CHAPITRE XIX

DANS LA FAMILLE ET DANS L’ÉTAT, LES FEMMES SONT-ELLES HEUREUSES ?


Égale à l’homme devant Dieu, la femme, quant à la loi, est dans un état de dépendance dont sa propre élévation peut seule la tirer. Les esprits justes ne consultent pas la lettre écrite et font passer dans les mœurs ce qui un jour sera dans le code. Jusqu’ici l’époux prête son nom, plus qu’il ne le donne, à sa compagne. C’est une propriété commune à tous deux, mais avec servitude pour la femme. Elle use et ne dispose pas, le législateur, en lui donnant un gérant, a voulu, sinon lui imposer un maître, du moins lui assurer un protecteur gardien de ses droits. Mais de ce que cela est légal, s’ensuit-il que l’esprit de justice du mari ne puisse tempérer incessamment la rigueur de la loi ? Nous voyons, en effet, de nombreux ménages où l’initiative de la femme entraîne celle du mari ; d’autres, dont l’industrie revêt un caractère purement féminin et laisse l’homme en dehors de toute participation active. De quel droit le mari interviendrait-il dans l’industrie des modes, de la haute nouveauté, de la lingerie et, en général, dans l’art de confectionner avec grâce les diverses parties du vêtement des femmes ? Ce n’est pas dans ces spécialités du goût que se démontrerait la suprématie masculine ! Elle n’a rien à prétendre, non plus, en l’art de conduire l’enfance. Gérer, élever les petits, est un soin qui incombe à la mère. Elle vivifie l’embryon, le porte avec amour, accueille avec tendresse le nouveau-né, l’allaite, guide ses premiers pas, lui apprend à bégayer les mots d’une langue qu’il ignore, développe en lui l’instinct, éveille son intelligence et prépare sa raison à formuler un jugement.

Or, dans l’enfant est l’homme. Et comme les premières impressions reçues sont les plus durables, les principes bons ou mauvais inculqués par la mère à ses babies, sont ceux qui pousseront les plus fortes racines. Là est, dans l’humanité, la vraie tâche de la femme heureuses celles qui l’accomplissent dignement, bien coupables, à leur tour, celles qui n’en comprennent pas l’importance.

Si le mariage, au lieu d’être un sacrement, est devenu une affaire, à qui la faute ? L’époux voit les charges, il ne voit pas les avantages. D’ordinaire, dans un contrat, celui qui livre une chose en reçoit le prix. Dans le mariage, le père qui livre sa fille, paie le mari qui la prend ; la dot est la condition sine qua non du plus grand nombre de contrats. L’un se vend, l’autre se livre… S’il vous plaît, ne donnons pas le nom d’amour à ce trafic d’argent qui dégénère, trop souvent, en antipathie pour ouvrir la porte à l’immoralité.

La femme ne choisit pas, elle accepte son mari. Ils ont d’abord échangé leurs cartes daguerréotypées. On a évalué le revenu, pris note des espérances que réalisera la succession d’un vieux parent ; on sourit à ces chances de mort ; on signe le contrat. Chacun des conjoints observe l’autre et l’étudie, non pour lui complaire, mais pour saisir ses défauts, pour signaler ses ridicules ; ils ne se disent pas : Nous sommes liés, unissons-nous. » Ils se défient et se méfient ; la lutte est entre eux inévitable. Et pourtant, même dans cette condition, la pire de toutes, si la femme au lieu de l’hostilité essayait de la conciliation, elle ramènerait son mari et finirait par se l’attacher. Celles qui ont commencé par l’amour peuvent passer sans peine à l’amitié ; celles qui ont commencé par l’indifférence, à force de bons procédés attireraient l’estime qui survit aux plus vifs sentiments.

La jeune fille frivole devient facilement une femme légère, aujourd’hui que tout pousse à la légèreté. La littérature s’abâtardit, le théâtre n’exhibe que des situations anormales de débauchés triomphants, de femmes perdues glorifiées. On dore aux vicieux le calice du vice et l’on s’étonne qu’à vingt-cinq ans, la génération soit tarée ; qu’à trente, elle soit gangrenée ; à cinquante, corrompue ? N’est-il pas juste de récolter selon la semence ? le bon grain sort du bon grain, l’ivraie sort de l’ivraie.

Dans les familles où l’exemple de la mère exerce une action salutaire, les enfants n’ont pas de peine à se développer en bien, ils ne font que suivre une ligne tracée. De la démonstration de ce fait on peut tirer cette conséquence : que si chaque femme se pénétrait bien de ses devoirs, toutes ensemble elles acquerraient la part de droits qui leur manquent.

Le grand tort de certaines émancipatrices est de vouloir ôter aux femmes les attributions de leur sexe, comme si elles n’auraient pas à y perdre ?

Dans la famille, le rôle de la femme est tout d’insinuation. Elle n’a pas à prendre d’assaut l’autorité, elle la gagne. Chaque jour, si elle y persiste, elle pénètre un peu plus dans le cœur de son mari, et justifie le proverbe : « Ce que femme veut, Dieu le veut. »

Les attributions du mari sont, le plus souvent, distinctes des siennes. Si elles se confondent parfois, elles n’en diffèrent pas moins éternellement au point de départ de la famille : les enfants. Il convient donc de déterminer à chacun sa tâche et d’égaliser les parts afin qu’aucun ne se croie lésé.

La femme aristocratique, avec de la fortune, peut, relativement aux autres, posséder une apparence de liberté. Elle arrange à son gré les douze heures de sa journée, se lève quand il lui plaît ; lit, fait de la musique, se promène, dîne et va dans le monde. Mais dans ce monde, cercle à elle, la calomnie y trahit souvent l’amitié, la malveillance y poursuit la vertu, le vice y attaque l’innocence. Ce n’est pas de la liberté qu’on y a, c’est de l’hypocrisie qu’on y grimace ; chacun s’observe, s’écoute, prend un masque et rentre fatigué de tous, mais plus particulièrement de soi, sentant bien que le bonheur n’est pas cette chimère que les riches appellent plaisir, que les pauvres appellent fortune.

C’est pourtant bien d’en haut que nous vient la lumière, plus la fortune est inféodée de vieille date à un nom, plus il y a chance que ce nom soit bien porté : « Naissance oblige. »

La femme riche, libre de son cœur, en dispose selon l’amour ou selon les convenances. Celle-là, si elle s’est trompée, trouve dans les douceurs de la fortune une compensation à ses ennuis ; si son esprit a de l’activité, elle peut consacrer aux beaux-arts, à la littérature, les heures qui lui sont données. Mère de famille, elle peut appartenir sans opposition à ses enfants ; si elle sait les élever, à elle le soin de former leur cœur, de préparer leur avenir : c’est au sein de la mère que doit commencer l’éducation de l’enfant.

Cette régénération du type humain, les femmes des classes élevées l’ont-elles commencée, et si elles ne l’ont pas fait, sont-elles à la hauteur de leur mission ? Le bonheur est-il leur partage ? Moralement et intellectuellement, sont-elles sur la même ligne que leurs conjoints ? Évidemment non ; le tort est à elles de pouvoir et de ne pas vouloir.

Dans la bourgeoisie, où les femmes sont plus près de leurs enfants, pour une mère expérimentée que de nourrices absurdes, que de clairvoyantes aux yeux fermés ! Tant que dure la lune de miel, l’engouement du mariage absorbe les heures du couple, les enfants viennent, on les gâte, et pour trop les aimer on ne sait pas les aimer bien. Là encore est l’inexpérience. Comme a fait la mère fait la fille : la routine préside à tous les actes de sa vie. Le mari, impuissant ou insouciant, prend le foyer domestique en dégoût et laisse se démêler avec les petits, la compagne qu’il devrait seconder. Celle-là encore peut se frapper la poitrine et dire : « C’est ma faute, c’est ma très-grande faute. » Elle n’a pas le bonheur.

Telle est la bourgeoisie prise en masse. Prise en détail, on trouve à signaler, dans de nombreuses familles, l’exception qui démontre jusqu’à l’évidence ce que peut chaque couple. Vous que tôt ou tard les années courberont, ornez votre esprit et votre cœur ; le temps employé à ce soin vous paraîtra léger, et moins vous exigerez de votre mari, plus vous serez heureuses dans le mariage.

Quant à la femme ouvrière, la tâche qui lui est dévolue est lourde et ne saurait être allégée que par un remaniement de l’ordre social : celle-là n’est pas, ne peut pas être heureuse. Plus qu’aux autres, la société lui doit sa sollicitude ; car, dès le berceau, elle a fait partie de la classe déshéritée de tout capital. Pour la contenter, il lui faudrait non point le luxe, l’oisiveté, la richesse, toutes choses qu’elle ignore, mais le bien-être par le travail, seul objet de ses aspirations. La paresse chez les pauvres, c’est le vice, et si les prostituées sortent de cette classe, c’est que l’amour les lance dans l’inconnu d’un monde dont elles prennent les travers et point les qualités.

Dieu n’a rien fait d’inutile ; avant d’appeler l’homme à prendre possession de la terre, il l’avait pourvue de tout ce que le travail actif, intelligent, pouvait lui demander. Mais le mécanisme harmonieux de notre être, les facultés qui président à son ensemble organique, ne nous laissent aucun doute sur le but de notre destinée.

Le cerveau ordonne, les membres obéissent, l’ouvrier n’a qu’à tendre la main, le travail est à sa portée. Du sein de la terre, ses bras font sortir tous les règnes dont ils s’appliquent les richesses. La pierre, le marbre, le granit, le fer, l’airain, lui servent à élever des cités et des palais splendides. Il fouille encore et trouve le charbon, le diamant, le cuivre, l’or, l’argent. À la surface, il jette un gland et voit pousser un chêne ; où il a mis un grain de blé, il récolte un épi. Pour le nourrir, les troupeaux abondent ; le ciel, la mer, les jardins, les vergers, les champs, les prairies et les vignes lui sont donnés, et, sous tant de richesses, il est des malheureux qui n’ont pas où reposer leur tête, tandis que d’autres hommes possèdent d’immenses revenus ! Comme les faibles ruisseaux se tarissent dans leur course ou portent leurs eaux aux grandes rivières, les petits meurent épuisés, tandis que les grands, ainsi que les fleuves majestueux, couvrent tout de leur nom.

Mais petits et grands ont une même origine. Le travail est la source d’où ils sont sortis, le but final de leur marche. L’homme usufruitier de sa planète l’a reçue de Dieu en prêt pour en jouir collectivement, non isolément. Le couple inséparable a droit à deux parts égales d’une richesse commune, fécondée par le labeur ; qu’il vienne des bras ou du cerveau, tout travail mérite salaire, chaque sexe y a droit ; Dieu n’a pas condamné au néant la moitié de sa race, mais pour avoir part aux faveurs il faut avoir part à la tâche, et si les femmes sont encore loin du bonheur, c’est qu’elles n’ont pas su obtenir l’égalité qui le rend possible.