Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. 101-128).

CLIMAT DE CULTURE




P ENDANT les vacances, et devant un décor de majesté, je causais d’enseignement avec un jeune pédagogue.

— Il y a, pour moi, deux mystères, me dit-il. Le premier, c’est que nous étudiions si longtemps la langue française et que nous la parlions si mal ; le second, que nous fassions tant de philosophie et que nous possédions si peu de philosophes. — Il en est un troisième, lui répondis-je : c’est que nous ayons mis tant d’efforts à former une élite, et que nous n’en ayons guère.

Peu après, assistant à une réunion scolaire, j’appris avec étonnement que la province de Québec compte plus de la moitié des cadets du Dominion. Je racontai l’histoire des trois mystères auxquels j’ajoutai ce quatrième : la province de Québec est la plus militarisée des provinces et, cependant, celle où il y a le moins de discipline. Une voix ironique riposta : « C’est que nous faisons tout à peu près ».

Je ne tire pas argument de ces propos, qui sont demi-confidences ou boutades ; mais je m’inquiète qu’ils aient été tenus, et que l’on y découvre un semblant de vérité.

On a chargé les trois cycles de l’école. Certes, l’école porte de lourdes responsabilités si, comme le cerveau dans l’organisme humain, elle est à l’origine et au centre de la vie intellectuelle. Tous les chemins en partent et tous les détours y ramènent. Les pédagogues peuvent invoquer les circonstances atténuantes, plaider la paresse et la pénurie collectives, accuser la rue et le quartier, renvoyer la balle d’un domaine à l’autre, déclarer qu’ils ne sont pas omnipotents et que, de surcroît, les accabler de nos défaillances est injuste. Il reste que les reproches que l’on dirige contre leur enseignement doivent les porter à réfléchir. Ayant séparé l’ivraie du bon grain, ils chercheront — dépassant en cela la critique — les moyens d’améliorer un régime auquel ils ont sans doute apporté, jusqu’ici, le meilleur d’eux-mêmes.

C’est l’aventure que je voudrais tenter, en me plaçant dans l’axe des progrès accomplis, pour faire le point des bonnes volontés et juger de la route à parcourir ; et en me demandant si le milieu constitué par nos disciplines scolaires pourrait être perfectionné aux fins de vivifier nos énergies. Des sciences, auxquelles nous avons toujours demandé une formation, sont figées dans des cadres anciens alors qu’elles ont évolué ailleurs, en France notamment. D’autres sont laissées de côté ou réduites à leur plus simple expression. Bref, nous aurions le plus grand profit à utiliser les sciences naturelles et la géographie, le droit public ou civisme, l’histoire et l’économie politique, au renouvellement de nos forces qui s’anémient dans l’habitude ou l’ignorance.




Connaître le pays d’abord, afin de le comprendre et de l’aimer. Par les sciences naturelles : géologie, minéralogie, botanique, zoologie. Le sol, la flore et la faune. Non pas tant le détail que les grands traits de la figure terrestre. Le mouvement des « Cercles de jeunes naturalistes » poussé dans ses conséquences lointaines : toute la nature canadienne jaillissant des herbiers.

Je dis : la nature canadienne. Car nous avons — ces temps sont-ils révolus ? — poursuivi longtemps la géologie dans ses sources européennes. Relisez la préface du Sol canadien où le R. P. Pierre Fontanel lamente cette anomalie, la voix d’un élève s’élevant de l’ennui général : « Mon Père, est-ce qu’il y a des exemples de ces choses-là au Canada ? »

On arrive à « lire le pays » à l’aide des sciences naturelles, et à le traduire. L’observation, discipline essentielle, distingue les éléments d’une synthèse où l’esprit, fécondé par l’imagination, se complaît. La poésie des contours, des couleurs, des mouvements, des contrastes, enchante la volonté vers l’amour. Le patriotisme cesse d’être un mot de creuse vanité. Il s’agrippe à la réalité. Il pénètre dans l’école avec le soleil et la vie. Des exemples ? Ils foisonnent en France, où l’on sait regarder. Et c’est au point que les Français, qui voyagent sur notre territoire, l’interprètent mieux que nous. Ici même, n’avons-nous pas les premières pages de Terres et Peuples du Canada d’Émile Miller, large vision, et si émouvante ; Sa Majesté le Pin, une belle chose dont le frère Marie-Victorin fait, chaque année, une introduction à son cours de botanique ; et la description éperdue de son royaume, la Minganie

La voie est entr’ouverte. Coins de pays, régions, plus vastes étendues, masses continentales, se précisent dans notre regard : Île d’Orléans, Haut Saint-Maurice, vallée du Saint-Laurent, alignements montagneux de l’est et de l’ouest, creusement de la plaine centrale, rebord laurentien. Du fameux « point de vue national » c’est, à n’en pas douter, une forme de salut.




La géographie range les phénomènes naturels comme on fait des bouquins dans une bibliothèque.

On aurait tort de négliger la géographie physique ; mais on aurait tort aussi de la réduire à la sécheresse des manuels. « Les Cantons de l’Est occupent la partie méridionale, dans la province, de la région des Appalaches ». Que va-t-on tirer de ce numéro 3 de la XXXVIIIième leçon ? Il faut des images, de belles images, des cartes, des reliefs, si possible, et — au moins pour ceux qui sont sur place — l’étude du terrain. Pour régénérer l’enseignement agricole, on proposa naguère au Conseil de l’Instruction publique d’installer dans les écoles rurales des armoires où, dans des bocaux, des grains achèveraient de mourir. Palsambleu ! quand, aux portes de l’école, passe

Le sourire paisible et rassurant des blés.

Idéaliste impénitent dans un monde qui se croit pratique, je ne puis me tenir de rappeler un paragraphe de la préface que Jean Brunhes écrivit pour son cours élémentaire de géographie : « La géographie est, dans l’enseignement élémentaire, la discipline qui doit former par excellence les jeunes enfants à ce mode attentif de la vision qu’on appelle l’observation. Tout est à admirer, tout est du moins digne de remarque dans ce que la géographie nous invite à regarder : les mouvements pressés de l’eau courante comme la marche rapide des nuages ; le maintien élégant et presque solennel d’une ombellifère, toute droite dans la prairie ; l’élancement d’un pin, l’agitation bruissante d’un peuplier secoué par le vent, la nonchalance souple d’une branche de frêne, la tenue rigide d’une simple épine ; la discipline et le travail des abeilles d’une ruche ; le battement des ailes ou le vol plané d’un oiseau… »

Pour la seconde fois, je rencontre le poète :

S’asseoir tous deux au bord d’un flot qui passe,
Le voir passer ;
Tous deux, s’il glisse un nuage en l’espace,
Le voir glisser.

Alliance peu recommandable du poète au géographe ? Ce n’est pas mon avis. On n’enseigne bien les choses que si on en a saisi la poésie, qui est leur philosophie. Si peu que l’on sache de la géographie et des sciences naturelles, quand on part en voyage dans la province ou le pays, on met son petit bagage de connaissances à côté de soi, comme un nécessaire, et le voyage en est transformé. Si la configuration du sol, son comportement géologique ne reviennent pas à notre ignorance, reportons-nous au décor, aux maisons, aux hommes.

Car il y a les hommes. La géographie humaine peuple le sol des manifestations de la vie économique et sociale : habitants, industries, transports. On appelle certains hommes des animateurs : la géographie humaine est une merveilleuse animatrice. Elle apprend par mille traits le sens d’une civilisation : ses valeurs, ses faiblesses, voire sa décadence. Distinguer le milieu immédiat discipline l’esprit en vue de l’intelligence des horizons plus lointains. Ainsi naît la philosophie politique, la meilleure et la plus pratique : celle qui est fondée sur la réalité et non sur l’enjeu électoral.

Le hasard m’a valu de découvrir Mgr Ross, avec qui je suis joyeusement d’accord. Sa pensée se cache où il y a peu de chance qu’on la cherche : dans les Règlements du Comité catholique du Conseil de l’Instruction publique (jolie cascade). J’y trouve mes propos confirmés sous deux titres dont l’union m’enchante : le langage et la géographie, ce qui signifie que Mgr Ross prépare à l’expression par la réalité. Point très important, sur lequel je reviendrai.

Voici d’abord les « exercices de pensée et de langage » : ils porteront sur l’église, la maison paternelle, l’école ; sur les scènes de la vie ordinaire, les accidents géographiques de la localité, le jour, la nuit, les quatre saisons, l’orientation ; sur la vie familiale, la vie intérieure, la vie sociale. Tout est prétexte à leçon : les maisons, le mobilier, « les portraits, des frères et des sœurs » (quelques retouches à proposer, le plus souvent), les champs et les jardins, les métiers et les instruments, les bêtes ; les gares, les ports, les routes ; les jeux, la lumière, le firmament ; les sentiments, les souvenirs, les joies, les chagrins ; l’église, les fêtes religieuses ; le drapeau, les traditions, la patrie.

Puis ce commentaire, que je détache d’un texte dont l’ensemble est imprégné de noblesse et d’ardeur : « Pour atteindre ce double résultat (l’idée et son expression juste), l’instituteur, ou l’institutrice, doit se convaincre que le par cœur doit faire place au travail d’idées ; que l’enseignement livresque, qui demande un moindre déploiement d’intelligence chez le maître et chez l’élève, doit disparaître pour laisser libre champ à la culture active des puissances intellectuelles d’observation, de jugement et de réflexion ; qu’au lieu de la passivité qui reçoit sans réaction les pensées et les expressions des autres, il faut susciter l’activité intérieure qui développe la personnalité et lui donne du caractère ».

La géographie ensuite, qui, au moins en première année, « se confond avec les exercices de langage ». « L’observation que le programme met partout à la base de l’enseignement rationnel » portera sur les faits journaliers pour les proposer à la méditation de l’enfant. Ils valent mieux que le manuel, dont les définitions semblent planer sur un monde inexistant. Si l’on n’a pas « d’accidents géographiques sous les yeux », on en provoquera, ou on utilisera l’aventure : une pluie, une mare, feront les rivières, les lacs, les îles et les côtes. Du milieu immédiat, on passera à la province, puis au pays, puis au monde extérieur. Le beau voyage !




On s’étonne du patriotisme des Français : fondé sur l’« environnement », il s’éveille aux choses et aux traditions ; il s’y attache. Il obéit à la logique, sans doute, mais aussi au sentiment. Il faut alimenter nos résistances et les fortifier d’un élan raisonné. Que la terre soit notre premier livre, pour y suivre le travail du peuple, lui donner un sens. Elle a subi une empreinte qu’il faut reconnaître et expliquer. Voilà la difficulté à laquelle se heurtent l’insuffisance de notre culture et notre manque d’imagination.

Quam magni fueris intacta, fracta doces. La France a laissé sur le chantier de colonisation que fut pour elle le Canada des œuvres où son esprit se reflète encore ; comme, morcelée, Rome révèle sa plénitude par les ruines que le poète dresse dans le temps. Nous ne ferons rien que d’hybride tant que nous n’aurons pas adapté l’héritage français à notre domaine canadien ; tant que nous n’aurons pas compris ce qu’est la civilisation française et que nous ne l’aurons pas pliée à nos exigences.

En 1912, la « Délégation Champlain » vint au Canada. J’allai la rencontrer à Rouses’ Point. Dans le train, les délégués se partagèrent la corvée des discours et il fut convenu que René Bazin apporterait, dès le premier contact, le salut de la France au Canada français. Son allocution — la sentimentalité mise à part, sempiternel obligato des réceptions de ce genre — jaillit, toute faite, de la fenêtre du wagon par où l’auteur avait regardé, en réfléchissant comme nous devrions regarder et réfléchir :

« Canadiens français, j’ai deviné à plus d’un signe et longtemps d’avance, hier, que nous approchions de votre pays. Dès le sud du lac Champlain, j’ai commencé d’observer que les labours étaient bien soignés. Les mottes s’alignent bien droit, sans faire un coude, tout le long des guérets. À peine la neige avait fondu que déjà de grands amis de la terre, de fins laboureurs, ouvraient les sillons pour la semence. Et j’ai pensé : « C’est comme chez nous… »

« Un peu plus loin j’ai vu des haies, des palissades, plus multipliées qu’en pays de New-York. L’espace était immense, mais il était clos, et j’ai songé : « Ce sont bien sûr nos gens, qui aiment à être chez eux. »

« En même temps, le caractère des paysages, par la culture qui fait une physionomie plus souple et plus vivante au sol, le caractère des paysages changeait. Quelques-uns de nous disaient : Ne trouvez-vous pas que cela ressemble à la région des Vosges, du côté de Retournemer et de Longemer » ?… D’autres répondaient, montrant du doigt la ligne des collines : « Ne jurerait-on pas les premières dentelures de la plaine de Pau ? N’est-ce pas une aussi claire lumière ? » Qui avait raison ? Tout le monde. Nous étions unanimes à retrouver la France.

« Dans un chemin, j’ai vu beaucoup d’enfants. Ils ont levé les yeux, et ils riaient à la vie nouvelle. Et j’ai dit : « Nombreux, mutins, bien allants, ce sont leurs fils. »

« J’ai aperçu, enveloppé d’ormeaux, un clocher fin, tout blanc, d’où partait l’angelus du soir, et j’ai dit : « Puisque mon Dieu est là présent, les Canadiens sont tout autour. »

« Et, en effet, dès que le train se fut arrêté, nous vîmes une grande foule qui nous attendait, et des visages si heureux, et tout à fait de la parenté. On se disait : « Ah ! les braves gens, les gens de chez nous. » Le bruit des acclamations renaissait comme la houle.

« Alors, chacun de nous a senti les larmes lui monter aux yeux, celles qui sont toutes nobles, celles qui effacent peut-être les fautes du passé.

« Et j’ai résolu de saluer ce soir les Canadiens français, qui ont fait pleurer les Français de France. »

Ainsi, d’un paysage, d’un bourg, d’un clocher, d’un sillon, surgissent des images qui se transforment en idées-forces, des plus humbles aux plus fières, et s’ordonnent vers un idéal ; l’agriculture et la « petite ferme », gestes renouvelés au rythme des anciens ; l’art, langage plus éclatant que celui qui passe sur nos lèvres parce qu’il s’exprime au grand jour dans la perpétuité de la forme ; la prière qui, depuis le passé, nous porte jusqu’à Dieu. La refrancisation est au prix de ces découvertes. En vain changera-t-on les enseignes : si l’on n’a pas changé les esprits et les cœurs, on n’aura rien fait. Refranciser, c’est renaître à la civilisation française et en retrouver les traits profonds : c’est parler, bâtir, vivre, manger à la canadienne, c’est-à-dire à la française. Il ne s’agit pas de copier qui que ce soit, mais de nous refaire la tête, le goût et l’estomac, à moins, comme le craint Olivar Asselin, qu’il ne soit trop tard. Eh oui ! même l’estomac, qui se délabre au poids des sorbets de frigidaire et des sandwichs congelés, des légumes à l’eau et de l’ineffable parodie des French Pastries. « La civilisation française est universelle, écrit l’Allemand Curtius, en ce sens qu’elle embrasse à la fois les formes les plus diverses de l’existence humaine. Elle continue l’idéal de culture antique. Elle en a l’envergure, qui s’étend des normes matérielles aux normes spirituelles, de la technique à la morale. On peut dire qu’en France la civilisation commence avec l’art culinaire. La gastronomie en fait partie. La mode aussi. La politesse également. Bref, toutes les manifestations de la vie empruntent un rayon à son auréole. Et ces manifestations ne sont pas seulement le privilège des classes cultivées, elles sont accessibles à tous, chacun peut y prendre part, fût-ce de la façon la plus modeste. »

La cuisine même « est de l’art », comme me le disait une hôtesse de Rolleboise à propos de cette merveille qu’elle venait de nous offrir : un buisson d’éperlans. C’est le sens heureux où l’hôtellerie s’engage chez nous, quoique, parmi plus de propreté, on y trouve encore une innombrable soupe aux pois, souvent mal faite, des pâtes blêmes comme des déchets, servies sous d’inénarrables portraits de famille, ou dans ces décors de têtes de chevreuils multipliant jusqu’à l’affolement leurs yeux de verre.

Heureusement, l’instinct résiste. Tout seul, le plus souvent. Voué à la double atteinte du chauvinisme et de l’américanisme. Affaibli, étouffé par celui-ci, rétréci, racorni par celui-là. Car, ainsi que le vocabulaire, l’instinct ou, si l’on veut, l’attitude, s’appauvrit hors de la source française. La « Romanie » révèle ainsi, dans le monde, des ondes de plus en plus amollies à mesure qu’elles s’éloignent du centre. La critique sans mesure et parfois haineuse de ce qui est français — j’entends : profondément français — a détruit en nous la vie et nous a repliés sur des réserves d’une insuffisance grandissante. L’américanisme se charge du reste. Il entre, non pas comme un voleur, mais comme un gangster, l’arme au poing, des quantités d’armes : produits standardisés, magazines, journaux, radio, cinéma, sans compter les idées, les mœurs et les impondérables. Nous pouvons lui résister, même l’utiliser, mais à la condition de nous être fait d’abord une conscience française, et du coffre.




On dit que nous sommes des individualistes, préoccupés surtout de notre intérêt personnel et fort peu des intérêts communs. C’est la vérité. Je ne blâmerais pas que nous soyons des individualistes, comme les Anglais qui ont le culte de l’énergie personnelle. Je déplore seulement notre manque de sens social et d’esprit public.

Nous avons cependant un goût prononcé pour la politique, objectera-t-on : il n’est pas de période plus enfiévrée que celle où s’agite une campagne électorale. Nous courons les réunions dont nous goûtons parfois jusqu’aux excès ; nous ouvrons la radio aux querelles des candidats. En dehors de ces moments surexcités, nous suivons les discussions des Chambres avec une satisfaction béate ; et nous gardons une singulière admiration aux représentants que nous nous sommes donnés.

Mon Dieu ! Ces mouvements manifestent tout de même un certain sentiment de la chose publique ; mais combien court, le plus souvent, et borné aux faits d’un jour ou à des luttes dont dépend surtout le sort d’un parti. Bref, nous sommes des électoraux, si j’ose dire, et non pas des politiques.

Quand il s’agit d’une poussée d’opinion ; d’un appui à donner à une œuvre, à une initiative ; voire de la simple surveillance de nos intérêts nationaux ; de la sauvegarde de nos vraies traditions, de nos traditions vivantes, et non pas encastrées dans le passé comme dans du béton armé ; ou encore, quand il s’agit d’idées, tout uniment, — nous n’y sommes plus. Quelques personnes agitent le grelot dans l’impressionnant silence de l’apathie générale, quand ce n’est pas au milieu d’une hostilité qui met à se manifester une rare ingéniosité.

Est-il possible de corriger un défaut si déplorable ou, en d’autres termes, de former des citoyens, conscients de leur rôle, au courant de leurs devoirs, ardents pour le bien de tous ?

Cela revient à se demander comment apprendre la civilité ou, ainsi que l’on dit aujourd’hui, le civisme.

On peut utiliser l’enseignement pour inculquer le devoir social, pour en nourrir la volonté, en éclairer l’esprit. Brunetière disait : « En vain changerez-vous les lois, si vous n’avez pas changé les cœurs, vous n’avez rien fait ». Combien il avait raison ! Les lois, dans le domaine moral, risquent de demeurer lettre morte ; les principes qu’elles posent, les attitudes qu’elles commandent, les devoirs qu’elles dictent, ne seront acceptés vraiment que si les volontés sont entraînées et les intelligences préparées. Il en est ainsi de l’enseignement qui néglige le caractère et oublie les sources d’action. Dirigé vers la patrie, son passé, son avenir, sa constitution, ses forces vives, il serait transformé.

C’est la thèse que j’ai tenté de soutenir devant le Congrès des universités de l’Empire, en 1921. Je plaidai la valeur sociale de la formation générale donnée dans nos collèges classiques. Je ne dis pas que la fonction sociale soit assurée par la seule culture générale et nécessairement ; je dis qu’on l’en fera naître si l’on veut s’en donner la peine. Si je viens de mentionner les collèges classiques, c’est que, dans cette occasion, c’est d’eux que je devais m’occuper ; mais ces principes pédagogiques trouvent aussi bien leur application dans l’enseignement primaire, et même dans l’enseignement universitaire. Tout sert à aviver l’esprit civique, le sens social, pourvu qu’on s’y arrête : une version ou un thème bien choisi, une leçon d’histoire ou de géographie, une leçon de sciences naturelles ou de sciences physiques ou chimiques, éveilleront la compréhension des intérêts nationaux.

Est-ce suffisant ? Cette méthode est d’une application assez difficile, parce qu’elle exige une collaboration constante des professeurs d’une institution. De plus, je crois qu’elle doit être complétée par la méthode directe : l’enseignement du civisme ou du droit public, ou un cours sur les institutions du pays.

Je parle de programme : cela ne signifie pas beaucoup, en soi ; tous les programmes sont faciles à faire, et tous sont facilement parfaits. Il s’agit de bien autre chose : enseigner le civisme, c’est-à-dire, le devoir social.

Une introduction d’ordre philosophique, mais fondée sur des exemples tirés de la réalité — il en est des centaines — portera sur la société, sa composition et les raisons que nous avons de lui apporter notre appui. Puis des études sur le gouvernement central, les gouvernements des provinces, l’administration, la municipalité, la commission scolaire, la paroisse et, enfin, la famille. Ce sont les « cercles concentriques » qui entourent l’individu, suivant le mot d’un auteur américain.

Qu’est-ce, en définitive, sinon expliquer le rouage de nos institutions ? Et surtout, pas de sécheresse : de la vie, du réel. Le monde est là, tout à côté : il s’agite autour de l’école. On n’a qu’à ouvrir la fenêtre pour en percevoir la palpitation et c’est la vie qui est la meilleure leçon puisqu’elle est le souffle même de la nation, de la société, la grande et la petite, la lointaine et l’immédiate.

J’ai parcouru des manuels de civisme, tristes comme la mort, secs, pressés de leur substance. Ils me rappelaient les cours d’histoire criblés de dates, de batailles et de combinaisons politiques ; les traités de géographie où s’alignent les fleuves, les montagnes, les lacs et les villes, et les interminables listes des produits locaux, comme on les appelle. Autant apprendre les noms des rues et des ruelles de Montréal.

Le civisme, c’est une autre affaire. C’est la raison profonde et actuelle de la civilité, c’est le déterminant, la source de la volonté altruiste, le secret de l’humanité. Tout doit servir à le faire naître. Quelles leçons le professeur, s’il sait s’y prendre, ne tirera-t-il pas de phrases comme celles-ci : En 1608, Champlain fonda Québec ; le gouverneur général du Canada ouvrira les séances du Parlement avec l’habituel cérémonial ; la paroisse nous a gardés ; la famille est notre cellule sociale ; l’école est notre premier guide ; l’impôt est nécessaire ; nous vivons d’un capital intellectuel accumulé par des générations ; — que sais-je encore ?

Pour y arriver, il faut du travail, de l’imagination, beaucoup d’observation et des connaissances précises. La vie nationale, la société, la famille, la paroisse, l’école, offrent leurs champs d’étude : il reste à se préparer à les définir et à les raconter de manière à en faire jaillir une leçon qui soit un élément d’action.

L’observation est toujours possible, nous dit-on, mais les livres manquent. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il existe des œuvres très suggestives et fort bien illustrées, qui permettent de recourir à l’image et de pousser jusqu’à l’art. Il est des ouvrages précieux, d’une vive lumière : de Léon Gérin, de Raoul Blanchard, d’Émile Miller, d’Edmond de Nevers, d’Errol Bouchette, de l’abbé Groulx, de l’abbé La Palme, du frère Marie-Victorin, et d’autres.

Évidemment, il faut les chercher, les trouver même, et les lire le crayon à la main, et les méditer, et les vivre. Ce n’est pas toujours possible, je le reconnais, pour le professeur ou l’instituteur rivé à l’absorbante besogne de chaque jour. Il faudrait un ouvrage sur le civisme ainsi conçu, fait d’aperçus, d’exemples, de propositions, de couleur et de vie. Que n’y met-on quelqu’un, comme à d’autres traités qui nous manquent et sans lesquels l’enseignement languira toujours.

Dès lors, on pourrait préparer la leçon de civisme ; elle ne serait plus reléguée dans le cours de géographie sous le titre : gouvernement du pays. Elle passerait dans les hommes et, tout en gardant notre personnalité — ce qui nous sera nécessaire tant que nous prétendrons rester français — nous acquerrions du moins le sens de la société et nous accepterions nos responsabilités de citoyens.




Je me suis inquiété de savoir si l’on enseignait le civisme. On m’a répondu : depuis toujours, par la philosophie sociale et la géographie. Ce n’est pas une mauvaise formule, puisque c’est la formule, au fond, de ce qu’on appelle la géographie humaine : la terre et l’action de l’homme vivant en société sur la terre.

Je redoute, ici encore, la géographie tout court. J’ai dans l’esprit la boutade d’un autre pédagogue : « Combien les élèves ont-ils de manuels de géographie ? — Trois, et plus ils en ont, moins ils la savent ». Je crains la sécheresse d’énoncés comme ceux-ci : « Les membres du Conseil législatif doivent remplir les mêmes conditions que les sénateurs ; et les députés à l’Assemblée législative, les mêmes que les membres des Communes ». Ou encore : « Les comtés sont les grandes divisions territoriales. Chaque comté est une confédération de villages, paroisses et cantons (pas mal, cependant, bonne amorce). Les maires de ces municipalités forment le conseil municipal du comté, le président de ce conseil prend le nom de préfet ou de maire de comté ». Voilà pourtant tous les éléments d’une leçon sur le rôle, nouveau et intéressant, du Conseil de comté, à la condition que l’on ne se borne pas à faire réciter cette définition informe. Autant en emporte le vent, et je ne me demande pas où cela conduit, parce que je sais où nous en sommes.

Voici le témoignage de Mgr Ross sur l’enseignement, en géographie, des « faits de l’ordre politique ». « Ici encore l’enfant peut voir dans son entourage les faits fondamentaux de l’organisation politique, civile, judiciaire et religieuse du pays. L’enfant parle français, il entend parler une autre langue : voilà qui lui donnera la notion des deux principales races qui habitent le pays. De même pour la religion. Les assemblées populaires et les scènes électorales lui permettront de réfléchir sur le système scolaire, municipal, gouvernemental auquel le pays est soumis. La vue des officiers de police ou de justice, le récit des procès, condamnations, etc., fournissent les moyens intuitifs de faire connaître nos diverses organisations. Si on mêle l’histoire du Canada à ces constatations, on établira un lien dans l’esprit des enfants, et on leur fera connaître l’âme du pays en même temps que son armature. Par là aussi on introduira l’élève dans l’étude de la géographie humaine, beaucoup plus intéressante, plus utile et plus éducative que la géographie physique dans laquelle on est porté à renfermer toute l’étude de la géographie ».

Je souligne ces mots : en y mêlant l’histoire du Canada ; ce qui aboutit à recommander que l’étude de l’histoire porte aussi bien sur l’évolution des institutions du Canada français que sur les faits politiques ou militaires. De la philosophie sociale toujours ; mais, cette fois, dans le passé. Peu importe, après tout, pourvu qu’on en fasse, sous une forme ou sous une autre.

L’histoire du Canada, ramassée dans un manuel, est difficile à apprendre et à retenir. Elle est peut-être une des choses que l’on oublie le plus vite. Si l’on y revient plus tard, elle intéresse mais on a peine encore à en saisir le détail. C’est qu’elle est construite sur le sable ; j’entends : le plus souvent, sur des faits d’ordre administratif, et qui n’ont guère plus de consistance qu’une date. Et c’est sans doute pour cela qu’on l’ignore, généralement.

Il faudrait la simplifier et l’amplifier tout à la fois, afin d’en tirer les idées générales propres à notre conduite.

On la simplifiera en la ramenant à des synthèses.

On conseille d’apprendre l’histoire aux enfants à l’aide de tableaux attrayants, propices au jeu de l’imagination. Pourquoi pas aussi aux grands enfants que nous demeurons tous ? Supprimer des dates, laisser tomber des faits d’intérêt secondaire, pour s’en tenir aux grands mouvements. Ne sont-ils pas les vrais éléments de la culture ? Ne subsistent-ils pas comme des levains, quand tout le reste a disparu ? Les découvertes, la colonisation, les résistances, les organismes, voilà tout l’ancien régime. Qui posséderait la Naissance d’une Race de l’abbé Lionel Groulx en saurait assez pour vivre avec intensité la vie canadienne.

On amplifiera l’histoire en donnant de la couleur à ces tableaux de civilisation. Peindre à grands traits, mais peindre ; utiliser les faits, comme un coup de pouce, pour accentuer la chaleur et le ton. Bien charger sa palette. Jacques Cartier revient parmi nous : dire ses origines, ses attaches, ses services, le dresser sur son navire, à la recherche des « étoiles nouvelles », le suivre, dès son arrivée, dans ses gestes de catholique et de Français, qui éclairent encore notre voie. Le Jacques Cartier de Léon Gérin, par exemple — une simple brochure, mais quelle toile ! Juxtaposer les pâtes par des dispositions habiles et nécessaires, et qui nous habituent à chercher, hors de nos cadres, les harmonies ou les dissonances : les procédés de colonisation de la France et de l’Angleterre ; le resserrement des premières fondations anglaises et l’expansion de l’Empire français en Amérique ; l’exercice spontané du parlementarisme chez nos voisins et nos hésitations à prendre en main nos affaires ; nos réactions aux tendances impérialistes de Londres ; les conceptions différentes de l’unité nationale ; la valeur ou le danger des civilisations que nous coudoyons.

Pour amplifier l’histoire jusqu’à en faire une discipline, il faut surtout lui restituer les institutions. Je n’en ai pas aux batailles ni aux faits politiques, mais j’estime qu’il faut, à la suite de Léon Gérin et de quelques autres, chercher les raisons profondes de notre survivance où elles se trouvent : dans la famille, la paroisse, l’association, l’école ; — et dans la loi. Quelle pitié que les monographies de Gérin soient enfouies dans la Science sociale de Paris, depuis la fin du siècle dernier. Publiées demain, telles qu’elles furent écrites, elles illumineraient nos origines et nos résistances. L’Émigrant percheron ; Au Foyer de l’Habitant, Le Rang et la Paroisse, La Concurrence étrangère et l’Évolution industrielle ; et la dernière — la plus remarquable, au gré de M. Omer Héroux, La Loi naturelle du Développement de l’Instruction populaire. Cela est pétri avec de la chair. Nos manuels mentionnent avec timidité quelques efforts de colonisation vers Mont-Laurier, la Gaspésie, le Saguenay, ou l’Abitibi. Dans l’œuvre de Gérin, on vit cette colonisation, on en reconnaît l’innervation ; on prend contact avec une force vive. Sur un sujet pareil, avec Gérin, Raoul Blanchard et Louis Hémon, de bonnes cartes, des photographies aériennes, quelle leçon ! Et précieuse, et pratique comme une règle de vie. Paul Valéry semble regretter que l’homme s’excite « de souvenirs de souvenirs », et que l’« histoire alimente l’histoire ». Les hommes politiques, incapables de bâtir sur l’avenir, qui « n’existe pas », se déterminent sur le passé : l’échafaud de Louis XVI est celui de Charles Ier, et l’Empire de Napoléon, celui de Rome. Il serait, certes, malheureux que les hommes fussent satisfaits, comme c’est trop souvent le cas pour nous, de l’ombre d’un souvenir dont le propre est de se défigurer ; mais il est bon quand même que l’histoire alimente, non pas l’histoire, mais l’avenir. Je m’accorde cependant à Paul Valéry quand il réclame que l’historien découvre les « constantes » que M. André Lebey appelle, de son côté, la « conscience humaine ». « Accroissement de netteté, accroissement de puissance », dit encore Valéry. À cette condition seule, le souvenir se fait vigoureux.




Somme toute, la méthode d’enseignement, ou d’utilisation des sciences, que je tente d’exposer, se ramène à l’observation des réalités économiques et sociales. On peut donc faire des études économiques et sociales tout le long du programme. Même en mathématiques, en raisonnant, par exemple, sur le calcul des intérêts qui, en soi, n’a rien d’affolant ; ou encore, comme le voudrait le chanoine Émile Chartier, en établissant la hauteur des tours de Notre-Dame plutôt que la hauteur d’une tour quelconque dressée dans le désert de l’abstraction. En comptabilité, l’application à la vie courante est tout indiquée. Mais les choses elles-mêmes, qui sont dans la classe ou que l’on regarde dans la rue, expriment de mille façons la vie économique et sociale : la chaire où le maître prend place et les pupitres des élèves étaient naguère dans la forêt ; la montre de l’épicier du coin est un rendez-vous d’alimentation. C’est ce que la Commission des écoles catholiques de Montréal a compris : cet enseignement diffusé des choses ou des événements est commencé, en attendant que le Conseil de l’Instruction publique porte l’économie politique au programme officiel.

Elle y est déjà, à la vérité, et il suffira peut-être de rappeler qu’elle y est. C’est la géographie, Scientia parens, qui en est encore chargée : maîtresse Jacqueline de l’enseignement, elle est de tous les métiers, tour à tour physique, politique, économique, humaine. On lui confie les produits de la ferme, les bois de commerce, les industries régionales, l’arrivée et le départ des bateaux et des trains, les routes, les téléphones et les télégraphes, les postes, point de rencontre des échanges. Lourde tâche, et qui risque d’être escamotée sous les plus fastidieuses énumérations.

À mon sens, l’économie politique doit être installée dans l’école, non pas à une place d’honneur si on l’en juge indigne, mais parmi les utilités, les impérieuses utilités.

Pourquoi, selon le mot d’Olivar Asselin, nous sommes-nous gavés de « clichés funestes » ? À nous entendre, notre race serait incapable de solidarité et manquerait de sens pratique. Propos fantaisistes, propagés par des Américains, et acceptés par nous, comme tant de propos américains, sans réflexion et faute de mieux. Les Américains ont mesuré le sens pratique à de vastes entreprises mécanisées, dont on commence, aux États-Unis même, à douter. Le Français aussi est un « réalisateur », et un merveilleux réalisateur. Son amour du métier, son esprit d’économie et son souci des proportions ont tout de même bâti la France. Chez nous, ses procédés d’exploitation du sol, longtemps suivis, et perfectibles, ici comme en France, nous ont préservés : nous avons conservé, sur cette terre, la « ferme » vers laquelle les États-Unis reviennent aujourd’hui. Serait-il si difficile d’en faire autant dans l’industrie ? En commençant par restaurer le goût, puis les habitudes, que n’accomplirions-nous pas avec un marché assuré de près de trois millions de consommateurs, à qui se joindrait une clientèle anglaise, voire américaine. Je sais des « spécialités » qui l’ont déjà prouvé.

Elles ont réussi par ce qu’elles ont offert d’original et de sérieux. Si elles sont peu nombreuses, c’est que notre vie économique, notre économie nationale, n’existe pas ou compte si peu. Elle va au petit bonheur. Elle n’est pas dirigée selon des idées générales. Quelques organismes, je le veux bien, s’y intéressent de temps à autre, mais elle ne bénéficie pas d’une pensée commune. Et elle s’étiole, lamentablement ; alors que dans tous les livres que l’on écrit sur nous et de l’aveu des étrangers qui nous observent simplement, elle apparaît comme l’arme indispensable à notre survivance. Il est peut-être plus grave encore que nous ayons négligé les conséquences sociales d’une économie mégalomane, à laquelle nous nous sommes livrés corps et biens, et que nous attendions une inutile révolution pour nous en dégager.

Nous nous plaignons, enfin, de concurrences qui, par parenthèse, ne sont pas toutes israélites. Elles nous font toucher nos faiblesses et nos reculs. Pour les vaincre ou les contenir, on recommande « d’acheter chez les nôtres ». Rien de plus légitime. Disons même que c’est un devoir. Tout le monde doit vivre, et nous d’abord, j’imagine. Mais prenons garde que, en nous transportant ainsi dans les sphères de la sentimentalité, on s’adresse plus au cœur qu’à l’esprit. Nous savons ce que vaut le sentiment devant les passions ; que vaudra-t-il devant l’intérêt si la connaissance ne le guide pas ? Au devoir correspond le droit : le droit du consommateur à ce qu’on a accoutumé d’appeler le « service », et le « service » suppose la connaissance qui conduit à l’organisation, et même à l’éducation de la clientèle.

Par quelque chemin que l’on prenne, que l’on veuille aviver notre sens des affaires, affermir notre économie ou secouer la concurrence, on revient au même point : savoir.

Et nous attendons du temps qu’il nous guérisse, par une insouciance qui n’a d’excuse que son aveuglement. Sitôt qu’un enfant est malade, on réunit autour de lui la kyrielle des spécialistes, qui le palpent, l’auscultent, le pénètrent de rayons, et, leur tâche achevée, prescrivent un régime avec des médicaments. L’anxiété des parents trouve cela tout naturel : il faut refaire les forces du malade et l’engager solidement dans la vie. Si une épidémie s’abat sur une école, on voit accourir les préposés à l’hygiène publique, qui s’ingénient à combattre le mal, gardent les avenues, établissent des barrages pour garantir la population. Mais s’il s’agit de redresser une situation économique qui se délabre avec une inquiétante rapidité, plus personne, plus de remèdes, plus de science ; quand il faudrait, par une action positive, reconstituer les forces. L’économie politique n’est pas une panacée, tout le monde en convient ; du moins est-elle un de ces toniques dont on dit qu’ils ne font pas de mal. Nous en avons besoin pour mouvoir nos volontés afin que, parlant le même langage et remuant les mêmes idées, nous tombions d’accord sur la défense de notre dignité. La diffusion intense de la science économique et sociale, surtout sous ses formes les plus simples, sous ses aspects les plus familiers, refuserons-nous ce moyen de renouveler nos énergies ?




Je propose donc qu’on rajeunisse de vieilles disciplines, qu’on en institue de nouvelles. Cela se fait depuis longtemps ? Il se peut bien ; quoique, si cela se faisait beaucoup, cela se verrait un peu plus.

Un prêtre de mes amis a eu la rare fortune d’organiser de neuf une classe de philosophie. Aux leçons exigées par le baccalauréat, il a ajouté, chaque semaine, une heure de français, une heure d’histoire de l’art, une heure de science sociale, une heure d’histoire comparée. Dans une outre ancienne, il a versé du vin nouveau, laissant au temps de prolonger la cuvée. Plus heureux que moi, il a fait ce que je me suis contenté de dire. Il attend. — Et quelle porte il ouvre sur la rhétorique supérieure où l’élève, mûri de science, retiendrait le culte de l’expression !

Pour mener à bien ce programme, des réformes « parapédagogiques » seraient sans doute à souhaiter :

des manuels qui gagneraient à être moins « nourrices sèches » et à s’égayer au contact d’un art plus affiné ;

des bibliothèques, où le maître, de qui on exige beaucoup, puiserait le surcroît de savoir que tout enseignement requiert ;

des pédagogues formés dans des Écoles normales mieux averties, ou munies des facilités qu’elles réclament à bon droit ;

un Bureau central d’examinateurs résolu à découvrir chez les francs-tireurs qui l’assaillent la vision nette des intérêts nationaux ;

enfin — mais j’aborde ce dernier point avec respect —, un Conseil de l’Instruction publique revêtu de pouvoirs plus étendus et qui s’occuperait davantage de pédagogie.

Il est d’usage, lorsqu’on a plaidé devant un tribunal, de « citer des autorités ». Je n’en ai pas. Si pourtant : une, et qui en vaut bien d’autres. J’ai interrogé du regard, de la pensée ou de la parole plus de vingt-cinq promotions d’étudiants — livre ouvert sur l’avenir.