E. Dentu (p. 67-74).


CHAPITRE VIII

LA MÈRE BOURGEOISE.


La bourgeoisie est, dans l’ordre social, une classe qui, par un côté, touche au peuple ; par l’autre, à l’aristocratie. Le bourgeois, l’habitant du bourg, comme son nom l’indique, s’est mêlé au mouvement social pour en maintenir l’équilibre. Chaque progrès lui a dû quelque chose, l’histoire est là pour le démontrer. Peu à peu le titre de bourgeois s’est étendu à tout ce qui n’est ni noble ni artisan. Les professions libérales, le haut commerce, ont été, comme autant de branches se rattachant à la bourgeoisie, juste-milieu social. De ce point, quelques-uns descendent ; mais le plus grand nombre tend sinon à monter du moins à se maintenir.

L’opposition à l’absolu se trouve bien plus dans la bourgeoisie que dans la noblesse ; toujours privilégiée et, par ce motif, moins remuante : le bourgeois, moyen terme entre le serf et le seigneur, entre le possesseur et la chose possédée, prenait part à la vie politique, tandis que sa compagne veillait au foyer domestique, son sanctuaire. Les attributions de chacun, distinctes et séparées, n’excluaient pas l’harmonie du couple. L’autorité du père laissait à la mère une certaine liberté ; elle gouvernait ses filles et régnait sur ses garçons. Mais, ignorante des devoirs que la société impose, elle laissait croître et se développer, dans la famille, ces jeunes cœurs inexpérimentés qui, tôt ou tard, devaient se heurter au monde. Par exception il arrivait que, de la tutelle de la mère, les filles passaient, sans crise, sous la tutelle du mari. Doucement préparées à l’obéissance, elles changeaient de maître sans surprise ni émoi et continuaient de vivre passivement jusqu’au jour où la maternité leur révélait une nouvelle existence et de nouveaux devoirs. Çà et là, à travers les siècles, quelques âmes surgissaient grandes ; quelques esprits éclairés se faisaient jour, qui demandaient pour la femme, compagne de l’homme, mère de l’humanité, autre chose que la subordination de l’esclave, que la dépendance du mineur. Voix éloquentes, mais étouffées, en vain elles s’élevaient pour la plus sainte des causes ; les préjugés maintenaient contre elles des us et des coutumes qui, déjà, n’étaient plus dans les mœurs.

Des mères pénétrées de leurs devoirs, sont nés les esprits élevés qui, voulant la justice pour tous, l’ont réclamée sans arrière-pensée, pénétrés des bienfaits d’une sage liberté.

Par un revirement que la physiologie explique, les filles participent des qualités de leur père, les garçons de celles de leur mère. Si le principe est vrai, si les sentiments moraux se transmettent d’un sexe à l’autre, tôt ou tard se produira, le progrès aidant, l’égalité des sexes. En lisant la vie des grands hommes de l’humanité, nous trouvons qu’ils ont pris à leurs mères, qui, le courage, qui l’héroïsme, qui le sarcasme. Les Gracques durent à leur mère l’héroïsme qui mit la victoire de leur côté.

On n’a pas assez recherché, dans le mal comme dans le bien, les causes qui les produisent. En général le vice procède du vice ; la vertu procède de la vertu. La fille d’une courtisane, née d’un père honnête, pourra être une honnête femme ; mais d’un accouplement impur que doit-on attendre, non l’impureté ?

Il faut bien le reconnaître, la classe bourgeoise est, par sa position même, en demeure de contribuer d’une façon puissante au développement social. Les arts, la science, l’industrie, ont pour apôtres des fils de bourgeois. Mais de cette classe, comme éducation, que sort-il ? pour les femmes, l’enseignement s’y traîne encore dans l’ornière de la routine et, comme jadis, tient plus à paraître qu’à être.

Dans le Livre des Femmes, livre tout réaliste selon notre ordre social, subversif, l’auteur a donné à ses lectrices une série de préceptes qui nous ont rappelé Molière et son École des Femmes. Nous citerons ici cet illustre écrivain, pour faire ressortir l’ironie de quelques-unes de ses maximes sur le mariage, nous étonnant de leur trouver de sérieux apologistes :


PREMIÈRE MAXIME.


Celle qu’un lien honnête
Fait entrer au lit d’autrui,

Doit se mettre dans la tête
Malgré le train d’aujourd’hui,
Que l’homme qui la prend ne la prend que pour lui.
Elle ne se doit parer
Qu’autant que peut désirer
Le mari qui la possède ;
C’est lui que touche seul le soin de sa beauté,
Et pour rien doit être compté
Que les autres la trouvent laide.


DEUXIÈME MAXIME.


Pour bien plaire à son époux,
Elle ne doit plaire à personne.


TROISIÈME MAXIME.


Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier ni plumes.
Le mari doit, dans les mêmes coutumes,
Écrire tout ce qui s’écrit chez lui.

Nous en passons et des meilleures ; que ces messieurs nous le pardonnent, Molière s’est vertement moqué d’eux ; a-t-il eu tort ?

En vérité, il est temps, Mesdames les bourgeoises, de ne vous point croiser les bras pour laisser à des mains étrangères les soins de la maternité. De la nourrice à l’école, de l’école au mari, voilà pour beaucoup d’entre vous le lot des enfants ? Est-ce par de tels moyens que vous espérez voir proclamer l’égalité des sexes ? êtes-vous réellement les égales de vos maris ? Comme ces folles filles livrées par état à la galanterie, vous vous plâtrez le visage et vous fardez à vous enlaidir, pour cacher une ride précoce. Travaillez à conserver jeune votre esprit. Dans la classe où vous êtes, il y a d’admirables types de dévouement, ce sont là des modèles à suivre. Il nous souvient de l’organisation des asiles, ces premières écoles des babies. Une âme pétrie par Dieu pour la charité, madame Émilie Mallet, quittait, chaque jour, son riche hôtel et, pieuse comme la prière, après avoir accompli ses devoirs quotidiens de maternité, elle se constituait la Providence des pauvres. Le zèle de cette dame n’attendait ni éloges ni reconnaissance d’aucun, elle reportait tout à Dieu et, chrétienne, le pauvre était celui qu’elle appelait son frère ! Adorable vertu, saint élan de la vraie charité, c’est ton front qu’il faut couronner, c’est ta pratique qui angélise.

La sœur Rosalie, si active dans son zèle pieux, et que ne lassaient ni les refus des grands, ni l’injustice des petits, ne fut-elle pas un de ces nobles types que les personnes de toutes classes et de tous âges devraient avoir sous les yeux ? Dans nos souvenirs, nous retrouvons des noms de femmes desquels doit s’honorer la bourgeoisie. Madame Juillerat-Chasseur, brillante d’esprit, entourée d’affection, se distingua par tous les côtés d’une charité vive. Dans son intérieur, mère et prêtresse, on l’aimait autant qu’on l’honorait ; elle justifiait cette maxime :

Ce que femme veut, Dieu le veut.

Que toutes veuillent ce que veulent quelques-unes, et la morale sera relevée.

Ce que femme veut ?

Il n’y a là ni subversion ni usurpation. La femme doit s’honorer d’être femme ; à elle le culte intime du foyer, où elle exerce sa douce influence. Que gagnerait-elle à se barder de fer ? Laissons aux hommes la lutte, mais inspirons aux deux sexes le désir d’agir dans un but commun.

Ce que femme veut, Dieu le veut !

Vous qui gouvernez, Messieurs, voyez comment tout marche : la cupidité prime l’intelligence, l’égoïsme tient le haut du pavé, le culte religieux n’est qu’un semblant de religion, la famille, qu’un cercle sans intimité.

Essayez d’élever la femme à votre niveau ; faites qu’elle prenne possession d’elle-même et renonce à la frivolité, sans abdiquer la grâce.

Ce que femme veut, Dieu le veut.

Le principe est posé, que chacun ait sa part d’égalité. Les hommes savent tout. Les femmes ne savent rien. Où est l’égalité ? Du désaccord peut-il naître l’harmonie ? Un hanneton regarde-t-il le soleil comme l’aigle ? Et qu’est-ce que l’éducation donnée à la femme, comparée à celle que reçoit son conjoint ? Il ne suffit donc pas que l’homme veuille, il faut que la femme veuille aussi. Sinon Dieu ne voudra pas.