LE

VRAI LIVRE DES FEMMES



CHAPITRE PREMIER


Jésus-Christ dit à ses disciples : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les en empêchez point : car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent. » (Luc, chap. xviii, verset 16.)

La pureté et l'innocence, lots ordinaires de l'enfant, sont donc les biens les plus désirables, puisqu’ils peuvent conduire au royaume de Dieu. Nous savons trop que de l’aurore au déclin de la vie, pour peu que le parcours soit long, l’homme déflore son âme et perd ce parfum d’innocence des premiers ans. Ainsi, c’est pour la mère un devoir que de veiller à la pureté du cœur de ses enfants, particulièrement de ses filles. On ébauche plus qu’on n’achève une éducation. On pousse à grande vitesse l’enseignement, et la mémoire des enfants, développée en serre-chaude, fait parler leur bouche aux dépens de leur cœur. On leur donne une éducation d’épiderme, erreur d’un orgueil mal entendu. Un siècle ne vaut pas moins qu’un autre à son point de départ ; chaque homme y suit la route qu’il se trace. Au sein du chaos enfanté par l’égoïsme, de riches et nobles organisations s’efforcent non point de retenir le torrent qui déborde, mais de mettre à l’écart, pour les abriter sous leur égide protectrice, de jeunes âmes dignes de conserver l’amour du vrai, du beau, du juste, qui procède de Dieu ! Ne regardons pas, sans la plaindre, cette enfance déraillée qui, pour n’avoir plus l’aimable candeur de son âge, n’a pas les qualités d’un autre. Primeur sans goût, séve hâtée, cette ébauche d’âmes ne ressemble à rien, pour trop ressembler à tout. Quoi de plus triste, en effet, que la vue d’un enfant qui joint la fatuité de la jeunesse et l’impudence de l’homme blasé, à la froide logique du vieillard ? Nain ridicule, fruit insipide avant sa maturité, cet avorton humain attriste quiconque, dans l’enfance, veut surtout voir l’enfant.

Dieu a créé l’homme pour le bien, non pour le mal ; or, le bien ne périra point, si à côté de ces produits affligeants, se développe une jeunesse ayant pour rosée la tendresse maternelle, pour aliment la vertu, pour but l’immortalité : chacun le sait, tant que le germe divin ne sera pas foulé aux pieds ; tant qu’une partie de l’humanité se souviendra de son origine, il ne faudra pas désespérer de l’autre.

Quoi de plus touchant que l’enfance honnête ? ses grâces naïves, sa langue inhabile s’exerçant à bégayer des mots, à former des phrases. Les idées générales commencent à la frapper, elle sent avant de comparer, et, comme son premier amour est pour sa mère, ses premiers regards, ses premiers sourires, ses premiers élans sont pour elle ; l’affection développe en l’enfant la reconnaissance, et l’on ne sait plus s’il aime parce qu’il est reconnaissant, ou s’il est reconnaissant parce qu’il aime.

Les petites filles ont surtout le cœur précoce, et dès le plus bas âge, leur destinée est, pour ainsi dire, déterminée. D’une part, c’est la poupée qu’elles affectionnent : de l’autre, c’est la famille ; sanctuaire au sein duquel chaque femme doit naître, vivre et mourir ! L’enfance, comme la plante, porte sa fleur avant son fruit ; quels services les petites filles, dans les classes inférieures, rendent à leurs mères, à un âge où, riches, elles sauraient à peine utiliser leurs doigts ? Nous avons connu beaucoup de pauvres ménages, confiés, une partie de la journée, à des enfants chargées du soin d’autres enfants qu’elles habillaient, amusaient et faisaient manger, suppléant ainsi à la mère absente. Moyennant six francs par mois, cette mère eût pu envoyer ses babies à l’asile ; mais six francs plusieurs fois répétés, sont une somme que l’aînée épargnait en veillant au pot-au-feu comme une femme expérimentée. Pour elle, il n’y avait pas de joujoux, de récréations, de promenades ; amuser ses frères, leur donner la becquée, les porter si elle sortait, c’était là sa tâche. La mère rentrait-elle fatiguée ? l’enfant allait aux provisions, allumait le feu, mettait le couvert, et s’il n’y avait pas d’argent, pas de pain dans le ménage, elle en achetait à crédit ; mal chaussée, mal vêtue, mal nourrie, la souffrance l’étiolait, la misère la frappait, et, si son âme n’eût pas été deux fois forte, dans quel abîme ne fût-elle pas tombée ? C’est parmi les enfants de cette classe que se recrute la petite Bohême ; c’est de son sein que sortent les jeunes débauchées, les apprenties lorettes, auxquelles, pour devenir d’honnêtes femmes, il eût fallu moins d’épreuves et plus de courage.

Le malheur qui bronze les natures fortes, abat les faibles. Une mère sous le coup de l’infortune, voit ses douleurs s’accroître par le nombre de ses enfants, et, perdant parfois alors le sentiment de sa dignité, oublie jusqu’à l’être né de son sang, pour ne penser qu’à la faim qui la presse. — « Va, dit-elle, imprudente ou désespérée, à sa fille, — va chercher ton pain. » Et l’enfant, ainsi abandonnée, ou meurt de misère ou vit de honte, si Dieu ne place, sur sa route, un de ces anges voués à la bienfaisance.

L’énumération des services que l’enfant pauvre rend à ses parents est immense, et c’est peut-être au profit que ceux-ci en retirent qu’on doit l’accroissement de la population flottante.

La mendicité, si positivement interdite, si sévèrement punie, n’est-elle pas exercée par des enfants ? L’on sait que, rétribution volontaire, l’aumône sert d’appât à la paresse et place celui qui la reçoit sur la pente du vice. Mais comment repousser un enfant qui demande au nom de sa mère, ou pour acheter du pain ?

Le pire malheur du bas peuple, est le gain qu’il tire de son jeune entourage, en l’immolant à la nécessité, cette loi de vie. Qui n’a vu, pendant les froids les plus rigoureux de l’hiver, de pauvres enfants, échelonnés sur les ponts, crier de leur voix grelottante, aux heures avancées de la nuit : « À un sou, la boîte d’allumettes, à un sou. » Sans appui, sans abri, par la neige, le vent ou la pluie, ces petits êtres, succombant à la lassitude, s’endorment debout et crient en rêvant : « À un sou, la boîte d’allumettes, à un sou. »

Et pour quiconque se souvient de ce divin précepte, en vertu duquel l’humanité ne doit être qu’une famille ; pour qui, ne regardant point au-dessus, mais au-dessous de soi, se reconnaît solidaire envers les pauvres, combien de douleurs n’éprouvera-t-il pas ? Nous avons vu, bien souvent, de petites filles servir de garde-malades à leur mère avec toute l’intelligence de cœurs expérimentés. Ce qu’elles ne comprenaient pas, ces enfants le devinaient, et leur charmante physionomie se flétrissait à l’âge où elle eût dû s’épanouir. » — Comment vous y prenez-vous pour servir votre mère ? — demandions-nous, un jour, à une petite fille de huit ans ? — Je l’écoute dormir et je la regarde, — nous répondit-elle ; — si elle tousse, je lui donne à boire ; si elle ouvre les yeux, je l’interroge et je fais ce qu’elle me dit. Elle va mieux ; Dieu, qui est bon, ne voudrait pas nous la prendre, nous avons besoin d’elle, mes frères et moi ! »

L’enfant joignit les mains et pria. Sa mère ouvrit les yeux et sourit. La prière de la petite fille portait ses fruits !

Et si, de la classe laborieuse, nous passons à la classe bourgeoise, quels exemples de piété, de tendresse intelligente nous sont fournis par de jeunes filles ? Celle-ci, veut avoir ses pauvres ; cette autre, tricote pour les orphelins ; une troisième, est debout dès l’aurore pour préparer une surprise à sa mère, de qui c’est la fête.

Telle dessine : telle autre est à son piano. Marie, surveille le ménage ; Julie, s’applique au commerce, et, parmi celles qui ont reçu de bons exemples, aucune n’a de frivoles pensées. Y a-t-il un serviteur malade ? la jeune fille le soignera de ses mains, l’exhortera, le consolera. Si la grand’maman, paralysée, est clouée sur un fauteuil, elle lui lira le journal, l’égayera par son babil, la soulagera par ses caresses, et sera l’ange des vieux jours de l’aïeule !

Heureuse, la mère, qui sait conserver chastes ses enfants ; heureux, le peuple, qui a des femmes capables d’être de dignes mères.

Il est intéressant d’observer l’enfance morale, de la suivre dans ses manifestations ! Pour elle, rien n’est calcul, tout est élan. L’œil de l’aveugle, l’oreille du sourd, la main du paralytique, elle peut être tout cela avec une délicatesse de procédés que l’éducation développe, mais que le cœur seul fait naître. On a dit : L’enfant et le vieillard se ressemblent ; sophisme adroit ; mais sophisme. L’enfant ne connaît rien, le vieillard connaît tout ; l’enfant entre dans la vie par la porte de l’espérance ; le vieillard s’apprête à en sortir par la porte des déceptions. Pourtant, si le sentiment religieux est gravé en traits ineffaçables au cœur de l’enfant devenu homme, l’homme devenu vieillard, évoque le passé, et, sur le seuil de l’éternité, l’enfant et lui se touchent à la façon du cercle : par deux points opposés.

Des impressions de l’enfance dépend en grande partie la direction de la vie. C’est à la mère qu’appartient le soin d’une bonne direction. La loi morale s’inspire du devoir ; la loi civile s’inspire du droit. D’année en année, les croyances se perdent, l’égoïsme cupide grandit, et l’on ne se demande pas d’où vient le mal pour y appliquer le remède ! Si la gangrène atteint un membre, on le coupe pour conserver le corps ; mais le corps gangréné, ne cherchera-t-on pas à le guérir ? Ce n’est point la science qui fait défaut ; c’est le désintéressement : aujourd’hui, l’argent a tout envahi, tout dompté. L’ouvrier s’est fait trafiquant, l’artiste agioteur ; l’industriel coulissier, le rentier actionnaire, l’agent de change marchand d’or. On a soulevé bien des passions, touché à bien des intérêts, a-t-on garanti aux riches leurs capitaux, aux pauvres leur travail ? Non, les nouveaux parvenus se sont préoccupés d’eux seuls, leur égoïste personnalité n’a rien vu au delà ; ils ne croiront aux revers de la fortune que si elle trahit leur ambition. Et alors, ruinés, déconsidérés, perdus, qui leur restera fidèle ? la mère, l’épouse, la fille ou l’amante : dans le malheur, la consolation vient par la femme ! providence de la famille, conseillère-née de ses filles, inspiratrice légale de son époux, celui-ci qui ne l’a point consultée, s’en prendra-t-il à lui ou à elle de son malheur ?

Si l’enfance, dans ses généralités, était ce que sont les exceptions ; si le mariage, au lieu d’être une chaîne, était un lien ; si le mari, au lieu de s’instituer maître, s’instituait ami, la famille serait vraiment le trône de la femme, le sanctuaire de l’époux, la religion des enfants ! Partout où le couple est harmonisé, son entourage est uni. On a dit : Noblesse oblige. Il eût été plus logique de dire : Dignité oblige.

Tout marche trop vite pour marcher très-bien. Le monde est à refaire : la famille existe devant la loi plus que devant la morale.

Voyez ces belles jeunes filles qui n’ont jamais quitté leur mère, qui ne lisent pas de romans, qui n’ont vu aucun drame à grands coups de théâtre, et ignorent ce que c’est qu’un bal du grand monde. Comparez leur langage naïf au ton délibéré de ces poupées ridicules de prétention et de sottise. Celles-là ont eu pour exemple des mères imprudentes ou frivoles, des institutrices incapables ou corrompues. La jeune fille naïve, rougit de parler haut ; son antipode, parle toujours ; l’une avoue qu’elle ne sait rien ; l’autre prétend tout savoir ; la première a des grâces naturelles ; la seconde des airs affectés. Celle couvée sous l’amour de sa mère, possède toutes les qualités qui constituent la femme de mérite ; celle abandonnée à elle-même, a les ridicules d’une mauvaise éducation. C’est avec le lait que se prend la vertu. L’enfant prélude à la jeune fille, la jeune fille à la femme, la femme à la mère, la mère à l’ange ou au démon du foyer.

Aux hommes la politique, les lois, la défense du pays, les hasards de la navigation, les risques du commerce, les affaires étrangères. Aux femmes le sacerdoce de la morale, le culte de la famille, le maintien du devoir, l’égalité par le mérite.

Est-elle faible, celle que l’on encense outre mesure, que l’on accable sans pitié, que Dieu créa l’égale de l’homme ; que l’homme opprime après l’avoir adulée ; qui porte, nourrit et dirige l’enfance ; est la moitié du couple, la moitié de l’humanité, comptant pour ce qu’elle est, non point le jour où elle devient femme, mais le jour où, femme, elle sait être mère selon la grandeur de ce mot.

Elle n’est pas alors seulement l’éducatrice de l’enfance, elle est le prototype du bien pour ses fils qui procèdent d’elle et lui doivent leurs vertus.

Nous essayerons de le démontrer par des esquisses de mœurs.