E. Dentu (p. 85-94).


CHAPITRE X

LA FEMME INDUSTRIELLE ET INDUSTRIEUSE.


Notre société place la femme, de la tutelle de la mère sous celle de l’époux ; elle n’est libre de contracter qu’émancipée, autorisée ou veuve. Rivée à une condition de dépendance, elle subit une exploitation arbitraire et voit, le plus souvent, le fruit de son travail enrichir le maître, qui lui laisse à peine de quoi payer son pain quotidien. Toutefois, nul n’en disconviendra, le sceptre du goût, le domaine de la grâce, appartiennent à la femme. C’est de ses doigts qu’elle tire les mille ornements de la mode ; c’est du génie de son cerveau qu’ils sortent. Donnez-lui de la gaze, de la soie, des dentelles, elle vous rendra des chefs-d’œuvre ! Simple ouvrière, son langage correct étonne. Marchande, on s’émerveille de son ton de duchesse, de ses façons distinguées, de son esprit plein de saillies heureuses et d’élans généreux. C’est que la femme a, par le cœur, les secrets de la science. Placez un ouvrier en présence d’une ouvrière. Lui, sera primitif, négligé de toilette, de langage ; elle, sera vive, alerte, proprette. Dans cette différence est leur malheur à tous deux ; l’ouvrier recherche une compagne ; l’ouvrière regarde au-dessus d’elle pour trouver un mari ; tête ardente, imagination exaltée, la délicatesse de ses goûts la livre à ses séducteurs ; et, quand l’amour est passé, la pauvre délaissée, qui a rêvé le bonheur, rêve l’argent ; la tendresse ne lui promet plus rien ; elle se livre au plaisir.

Dans cette catégorie, les femmes jeunes encore qui n’ont pas perdu tout sentiment de dignité, se livrent au travail et souvent, par la fortune, arrivent à la considération.

Dans les grands centres de population, les femmes commerçantes sont nombreuses ; moins nombreuses pourtant qu’elles ne devraient l’être, parce que les hommes empiètent sur leurs attributions et mesurent de la gaze, du ruban, de la dentelle, objets qu’on devrait répartir à la femme. Le matin, à l’heure où Paris se réveille, on voit par les rues de pauvres femmes attelées à des voitures à pain ; d’autres, qui balaient la voie publique, portent des hottes de chiffons, traînent des haquets, cassent la glace par les jours froids, et n’obtiennent ces rudes travaux qu’avec une diminution de salaire. Faut-il s’étonner que les plus jeunes s’adonnent à la galanterie, les autres à la débauche, et les plus vieilles aux excès du vice, qui les entraîne de l’infamie au malheur.

Le législateur, en donnant au couple un même nom, a eu en vue l’avenir des enfants, et tant que les époux sont d’accord cette mesure est sans inconvénient ; mais si Monsieur dissipe la fortune amassée par Madame, où sera, pour celle-ci, la garantie ? Travaillera-t-elle, ainsi que les Danaïdes, à remplir un tonneau sans fond ?

Le témoignage du premier manant venu a force de loi, et la femme la plus intelligente ne peut servir de témoin pour une naissance, un mariage, un décès ou toutes autres attestations notariées ? On demande à son charbonnier de valider un acte public par sa signature ou sa simple croix, s’il ne sait signer, et Madame Sand, qui doit tout à son talent, ne pourrait témoigner sur un contrat ?

Dans les campagnes, les femmes fanent, labourent, moissonnent, et chacune d’elles, dans sa journée, fait autant de travail qu’un homme ; cependant on les paie le moins possible, tant est grande, à leur égard, la partialité.

Tout ne va donc pas pour le mieux en ce monde ? Les lacunes se sentent, la moitié de l’humanité, obéit à l’autre, c’est un fait. Les hommes ont eu la toute-puissance, ils s’en sont servis, c’était leur droit ; prétendre leur enlever leur autorité serait absurde, il faut leur en faire céder une partie et, pour cela, s’en rendre dignes. Nos maîtres ne sont pas ennemis de leur bonheur. Le plus grand nombre accepte les femmes à leurs côtés et c’est surtout dans l’industrie que le niveau tend à s’établir. À Paris, dans les maisons de nouveautés, la lingerie est, en général, abandonnée aux femmes. Est-ce que la pruderie anglaise a déteint chez nous et trouve-t-on que ces messieurs n’ont pas le droit d’aller au delà de la robe ? Ce n’est point cela. On sent qu’une femme pourrait diriger un rayon moins le poids des étoffes. Mais si cette attribution lui était dévolue, serait-il donc difficile de diminuer le métrage des pièces rayonnées ? Cette question de poids n’est là qu’un prétexte. Partout où l’homme peut devenir envahisseur, il n’y manque pas ; ainsi, tandis qu’il vend du tulle, des épingles, de la mercerie, du papier et mille bagatelles qui n’exigent aucune force de poignet, par un côté immoral de la spéculation, on confie aux femmes le service de certains restaurants, les comptoirs des cafés, la caisse des établissements de bains. Quelle anomalie !

Le triage des pierres fines, leur taille ; la gravure, la peinture conviendraient parfaitement aux forces féminines. Pour le portrait, la femme a plus d’initiative que l’homme ; elle y réussirait mieux.

La nature assigne à tel ou tel sexe, certaines professions que le préjugé semble lui interdire ? L’accouchement, par exemple, est envahi par les hommes, et ne serait-il pas bien conforme aux lois de la pudeur d’élever jusqu’aux plus hautes connaissances chirurgicales, par l’anatomie, les femmes que leurs aptitudes poussent à la profession d’accoucheuses ? Dans les hameaux, bourgs et villages sans docteurs, une routinière accomplit cette œuvre ; mais qu’un cas grave se présente, elle s’en remet, d’une part, au courage de la patiente ; d’autre part, à la nature.

Si ces lucines inhabiles avaient étudié sur le cadavre, avant d’opérer sur le sujet vivant, leur main légère, leur organisation féminine, au lieu d’être un obstacle leur serait une aide ; voyez les religieuses dans les hôpitaux, ont-elles jamais manqué de sang-froid au pied du lit d’un malade ? Beaucoup s’endurcissent au mal par le mal même ; mais celles que la dévotion n’a pas fait tomber dans un froid piétisme, celles qui sont restées femmes, personnifient, près du malade, la charité chrétienne et font aimer cet ordre modeste de Saint-Vincent de Paul, auquel, de douce mémoire, a appartenu la sœur Rosalie. Honneur aux maisons hospitalières, qui convertissent le célibat en apostolat et justifient ce nom simple et touchant de Filles de Dieu.

Nous n’éprouvons aucune sympathie pour les ordres qui, sous prétexte de piété, enfouissent, dans un cloître, leur paresse et leurs mauvaises passions ; mais nous nous inclinons devant ces femmes utiles dont l’activité se consacre au soulagement de l’humanité souffrante.

Nous ne pensons pas, non plus, que la vieille fille, dans la société, soit un être antipathique. Nous en connaissons qui sont restées filles parce qu’elles n’ont voulu ni se vendre ni se mal associer.

Dans la classe marchande, la question de dot prime toutes les autres ; on place, sous un nom à deux, son honneur, son industrie, son activité. Ce que la rentière donne de soins à son intérieur, la marchande le donne à ses affaires. L’une se repose dans un salon ; l’autre travaille dans un magasin ; la rentière attend des visites qui distraient ses loisirs ; la marchande attend des clients qui remplissent sa caisse ; celle-ci s’appartient ; celle-là appartient aux chalands. Tandis que la rentière dort, la marchande veille. La première brille par son luxe ; la seconde, par son goût.

Il est telles femmes en France, à Paris surtout, qui ont acquis à notre industrie des modes une célébrité incontestée. Londres, Vienne, Pétersbourg, Berlin, Madrid, etc., etc., n’ont de confiance qu’en nos produits. D’où les quatorze parties de l’Europe civilisée tirent-elles leurs nouveautés ? de Paris. Où achètent-elles leurs dessins de modes, leurs journaux du monde élégant ? de Paris. Allez aux Indes, en Chine, au Japon, vous y trouverez des chapeaux français, des bonnets français ou des contrefaçons françaises. Il faut donc le reconnaître, si la France est le premier pays du monde, elle doit, en grande partie, sa suprématie aux industries de luxe ; au goût exquis de ses confections qui, spécialement, appartiennent au génie de la femme. L’Allemagne nous conteste la philosophie, la théologie et la musique ; la Russie tire vanité de ses cuirs et de ses fourrures ; l’Angleterre prétend couvrir les mers du produit de ses manufactures ; l’Espagne nous envoie ses vins exquis ; l’Italie, d’éminents artistes ; que rendrons-nous à ces peuples ? ce qui leur manque : la variété dans le goût ; la diversité dans la grâce ; la fantaisie, la nouveauté, le génie, que la France possède ! L’homme n’a pas seul l’invention, l’imagination ! Mesdames Barenne, Minette, Vanheechout, Brie-Joffrin, Delisle, et tant d’autres qui ont universalisé leurs noms, méritent une place aux fastes de l’industrie, et si les intérêts commerciaux étaient discutés, on tirerait du cerveau de ces dames, autant de lumières qu’en pourraient fournir les hommes industriels, en nombre égal.

Ne vous effrayez pas, cependant, Messieurs, nous ne voulons envahir ni la Chambre des députés ni le Sénat. Créez des comités spéciaux, dans l’intérêt général. Vous admettez en droit, la marchande ? acceptez en fait son intervention, associez-la publiquement aux progrès de l’industrie, recueillez sa voix et, si l’époux vote pour lui et l’épouse sa compagne, que, célibataire ou veuve, la femme puisse exprimer librement son opinion. Il y a trop de capacités féminines constatées pour qu’il ne soit pas du plus mauvais goût ou de la plus mauvaise foi de les nier. Lorsque M. Siraudin a eu la philosophique pensée de faire marcher de front le sucre et les œuvres dramatiques, en homme habile, il a offert de magnifiques appointements à la caissière de la maison Boissier. Que lui apportait celle-ci ? Sa plume et son expérience. Citez-nous un bon atelier de photographie où la femme n’ait son emploi ? À Lyon, les ouvrières en soie sont en nombre égal aux ouvriers. Dans le département de l’Isère et sur la chaîne des Alpes, ce sont les femmes qui cousent les gants Jouvin, si justement accrédités. Au Puy, à Alençon, de quelles mains sortent les dentelles ? Qui brode à Nancy, à Tarare ? Qui confectionne le linge, coud, chiffonne, orne, habille ? la femme toujours, si industrielle, si industrieuse ; ne lui doit-on pas une part de l’honneur que l’on recueille ! Malgré les lois, malgré les obstacles que la force opposait à sa faiblesse, la femme a conquis certaines positions ; mais combien son lot diffère encore de celui de l’homme !

Le fonctionnaire public, après trente ans, a une retraite ; le soldat invalide est pensionné par l’État ; la femme, vieillie par le travail, épuisée par les veilles, n’a en perspective, si elle est pauvre, que l’hôpital. On sert de petites pensions aux veuves, on tend des secours aux autres, mais ce ne sont là que des aumônes déguisées. Il y a mieux à faire. On a prélevé dans le monde chrétien, le denier de saint Pierre ; que l’État, à la naissance de chaque enfant, impose au père une taxe quotidienne de cinq centimes, soit une somme de dix-huit francs vingt-cinq centimes par an. La misère, si elle est insolvable, donnera, chaque matin, pour cinq centimes de travail, et de vingt en vingt ans, chaque génération acquerra un capital qui, utilisé, la mettra à l’abri de la misère ; hommes et femmes, il n’y a là ni empiètements, ni absorption, il y a mutualité, solidarité, prévoyance.