Le palais des thermes et l’hôtel de Cluny/Palais des Thermes

PALAIS DES THERMES.

La partie méridionale de Paris, aujourd’hui moins étendue et moins peuplée que la partie septentrionale, était, du temps de la domination romaine, bien plus riche en monumens et en institutions religieuses, civiles et militaires[1].

Cette partie se nommait alors le faubourg Lucotitius ou Lucotitie[2], et ce nom, à la désinence près, est le même que celui de l’île de la Cité, appelée Lucotetia, dont on a fait plus tard Lutetia.

De tous les édifices qui, à cette époque reculée, décoraient ce faubourg, le plus remarquable et le plus vaste était, sans contredit, le Palais Des ThermesA. Ses bâtimensB et ses cours (atria), s’élevaient au midi, jusqu’aux environs de la Sorbonne ; c’est du moins ce qu’il faut conclure des descriptions que nous en ont laissées quelques historiens, entre autres Jean de Hauteville, qui écrivait avant que Philippe-Auguste eût fait disparaître une partie de cet édifice pour construire le mur d’enceinte de Paris ; il prétend que le principal bâtiment était situé sur la partie la plus élevée de la montagne[3]. Du même côté, et au-delà, se trouvait la place d’armes, ou le campus, désigné par Ammien Marcellin[4]. À ce campus, qui devait occuper les emplacemens de l’ancien couvent des Jacobins, de la place Saint-Michel, etc, aboutissait la voie romaine d’Orléans à Paris, par le village d’Issy.

Toute cette partie méridionale dépendait du palais des Thermes, puisqu’on a la certitude que les rois Francs, qui ont succédé aux empereurs romains dans la propriété de ce palais, possédaient de même et retenaient sous leur censive, ces divers emplacemens.

On ne connaît pas bien les limites de ce palais à l’ouest : il est probable qu’il s’arrêtait à la ligne tracée actuellement par la rue de la Harpe. À l’est, il était borné par la voie d’Arcueil à Paris (aujourd’hui la rue Saint-Jacques).

Au nord, les bâtimens se prolongeaient jusqu’à la rive gauche de la Seine. M. de Caylus, qui a soigneusement exploré les traces de ces constructions antiques, assure que dans les caves des maisons situées entre la rivière et les restes du palais des Thermes, on trouve des piliers et des voûtes de maçonnerie romaine : il ajoute, qu’avant la démolition du Petit-Châtelet[5], on y voyait des arrachemens de murs antiques, qui se dirigeaient vers ce palais[6].

La salle qui subsiste encore aujourd’hui, unique reste d’un palais aussi vaste, offre dans son plan deux parallélogrammes contigus, formant ensemble une seule pièce. Le plus grand a 62 pieds de longueur sur 42 de largeur, et le plus petit 30 pieds sur 18. Les voûtes à arêtes et à pleins cintres, qui couvrent cette salle, s’élèvent jusqu’à 42 pieds au-dessus du sol. Telle est la solidité de ces voûtes, qu’elles ont résisté pendant quinze siècles aux ravages de toute espèce, et qu’elles ont supporté, durant de longues années, et sans éprouver de dégradations sensibles, une épaisse couche de terre cultivée en jardin et plantée de grands arbresC.

L’architecture majestueuse de cette salle est remarquable par la simplicité de ses ornemens. Les faces des murs présentent trois grandes arcades, dont celle du milieu est la plus élevée, genre de décoration fort en usage au ive siècle. La face du mur méridional a cela de particulier que l’arcade du milieu affecte la forme d’une grande niche dont le plan est demi circulaire. Quelques trous pratiqués dans cette niche et dans les arcades latérales, ont fait présumer qu’ils servaient à l’introduction des eaux destinées aux bains.

Les arêtes des voûtes, en descendant le long des murs, se rapprochent, se réunissent et viennent s’appuyer sur des consoles représentant des poupes de vaisseaux. Selon Dulaure[7], « ces poupes, symboles des eaux, servaient sans doute à caractériser la destination de ce lieu. »

La maçonnerie de ce monument se compose de plusieurs rangs alternatifs de moellons régulièrement taillés et de briques, recouverts en quelques endroits d’une couche de stuc, épaisse de 4 à 5 pouces. Du côté du nord, on remarque des bandeaux d’arcades, composés de pierres d’un grain fin, sculptées en cannelure, et assez bien conservées. Du même côté, on a découvert, après avoir fouillé le sol à deux ou trois pieds de profondeur, un mur qui semble indiquer que là se trouvait le bassin ou la piscine des bains.

On a mis aussi à découvert, dans la partie occidentale, la naissance d’un escalier par lequel on devait descendre dans les souterrains.

L’étendue de ces souterrains n’est pas entièrement connue : des amas de décombres s’opposent à ce qu’on y pénètre au-delà de quatre-vingts pieds environ. Ils sont à deux étages, l’un sur l’autre : le premier est à dix pieds au dessous du sol, et le second à six pieds au dessous du premier. Chaque étage est divisé en trois berceaux parallèles, soutenus par des murs de quatre pieds d’épaisseur, et communiquant entre eux par des portesD.

Il existait encore, il y a un siècle, derrière la salle des Thermes qui vient d’être décrite, une autre salle moins étendue, dont la voûte était de même chargée d’une épaisse couche de terre, et cultivée en jardin. Elle a été démolie, dit M. Bonami, en 1737[8].

Les eaux des Thermes provenaient d’Arcueil, village situé au midi et à deux lieues de Paris, et qui doit son nom aux arches ou arcades de l’aqueduc romain, dont une partie subsiste encore auprès de l’aqueduc moderne[9]. Ces restes antiques offrent des masses assez considérables de maçonnerie romaine, semblable à celle du palais des Thermes. À diverses époques et sur diffèrens points, on a découvert le canal de conduite des eaux. On en déterra une partie en 1544, en travaillant à des fortifications près de la porte Saint-Jacques. Une autre portion fut trouvée, en 1777, lorsqu’on consolida les nombreuses carrières de Paris et des environs[10].

Quelques mots maintenant sur les jardins du palais des Thermes.

On sait qu’à Rome les palais des empereurs, les maisons des citoyens opulens, étaient toujours accompagnés de vastes et magnifiques jardins. Ceux de Tarquin, de Jules César, d’Agrippa, qui, après lui, appartinrent à Caligula et à Néron ; ceux de Pompée, de Lucullus et de Salluste sont célèbres dans l’histoire ; les Romains en faisaient leurs délices. Les Thermes de Paris, construits par un empereur romain, devaient donc avoir leurs jardins[11].

Ces jardins, en effet, étaient immenses.

Au sud, leur limite est incertaine : elle devait partir des points les plus méridionaux du palais, et laissant en dehors l’emplacement actuel du Luxembourg, s’étendre jusqu’auprès de l’église de Saint-Germain-des-Prés. Au levant, ils étaient bornés évidemment par le palais. Au nord, le cours de la Seine les limitait entièrement : cette barrière naturelle, qui contribuait à l’embellissement et à la sûreté des jardins, ne devait pas être négligée ; et, puisque les bâtimens descendaient jusqu’au bord de la rivière, les jardins devaient avoir la même extension. Il est, d’ailleurs, prouvé qu’aucun intermédiaire, pas même un chemin ne les séparait de la rive ; car la première route établie sur ce bord, ne fut pratiquée qu’au commencement du xie siècle, sous le règne de Philippe-le-Bel.

Au couchant, enfin, les jardins étaient bornés par un canal qui communiquait à la Seine et se remplissait de ses eaux. Ce canal traversait l’emplacement de la cour et de l’église des Petits-Augustins[12], et s’étendait parallèlement à la rue de ce nom, jusqu’au quai Malaquais et à la rive gauche de la rivière : Dulaure pense[13] qu’il devait se prolonger au midi jusqu’à la rue du FourE.

Telle est la seule description que l’on puisse donner du palais des Thermes, de ses jardins et de son aqueduc, d’après les documens peu nombreux que l’histoire nous en a conservés.

Ce n’est guère que depuis environ 700 ans que les restes de ce palais portent le nom de Palais des Thermes. Ce nom lui vient, à n’en pas douter, de la destination de la salle, qui seule est restée debout ; mais il ne saurait convenir, je crois, à l’ensemble de l’édifice ; tel qu’il existait sous la domination romaine et du temps des rois Francs ; car l’appartement des bains ne devait être qu’une partie accessoire, qu’une dépendance bien restreinte de cet édifice, consacré avant tout à la demeure de ceux qui l’élevèrent. Aussi, jusqu’au xiie siècleF, il fut successivement désigné par les noms de Palatium, Regia[14], Arx celsa[15], Vetus Palatium[16], etc.G.

On ne sait pas précisément à qui l’on doit attribuer la construction de ce palais. Saint-Foix[17] se prononce pour Julien l’apostat, et Dulaure[18] pour Constance-ChloreH. Quoiqu’il en soit, cet édifice remonte au moins au milieu du ive siècle, car il servait alors de résidence à Julien, qui y fut proclamé empereur en 360. Voici comment cet événement est rapporté par les historiens[19]. Des troupes auxiliaires, récemment arrivées au camp de Paris, ayant reçu l’ordre de se rendre immédiatement sur les frontières de la Perse, et mécontentes d’une expédition aussi lointaine, résolurent d’élever le César Julien à la dignité d’Auguste. Ce fut vainement que, pour se dérober à ce dangereux honneur, Julien se cacha dans les souterrains du palais. Ses soldats, irrités de sa disparition, et craignant que les agens de l’empereur Constance ii n’eussent attenté à sa vie[20], se portèrent avec fureur au palais, et en brisèrent les portes, en l’appelant à grands cris. Il n’eut d’autre moyen de les apaiser, que de s’offrir à leurs regards et d’accéder à leurs vœux.

Ce prince parle, dans son Misopogon, de l’incommodité que le froid lui fit éprouver dans le palais qu’il habita à Lutèce. Il dit que, pendant un hiver rigoureux, il se refusa d’abord à ce qu’on allumât des fourneaux destinés à réchauffer la chambre où il couchait, mais que le froid devenant plus âpre, il consentit, afin de sécher les parois des murs couvertes d’humidité, à ce qu’on y apportât des charbons ardens, dont la vapeur faillit l’asphyxier.

Les empereurs Valentinien et Valens séjournèrent aussi au palais des Thermes : ils y passèrent l’hiver de l’année 365, ainsi que l’attestent trois de leurs lois, contenues dans le code Théodosien, et datées de Paris[21].

Ce palais fut également habité par Gratien, par Maxime et par plusieurs Césars, préfets du prétoire et gouverneurs romains[22].

Après l’invasion des Barbares dans les Gaules, au commencement du ve siècle, les rois Francs firent de ce palais leur résidence. Le séjour de Chlodowig Ier ou Clovis n’y est pas douteux, non plus que celui de son successeur Childebert. Ce fut là que ce dernier se retira[23] après le massacre de ses neveux, fils de Chlodomir, roi d’Orléans[24]. Ultrogothe, sa veuve, y logea aussi avec ses filles, comme nous l’apprend une pièce de vers de Fortunat, intitulée : Des jardins de la reine UltrogotheI.

Depuis cette époque, bien que l’histoire ne nomme aucun des rois qui ont habité le palais des Thermes, il paraît certain néanmoins que la plupart de ceux de la première et de la seconde race en préférèrent le séjour à celui du palais de la Cité.

Après la mort de CharlemagneJ, les princesses Gisla et Rotrude, ses filles, furent reléguées dans ce palais.

« Ce grand prince avait un peu trop fermé les yeux sur leur conduite, apparemment par cette même tendresse qui l’avait empêché, dit le P. Daniel[25], de les marier, ne pouvant se résoudre à se séparer d’elles. Louis-le-Débonnaire, dès qu’il fut sur le trône, entreprit de réformer leur façon de vivre, et commença par faire tuer deux seigneurs, qui passaient pour être leurs amans ; il croyait sans doute que l’exemple intimiderait et qu’elles n’en trouveraient plus, il paraît qu’il se trompa et qu’elles n’en manquèrent jamais.

« Ces princesses joignaient à beaucoup d’esprit, du goût pour les lettres ; elles étaient d’ailleurs affables, généreuses, bienfaisantes, bonnes en un mot comme le sont ordinairement toutes les femmes galantes du fond du cœur, et sans motif d’intérêt, d’intrigue ou d’ambition. Elles moururent généralement regrettées, tandis que le Débonnaire, qui n’avait aimé que la compagnie des prêtres, qui avait banni de sa cour tous les plaisirs, qui l’avait réglée monacalement, qui n’avait eu de goût que pour le plein-chant et les cérémonies de l’église, après s’être rendu méprisable, dit le même P. Daniel[26], aux évêques et aux abbés, à force de trop communiquer avec eux, et de leur trop déférer, mourut avili, dégradé dans l’esprit de ses sujets, avec la réputation d’un très-vertueux, mais très-médiocre empereur[27]. »

Ainsi Gisla et Rotrude purent mettre à profit cette retraite forcée, pour satisfaire leur amour de la science, dans les lieux mêmes, habités, quelques années auparavant, par le célèbre et savant AlcuinK.

Pendant le ixe siècle, les Normands qui, remontant le cours de la Seine, étaient venus assiéger Paris, ruinèrent en partie le palais des Thermes. Des restes imposans de cet édifice avaient cependant survécu à leurs dévastations, car Jean de Hauteville en fait encore une description pompeuse, en 1180 : « Ce palais, dit-il, dont les cimes s’élèvent jusqu’aux cieux, et dont les fondemens atteignent l’empire des morts… » Toutefois, ses jardins et ses appartemens inhabités ne servaient plus que d’asile au brigandage des voleurs, ou au libertinage de quelques femmes perdues.

Explicat aula sinus, montemque amplectitur alis,
Multiplici latebrâ scelerum tersura ruborem ;
…………pereuntis sæpe pudoris
Celatura nefas, Venerisque accomoda furtis.
[28]

En 1218, Philippe-Auguste fit don de ce palais à Henry, son chambellan, pour douze deniers Parisis de cens, en considération de ses services[29]. « Nous donnons à perpétuité, porte l’acte de donation, le palais des Thermes, Palatium de Terminis, que possédait Simon de Poissy, avec le pressoir situé dans le même palais[30]. »

Depuis lors, les bâtimens, morcelés par ce chambellan ou ses successeurs, passèrent en diverses mains, et furent en partie abattus pour faire place à de nouvelles constructions.




  1. Dulaure, Histoire de Paris, pag. 102, T. 1er, (5e édition).
  2. Diplomata, Chartæ, etc., T. 1er, p. 54. — Recueil des historiens de France, T. 3, p. 437.
  3. Voici, en effet, le titre du chapitre où cet écrivain décrit ce palais : De aulâ in montis vertice constitutâ.
  4. Amm. Marcell., lib. 20, cap. 4. — Voir aussi Zozime (édition d’Oxon), lib. 3, pag. 152 et 710.
  5. Forteresse située au bas de la rue Saint-Jacques et à l’extrémité méridionale du Petit-Pont. Le Grand-Châtelet était bâti à l’extrémité septentrionale du Pont-au-Change.
  6. Recueil d’Antiquités, T. 2, pag. 373.
  7. Histoire de Paris, T. 1er, pag. 115.
  8. Mémoire de l’Académie des Inscriptions, T. 15, pag. 679.
  9. Celui-ci, construit sur les dessins de La Brosse, par ordre de la reine Marie de Médicis, a été entièrement terminé en 1624.
  10. Dulaure, Histoire de Paris, T. 1er, p. 130.— Description des Catacombes, par M. Héricart de Thury, p. 261.
  11. Dulaure, Histoire de Paris, T. 1er, p. 122.
  12. Aujourd’hui le palais des Beaux-Arts.
  13. Histoire de Paris, T. 1er, pag. 121 et 125.
  14. Ammien Marcellin.
  15. C’est le nom que lui donne, au viie siècle, le poëte Fortunat, lorsqu’en recommandant aux Parisiens de chérir le roi Childebert, qui y résidait, il dit : « Dilige regnantem celsâ, Parisius, arce. » (Fortunati carmina, lib. 6, carmen 4.)
  16. V. la Chronique de Vézelay.
  17. Essais historiques sur Paris, T. 2, pag. 13.
  18. Histoire de Paris, T. 1er, pag. 119 et suiv.
  19. Zosime, Hist. lib. 3. — Amm. Marcell., lib. 20, cap. 4.
  20. Le décurion du palais avait répandu le bruit de sa mort.
  21. Codex Theodosianus, de Numerariis, lex 11, T. 2, pag. 449 ; de Metallis, lex 3, T., pag. 491 ; de Annona et tributis, lex 13, T. 4, pag. 22.
  22. Piganiol. Descript. hist. de Paris, T. 6, pag. 311.
  23. In suburbanâ concessit, dit Grégoire de Tours. Histor. lib. 3, cap. 18.
  24. Fortunati carmina, lib. 6, de Horto Ultrogothonis reginæ. — Childebert traversait ces jardins pour se rendre à l’église de Sainte-Croix et de Saint-Vincent (depuis Saint-Germain-des-Prés), dont il fut le fondateur :

    Hinc iter ejus erat, cùm limina sacra petebat (Ibid. carmen 8.)
  25. Histoire de France, T. 1er, pag. 558.
  26. Histoire de France, T. 1er, pag. 645.
  27. Saint-Foix, Essais hist. sur Paris. T. 1er, pag. 182 et suivantes.
  28. Architrenius Joannis Âltavillæ, lib. 4, cap. 8, de Àulâ in montis vertice constitutâ.
  29. Piganiol, Description historique de Paris, T. 6, pag. 311.
  30. Mémoires de l’Académie des Inscriptions, T. 15, pag. 681 (note).