E. Dentu (p. 31-40).


CHAPITRE III

LA JEUNE FILLE. — SUITE.


C’est bien de la bourgeoisie que sortent en plus grand nombre les types d’après lesquels se règle l’humanité. C’est d’elle que sont tirés, en général, les instituteurs de l’enfance. Dans les colléges, dans les pensionnats, l’enseignement se fractionne et se spécialise, les professeurs se suivent, ils ne se ressemblent pas. Chacun d’eux a une tâche différente à remplir, mais l’instruction est la grande affaire de tous. De ces Instituts, sortent de brillants sujets, qui ont dans la tête beaucoup de science et peu de généreux élans, à moins que la mère n’ait mis en germe dans leur cœur, les bons sentiments qui, tôt ou tard, s’y développent pour porter leurs fruits ; l’égoïsme ou le désintéressement des fils, prennent leur source au sein de la famille. Pourquoi fait-on une si large part à l’individualité, une part si infime à la sociabilité ? C’est que le père et la mère sont divisés au lieu de faire une unité. Partout où l’action de la femme se fait sentir en mal, il y a discorde. Et ce n’est pas seulement la mère qui agit sur ses fils, c’est la sœur sur le frère, la maîtresse sur l’amant, la femme sur l’époux, la fille sur le père.

Monsieur Dulary avait de grands biens, une fortune solidement établie ; de généreux projets l’intéressèrent, il travailla à leur réalisation, s’y ruina, et fût tombé dans le découragement, sans l’appui que lui prêtèrent sa femme, ses enfants. Aucun, dans cette famille, aucun ne connaissait le travail ; tous s’y appliquèrent. Marie, quitta le piano pour les plus humbles soins de la domesticité, Pauline, devint une ménagère accomplie, Adèle, surveilla la basse-cour. Hélène, fila le chanvre, Paul, se fit jardinier, et le soir, quand le père, rentré de sa tournée médicale, s’asseyait dans le vieux fauteuil relégué jadis au grenier, c’était à qui lui apporterait ses pantoufles, sa robe de chambre, son verre d’eau sucrée, s’empressant à lui lire le journal ou tel ouvrage de sa bibliothèque. Il n’y a pas de superflu dans cet intérieur, il y a le nécessaire. La mère, avec un ordre admirable, maintient sa maison. Le devoir est sa règle, et comme elle a vécu vivront ses filles, déjà honorées, bénies dans tout le canton dont elles sont la providence ! Y a-t-il un malade alité ? elles préparent ses médicaments, apportent du linge, du bouillon, s’établissent près du patient, l’encouragent, le consolent et ne le quittent que rassurées sur la nature de son mal. Le matin, ce sont des femmes chaussées de gros sabots ; le soir, ce sont de modestes jeunes filles, bien placées dans un salon, quoique n’ayant jamais minaudé devant une glace. Celles-là on ne les courtisera pas pour leur argent, on les recherchera pas, c’est qu’il en aura été d’elles comme de ces humbles violettes qu’on n’a pas cueillies parce qu’on n’a pas connu leur existence. Les exemples, dans cette classe, sont nombreux. Sophie M… a vingt ans, un million de qualités, une dot que l’on compte à peine. Sa grâce charmante, son éducation parfaite, les solides vertus que lui ont assurées les exemples de son adorable père et de son excellente mère, en ont fait une personne accomplie, apte à tous les travaux des doigts et de l’esprit. Sophie habite une grande ville de province, où les qualités de l’âme comptent plus que la dot. On a fort recherché sa main, elle l’a refusée, ne voulant la donner qu’avec le cœur. Et puis elle est si utile à son entourage, si aimée de chacun, si dévouée à tous, il faudrait pour l’entraîner, la puissance d’un amour qui ne s’est pas encore manifesté ; et pourtant, aux charmes de la jeune fille, Sophie joint ceux de la jeune femme. Pour son père, c’est un secrétaire intelligent ; pour sa mère, une active surveillante ; pour sa sœur, une amie dévouée ; pour ses petits neveux, une tendre maman, pour les pauvres, une Providence ; le matin, elle veille aux soins du ménage ; dans la journée, elle est tour à tour, maîtresse d’école, peintre, musicienne, sœur de charité, etc. Sa mère l’appelle-t-elle au salon ? elle y chante sans se faire prier, a pour chacun de la bienveillance, pour tous de la politesse, parle peu, ne discute pas, écoute beaucoup et donne à ses compagnes l’exemple d’une réserve modeste. À cette jeune fille, il ne faut ni le brouhaha du grand monde, ni les énervantes émotions du drame échevelé. Un petit cercle d’amis, l’intimité du foyer domestique où règne l’abandon du cœur, voilà, pour elle, le suprême bien. Son père est savant ? elle l’écoute avec intérêt parler science. Sa mère est membre de diverses œuvres de bienfaisance ? elles travaillent ensemble pour les pauvres, et le soir, si quelques amies viennent, on leur demande un peu d’aide, on coud en commun, tandis qu’une personne lit, à haute voix, quelques chapitres d’un ouvrage de choix.

On veille sans excès, le travail n’est pas poussé jusqu’à la fatigue, et l’influence de Sophie sur son entourage est le résultat des sentiments qu’elle-même a puisés au sein d’une famille où chacun se montre naturel. Petits enfants, jeune fille, vieillard, sont harmonisés dans ce cercle, ils n’ont tous qu’un cœur et qu’une âme !

Et si Sophie, par un dévouement commun aux âmes d’élite, oublie, près des siens, la marche des années, si les devoirs qu’elle accepte envers ses neveux la privent elle-même du titre sacré de mère, pour la placer peut-être un jour au rang des vieilles filles, faudra-t-il ne voir en elle qu’un être antipathique, qu’un champignon au milieu d’une plaine ? Certes, la maternité est la plus noble tâche de la femme, mais n’a-t-elle pas deux fois mérité ce titre, celle qui s’en rend digne envers des enfants d’adoption ?

Mademoiselle Constance Castel, née dans la bourgeoisie, était d’une grande beauté et d’une intelligence élevée. Son frère, marié fort jeune à une femme maladive qu’il adorait, vécut pendant plusieurs années, de la façon la plus modeste. Dès le matin à ses affaires, il n’en revenait que le soir. Pendant ce temps, qui veillait aux soins du ménage, qui secondait la jeune femme, qui protégeait les petits enfants ? Constance, toujours bonne et dévouée. Son avenir, elle ne s’en occupait pas ; ses goûts, elle les faisait taire. Le devoir, que tant d’autres eussent regardé comme un sacrifice, elle l’envisageait comme une grâce. Se dévouer pour son frère, pour ses neveux, c’était sa vie, rien ne pouvait lui coûter, elle aimait en raison de la grandeur de la tâche qu’elle avait acceptée. La rivalité, elle ne la connut jamais envers sa belle-sœur ; ensemble elles portaient le fardeau du ménage, et, quand le mal s’aggravant força madame Castel au repos, Constance redoubla de zèle pour que rien ne souffrît dans la maison de son frère. L’institutrice, la garde-malade, la ménagère, elle était tout à la fois, avec un zèle adorable !… Des maris ? il s’en présenta.

« Laisse-moi près de toi, dit-elle à son frère, tes enfants ont besoin de ma tendresse, veux-tu que je les expose à la perdre, c’est pour ta famille que je veux vivre et mourir. »

À quelques mois de là, M. Castel perdait sa femme. Constance restait seule à veiller près de lui sur les enfants. Bientôt après il mourut, les orphelins ne furent point abandonnés, un cœur généreux les entoura de sa tendresse, un œil vigilant veilla sur eux, une main habile les guida. Enfin, quand l’aîné des fils, devenu grand, put diriger la fortune accrue de ses frères, Constance, comme un chef qui se donne un successeur, appela celui-ci à la remplacer. Cette âme toujours dévouée, aspirait à se réunir aux amis qui l’avaient devancée !!

« — Ma santé s’affaiblit, mes forces s’en vont, la mort approche, mes enfants, — dit-elle, — votre frère aîné me remplacera, obéissez-lui désormais, comme jadis à votre père. Soyez unis, pour être bénis. De là haut nous nous verrons, marchez dans le chemin de la vertu, la pureté de vos cœurs réjouira les nôtres ! »

Et cette âme angélique s’envola, laissant après elle, sur la terre, le souvenir ineffaçable de ses vertus, l’exemple édifiant d’une vie d’abnégation à toute épreuve.

Voilà certes une existence à honorer autant qu’elle fut honorable. Mademoiselle Castel, bourgeoise, ne rêva d’aucune grandeur et fut digne des regrets donnés à sa mémoire !

Dans le commerce, dans l’industrie, combien de jeunes filles sont à la tête des affaires de leur père ? À Besançon, mademoiselle Fesler dirigeait une brasserie qui occupe de nombreux ouvriers ; administration, direction, tout venait d’elle, et cette main de femme, on la subissait sans la sentir peser.

L’autorité de l’homme, plus absolue, trouve parfois des volontés rebelles. Celle de la femme, au contraire, entraîne. Pour son activité, il n’y a de perdues ni les heures de café, ni les habitudes du cercle. Tout son temps, elle l’utilise dans la famille. Abeille travailleuse, elle ne quitte pas sa ruche.

Dans Paris, les maisons de confection pour l’exportation sont dirigées par des femmes qui créent et font valoir les modèles de hautes nouveautés, ce sont leurs doigts de fées qui président à l’harmonie des colifichets de la mode.

Certes, toutes les jeunes filles de la classe commerçante ne sont pas, au même degré, des merveilles ; mais nous affirmons que le plus grand nombre incline au bien et reste honnête, lorsque la séduction, ce poison de l’âme, ne vient pas troubler leur existence. Si la jeune fille a pu se faire, par l’habileté de son travail, un instrument de richesse au sein de la famille, combien d’autres sont héroïques de persévérance dans les arts ? Entrez au Musée du Louvre, dans la semaine ; traversez ces immenses galeries où, çà et là, sont disposées des toiles sur des chevalets. Comptez le nombre des artistes qui copient, vous y trouverez trois femmes pour un homme et cependant on ne les favorise pas.

Au Conservatoire de musique, la même proportion se remarque dans les classes. Enfin, les institutrices, qui acquièrent beaucoup de connaissances pour gagner peu d’argent, témoignent du zèle ardent de la jeune fille à se créer une profession dans une société où la femme a si peu le choix des moyens. Ouvrière, elle est limitée à la domesticité ou à la couture ; artiste, elle n’a d’option qu’entre le théâtre ou le professorat ; commerçante, les hommes absorbent les emplois qui, tout naturellement, sembleraient devoir lui être réservés. Ces messieurs mesurent de la gaze, du ruban, de la dentelle, et quiconque a cru les femmes désireuses de porter le mousquet, d’endosser la robe magistrale ou de devenir boursicotier, celui-là leur accorde ce qu’elles ne demandent pas, pour leur prendre ce qu’elles demandent. Ne corrigeons point l’œuvre de Dieu, ce serait bouleverser la nature. Harmonisons, là est notre mission.