E. Dentu (p. 75-84).


CHAPITRE IX

LA FEMME ARTISTE.


La femme artiste, par son talent, arrive à conquérir l’égalité devant la renommée. Mesdames Mars, Rachel, Malibran, Viardot, Pleyel, Rosa Bonheur, etc., ont obtenu de la foule tout que la foule accorde à la célébrité. Mais dès le début de leur carrière, celles-ci ont-elles trouvé appui et protection ? Demandez à leurs intimes et à la masse de jeunes artistes qui, toutes les années, se présentent pour contracter des engagements. À chaque pas, la séduction leur dresse des embûches. Jeunes et jolies, on flatte leurs goûts, on encourage leur coquetterie. Échappent-elles à la convoitise de qui devrait les soutenir ? les chevaliers du pince-nez se les arrachent, il n’y a plus à débattre avec eux que la question d’argent. Bientôt, ces dames, comme leurs amants, jouent à la Bourse ; par ce temps d’affaires pressées, on a si peu d’heures à donner à l’amour !

De là, le triomphe des beautés faciles qui n’exigent ni soupirs ni serments.

Cependant, quand les femmes artistes résistent, combien, sur leurs fronts, la vertu a d’éclat ? Rose Chéri, l’éminente artiste, est restée pure au théâtre comme si la séduction n’existait pas. Madame Pauline Viardot, épouse, mère, est un modèle des devoirs accomplis. Madame Faure-Lefèvre, de jeune fille honnête, est devenue une chaste et digne jeune femme. Il n’est point rare de voir des artistes de grand talent posséder au plus haut degré les qualités intimes de la famille. Samson, au milieu des siens, est un bourgeois cultivant les fleurs et la littérature. Rien de plus charmant à connaître que madame Marie Taglioni, entourée de sa famille, de ses enfants, que la sylphide abrite sous les ailes de son amour avec une tendresse qui ne cherche point à se montrer, mais que l’on devine et pénètre. Duprez, dans son école au ton si parfait, est comme un père de famille, et la leçon qu’il donne revêt les formes douces du conseil affectueux. Le frétin des arts, la racaille du genre, se figure qu’un ton vulgaire, des allures débraillées, un jargon bâtard et du décousu dans le cerveau, constituent les signes auxquels le talent se reconnaît. Là, est le grain de folie de l’artiste avorton. Il a eu certaines velléités de création, lui ; mais, soit que le malheur l’ait perdu ou l’amour-propre égaré, il est resté fruit sec et mourra dans la peau d’un comparse de théâtre, d’un badigeonneur à la toise ou d’un ménétrier de village. Ce n’est pas sur le chemin de cet égaré qu’il faut chercher l’artiste, on ramasserait le bohême. Le premier, pour parvenir, travaille ; arrivé, il travaille encore pour se maintenir ; le bohême se chauffe au soleil, s’abrite où il peut et vit au jour le jour. L’artiste ambitionne d’avoir un hôtel à lui ; le bohême se soucie peu d’aller mourir à l’hôpital ; l’artiste tient à s’élever ; le bohême se plaît terre à terre. Tous deux, en naissant, avaient de semblables aspirations, comment ont-ils suivi des routes si contraires ? C’est que le point de départ de leur éducation a différé. Le véritable artiste a eu sans doute, dans son enfance, les soins, la sollicitude d’une mère ; le bohême a dû manquer d’afaffection et de conseils. L’artiste a suivi une ligne tracée ; le bohême, s’est abandonné au hasard. L’un a trouvé sous ses pas la route faite ; l’autre s’est traîné par des sentiers tortueux. Celui-ci cueillait des fleurs ; celui-là se meurtrissait aux épines. On criait bravo à l’artiste ; on huait le bohême ; sous le nez du premier, la foule brûlait son encens ; le nez du second ne humait que la fumée du tabac…

Et la société exigerait les mêmes devoirs de ces deux hommes ? et leur compte, devant Dieu, serait égal ; non, la récolte pour chacun est selon la semence…

Mais, si l’homme bohême est un objet de pitié, que sera la femme bohême ? jeune, elle vivra sur les générosités de ses amants ; délaissée, elle descendra des sommités du luxe dans la fange.

Si dans la société, ce sublime précepte : « Aimez-vous les uns les autres » était mis en pratique, il n’y aurait pas, dans chaque ville, une masse flottante d’individus, hommes et femmes de tous âges, livrés au va et vient de l’aumône. Ce qui manque au principe social, c’est l’esprit de corps, la solidarité. Le rouage général marche assez régulièrement, on dirait, à le voir aller si grand train, que le mécanisme en est excellent ; mais examinez chacune de ses parties, et leurs défectuosités vous sauteront aux yeux ! Exemple : Les habitants du Sud et ceux du Nord de l’Amérique sont en guerre. L’industrie cotonnière est menacée de chômage, on suspend le travail partout, les transactions ne se font plus, la panique augmente : l’affranchissement des noirs met les blancs sous le coup de la misère ; l’argent, qui payait le luxe, paie la poudre à canon ; et, des bords du Potomac aux extrémités de l’Europe, la souffrance se fait sentir. Certes, elle est légitime cette cause qui a pour objet la liberté d’une classe d’hommes traités à l’égal du bétail. Ce que nous déplorons, c’est l’entêtement des esclavagistes ; ce qui nous étonne, c’est que, même en les affranchissant, les Américains du Nord traitent les noirs du haut de leur supériorité. Un homme est-il d’origine métisse ou quarteronne ? on le juge indigne de s’asseoir à la table d’un blanc : — « Mon père était mulâtre, — disait un blanc, peu fier de sa lignée, — mon grand-père était nègre, quant à mon bisaïeul, je ne jurerais pas qu’il n’eût été orang-outang. »

Et telle est l’opinion de la plupart des Américains abolitionistes, qu’ils voient, dans la race nègre, le premier rudiment humain. Ils se donnent bien pour mission de l’élever, mais à condition de la tenir au-dessous d’eux.

En Amérique, plus qu’en aucun autre pays, l’égalité des sexes est un fait accompli ; les femmes y jouissent d’une parfaite liberté. Chez nous, la femme artiste a seule conquis son indépendance. Au théâtre, elle est applaudie ou sifflée ; peintre, musicienne, elle est livrée aux critiques qui, d’ordinaire, la louent ou la blâment.

Les arts élèvent quiconque porte dignement un nom d’artiste. C’est du sein d’une corporation intelligente que devrait sortir l’idée d’une vaste association, fondée sur le principe de la solidarité et de la mutualité. Le baron Taylor a posé les jalons, reste à compléter l’œuvre. Jusqu’ici, les associations se sont procuré de l’argent par de petits moyens, et ont donné une aumône où il eût fallu ouvrir un crédit. C’est ainsi que sept ou huit œuvres, soutenues par des cotisations, des concerts, des quêtes, des représentations dramatiques, vivotent tant bien que mal sur un revenu qui ne leur permet que l’assistance ; certes, c’est beaucoup déjà ; mais avec des vues plus larges, quel bien ne ferait-on pas ? Supposez tous les artistes associés et les associations solidaires entre elles ? chacune prêterait secours aux autres. Le théâtre, fournirait aux peintres les costumes ; les peintres, en échange, feraient pour les théâtres des décors ; quelques musiciens jouissent des honneurs scéniques ; mais combien restent en chemin sans avoir jamais eu d’audition ? Il ne suffit pas d’avoir du talent pour parvenir, il faut des appuis ou des rentes et, si le hasard, du bas de l’échelle, élève quelques artistes au sommet, ceux-là sont l’exception qui confirme la règle : il n’y a pas de couronnes pour tous les fronts. Le mérite pauvre a de la peine à percer. Les places acquises sont gardées comme des citadelles où des sentinelles veillent qui crient : On ne passe pas ! Les talents constatés, les réputations acquises se cramponnent à leurs places et s’effraient de l’audace des concurrents.

Si le théâtre, au lieu de pervertir, améliorait, son extension profiterait à tous, et les femmes plus facilement arrivées deviendraient pour les débutantes des amies, non de dangereuses rivales. Les gloires une fois consacrées, ne se contestent plus. Rachel n’avait à redouter personne. Les deux dames Brohan, qui ont hérité du talent de leur mère, feront place, sans jalousie, à deux de leurs nièces destinées au théâtre. Mais pour un élan généreux, que de basses intrigues ? Les petites rivalités, les sottes ambitions, ulcèrent le cœur d’un grand nombre d’artistes, et déflorent, dès les premiers jours, l’imagination des femmes. C’est que pour celles-ci, parvenir, c’est traverser toutes les impuretés de la vie. Quelques-unes, sans doute, ont atteint le but sans chute. Celles-là, on les compte !!! Les autres tombent, se relèvent, retombent encore, et sont brisées avant d’arriver ? Pauvres femmes ! la société leur tend des embûches au lieu de leur prêter appui, et l’on a sous les yeux ces exhibitions impudiques devant la rampe, qui provoquent au libertinage et flétrissent l’amour.

Les femmes artistes, comme savent l’être Mesdames Faure, Laurent, Taigny, Guyon, Ristori, Viardot et d’autres, prouvent ce que peuvent ensemble le talent et la vertu ! Dans une société où l’argent n’escompterait pas la gloire, ce n’est plus chez quelques femmes que se trouveraient les qualités du cœur, c’est chez la généralité, et ce qui fait l’exception deviendrait la règle.

Quel désir qu’on ait du contraire, il faut, de par l’équité, proclamer, dans les arts, l’égalité des sexes. La femme, au théâtre, est affranchie, du jour où le public l’a acceptée et, n’en déplaise au moderne sophiste Junius, on n’ôtera pas à l’élément dramatique la femme, qui en est le charme. Élever l’actrice, ce n’est pas lui ôter sa grâce, c’est la vouloir, de tous points, supérieure au vulgaire.

Est-il, en effet, bien prouvé, Messieurs, que Dieu vous ait pétris d’une essence supérieure ? La Genèse nous apprend que la femme fut la dernière œuvre du Créateur, Adam avait été tiré de l’argile, Ève fut tirée d’une côte d’Adam et il l’appela Homesse ou semblable à lui-même.

Que les femmes se rappellent leur origine, non en vue de dominer mais d’égaler ceux qui partagent leur destinée ; que l’actrice se farde pour subir l’éclat de la rampe, rien de mieux ; mais à quoi bon ces couches de pastel dont se couvre la femme du monde ? La Bruyère a raison quand il dit :

Chez les femmes, se parer et se farder, est plus que le travestissement et la mascarade où l’on ne se donne point pour ce que l’on paraît être ; mais où l’on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer. »

Et il ajoute :

« Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes, elles peuvent, sans doute, dans la manière de s’embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leurs goûts et leurs caprices ; mais si c’est aux hommes qu’elles désirent plaire, si c’est pour eux qu’elles se fardent ou qu’elles s’enluminent, j’ai recueilli les voix, et leur prononce, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc ou le rouge les rendent affreuses et dégoûtantes ; que le rouge seul les vieillit, et les déguise. »

Ces messieurs fument le cigare, boivent toutes sortes de liqueurs alcooliques et en gardent le bouquet, tandis que les femmes se parfument. Soins d’un côté, oubli des convenances de l’autre. Si les femmes le voulaient, elles corrigeraient leurs amants et leurs époux ; mais il faudrait vouloir.