E. Dentu (p. 165-176).


CHAPITRE XVIII

LES ÉPOUX SONT À TRANSFORMER


Il existe à Paris et dans toute l’Europe, des cours pratiques embrassant les diverses branches des beaux-arts, de la science et de l’industrie. Dès qu’un enfant peut suivre deux phrases et lier deux idées, on l’applique à l’étude du Catéchisme, en vue de l’unité de croyance ; mais, pour aboutir à l’unité d’action maternelle, il n’y a ni cours spéciaux, ni enseignements privés. Chaque femme, renfermée dans son petit cercle de famille comme dans une boîte, y est à la fois juge et partie. Si elle aime le monde, son enfant passe des mains d’une nourrice aux mains d’un instituteur ou d’une institutrice. Si elle aime la famille, il est probable que, dans son ignorance en l’art d’élever les enfants, elle gâtera les siens ; et, pour n’avoir pas le courage de leur résister une fois, subira leurs larmes de tous les jours. On a jugé les préceptes du catéchisme indispensables à tout enfant chrétien. Est-ce que le foyer domestique ne devrait pas avoir son code, se rattachant au code religieux par chacun de ses points ?

Les mariages selon l’argent finiraient par primer les mariages selon l’affection, si les époux n’entrevoyaient, dans leur union, que les avantages matériels, abstraction faite de l’avenir de leurs enfants. D’ordinaire les peuples victimes d’un abus, tôt ou tard s’en délivrent en réagissant sur eux-mêmes. À notre époque d’égoïsme, s’il y a entraînement et non réaction, c’est que le mal n’a pas encore creusé assez profondément son sillon. La chasse à courre de l’or ne corrige personne. On voit bien, devant soi, ceux qui tombent ; mais on se croit plus solide qu’eux et l’on va jusqu’où est la culbute. C’est la croisade du numéraire, le grand combat du capital, tout le monde veut y prendre part.

Dans cette lutte, les plus chanceux atteignent le but, les autres meurent à la peine ; mais les premiers trouvent-ils dans leur ambition satisfaite le bonheur qu’ils cherchaient ? Non, plus leurs occupations se sont multipliées, plus le foyer domestique leur est devenu étranger. Madame a apporté une dot, Monsieur, qui l’a fait fructifier, se croit quitte. Si ces époux étaient entrés dans le temple de l’hymen par la porte du devoir, la chaîne qui les rive l’un à l’autre n’eût pas été trop lourde ; mais ont-ils songé à autre chose qu’à leur bien-être matériel ?

Les préceptes bons ou mauvais, inculqués de bonne heure à l’enfance, se gravent en son cœur pour la vie ; donc, si le mal grandit, c’est l’indice d’une lacune qu’il faut combler, d’une initiative qu’il faut prendre. Un code maternel comblerait cette lacune ; aux penseurs, aux moralistes des deux sexes de rechercher l’esprit et la lettre de ce code, que chaque famille, chaque école devrait posséder et pratiquer, afin de travailler à la transformation du couple par l’éducation nouvelle, appropriée à l’enfance humanitaire.

En Suisse, où l’instruction est gratuite à tous, sans distinction de sexe, le peuple n’a sur les lèvres aucun juron et chacun paraît placer au-dessus de tout sa propre dignité. En France, toutes les pensées généreuses trouvent des défenseurs et des apôtres. Cependant, en ce qui touche aux femmes, ce pays des anciens preux se montre injuste et partial. On leur permet bien d’accomplir leurs devoirs, on ne tolère pas qu’elles parlent de leurs droits. C’est comme une habitude prise, comme un état des choses consacré.

Il faut d’ailleurs en convenir, certaines femmes prêtent à cette rigueur et se conduisent de façon à faire constater leur infériorité. D’une part, souvent les jeunes filles manquent de dignité ; d’autre part, les mères manquent de prudence. On isole les sexes, on les met dans l’impossibilité de se connaître, de s’apprécier.

En Amérique, où une liberté entière leur est laissée, la femme, loin de perdre en considération, est, sinon supérieure, du moins égale à l’homme. On n’établit pas, comme chez nous, de polémique dans les journaux avancés pour soutenir ou combattre : celui-ci, l’utilité ; celui-là, le danger du travail en commun de l’homme et de la femme. Reconnaître l’égalité des sexes et refuser aux femmes leur droit au salaire, c’est accepter un principe pour en nier les conséquences. Le danger n’est pas dans la réunion des sexes, il est dans les excitations de la convoitise, dans les entraînements de l’imagination. En Amérique, loin de les éviter, les jeunes filles cherchent à connaître les hommes, la fleurtation n’a pas d’autre but. Libres, elles vont en quête d’un fiancé à leur convenance. Une fois engagées, la famille leur devient un sanctuaire.

Il n’y a pas à craindre de démoraliser la jeunesse en la rapprochant. Les hommes n’ont qu’à gagner sous l’influence de la femme, et il est juste qu’ayant sa place au soleil, celle-ci ait droit au pain quotidien du travail.

Certes, tant que vous pourrez vous en dispenser, n’enlevez pas la femme à sa famille, mais laissez la fille suivre sa mère, la femme partager le labeur de son mari, et la célibataire ou la veuve, disposer, à leur gré, du temps qui leur appartient !

L’amour qui, jadis, avait ses délicatesses de cœur, ses dévouements respectueux, ses autels du platonisme, par la séparation absolue des sexes, devient une passion bestiale, qui s’empare des sens, les envahit, les domine, et, comme la fièvre, a ses dangers. L’amour né d’un sentiment tendre, grandit doucement, s’appuie sur l’estime, se transforme en amitié. La passion sensuelle est une surexcitation du système nerveux, un délire de l’imagination ; mais l’accès passé le malade guérit, et la complice de sa folie, la femme entraînée, devient la victime immolée sur l’autel du plaisir.

En présence d’un tel état de choses, la mère ne saurait trop veiller sur sa fille. Mais que cette jeunesse entraînée se fût estimée d’abord, aimée ensuite, les liens formés entre elle n’eussent-ils pas eu plus de chances de durée ?

En France, où le mariage est indissoluble, les époux peuvent se séparer, ils ne peuvent pas rompre leur chaîne. Chacun, s’il y a entre eux incompatibilité de mœurs, de goûts, de caractères, obtient de vivre seul ; mais vivra-t-il réellement seul et la morale sera-t-elle plus sauvegardée par cette séparation de l’antipathie commune. « Femmes, soyez soumises à vos maris ; maris, protégez vos femmes, » dit l’Église. Y a-t-il, dans l’acte saint du mariage, le respect à ce commandement ? Dans les pays libres, où la femme choisit et se donne, où le divorce est permis, l’époux a bien plus à veiller sur lui que dans les pays où le oui municipal le lie pour vie. S’il n’aime pas sa femme, en se dégageant, il la délie ; s’il l’aime, il lui fera d’autant plus de sacrifices qu’elle aussi pourrait demander et obtenir son divorce.

Rien n’est enviable comme une longue union bien harmonisée. Plus les époux sont avancés en âge, plus on se sent disposé à les entourer de respect, pour la sainte durée de leur affection. Les enfants ont grandi, ils ont trouvé dans la famille les sages conseils de l’expérience, l’appui que le faible demande au fort, et leur vie s’est simplifiée d’autant plus qu’ils n’ont connu ni l’hypocrisie, ni le mensonge, ces auxiliaires du vice.

En 1838, madame veuve Favre unissait sa fille à un jeune homme qu’elle avait dès longtemps apprécié. Les nouveaux époux, droits de cœur tous deux, avaient les mêmes goûts, les mêmes aspirations ; botanistes passionnés, on les eût vus ensemble gravir la chaîne des Alpes bras à bras, pour enrichir leur herbier de quelque sujet nouveau. Les enfants venus, garçon et filles, le père et la mère mirent en commun la tâche de l’éducation. On ne les sépara pas, chacun apprit les mêmes leçons, mais à certaines heures ; tandis que les filles cousaient, le fils se livrait à des travaux propres à son sexe. Plus tard, la famille entière herborisait par monts et par vaux, s’instruisait en marchant et rentrait au logis les pieds endoloris, mais l’appétit aiguisé, le cœur content, l’esprit léger. Sur telle montagne, le père avait donné une leçon de géologie ; sur telle autre, on avait cueilli une plante qui manquait à l’herbier. Ici, l’on s’était arrêté devant un monument gothique ; là on avait déchiffré une inscription remontant à l’enfance des âges. On étudiait la marche des vents, l’état du ciel, l’approche des orages ; jamais on ne rentrait sans savoir quelque chose de plus que la veille ; or là, filles et garçon, suivant de communes études, ayant pour professeurs leur père et leur mère, l’unité la plus parfaite d’enseignement a existé pour eux de même que l’égalité des sexes ; est-ce qu’à cette fusion des pouvoirs l’autorité du couple a perdu ? Il y a eu, au contraire, cela de remarquable, que le fils, assoupli par la mère, a gagné chaque jour en douce affectuosité. Digne sans raideur, fier sans arrogance, il inspire à ses sœurs l’énergie et apprend d’elles la bienveillance. Ainsi se tempéraient les uns par les autres, ces enfants grandis ensemble et qui, dans les sages enseignements de leurs parents, ont puisé, pour l’avenir, la règle de leur conduite. Les filles, simples de goûts, sont restées timides et modestes ; la liberté pour elles n’est pas la licence, mais le droit d’élever de plus en plus les facultés que chacune a reçues de la nature. Dans ce cercle où tous sont d’accord, la même pensée remplit les âmes. Le père a la fermeté douce du vrai courage, l’énergie de la vraie dignité. Son code de famille est une lettre vive. Où s’apprécie le devoir, le devoir est facile !

Nous avons dit : filles, mères ou veuves, les femmes sont-elles ce qu’elles devraient être ? Évidemment non, puisque le plus grand nombre comprend l’émancipation par l’usurpation des prérogatives de l’homme : et n’est-ce pas une folie que ce rêve d’un changement de sexe ? L’homme efféminé, la femme masculinisée, sont des êtres anormaux qu’il faut accepter, mais non perpétuer. Que gagnerait la jupe à devenir pantalon et le pantalon à devenir jupe ? Dalila, pour avoir coupé les cheveux à Samson, en fut-elle plus forte, et Hercule, filant aux pieds d’Omphale, fit-il autre chose que se ridiculiser ?

Ne forçons point notre nature, gardons les attributions qui nous sont propres, chaque sexe perdrait à vouloir singer l’autre ; ces facéties sont tout au plus admissibles au théâtre où l’on va pour passer une heure et s’égayer.

Quant à être, dès maintenant, à la hauteur du sexe qui tient la puissance, c’est une illusion que nous ne pouvons nous permettre. Les glorieuses exceptions ne font que confirmer la règle. Du rang le plus élevé au dernier rang de la société, les femmes, en général, ont beaucoup à grandir pour être au niveau des hommes. L’intelligence et la finesse leur sont naturelles, mais les études sérieuses, le travail de l’esprit, elles n’en ont pas l’habitude. Il est plus facile de les persuader que de les convaincre ; leur cerveau, par défaut d’exercice peut-être, se refuse à tout travail où la raison seule doit agir ; quant à l’imagination, c’est autre chose, la plus pauvre en est riche et peut y puiser des trésors de fantaisies, la source n’en tarit jamais.

C’est à l’excès de leur imagination que les femmes de tous les âges doivent le malheur de leur vie. La délicatesse de leur organisation, la sensibilité naturelle de leurs nerfs, sont des leviers qui mobilisent leur pensée et la font miroiter dans leur cerveau. Jeunes filles, elles vivent dans un monde idéal, œuvre de leur fantaisie ; femmes mariées, le côté réel de la vie les brise ; vieilles femmes, celles qui sont bonnes recommencent à jouer à la poupée avec leurs petits enfants ; les autres se prennent à aimer Dieu, leur dernier amour…

Ce n’est ni dans le vague d’un rêve, ni dans l’accablement du réalisme terrestre que nous voudrions les voir vivre ; mais de cette vie active et puissante où chaque individu se sent solidaire de l’ensemble et uni à lui. Que les femmes, dans leur indolence, ne se disent pas : Nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien. Dieu qui donna Ève pour compagne à l’homme, la fit au moins son égale, sinon sa supérieure. Adam fut tiré de la matière inerte : Ève fut tirée d’une côte d’Adam, et Dieu ne créa rien au-dessus d’Ève.

Sans vain orgueil comme sans trop grande humilité, que chacune prenne au sérieux la vie et s’élève aux yeux de l’humanité, pour être vraiment, devant Dieu, la compagne de l’homme.