Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. 73-98).

LUMIÈRE DU NORD




D E Paris, on se rend à Copenhague par Hambourg et Lubeck, par l’Allemagne du nord que je désirais connaître, au moins des yeux, après en avoir rêvé à la lecture d’Axelle. Hambourg est une ville puissante, grandie par son port tentaculaire, jusqu’aux limites du monde. J’évoque la masse troublante de ses églises patinées de roux, et la truculence de ses charcuteries. Lubeck n’est plus dans ma mémoire qu’un détour de route aux scintillements verts, L’Allemagne de la Baltique, comme je m’y attendais, est dure au regard et rappelle nos paysages d’automne. On y soupçonne des hivers attristants.

De Warnemunde — la « fin des terres », mots où s’exprime en plus d’un lieu la lassitude de l’Europe, car il n’y a que nous pour placer au bout d’un monde cette promesse : Terres-Neuves — à Gjedser, un ferry-boat, ainsi qu’on dit aujourd’hui dans les transports, assemble pendant deux heures les touristes venus de partout au rendez-vous obligé du bras de mer par-dessus lequel une île projette ses portes jusque sur la terre ferme. Tous les masques, toutes les langues. Aucune liaison. Les voyageurs subissent le passage de la mer sournoise, parmi le bagage bariolé qu’on ne prend même pas la peine d’amasser.

Puis la campagne danoise.

J’en perçois tout de suite l’attrait. Elle est propre de ses prés lavés et si gaie sous le soleil que, en fermant les yeux, je la vois encore rire de ses tons dorés. Elle est humanisée, on le pense bien, depuis le temps que des êtres lui demandent la vie, toute la vie que son exiguïté peut donner.

Ce travail du sol par l’homme m’émeut comme un rite universel, sans parole. Ainsi tout à l’heure, à Copenhague, des musiciens dont j’ignore la nationalité vont, en ce coin du nord si loin de Paris, ressusciter de la musique française par le rythme qui, lui aussi, est universel. La terre humanisée, c’est, à des degrés divers, mais c’est toujours, le même signe d’amour créateur. Nous le savons, au Canada, où elle naît de la forêt vierge. Longtemps, elle demeure une friche aux sillons lamés de bleu. Puis elle s’aplanit sous le flot humain. L’homme poursuit sa tâche par les soins que, chaque jour, il dissémine comme s’il ne se souciait pas de leur accord final. En Europe, il a fini cette tâche : la terre y apparaît comme une toile où le paysan pose, tous les les ans, les couleurs de la moisson.

Rien ne choque. Rien ne dépasse l’ensemble qui s’offre au rapide regard. Les maisons et les fermes sont agréables de lignes ; elles ont du caractère dans une manière de parenté que la courbe, l’arête ou la couleur individualisent. On est resté fidèle aux toits, symphonie dont nous avons perdu le sens, en superposant à la monotonie de la plaine, la parallèle de nos maisons carrées. Au Danemark, les toits chantent à toute volée. De chaume ou de tuiles rouges ou noires, luisantes comme des cabans sous la pluie, ils sont mansardés, cintrés, élancés, troués de lucarnes en paupières. Mais ils sont de même inspiration. Le train n’a pas roulé vingt minutes que, des deux côtés de la voie, on se prend à l’impeccable accent de cet art, accord du travail et de la pensée.

Copenhague réunit ces éléments épars et les grandit aux proportions d’une ville.

Qui veut connaître une région doit fuir les autocars et rejeter les parcours officiels : à peine leur demandera-t-il une mise en place. Il retournera plus d’une fois, à pied, en flânant, aux endroits qui l’auront attiré, se mêlant à la population comme s’il en était et participant, pour un jour, à l’âme collective. En pénétrant le secret d’une ville sous les additions du temps, il discernera des choses dont il n’eût pas soupçonné la durée, du haut d’un char-à-bancs outrageux et comique. Que de fois ne me suis-je pas confié au hasard pour surprendre les confidences d’un lieu inconnu et m’imaginer les partager. On choisit la minute la plus exquise, puisque la fantaisie seule y pourvoit ; et, comme on perçoit l’ordre où les douleurs n’ont pas de voix, on ne retient que l’apparence du bonheur.

Copenhague est « différent », comme aiment dire les Américains. On suit, aux reflets des constructions plus récentes, les traces des incendies qui ont renouvelé la ville. Le XVIe siècle occupe le cœur : art curieux dont je n’ai pas démêlé l’origine, sans doute parce que je me suis adressé à des gens du pays, — venu de Hollande, ai-je su en définitive. La Bourse, dentelée, avec sa tour que prolongent des monstres aux croupes enlacées ; des châteaux, qui eussent paru tendres aux Vikings. Puis, les lignes claires du XVIIe siècle : de vieux hôtels, des palais que l’on retrouve du nord au sud, à Berlin et à Vienne, architecture de raison où s’apaisent les emportements d’une Renaissance épuisée. Notre époque a complété, non sans élégance, les silhouettes vieillies ; osé, avec moins de bonheur, des choses neuves ; et le progrès a gagné la périphérie dans le mouvement de masses dont se repaissent le style moderne et l’opulent bien-être des immeubles germaniques où, par les fenêtres ouvertes, de larges édredons rouges chassent les lourdeurs du sommeil en se gonflant de l’air matinal.

La part faite aux laideurs, qui sont souvent élans de naïveté comme on en surprend ailleurs, Copenhague a su mettre un sourire « sur la façade d’une maison, au pli d’un jardin ». Rien qui boursoufle sa figure : ni gratte-ciel, ni monstruosité, — abcès de la fausse grandeur ; mais des clochers et des tourelles, dont le bronze suinte une humidité verte, et qui relient la grâce des toits. Charme d’autant plus prenant qu’il se garde de la standardisation que notre curiosité est si lasse de retrouver. Des avenues et des parcs aèrent la ville où circule une population solide que son affairement n’empêche pas d’être polie. Aux larges promenades qui y conduisent on devine le port, enrichi sous le vent du large et qui accueille les produits du monde entier sans que son originalité en soit troublée. La fidélité à l’art protège Copenhague qui, tout en s’adressant à l’étranger pour constituer sa vie propre, sait demeurer soi-même. Nombreux sont les musées consacrés à l’universelle beauté, sans doute, mais aussi au réalisme des œuvres nationales, au folk-lore, aux lointaines tentatives dont témoigne l’ethnographie.

C’est ce trait, ou plutôt cette physionomie d’ensemble, qui m’a frappé et conquis. J’en ai recueilli pour nous une leçon sur laquelle je suis revenu bien souvent parce qu’elle m’inspirait la vision de ce que nous pourrions accomplir si nous consentions à nous plier aux mêmes disciplines. Le Danemark a du caractère, et ce caractère il l’a façonné grâce à ses traditions. On croirait que la répétition d’un type crée la monotonie puisque, au fond, c’est à cela que se réduit la standardisation. Il n’en est rien parce que le type ici sert de guide à l’invention, s’assouplit au goût individuel, s’adapte sans renoncer aux exigences de ses origines. Cela produit une richesse de tons et de lignes infiniment agréable où l’esprit, au lieu du désordre édenté qu’une architecture hybride provoque dans nos villes, trouve l’apaisement d’une harmonie.

Un tel pays se laisse regarder sans rougir. Il a tenu. Sa volonté de rester soi-même n’a pas fléchi. Très au courant des idées nouvelles, des mouvements contemporains, très osé même dans ses initiatives sociales, il n’a pas dégénéré en empruntant les fards de l’américanisme. Il est, dit-on, épris de liberté, mais d’une liberté qu’il maintient dans les limites de son esprit ; il respecte, même assoiffé de réformes, les liens de son innéité. Ainsi, sous les brumes du nord, le Danemark s’épanouit dans l’intimité du souvenir. Aussi vient-on le voir avec la « cordialité » qui conduisit naguère Georges Duhamel vers les médaillons hollandais où les mêmes traits se marquent différemment, tant il est vrai qu’il est mille façons d’être fidèle. Il ne risque pas d’étonner, de déplaire, ni de troubler la sympathie de ceux que convie sa réputation ; il n’éprouve pas la gêne obscure de n’être pas à la hauteur de la promesse qu’il s’est faite.

« Pourquoi je veux aller au Danemark » se demande Lucien Maury. « Pour voir — ou revoir — un pays singulier, une terre, un peuple à la physionomie originale, l’une des plus attachantes qui soit en notre Europe du XXe siècle. Paysage danois ! Il en est peu d’aussi heureusement civilisés, j’entends où l’homme, ses travaux, son activité gâtent moins le charme d’une nature très particulièrement caractérisée et s’associent plus simplement aux beautés du sol, des êtres et du climat. Devant tant de finesse, tant de mesure, cette grâce, ce naturel intelligents, un Français a la révélation d’une Île-de-France septentrionale ; transposés sous un ciel plus humide, à peine plus froid, rénovés et comme rajeunis par les nuances d’une palette aux verts inépuisables, et des transparences d’atmosphère que nous ne connaissons pas, voici les traits que nous, savons entre tous lire au visage de la terre, et qu’entre tous nous aimons ». Et quelles ressources dans ce culte des traditions, quel rayonnement ! On accueille partout la naïve fraîcheur de l’art danois comme une des « lumières » du Nord ; et l’esprit européen ne refuse pas l’inspiration des audacieuses douceurs que dispense cette civilisation aux reflets bleus.




L’art manifeste la personnalité d’un peuple ; grâce à ses révélations, et même si le voyageur ne sait pas la langue du pays, une figure s’anime et lui parle dans sa solitude.

Avons-nous considéré l’art sous cet aspect ? Y avons-nous cherché une valeur d’expression aussi nette, aussi impérative que la langue ? Avons-nous même posé, chez nous, le problème de l’art ? — Je crains que non. D’ailleurs, faute d’une doctrine, ou, si l’on préfère, faute d’une réflexion nourrie, nous n’avons pas de données précises sur notre sort, sur le sort que nous n’attendons même pas de nous-mêmes.

Je me demande l’effet que produirait, dans un programme de rénovation nationale, une phrase comme celle-ci : « L’art est une expression aussi sérieuse que la langue, et nous y puisons la même volonté de régénération ». Car au fond, qu’est-ce que l’art — je n’ose pas dire l’artiste, je me ferais décapiter — pour la moyenne de nos gens, pour ce type nouveau de l’homo oeconomicus que l’on appelle aujourd’hui, à la suite des Américains, « l’homme de la rue ». Il n’est pas si loin le temps où un poète faisait lever les épaules de notre noblesse marchande ou de nos réserves professionnelles. Je revis l’époque où nous étions mal notés parce que nous « faisions de la littérature », parce que nous nous plaisions au jeu des idées, aux joies de la culture.

Combien de nos grands hommes ont leur statue ? Un portrait, qui donc y songe ? Combien d’œuvres de nos sculpteurs ou de nos peintres ornent nos intérieurs, livrés au meuble et au bibelot, produits sans nom, aux tristes cadeaux de noces, aux « souvenirs » de Québec, de Montréal ou de Saint-Faustin, où s’étale le mauvais goût que nous dispense l’exotisme commercial. Tout cela, par bonheur, l’étranger l’ignore, et il ne constate pas l’état où en est arrivé un peuple qui se proclame français. Mais l’architecture, la maison, se voient ; et c’est là qu’on nous attend pour savoir si nous avons tenu notre pari de fidélité.

Comme nous avons reculé ! Pour en juger, il suffit d’évoquer un vieux coin de l’Île d’Orléans qui, précisément, ressemble au Danemark : terre unie, aux tons chauds, où les maisons comme des mots varient assez pour qu’on en distingue le sens ; où les églises d’une grâce résolue, très douces de lignes, semblent porter avec plus de fierté ou de raison le coq gaulois. Voilà le style que nous tenons de la France. À la suite de la colonisation, il s’est répandu dans la province, où l’on suit, le long des routes, une parenté qui épouse ses toits inclinés. Le type paysan, égrené dans la campagne, se rallie à des manoirs qui gardent contre l’oubli prochain le souvenir d’une aisance encore parfumée de noblesse. Dans les villes on le retrouve, mêlé à un type nouveau d’inspiration anglaise. On le reconnaît à une sobriété peut-être excessive, aux façades nues, aux toits allongés dont le mouvement se boucle au cran de larges cheminées. Tels coins de Montréal ou de Québec font rêver à des gravures anciennes où, sur des places dégagées, évoluent des crinolines et des soldats de bois. La pioche démolit peu à peu de belles terrasses blanches assemblées de cette pierre polie que recherchait la bourgeoisie naissante. Il y a cinquante ans on respectait encore l’alliance des matériaux, la pureté des formes, et surtout les conseils et les exigences de la simplicité. L’œil attentif découvre, à Montréal, depuis le centre de la ville, le mouvement en éventail des toits à la Mansart revêtus d’ardoise, ou les façades de brique rouge, lignées du Champ de Mars vers les quartiers, aujourd’hui populaires, où nos pères trouvaient plaisir à se loger.

Puis le progrès est venu comme un coup de vent qui retourne les feuilles. — Il fut malencontreux.

Un jour que je voyageais en automobile avec un abbé qui prise l’art comme un enrichissement de l’esprit, je l’entendis s’apitoyer sur le dérèglement qu’un déplorable laisser aller inflige à nos campagnes. La maison de l’ancêtre s’isole de plus en plus et prend figure de grand’mère aux paupières closes. Le type breton ne se renouvelle guère. On voit apparaître, selon les aptitudes que manifeste le charpentier d’une région, des spécimens étonnants, depuis la maison carrée revêtue de papier goudronné jusqu’à la boîte d’allumettes dressée en hauteur et que recouvre un toit en paliers, en passant par la maison jaspée de verre qui scintille des reflets de mille miroirs. L’harmonie, qui faisait l’unité de notre terre, est rompue par ces conceptions hybrides. Nos villages les plus vieux résistent mal à l’envahissement des « machines à habiter » qui viennent on ne sait d’où, même pas des États-Unis où la maison blanche, à deux étages, au toit incliné, est sans doute fastidieuse parce qu’on la voit trop, mais ne manque pas de tenue.

On cherche vainement un spectacle tout à fait heureux : toujours une horreur surgit au détour de la route que l’on croyait bénie, à laquelle on allait s’abandonner de confiance. « Voyez, m’expliquait un homme de goût qui fréquente une villégiature agréable ; il y a un effort dont les pelouses adoucissent les prétentions ou les erreurs ; puis c’est le règne de la cabane. » Il exagérait, mais je vérifiais presque son propos à mesure que le chemin déroulait son déballage.

Ainsi, faute de nous surveiller, nous risquons de détruire le charme et la paix de notre pays français pour y substituer le désordre où notre renoncement s’épanouit dans de singuliers ramassis. La couleur aussi s’en va. La campagne s’éteint, dirait-on, de tant de maisons grises au bois lézardé, qui semblent pleurer la joie de vivre, et où l’on s’attriste presque d’apercevoir, au coin d’une fenêtre osseuse, le sourire d’un enfant. Quand on parcourt les provinces de France où, tous les cent kilomètres, la beauté du paysage humanisé se renouvelle, on se plaît à rêver devant ses lignes assouplies, à ce que serait le Canada français si, par miracle, il se débarrassait de son réseau de clôtures et de fils barbelés et faisait renaître, parmi les haies et les arbres retrouvés, la grâce de sa maison.

Les villes subissent la même déchéance. Conçues dans la modération, assemblées avec prudence, sinon même avec recherche, elles ont, en prenant soudain de l’essor, quitté toute règle et couru toutes les aventures. Ceux qui les habitent n’y prennent plus garde ; mais, s’ils s’en éloignent quelque temps, ils ne manquent pas, à leur retour, de remarquer que nos rues se sont liées au hasard des inspirations les plus bizarres, depuis le noyau encore apaisé de leurs commencements jusqu’à l’orgie disparate de leurs derniers quartiers.

Pour se rendre compte des détails, rien de mieux que d’isoler un anneau de la chaîne et de le contempler à loisir : ainsi Jean Chauvin, d’un coup de kodak et Jean-Charles Faucher, dans ses dessins, ont fixé les formes les plus étranges d’un art en désarroi… La disparition des combles a donné place à des frontons, des poivrières, des bulbes, des épis, des tourelles, des créneaux de bois, des soleils de tôle et des rayons d’acier. On a orné les façades d’appareils cocasses : balcons jumelés, vérandas grillagées, escaliers extérieurs sur lesquels on photographie volontiers nos familles nombreuses, comme des grappes à la treille. Pauvres échafaudages qui faisaient dire à Pierre Dupuy : « J’ai eu l’impression d’un peuple en déménagement perpétuel et qui aurait renoncé à retirer les échelles ».

Nous avons donc créé un style ? — Si on peut dire. Le fait est qu’il se retrouve ailleurs, qu’il s’implante partout où les nôtres, en se déplaçant, vont recommencer leur demeure, fût-ce aux États-Unis. Un style qui, comme de raison, ressemble à notre langage par sa pauvreté, son laisser aller, son manque de caractère ou de dignité. Voilà le mal, car ce laisser aller, cette incurie en matière d’art, est une des causes de notre infériorité. Dans les grandes villes, comme dans les petites où se blottissent aussi des choses agréables, où cependant la rue principale avec sa bordure de façades plates haletant sous les enseignes lumineuses, rappelle à s’y méprendre l’allure des centres américains, on ne perçoit donc guère de nous-mêmes.

Les Anglais, au contraire, n’ont peut-être pas eu beaucoup d’originalité, mais ils sont restés plus fidèles que nous à leurs traditions quand ils n’ont pas ravivé les nôtres à leur profit, pour leur confort. Rien de mieux qu’une promenade à travers la ville pour éclairer la différence d’aspect — je ne parle ni de richesse ni d’ordre — entre l’est français et l’ouest anglais. Et cette différence, on la retrouve, aussi marquée, quand les deux « éléments » ont recommencé à se grouper l’un à côté de l’autre, en dehors des limites de la province de Québec.

Sans doute, il s’agit de villes neuves, donc en formation ; mais il serait temps que, par des lois d’urbanisme, dont l’application serait confiée à des compétences et surtout à des hommes de goût, on mît un terme à l’évolution spontanée qui n’a guère produit que de désastreux. S’il y a des exceptions, elles confirment que l’on ferait beaucoup mieux en y prenant garde. Il est remarquable d’ailleurs que les exceptions à la règle de la médiocrité courante mettent en œuvre la tradition que nous tenons de la France. On reconnaît aussi des monuments publics qui ne manquent pas de cachet, pour la raison suffisante qu’ils ont été confiés à des architectes, — ce qui, pour la maison bourgeoise, n’arrive pas souvent — ; et que, dans cette sphère plus libre, ceux-ci n’ont pas toujours été gênés par des soucis d’ordre financier ou par les exigences, parfois prétentieuses, du « maître », comme on continue d’appeler le propriétaire. Mais les monuments publics, quel que soit leur mérite, ne feront jamais la liaison entre des rues désordonnées, de même qu’ils resteront disparates, parce qu’ils représentent, jusqu’à les copier servilement, tous les styles, et qu’ils ont été construits pour une clientèle, fût-elle collective, longtemps rebelle à l’art et préoccupée de satisfaire une curieuse volonté de puissance.




Nous avons réagi, d’instinct ; et tout n’est pas perdu quand on sent battre un mouvement de défense. L’art vit, s’affermit, proteste. Il progresse même puisqu’il fait appel à l’école. L’État s’en est mêlé, non sans mérite car l’opinion publique ne le poussait guère de ce côté. Grâce à lui, on enseigne toutes les disciplines de l’art. Nous avons mis du temps à rattacher ce fil d’or.

L’ancien régime avait installé l’école, centre de ralliement, au milieu de nos solitudes. Détachée de la mère patrie, elle ressemblait à celle de France. À côté de cette école où l’on apprenait à lire, à écrire et à compter, où l’on apprenait à penser à la française, l’Église avait élevé une école plus pratique, destinée aux artisans ; et c’est une grande leçon que nous donnait Mgr de Laval pour la méditer chaque fois que nous aurions à rétablir ce qu’on appelle nos « virtualités ». Au début du régime anglais, nous avons vécu de notre propre substance, absents de la vie publique, réfugiés dans la pure tradition que gardaient seuls l’exemple et la parole : période blanche, dans l’héroïque histoire de l’enseignement français au Canada, celle où d’autres combats nous retenaient. Il a fallu des années avant que ne se redresse sur le champ de notre fidélité la silhouette, aujourd’hui familière, de la « petite école ».

Vouées à l’élite, les écoles spécialisées aussi durent attendre pour apparaître que nous eussions de nouveau grandi : quelques-unes, comme les écoles des beaux-arts, ne datent même que du vingtième siècle. « Un pays ne peut vivre et travailler sans une classe intelligente et des chefs, et qui connaît depuis longtemps, les traditions, les recettes, si vous aimez mieux, » écrit Georges Duhamel. Les écoles des beaux-arts tentent de nous redonner les recettes dont nous avions reçu le secret de la France même, à l’aube de notre vie. Pénétrées de leur mission, elles se sont mises à la tâche avec un enthousiasme qui, avec le temps, débordera leurs cadres et saisira le public. Elles ne négligent rien de notre redressement, revivifiant, au delà des arts libéraux, la décoration, le meuble, la ferronnerie, la céramique, la reliure, le métier, tout notre passé d’art.

L’école primaire enseigne le dessin, du moins le règlement scolaire le veut ; mais je ne sais pas jusqu’à quel point on pratique dans la province cet excellent moyen d’aiguiser l’observation. À Montréal, on exige que les professeurs de dessin possèdent le diplôme des Beaux-Arts : ce rattachement finira par aviver le goût du public, car le dessin comporte une leçon de beauté, de grâce, de force et de caractère, pourvu que, sachant le dépasser, on se prête à son rayonnement. À Genève, j’ai visité une école supérieure, fort agréable de lignes dans sa lourdeur, et j’ai été ému de voir les corridors ornés de gravures choisies avec intelligence. Je tiens du directeur que l’école les achète à l’aide de cotisations recueillies parmi les élèves. On souhaite, en écoutant cela, un peu plus d’élégance ou moins de naïveté dans le décor intérieur de nos institutions.

Puis-je oublier le mérite de l’effort individuel ? Les hommes de ma génération entendent encore la longue prédication dans le désert de celui que nous appelions le « précurseur », et qui en porte d’ailleurs le nom, Jean-Baptiste Lagacé. René du Roure, quand il était professeur à l’Université Laval de Montréal, disait plaisamment, en promenant sa toge dans le silence du corridor central : « Je suis la Faculté des lettres » ! Des années, Jean-Baptiste Lagacé a personnifié, dans une Faculté des arts qui, selon le type ancien, s’occupait de omni re scabili, l’École des beaux-arts, toute l’École des beaux-arts. Il a parlé sans relâche devant les auditoires que nous réunissions : foules à l’âme vaporeuse, considérables au début du cours, évanouies vers la fin. Il a formé des disciples sans les chercher, car il est modeste et entretient dans son cœur le doux scepticisme de la bonté.

Tout un élan vers l’art décoratif, fait d’intimité et de recherche dans l’aménagement du foyer, a procédé de son enseignement, comme si les tableaux qu’il évoquait se fussent détachés de sa parole pour embellir notre vie. Comment ne pas rappeler à son propos ceux qu’il défendait par son attitude, ceux dont l’âme se retrouvait dans la sienne : nos artistes, ses prédécesseurs ou ses contemporains, qui ont gardé la foi et la lumière malgré l’apathie du nombre, le peu d’encouragement qu’on leur apportait, le flot montant du mauvais goût ? Que de courage, que de persévérance dans le refuge de l’atelier où les œuvres ont encore le reflet des rêves inutiles. Peuple jeune, nos emportements sont bien de notre âge : nous nous indignons que Durham nous proclame un peuple « sans histoire ni littérature » ; nous lançons des œufs pourris à Sarah Bernhardt pour avoir osé dire que nous n’avions pas de poètes ; nous voyons rouge si quelque Français plus franc s’étonne de notre langue ; mais nous ne faisons guère pour consacrer parmi nous ce que notre colère revendique, pour placer où ils devraient être ceux qui s’efforcent, par leurs travaux, d’atténuer les propos qui nous blessent.

Quoi qu’il en soit de l’effort scolaire, la masse reste étrangère à l’art ; elle n’y reconnaît pas une expression, pas même une survivance ; elle ne s’en fait ni un confident, ni un allié. L’école, si indispensable qu’elle soit, ne suffit donc pas, si la nation ne s’en détache comme un fruit mûr ou un organisme vivant. Le peuple a plus vite dit qu’on « n’applique pas un emplâtre sur une jambe de bois. » Il faut une pensée qui se prolonge dans la volonté, en art comme en autre chose, et pour qu’elle se prolonge ainsi, pour qu’elle ne s’arrête pas en route, il faut qu’elle porte en elle-même une sève qui la réchauffe et l’enrichisse de toutes les valeurs du terreau français. La foi, pour agir, doit s’imprégner de son principe, sentir la raison profonde de sa détermination, obéir à un commandement dont elle accepte les exigences. Autrement, elle ne s’alimente pas, elle se borne à elle-même, satisfaite d’à peu près, bientôt relâchée ou vaincue.

Victor Barbeau a fort bien montré qu’il est vain d’absorber du vocabulaire sans le rattacher à la vie, à cette « vie de l’esprit » que réclame, avec tant d’énergique conviction M. Albert Pelletier. Le vocabulaire appris ne forme pas plus une langue que les noms des gouverneurs, l’histoire du Canada. Parler une langue, c’est penser et vivre les mots, les convertir « en sang et en nourriture ». « Dans l’état de décrépitude où est tombé chez nous le français, écrit Victor Barbeau, s’en prendre au lexique est semblable aux replâtrages qu’obtiennent, pour un soir, les salons de beauté, c’est-à-dire, ne peut être qu’un artifice, un trompe l’œil. Les mots ne sont que l’habit de la pensée. Épurons d’abord celle-ci et le vocabulaire viendra ensuite de lui-même… Par la lecture, par l’explication des textes, par un contact quotidien avec la pensée française, celle d’aujourd’hui autant que celle d’hier, et par cela seulement, nous arriverons à la possession véritable du français. »

Ainsi l’idée de langage et l’idée d’art se rejoignent : nos pierres parlent mal parce qu’elles ne pensent pas, parce qu’elles ne se souviennent plus. Il faut généraliser l’idée de l’art comme il faut généraliser la culture, répandre la beauté et se décider à la servir, suppléer le métier, toujours nécessaire, par l’esprit critique qui forme l’atmosphère où s’affermit le goût collectif.

Ce sera long, sans aucun doute ! Une revue de Paris demanda naguère à ses lecteurs : « Quel est le plus beau vers de la langue française » ? Émile Faguet répondit : « C’est une ligne de prose, la dernière de la Prière sur l’Acropole : Dans le linceul de pourpre ou dorment les dieux morts ». Qu’est-ce donc qu’un beau vers ? Quand on est jeune on se laisse prendre à des sonorités que l’âge atténue :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées.


Plus tard, on devient plus sévère. L’œil, puis l’oreille, pénètrent le rapport inattendu des choses. Un simple rejet, qui n’a guère de signification en soi, charme par sa couleur ou son mouvement ; un geste, un simple nom propre :

C’est là que se promène
Madame de Lamballe.

Et l’on atteint à la poésie pure où le verbe et la pensée

se conjuguent en une lumière aux inépuisables profondeurs.

La peinture, nous voulons d’abord qu’elle reprenne la réalité, qu’elle double la photographie, ou qu’elle confirme de couleurs tendres nos rêveries quotidiennes. Qui n’a pas jeté aux orties les chromos chers à son adolescence, soleils ou profils perdus, pauvretés commercialisées où le cœur, sans discuter son plaisir, apaise ses premières ardeurs ? Le léché nous retient jusqu’à ce que nous comprenions que l’art, peinture ou sculpture, qu’il soit de la Grèce ou du moyen âge, sentiment ou pensée, jaillit de l’esprit. Leconte de Lisle n’a-t-il pas écrit : « L’art, c’est une vérité choisie » ?

La musique commence par nous bercer ; elle nous prend par ses rythmes les plus simples et nous exigeons qu’elle soit « chantante ». Combien ne dépassent pas la joie facile de l’opérette ou les entraînements du jazz, et n’arrivent pas à revêtir d’un accent musical le pauvre dialogue de l’opéra, tant qu’un maître ne les a pas initiés ; et ceux même qui arrivent à surprendre l’intimité revêche de la musique continuent souvent de dire que, pour posséder une œuvre, il est nécessaire de l’avoir entendue plusieurs fois. L’art est donc aussi une longue patience, une expérience mûrie chaque jour comme une consolation.

Qui ne voit l’avantage d’une discipline qui conduit à la formation du goût, source d’originalité et, comme on dit aujourd’hui, de qualité. Sur ces deux mots — originalité et qualité — Lucien Romier fonde sans hésiter toute l’économie française : à nous, ils apporteraient, ne fût-ce que dans le domaine matériel, un renouveau qui serait une émancipation. « Il y a une bassesse du goût public, dit un personnage de roman, qui tient, non à la suprématie de l’argent, mais à la suprématie du grand nombre. Il ne suffit pas, pour améliorer le goût, d’émanciper économiquement le grand nombre. Viens Poupoule plaît à beaucoup plus de gens que le thème de Mélisande dans Pelléas. J’ai peur que pour beaucoup l’image de la société future, ce soit de fredonner Viens Poupoule en pêchant à la ligne. Il ne suffira pas de supprimer le capitalisme pour que les ouvriers aient moins de plaisir à chanter Viens Poupoule. Il faudra les en dégoûter patiemment, et faire non seulement qu’ils aiment autre chose, mais qu’ils croient n’avoir changé de condition que le jour où ils aimeront autre chose. »

Nous vivons notre vie sans trop réfléchir à ce que nous accomplissons, ni à ce que nous pouvons accomplir. Nous parlons bien de notre rôle sur la terre d’Amérique, ou de notre mission ; mais, si ces mots ont une signification précise pour quelques personnes, ils ne laissent pas d’être vagues pour l’élite même et, pour la masse, de devenir un mythe dont on ne saurait, il est vrai, négliger la puissance. C’est à l’étranger, lorsqu’il faut l’expliquer dans l’imprévu d’une conversation, que la fonction historique du Canada français se précise peut-être le mieux. La distance, c’est la revue dans l’espace : de notre pays soudain dégagé, de notre passé que l’esprit synthétise pour porter un jugement, des raisons se lèvent qui nourrissent notre espoir et justifient nos attitudes.

Le Canadien, Français d’origine, devenu quelques millions, — et cela démontre déjà l’irréductible persistance de la chair — témoigne d’une civilisation au milieu d’une poussée anglo-saxonne vingt fois plus forte. Son énergie missionnaire n’est pas tarie : il répand la foi sur ce continent, et jusque dans des terres disgraciées. Il a, depuis Lafontaine, contribué à maintenir la règle de l’autonomie ; et il exerce encore, quand il le veut, une influence qui dépasse les limites du pays et surveille la marche de l’Empire. Contre des pruderies violées et parmi un flot d’injures, il a gagné la bataille du vin de France, banni de partout. Au sein de la prospérité américaine, il demeure fidèle à l’ordre et garde un reste de mesure française que l’Amérique éprouvée lui envierait, si son caractère anglo-saxon et ses habitudes de puissance lui permettaient de l’apprécier. Il a défendu sa langue et cultivé l’humanisme, et il est excellent qu’il se demande si cet attachement est bien solide ; s’il ne gagnerait pas, d’autre part, à le rendre plus apparent aux yeux de ses voisins. Enfin, il dégage une note d’art que les Anglo-Canadiens lui empruntent comme une chose rare qu’il faut préserver en la faisant revivre.

Il est très curieux, cet éveil de l’intérêt anglo-canadien. Je ne crois pas qu’il tienne à une affection spontanée, mais bien au penchant de l’âme anglaise pour les choses de la nature ou de l’histoire, et qui se traduit par une sentimentalité correcte dont on ne sait si elle est sincère que le jour où elle a inspiré des actes. Les Anglo-Canadiens évoquent volontiers les souvenirs historiques de notre province française, son passé de légende ; ils se complaisent aux couleurs du régionalisme. S’ils ont négligé la cuisine, ce qui n’a rien d’étonnant, ils ont prêché du moins le retour aux métiers d’art, et pris sous leur protection, pour les commercialiser, les fabrications de nos artisans.

Ils ont consacré des études attentives à notre architecture dont ils ont révélé la beauté à grand renfort de croquis. Ils ont fait mieux : ils l’ont ressuscitée. Ils n’avaient pas à copier nos églises, car ils en possèdent de fort jolies, très pieuses à leur manière, j’entends dans la souplesse et la discrétion de leurs lignes extérieures, et confiées, d’ordinaire, à un décor qui les pénètre d’une sorte d’intimité puritaine. Mais ils nous ont pris nos maisons pour les placer sur le Mont-Royal, où elles sont trop neuves, trop lourdes aussi, peut-être parce qu’elles sont joyaux des prés et que, dans les villes, il faut les rapprocher mur à mur, toit contre toit, et les élever de plusieurs étages ; pourtant elles font revivre de façon saisissante un moment de notre vie, à ce point qu’on les perçoit dans le matin brumeux comme une évocation. Chaque fois que je les vois, roses ou grises, de granit ou de calcaire, j’éprouve un sentiment de retour ou de bienvenue dont la contradiction se mêle dans la minute ou la fenêtre de la voiture qui m’emporte les encadre.

En ramenant chez elle notre maison, en la revêtant d’une robe chamarrée, aux reflets de carrière ouverte, on a maintenu un type qui se retrouve, il est vrai, aussi bien en Écosse, en Irlande, en Wallonie que sur les côtes de la Bretagne ; mais un type qui a dressé chez nous contre la sauvagerie une défense et un abri, et qui se distingue aujourd’hui dans le mortel anonymat du progrès, comme un hors-série de l’édition multipliée à l’infini dans l’habitat américain, où la maison de campagne anglaise et la maison coloniale gardent aussi une personnalité pleine de charme. D’origine européenne, elles déploient plus librement leurs lignes dans un espace moins restreint, et leur confort, à la périphérie des villes, abrite le secret du home, ou de ce que les Anglo-Saxons appellent le home, lequel est de France, disait Alfred de Foville, plus que d’Angleterre où la famille particulariste se disloque au gré des intérêts et où les clubs, auxquels le caractère français ne se pliera jamais, prennent un bon quart de la vie citadine.




Qu’attendons-nous pour prolonger le rêve des humbles artisans venus de France ? Sommes-nous devenus trop jeunes ? Ou, si nous avons vieilli, avons-nous dégénéré ? Sommes-nous déjà abrutis de standardisation ? Qui ne s’est livré au jeu de renouveler notre province au souffle de l’esprit français ! Regardez, en arrachant le masque qui défigure, Montréal accentuer ses traits comme un être grandi normalement. Les proportions modérées des immeubles flanquent les boulevards aux lumières discrètes. Les quartiers de résidence n’ont plus leurs verrues. Dans la banlieue, des maisonnettes, au toit incliné, comme on ne se lasse pas d’en admirer à Outremont, rappellent, dans un enveloppement canadien, le passé normand ou breton. Le soleil égaie le calcaire bleu et, certains jours, l’air circule comme une émanation du grand fleuve. Les terrasses sont utilisées, la première donne sur le port, les autres s’étagent jusqu’au couronnement de la colline royale. Les édifices publics, qui jaillissent des concours, transforment d’un élan nouveau la vigueur de nos héritages : édifices destinés à nos édiles et à nos magistrats, ou offerts à l’enseignement du peuple. Un théâtre ou une salle de concert — enfin ! — accueille les artistes et convie l’Amérique. On y converse, dans des foyers élégants. Quelle civilisation oblige les femmes à rester trois heures rivées à un siège, et les hommes à se rencontrer sous le froid des portiques ou dans une antichambre aux relents antiseptiques ? Autour de ces centres intellectuels, des métiers s’animent : couture, modes, fleurs, orfèvrerie, et la ville se réveille à la vie de l’art et à la vie économique, comme New-York autour du Rockefeller Center ou Washington sous ses frontons coloniaux ; mais elle est française de langue et, cela se remarque au premier coup d’œil, de traditions. Elle a la fierté des choses vraies et profondes. Le goût s’y affine et, affiné, rayonne sur la campagne qui fournit la ville de tentures, de tissus, de céramiques, d’ameublements, et peuple d’images la durée du foyer.

La culture se remet au service de la cuisine, notre cuisine canadienne, cousine grasse de la cuisine de France. Finie, la grande pitié de l’hôtellerie et du restaurant, finis le gargotier cosmopolite et les fourneaux mécanisés. L’art ménager enfin compris, débarrassé de la réclame américaine, a remis en honneur les inépuisables ressources de notre table et banni les conserves du voisin. Les batailles électorales continuent, naturellement ; des revues naissent et meurent ; des sociétés s’agitent et « vendent le pays » ; mais, dans les banquets, qui restent innombrables, le Canadien français lève son verre, cette fois avec un juste orgueil, aux expressions renouvelées de beauté française que son geste a semées. Ce n’est qu’un rêve, un rêve de « théoricien ». Pauvre théorie, dont le nom couve la paresse et dore l’ignorance, pourquoi ne chantes-tu pas à ton tour les bienfaits que la pratique, jusqu’ici, nous a procurés ?

Ce n’est qu’un rêve, et pourtant « il tourne » ! Et dire que notre figure ainsi faite, on viendrait la voir de partout. Il y a vingt-cinq ans, les hasards de l’amitié m’ont fait visiter, en rade de Saint-Nazaire, le Léon Gambetta qui revenait d’Amérique. Je demandai au commandant ses impressions sur le Canada : « Je ne suis pas allé jusqu’à Montréal, m’avoua-t-il, c’est une ville cosmopolite ; mais j’ai beaucoup aimé Québec à cause de son originalité ». — « Si vous visitez l’Allemagne, me disait quelqu’un vers la même époque, brûlez Berlin ; voyez plutôt Munich. » Ces deux réflexions m’avaient suggéré de conseiller à mes compatriotes — j’étais jeune — d’attirer le touriste. Ce n’était pas une idée neuve, si la France, l’Italie, la Suisse et l’Allemagne s’en nourrissaient depuis longtemps, mais c’était une idée vivifiante en ce qu’elle nous révélait la valeur économique de notre caractère français. S’enrichir par sa seule fidélité, cela se voit, mais pas tous les jours. La revue où je publiai mon article est morte à l’âge de trois ans, et d’ailleurs, ainsi qu’il arrive à tous les économistes, ma prose ne valait que cendre et poussière. Tout de même, le temps s’est chargé de me donner raison : le tourisme, aujourd’hui, dépasse plusieurs de nos industries. Il n’est pas la proie des gros capitaux et il alimente beaucoup d’entreprises modestes où les nôtres trouvent leur subsistance. Il peut nous enrichir, à condition que nous gardions nos attraits. Attendrons-nous qu’on nous le prenne, pour nous lamenter ensuite sur la concurrence ? Vivre, c’est agir, aussi bien en économie qu’en autre chose, et c’est bâtir. On dirait parfois que, pour nous, c’est grommeler.




Sommes-nous si loin de Copenhague que sa lumière soit épuisée ? Quelqu’un qui ne ferait que passer parmi nous, qui ne nous verrait pas prier, qui ne nous entendrait pas parler, comment, à regarder nos œuvres, nous jugerait-il ? Baignons-nous dans une atmosphère française au point d’éclairer l’intelligence qui nous interroge du dehors ? L’œuvre d’art obéit au style. Avons-nous gardé un style, ou les avons-nous poursuivi tous dans une inspiration en désarroi ? Notre devoir et notre intérêt se conjuguent pour nous ramener dans la voie de nos traditions. Le problème, tout le problème, est de les adapter au milieu où l’histoire les a placées. L’effort seul en vaut la peine, par la patience et l’imagination qu’il exige. Refranciser, c’est plus qu’un mot d’ordre, c’est lacérer la chair par l’esprit, c’est renaître.