planche de salut pour vous arracher des mains des voleurs et cingler toutes voiles déployées vers la liberté ! La mer ! c’est elle qui vous a vus naître et vous a vus grandir ; c’est elle qui vous a consolés sur les plages lointaines, vous aidant à remonter vers la patrie ; c’est elle qui vous écoute, se lamente et pleure avec vous ; et c’est encore elle qui vient sans bruit durant la nuit, à la faveur des étoiles, vous charger sur ses épaules et s’enfuir avec vous ! comment pourriez-vous l’oublier, pèlerins acadiens ? La mer ! c’est votre mère et c’est votre cercueil ! Ah ! je comprends votre attachement à cette compagne de vos malheurs ! Je comprends la fascination qu’elle exerce sur votre âme…