Le Voyage au Parnasse/Chapitre VIII

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 96-110).
Appendice  ►
Chapitre VIII

CHAPITRE VIII.

Quand s’écroula la monstrueuse machine de la troupe arrogante des poëtes, trop fiers de leur nombre incalculable, un jeune poëtereau, encore sur les bancs s’écria : « Prenons patience, et tôt ou tard notre tour viendra, mon courage aidant. J’affilerai encore une fois mon épée, j’entends ma plume, et taillerai de telle sorte, que notre entreprise sera menée à bien. La comédie, si l’on y regarde de près, offre au génie un champ illimité, où il peut se déployer de façon à vaincre la mort et l’oubli. Juan de Timoneda l’a prouvé par son exemple, lui qui s’est immortalisé rien que pour avoir imprimé les comédies du grand Lope de Rueda. Je me donnerais cent fois au diable pour en faire jouer une qui est toute prête, sous ce titre : Le grand bâtard de Salerne. Prends garde, Apollon, tu recevras un coup à t’éreinter d’une maîtresse main, dont la pareille ne s’est jamais vue. »

Là-dessus, l’explosion d’une bombarde donne des ailes à la tourbe vaincue, lâche et paresseuse. Ayant perdu toute espérance de vaincre, chacun se hâte, d’un pas léger, plus jaloux de conserver la vie que l’honneur. Du haut des sommets du Parnasse, il y en eut un qui s’élança d’un bond sur le Guadarrama, cas nouveau, inouï, et pourtant vrai. En moins de rien, la renommée babillarde propagea la grande nouvelle de la victoire, depuis le Caïstre jusqu’à Jarama. Le trouble Esgüeva pleura cette grande victoire, tandis qu’elle combla de joie le Pisuerga et le Tage, qui roule des grains d’or au lieu de sable.

La fatigue, la poussière et le travail avaient donné à la blonde chevelure du dieu de Thymbrée la couleur de l’or faux. Mais, content de voir ses désirs comblés, il se livra longuement à ses transports, et dansa la gaillarde au son de la guitare de Mercure ; puis, dans le courant de la fraîche Castalie, il se lava la tête et resta aussi reluisant que la hache turque d’acier poli. Après quoi, il se frotta bien, et son front parut empreint de majesté et de douceur, signes visibles de la joie qu’il éprouve.

Les reines de l’humaine beauté quittèrent les retraites où elles s’étaient tenues durant le rude combat ; la tête couronnée de feuilles de l’arbre toujours vert, parées d’ornements neufs et faisant cortége à la divine Poésie, Melpomène, Terpsicore et Thalie, Polymnie, Uranie, Érato, Euterpe et Clio, et Calliope, d’une beauté incomparable. Fières de leur adresse, elles déploient leurs charmes dans les mille détours d’une danse nouvelle, aux doux accords d’un instrument de mon invention. J’ai tort de dire ainsi, car j’ai été contre l’usage de ceux qui s’attribuent volontiers les bons vers des autres.

Les vastes prairies, la plaine immense, sont couvertes de bataillons victorieux dont le nombre va toujours croissant. Ils attendent la récompense méritée, après six heures de sueur et d’angoisse, et se croient sur le point de voir leurs vœux satisfaits. Tous ceux qui ont été appelés pensent être élus ; ils aspirent tous à des prix de grandeur et s’estiment beaucoup au-dessus de leur réputation. Ils ne s’arrêtent ni à la naissance ni à la fortune ; chacun n’interroge que son génie, et sur quatre qui raisonnent, il y en a mille qui divaguent. Mais Phébus entend qu’aucun d’eux ne puisse se plaindre, et il ordonne à l’Aurore d’aller cueillir en temps opportun, sur les plates-bandes fleuries de Flore, quatre corbeilles de roses purpurines et six corbeilles de ces perles qu’elle pleure. Puis il demanda leurs couronnes aux vierges d’une beauté accomplie, qui les donnèrent sans hésiter un moment. Trois des plus belles, s’il m’en souvient, furent expédiées à Naples et confiées aux soins de Mercure. Trois autres furent posées, là même, sur la tête de trois poëtes, dont le nom et la patrie reçurent de cette distinction une consécration éternelle. Les trois autres échurent à l’Espagne et couronnèrent justement la tête de trois poëtes dignes d’une telle gloire.

Bientôt l’envie, ce monstre hideux, brûlant de rage, commence à murmurer contre le don sacré. « Se peut-il, dit-elle, qu’il y ait en Espagne neuf poëtes lauréats ? Apollon est un grand maître, mais un pauvre juge. »

Le reste de la troupe, voyant ses espérances déçues, répétait le méchant refrain de l’envie. Avant le combat, ils comptaient tous sur la couronne, et maintenant ils adressent leurs plaintes au ciel contre l’injustice qui les frappe. Certains poëtes en langue vulgaire espèrent obtenir bientôt la glorieuse récompense, en dépit d’Apollon ; d’autres, tout savants qu’ils sont, désespèrent de toucher une seule feuille de laurier, dussent-ils mourir à la peine. Celui-là se venge le moins qui se fâche le plus ; tel d’entre eux porte la main au front et aux tempes, comme s’il cherchait la couronne.

Apollon mit un frein à l’intempérance de leurs désirs en récompensant tous les poëtes du vaillant escadron. Flore lui présenta cinq grandes corbeilles de roses, de jasmins et d’amaranthes, et l’Aurore autant de corbeilles de perles. Tels furent, ô lecteur clément, les dons que le dieu de Délos distribua d’une main prodigue aux héros de la poésie. Une poignée de perles et une rose les rendaient heureux et fiers ; c’était à leurs yeux une récompense surhumaine.

Pour rendre plus merveilleuse encore cette fête de réjouissance, à la suite d’une si brillante et si prodigieuse victoire, la bonne Poésie fit amener l’animal dont le sabot ouvrit la source de la fraîche Castalie. Aussitôt un laquais l’amena, tout harnaché de très-fine écarlate, rongeant un frein d’argent poli. Rossinante lui même, et Brillador, le coursier du seigneur d’Anglante, eussent porté envie à ce brillant Pégase. Ses quatre pieds étaient garnis de je ne sais combien d’ailes, signe manifeste de sa légèreté prodigieuse. Pour montrer son agilité, il s’éleva d’un seul coup à quatre piques au-dessus du sol, intrépidement et sans nul effort. Ô toi, qui m’écoutes, si tu prêtes l’oreille à l’agréable récit de ce grand voyage, tu entendras des choses nouvelles, et d’un goût exquis.

Tous les fers du beau trotteur étaient d’argent aussi dur que le diamant, et résistant à toute usure. Sa queue dont les crins, livrés à eux-mêmes, balayent le sol, est renfermée dans un étui de satin, de la nuance dite gorge de pigeon. Ses crins et sa queue étaient d’un carmin foncé comme le coquelicot, uniques dans leur genre. Tantôt il marche doucement, tantôt il se hâte ; tantôt il vole, tantôt il se cabre en silence ou en hennissant. Excellente aubaine pour les poëtes ! Quelques-uns d’entre eux recueillaient ses excréments dans deux grands sacs de cuir.

Je demandai pourquoi ils prenaient cette peine. Le dieu de Cyllène me répondit en ricanant, non sans une pointe d’ironie : « Ce qu’ils ramassent, c’est le tabac que l’on utilise pour combattre les vertiges des poëtes de faible cervelle. Uranie sait le préparer de telle façon qu’aussitôt que le patient en a aspiré quelques prises, il recouvre la santé et revient à son état normal. »

Je ne pus m’empêcher de froncer les sourcils et fis un geste de dégoût, tant cet étrange remède me parut singulier. « Mon ami, dit Apollon, tu es dans l’erreur, devinant ma pensée ; ce remède est souverain contre les vertiges, il guérit et chasse le mal. Ce coursier ne se nourrit pas des aliments qui soutiennent le soldat pendant un siége, lorsque la disette et la mort le menacent de toutes parts. La ration de cet animal est exquise ; il mange de l’ambre et du musc, proprement conservés dans du coton ; il a pour boisson la rosée des prairies. Nous lui donnons parfois une mesure d’amidon, parfois aussi un panier de caroubes ; avec cela il remplit sa panse, sans en éprouver ni relâchement ni gêne. » — « Soit, répondis-je, tout pour le mieux ; mais pour le moment mon cerveau est solide, et je ne sens aucune espèce de vertige. »

Sur ces entrefaites, notre maîtresse à tous, j’entends la vraie poésie, compagne habituelle du dieu de Thymbrée et des Muses, légère et court vêtue, se mit à parcourir la montagne, embrassant tout le monde avec de joyeux transports. « Ô sang généreux des Goths ! dit-elle, j’espère que je serai désormais traitée plus doucement et toujours respectée du vulgaire ignorant qui ne comprend pas que, malgré ma pauvreté, je suis honnête. Je vous laisse l’espérance et non la possession des richesses ; celle-ci n’aspire qu’à la suprême fainéantise. Je vous jure par la beauté de cette montagne que je voudrais pouvoir donner au moindre d’entre vous un brevet de cent mille livres de rente viagère. Mais il n’y a point de mines dans cette vallée ; il n’y a que des sources excellentes et salutaires, et des singes qui ont la figure de cygnes. Allez, mes amis, allez tranquillement en paix revoir les sables du Tage aux flots d’or, et passez votre temps dans le plaisir non mélangé de peine. Votre prouesse inouïe vous assure un éternel renom, aussi longtemps que Phœbus alimentera le monde et lui prodiguera sa pure lumière. »

Ô nouvelle merveille ! ô étrange événement, digne d’admiration, étonnant, dont le souvenir me frappe encore de surprise ! Le dieu du sommeil, Morphée, parut tout d’un coup comme par enchantement, couronné de branches de jusquiame ; nonchalant dans sa démarche, efféminé, escorté par la Paresse engourdie, qui ne le quitte ni matin ni soir. Il avait à sa droite le Silence, la Négligence à sa gauche ; son vêtement était d’un tissu de fine laine. Il portait un grand chaudron rempli de cette eau qu’on appelle de l’oubli, et il s’était muni d’un goupillon. Il saisissait les poëtes par leur houppelande, sans s’inquiéter de la rougeur qui leur montait au visage, et il nous aspergeait de son eau froide, ce qui nous plongeait dans un sommeil si profond, que pendant deux jours nous restâmes endormis. Si puissante est la force de cette liqueur, si forte est la vertu de ces eaux, que leurs effets le disputent aux influences de la mort.

Il y a des vérités tellement en dehors des faits ordinaires, que le génie lui-même ne peut les rendre croyables.

Au sortir d’un si lourd sommeil, je ne vis ni mont ni colline, ni dieu ni déesse ; de tant de poëtes, je n’en aperçus pas un seul. Chose étrange et inouïe ! je me frottai les yeux, et il me sembla que j’étais au centre d’une ville renommée. J’en ressentis à la fois de l’étonnement et du dépit ; et je recommençai à regarder attentivement, de peur que la crainte ou l’erreur ne prissent la place de ma raison. Et je dis, parlant à moi-même : « Cette ville est Naples la fameuse, dont j’ai arpenté les rues pendant plus d’une année, la gloire de l’Italie et le bijou du monde ; car de toutes les villes du monde, il n’en est pas une qui ait un tel prestige. Paisible en temps de paix, forte durant la guerre, mère de l’abondance et de la noblesse, aux campagnes élyséennes et aux montagnes ravissantes. Si je ne me fais point illusion, il me semble qu’elle est en partie changée de place, à l’avantage de sa beauté. Quel est ce théâtre où se déploient tous les enchantements de la beauté, du luxe, de l’élégance, de l’industrie et de l’art ? Il faut que le sommeil appesantisse encore mes paupières, car voilà un monument imaginaire, dont la construction dépasse toute conception humaine. »

Là-dessus se glissa jusqu’à moi un mien ami, nommé Promontorio, jeune d’années, mais soldat incomparable. Mon admiration redoubla en le voyant à Naples de mes propres yeux, à n’en pouvoir douter : nouvelle surprise, à la suite de tant d’autres. Cependant mon camarade m’embrassait tendrement, et tout en me serrant dans ses bras, il me disait qu’en vérité il ne pouvait se faire à l’idée de ma présence en ces lieux ; il m’appelait « mon père, » et moi je l’appelais « mon fils. » Aussi la vérité se fit-elle jour à point nommé, ou pour mieux dire, à point fixe.

Promontorio me dit : « Je conjecture, mon père, que quelque accident extraordinaire, survenu à vos cheveux blancs, vous amène ici de si loin, à demi-mort. » — « Mon fils, lui répondis-je, en mes jeunes années et dans tout l’éclat de ma vigueur, j’habitai cette terre ; mais la volonté du ciel qui gouverne tout le monde, m’a amené en un lieu qui me cause plus de joie que d’affliction. » J’allais poursuivre, lorsqu’un bruit formidable de fifres, de clairons et de tambours vint troubler mon âme et réjouir mon oreille. Je tournai les yeux du côté où se faisait le bruit, et j’aperçus les préparatifs d’une fête, telle que Rome n’en vit jamais en ses meilleurs jours de prospérité.

Mon ami me dit : « Celui que tu vois paraître, gravissant cette montagne tourmentée, et dont l’ardeur l’emporte sur celle de Mars, est un haut personnage qui fait que l’envie se consume de rage, parce qu’il suit sans dévier le droit chemin de la vertu. Grave dans son maintien, et d’un caractère affable, il étonne et charme en même temps, et sa prudence peut servir de conseillère à la sagesse. Mais avant d’aller plus loin, je veux te donner toutes les explications qui pourront t’aider à suivre sans peine mon récit.

« Afin que mon discours se fixe bien dans ta mémoire, et que mes paroles atteignent leur but, je commencerai par te parler de Don Juan de Tasis, homme rare et d’une générosité remarquable, qui emprunte son titre de comte à Villamediana, quoique ses actions admirables le fassent roi. C’est lui qui ne cache jamais ses richesses ; il les distribue, les répand sans cesse et en tous lieux, sans s’inquiéter d’autre chose ; c’est lui que la renommée a porté si haut, que son nom est synonyme de libéral et de prodigue ; et c’est lui qui, justifiant sa réputation de libéralité, a voulu être ici le premier mainteneur d’un tournoi que je compare aux fêtes divines. Ses magnificences répondent au désir qu’il éprouve de montrer sa joie, à l’occasion du royal hyménée qui doit unir l’Espagne et la France. Ce bruit retentissant, ce vacarme que tu entends est le signal qui annonce l’ouverture du tournoi, spectacle où le luxe déploie toutes ses merveilles. Le grand Archimède est honteux de voir que cet amphithéâtre sans pareil rapetisse son génie et surpasse toutes ses inventions.

« Pour revenir, je dis que ce brillant jeune homme, vêtu d’écarlate et d’argent, qui descend d’une course impétueuse, est le comte de Lemos, dont les actions éclatantes répandent la renommée dans le monde, et la font dès à présent monter jusqu’au ciel. Quoiqu’il se présente le premier, il n’est que le second mainteneur ; et c’est sans aucun doute à la courtoisie qu’il doit une telle distinction. Le troisième mainteneur, en ce jour de fête, c’est le duc de Nocera, lumière et modèle de l’art militaire. Le quatrième, digne d’être le premier, est le valeureux châtelain de Santelmo, qui l’emporte pour la valeur sur Mars lui-même. Le cinquième est Arrociolo, un autre Enée troyen, mais qui l’emporte bien en vaillance sur le véritable Enée. »

La grande affluence des curieux et les mouvements de la foule agitée, l’empêchèrent de poursuivre l’énumération commencée. Je le priai donc de me placer en un lieu où je pourrais, sans interruption, suivre des yeux la marche de la cérémonie ; l’idée m’étant venue sur-le-champ de versifier harmonieusement ces fêtes, moyennant l’inspiration de Phœbus. Il fit ce que je lui demandais, et je fus témoin d’un spectacle que j’ose à peine rappeler à mon souvenir, car, pour le décrire, il n’est point de langue ni de génie qui y suffisent. Le mieux, ce sera de le passer sous silence, et l’admiration saura bien suppléer cette lacune. J’ai su depuis que l’ingénieux don Juan de Oquina en fit en prose une relation élégante, magnifique, irréprochable, et la livra à l’impression, pour la plus grande gloire de notre époque. Les histoires fabuleuses, non plus que les histoires véritables, ne font pas mention de fêtes aussi mémorables que celles-là.

De l’endroit où j’étais, je fus emporté, sans savoir comment, en un lieu où je vis le grand duc de Pastrana recevoir toute sorte de compliments de bienvenue. La renommée, sans mentir, et non sans fierté, racontait l’heureux effet qu’avait produit sa présence et sa courtoisie plus qu’humaine. Pour la libéralité, ce fut un nouvel Alexandre, et sa générosité égala tous les prodiges de la magnificence royale. Il ravit l’admiration générale.

Je rentrai dans Madrid, en costume de pèlerin ; on tire toujours quelque profit des apparences de la sainteté. Du plus loin qu’il m’aperçut, le fameux Acevedo me tira son chapeau, et il dit : « A Dio, voi siate il ben venuto, cavaliero ; so parlar zenoese et tusco, anch’io (Adieu, soyez le bienvenu, seigneur, et moi aussi, je sais parler génois et toscan). » Et moi, je répondis « La vostra signoria, sia la ben trovata, patron mio (Serviteur, enchanté de revoir votre seigneurie). » Je rencontrai en mon chemin, Luis Velez, honneur et joie du monde de la cour, et je l’embrassai en pleine rue, en plein midi. Je donnai mon cœur et mon âme, avec ma main, à Pedro de Morales ; et, l’ayant embrassé, je reçus avec joie Justiniano.

Au détour d’une rue, je sentis un bras autour de mon cou, je regardai et vis sur moi une personne dont la présence me causa plus d’embarras que de plaisir ; c’était précisément (je ne veux point le taire) un de ceux qui, entraînés par leurs tristes projets, étaient passés à l’ennemi. Deux autres vinrent rejoindre ce traître, riant à contre-cœur et me faisant mille saluts, tout en me parlant. Et moi, sournoisement, en vieux poëte d’expérience, je leur rendis avec usure leurs saluts, sans y mettre de mauvaise grâce, sans trahir le moindre mécontentement. Crois bien, ô lecteur aimé, crois bien que la dissimulation sert parfois à mettre les autres qualités en relief. Je m’en rapporte à toi, ô David ; quoique tu paraisses fou, au pouvoir d’Aquis, en feignant la folie, tu donnes la mesure de ta sagesse. Je les quittai enfin, en attendant le moment opportun et l’occasion propice d’infliger un châtiment à leur couardise ou à leur folie.

Quand je rencontrais des poëtes dans les rues, je réfléchissais qu’ils étaient peut-être du nombre des transfuges, et je passais mon chemin sans leur dire mot. Les cheveux me dressaient sur la tête, à la seule idée de rencontrer un poëte, parmi le grand nombre qui m’étaient inconnus, dont le ressentiment pourrait se traduire en quelque bon coup de poignard ou de stylet, qui m’irait droit au cœur.

Telle n’est point, s’il faut le dire, la récompense que j’attends de la renommée, moi qui me suis acquis tant de sympathies par mes sentiments de gratitude et ma droiture de cœur.

Certain petit jeune homme collet-monté, poëte de profession, et sentant son gothique de mille lieues, à cause de son costume, m’apostropha de la sorte, tout gonflé de présomption et de colère : « Je sais fort bien, moi, seigneur Cervantes, que je puis, quoique page, être poëte. Vous avez pris pour lest quantité de poëtes ignorants, et vous m’avez délaissé, moi, qui ai si bonne envie de voir les sources charmantes du Parnasse. Je crois, sans aucun doute, que vous radotez ; ce n’est point assez de dire que je le crois : je devrais dire que c’est là pour moi une vérité visible et palpable. »

Un autre dont les vers sans fin ni compte semblaient un amalgame d’argent, de nacre, de cristal, de perles et d’or, me dit en fureur, tel qu’un taureau traqué dans le cirque : « Je ne sais pourquoi on ne s’est point avisé de me porter sur la liste malgré ce barbare accoutrement. — C’est le sage Apollon qui l’a voulu ainsi, répondis-je à tous les deux ; et en cela, il n’y a eu de ma part ni oubli ni mauvais calcul. »

Je m’en allai là-dessus plein de dépit ; et, rentré enfin dans mon antique et sombre demeure, je me jetai harassé sur mon lit ; car rien n’est plus fatigant qu’un long voyage.

🙠