Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume III/Chapitre IV/IV


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1893.
Annales du Musée Guimet, Tome 24.


INTRODUCTION
CHAPITRE IV
Les éléments étrangers dans l’Avesta
IV.
Dogme d’une création spirituelle du monde avant la création matérielle ; — dans le Bundahish, dans l’Avesta (Nask Dâmdât). — Origine grecque de cette doctrine, dérivée de la théorie des Idées. — Forme de la doctrine dans le Philon le Juif. Le Néo-Platonisme dans la Perse arsacide. Tansar le Platonicien.


IV


L'usurpateur Keresâni nous a appris que les auteurs de l'Avesta ont

1. Yt. XIX, 93 : cf. vol. II, 401, notes 24-25.

2. Yt. IX, 18, 22.

3. Tabari (Ir. Zulenberg), I, 505 ; cf. Hamza, tr., p. 98. connu l’invasion grecque. Mais l’empreinte grecque est marquée dans l’Avesta d’une façon plus profonde et plus intime, à savoir par des emprunts de doctrine.

On sait par l’historien Théopompe, contemporain de Philippe et d’Alexandre, que les Mages de l’époque achéménide donnaient au monde une existence limitée, divisée en périodes égales de trois mille ans. Ormazd et Ahriman régnaient alternativement durant les deux premières périodes de trois mille ans : ils luttaient ensemble et détruisaient l’un l’autre leur œuvre durant la période suivante ; enfin (τέλος (telos)) Ahriman était vaincu, et les hommes vivaient heureux, n’avaient plus besoin de nourriture et ne faisant point d’ombre^^1.

Cette conception du Magisme achéménide, nous la retrouvons dans le Bundahish. Le monde dure douze mille ans : la troisième période, comme dans Théopompe, est remplie par le mélange et la lutte des deux principes ; la quatrième période, ouverte par l’apparition de Zoroastre et par la Révélation, est remplie par la victoire progressive et finalement décisive d’Auhrmazd, aboutissant à la ruine d’Ahriman, à la résurrection et au règne de la vie future. Il est probable que le τέλος (telos) de Théopompe répond à cette quatrième et dernière période et couvre les trois derniers milléniums. Mais où les deux conceptions diffèrent, c’est dans l’emploi des deux premières périodes. Avant Alexandre, elles appartenaient, à lourde rôle, à chacun des deux adversaires ; elles ont dans le Bundahish une signification bien plus compliquée et toute métaphysique. Durant l’une et l’autre période, le monde appartient à Ormazd ; mais durant la première, le monde n’a qu’une existence purement spirituelle ; c’est dans la seconde qu’il entre dans la réalité matérielle, « Auhrmazd, dit le Bundahish, créa le monde d’une façon spirituelle…, pendant trois mille ans, le monde resta sans corruption, sans mouvement, insaisissable^^2. » Dans les trois mille

1. De Iside et Osiride, 47.

2. apash mînôîhâ zag dâm… frâj brahînêt ; 3000 shant dâm dar mînôi yakôya mûnât, aîgh yahvûnt havâ-nd amûîtâr aravâg agriftâr Bundahish I, 8). — Albiruni (Chronology, 17), résumant une source analogue, mais matérialiste, dit : « Le globe céleste resta sans mouvement, les éléments ne se mêlaient pas, il n’y avait ni croissance, ni dépérissement, et la terre n’était point cultivée ». ans qui suivent, à la suite d’une tentative d’Ahriman de faire irruption dans le monde spirituel, Auhrmazd fait passer le monde à la forme matérielle et le mouvement commence.

Le Bundahish est un livre de forme relativement récente, car il est postérieur à la conquête arabe : mais il reproduit fidèlement un fond avestéen. En effet la partie cosmogonique repose sur le Nask Dâmdât : or le Dâmdât, d’après l’analyse du Dînkart, traitait d’abord de la création du monde dans l’Esprit ; « combien de temps et comment il fut tenu dans l’Esprit : et comment en fut créé le monde matériel… » ^^1. La doctrine appartient donc à l’Avesta même ; et, pour enlever tout doute à ce sujet, un heureux hasard nous a conservé un fragment zend, probablement du Dâmdât, qui la suppose tout entière. Le Vendidad pehlvi, exposant la doctrine des quatre périodes exactement dans le sens du Bundahish, renvoie comme autorité au texte zend : cvañtem zrvânem mainyava stish ashaonô dâta as, « Combien de temps dura la création spirituelle du dieu du Bien^^2 ? »

Il est impossible de n’être point frappé du caractère tout platonicien de cette conception, qui est l’application de la doctrine des Idées à la cosmogonie magique ; et l’hypothèse se présente d’elle-même qu’il y a là une substitution tardive à la conception plus simple et toute naturelle de Théopompe et du magisme pré-alexandrin. Elle n’a pu entrer dans le Zoroastrisme qu’à un moment où la philosophie grecque pénétrait l’Orient. Cette hypothèse, qui au premier abord paraît hardie, de rattacher l’Avesta par un côté à l’Académie, perd ce qu’elle a de paradoxal, quand on se rappelle que l’histoire parsie de l’Avesta fait, à la fin du iiie siècle de notre ère, insérer dans le livre sacré des textes repris du grec, sur la naissance et la destruction (yahvûnishn le-vinâsiskn) ou, comme diraient les Grecs, la génération et la corruption^^3 ; et quand on se rappelle que le grand prêtre

1. Dînkart, VIII, 5, 1-2 : yahbûnt-î dâm (source du titre Dâm-dât) î pâhlûm fartûm pun mînôgîh, û-cand cîyûn dâshtan pun minôg, û dâtan ajash yîti (= gaêthya stish). Cf. Dinkart, IX, 24, 19.

2. Voir le Fragment au Vd. II, 20 c (infra, p. 51). Les Gâthas mêmes semblent faire allusion à cette création spirituelle précédant l’autre : yastâ mañtâ pouruyô (Yasna XXXI, 7a), « c’est lui qui le premier a pensé le monde » : l’interprétation du Dînkart, ibid., note 29, y voit une allusion à la création idéale.

3. Voir plus haut, p. xxxiii, note 1. Tansar, l’homme qui a joué un si grand rôle dans la restauration de l’Avesta, nous est présenté expressément comme un membre de la secte platonicienne 1[1]. Je n’en veux conclure ni que c’est Tansar qui a introduit dans le Zoroastrisme l’idée de la création idéale, ni que cette doctrine est entrée sous Shâbpûhr Ier, mais seulement que les doctrines platoniciennes avaient trouvé leur chemin jusqu’en Perse dès les premiers siècles de l’ère chrétienne.

Par Platonisme nous devons naturellement entendre Néo-Platonisme, c’est-à-dire cet ensemble philosophique où domine l’esprit de Platon, qui a inspiré toute la spéculation des siècles qui précèdent et suivent le christianisme, et qui trouve son expression la plus parfaite dans Philon d’Alexandrie. C’est dans Philon que se trouve, à ma connaissance, le parallèle le plus proche de la doctrine avestéenne de la première création spirituelle : Dieu comprend qu’une belle imitation ne peut se faire sans un beau modèle, et qu’un objet sensible veut un archétype idéal ; aussi, « quand il a voulu créer ce monde visible, il a d’abord dessiné le monde intelligible » (Βουληθείζ τόν όρατόν τουτονί κόσμον δημιουργήσαι, προεξετύπου τόν νοητόν) 2[2]. Nous avons ici aussi claire que dans l’Avesta la distinction fondamentale de la mainyava sti et de la gaethya sti et la théorie de l’antériorité de l’une sur l’autre.


  1. 1. Voir plus haut, p. xxvi.
  2. 2. De opificio mundi apud Schürer, Geschichte des Jüdischen Volkes, II, 875, note 134.