Le Voyage au Parnasse/Appendice

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 111-126).

APPENDICE.

Quelques jours de repos ayant dissipé la fatigue d’un si long voyage, je me risquai dehors, désireux de voir et d’être vu, et prêt à recevoir les compliments de mes amis et les regards de travers de mes ennemis. Je ne crois pas, à vrai dire, en avoir un seul ; mais je ne suis pas toutefois bien sûr de n’être pas dans la règle commune.

Il advint donc qu’un matin, comme je sortais du couvent d’Atocha, je vis s’avancer vers moi un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, à juger de son âge par les apparences ; fort proprement vêtu et fort élégamment. Ses habits faisaient entendre le craquement de la soie. Il portait un col tellement empesé et de si grande dimension, qu’il me sembla que les épaules d’un nouvel Atlas pouvaient seules le soutenir. Deux manchettes de la même famille, fort plates, partaient du poignet et montaient ou grimpaient le long des os de l’avant-bras, d’un tel élan, qu’on aurait dit qu’elles allaient livrer assaut à la barbe. Je n’ai jamais vu de lierre aussi impatient de s’élever du pied du mur qui lui sert d’appui jusqu’aux combles ; ces deux manchettes n’étaient pas moins empressées d’aller faire le coup de poing avec les coudes. Pour abréger, le collet et les manchettes étaient si exorbitants, que le visage restait entièrement caché et enseveli dans le col, de même que les bras dans les manchettes.

Pour revenir, le susdit jeune homme vint à moi, et d’une voix calme et grave, il me dit : « N’êtes-vous point, par hasard, le seigneur Miguel de Cervantes Saavedra, le même qui depuis quelques jours est revenu du Parnasse ? » À cette question, je crois sans aucun doute que mon visage perdit ses couleurs, et, emporté par mon imagination, je pensai en moi-même : « Qui sait si ce garçon n’est pas un des poëtes que j’ai introduits ou que j’ai négligé d’introduire dans mon voyage, et s’il ne vient pas à présent acquitter une dette qu’il croit avoir contractée envers moi ? » Mais faisant un effort, malgré ma défaillance, je répondis : « Je suis moi-même, seigneur, celui dont vous parlez ; que me veut-on ? » Et lui, dès qu’il eut entendu ma réponse, il ouvrit les bras et me les passa autour du cou, et il m’eût certainement baisé au front, sans l’immensité de son col qui l’en empêcha. « Que votre grâce, me dit-il, seigneur Cervantes, me considère comme un serviteur et un ami ; car voilà déjà longtemps que je me sens une grande inclination pour vous, à cause aussi de la bonne réputation de votre aimable caractère. »

Ces mots me rendirent la respiration, et mes esprits troublés rentrèrent dans le calme. Je l’embrassai à mon tour, en prenant grand soin de ne point chiffonner son col, et lui dis : « Je ne vous connais autrement que pour vous servir ; mais, d’après ce que je vois, il m’est prouvé que vous êtes un homme de grand sens et de haute qualité : ce sont là des distinctions qui commandent le respect. »

Nous nous fîmes encore beaucoup de politesses de ce genre, sans ménager les offres de service, et d’un propos à un autre, il finit par me dire : « Vous saurez, seigneur Cervantes, que par la grâce d’Apollon, je suis poëte, ou du moins je désire le devenir ; mon nom est Pancracio de Roncesvalles. — Miguel. Je ne l’aurais jamais cru, si vous ne me l’eussiez affirmé de votre propre bouche. — Pancracio. Et pourquoi ne l’auriez-vous pas cru ? — Miguel. Parce que ce n’est que par miracle que les poëtes sont aussi bien nippés que vous l’êtes ; et la cause en est que, leur génie les emportant à des hauteurs prodigieuses, ils se soucient bien plus des choses de l’esprit que de celles du corps. — Moi, dit-il, seigneur, je suis jeune, je suis riche et je suis amoureux ; et tout cela chasse bien loin la négligence qui émane de la poésie. La jeunesse me donne de l’énergie ; la richesse me permet de la montrer et l’amour me préserve de toute apparence de mollesse. — Eh bien, lui répondisse, vous êtes en train de faire un excellent poëte, car vous avez fait les trois quarts du chemin. — Pancracio. Comment cela ? — Miguel. La fortune et l’amour sont deux puissants auxiliaires. Les fruits du génie d’une personne riche et amoureuse, paralysent l’avarice et stimulent la libéralité ; tandis que le poëte pauvre perd une bonne moitié de ses pensées et de ses conceptions divines, à la recherche impérieuse du pain de chaque jour. Mais, dites-moi, sur votre vie, quel est le ragoût poétique que vous consommez de préférence ou qui plaît le plus à votre goût ? » Il répondit à cela : « Je n’entends point ce terme de ragoût poétique. — Miguel. Je veux dire, vers quel genre de poésie vous sentez-vous plus porté ? Est-ce au lyrique, à l’héroïque, au comique ? — Je m’accommode de tous les genres ; mais, c’est dans le comique que je m’exerce de préférence. — Miguel. De sorte donc, que vous avez fait quelques comédies ? — Pancracio. J’en ai fait plusieurs, mais il n’y en a eu qu’une de jouée. — Et l’a-t-on trouvée bonne ? — Pancracio. Non pas le vulgaire. — Miguel. Et les intelligents ? — Non plus. — Et le motif ? — Le motif, c’est qu’on lui reprocha d’être trop longue en discours, d’une versification imparfaite et d’une invention médiocre. — Voila certes, répondis-je, des défauts qui feraient tort même aux comédies de Plaute. — En outre, reprit-il, le public n’eut pas le loisir de l’apprécier, car les clameurs de la foule l’empêchèrent d’aller jusqu’à la fin. Et malgré tout, le directeur l’afficha pour un autre jour ; mais sa persistance n’eut point grand effet : il vint à peine cinq personnes. — Que voulez-vous, lui dis-je, il en est des comédies comme de quelques jolies femmes ; elles ont leurs jours. Et pour ce qui est du succès, le hasard y a autant de part que le talent ; j’ai vu telle comédie lapidée à Madrid et couverte de lauriers à Tolède. Ainsi donc, gardez-vous, en dépit de ce premier échec, de renoncer à écrire des comédies ; il se pourra faire qu’au moment où vous y penserez le moins, vous mettiez la main sur une pièce qui vous donnera réputation et argent. — Je me soucie fort peu de l’argent, répondit mon poëte ; c’est la réputation que je prise par-dessus tout. Rien n’égale la satisfaction d’un auteur qui voit les spectateurs sortant en foule du théâtre, tous contents, tandis qu’il se tient lui-même à la porte et reçoit les félicitations de tout le monde. — Ces joies-là ont aussi leurs mécomptes, répliquai-je. Il peut arriver en effet que la comédie soit détestable ; et dans ce cas, personne n’ose lever les yeux sur le poëte, lui-même il s’enfuit à toutes jambes loin du lieu de sa chute, et les acteurs restent confus et honteux de s’être trompés dans le choix d’une pièce qu’ils avaient cru bonne. — Et vous, seigneur Cervantes, n’avez-vous pas essayé le masque ? Avez-vous fait quelque comédie ? — Oui certes, plusieurs, et si elles n’étaient pas de moi, elles me paraîtraient telles qu’on les trouva, dignes de louange. Je puis citer entre beaucoup d’autres, dont il ne me souvient plus, la Vie à Alger, la Numance, la grande Turquoise, le Combat naval, la Jérusalem, l’Amaranta, la Forêt charmante, l’unique et valeureuse Arsinda. Mais celle qui, à mon goût, mérite la préférence entre toutes, et dont je suis encore fier, c’est la Confusa : parmi toutes les comédies de cape et d’épée qui ont été représentées jusqu’à ce jour, soit dit sans faire tort à aucune, elle tient un rang distingué, étant une des meilleures. — Et en avez-vous encore en réserve ? — J’en ai six, avec autant d’intermèdes. — Et pourquoi ne les représente-t-on pas ? — Parce que les directeurs ne courent pas après moi, ni moi après eux. — Ils ne savent pas apparemment que vous avez de telles provisions. — Ils le savent parfaitement ; mais comme ils ont leurs poëtes en titre et qu’ils s’en trouvent bien, il ne leur vient pas à l’idée de chercher pire. D’ailleurs, je compte livrer ces pièces à l’impression ; et de la sorte le lecteur verra à son aise ce qui se passe si vite sur la scène et ce qu’on supprime souvent ou ce qu’on ne comprend pas, durant la représentation. Il en est des comédies comme des airs de musique ; elles ont aussi leur temps. »

Nous en étions là de notre entretien, lorsque Pancracio glissa sa main sous ses vêtements et en tira une lettre, dans son enveloppe ; il la baisa d’abord et me la remit aussitôt. Je lus la suscription et elle était conçue en ces termes : « À Miguel de Cervantes Saavedra, rue de las Huertas, en face des maisons qu’habitait le prince du Maroc, à Madrid. » Le port était d’un demi-réal, j’entends dix-sept maravédis.

Ce port me révolta et encore plus l’explication du demi-réal, qui valait dix-sept maravédis. Je retournai la lettre au messager et lui dis : « Pendant mon séjour à Valladolid, on apporta chez moi une lettre à mon adresse, dont le port était d’un réal. La lettre fut reçue et le port payé par une nièce à moi, et j’en fus bien fâché ; mais elle s’excusa, en disant qu’elle m’avait entendu dire maintes fois que l’argent est fort bien employé à faire l’aumône, à solder les honoraires d’un bon médecin et à payer les ports de lettre ; soit que les lettres viennent d’un ami, soit qu’elles viennent d’un ennemi ; car il y a toujours de bons conseils dans celles d’un ami, et dans celles d’un ennemi, on peut deviner quelque chose de ses desseins. On me remit donc la missive, et je n’y trouvai qu’un méchant sonnet, sans vie, sans expression, sans esprit, maltraitant fort Don Quichotte. Je ne regrettai pour lors que mon réal et je pris la résolution de ne plus accepter dorénavant les lettres non affranchies. Si vous persistez donc à vouloir le prix de celle-ci, vous pouvez la reprendre ; car je suis convaincu qu’elle ne peut valoir pour moi le demi-réal qu’on me demande. »

Le seigneur Roncesvalles se mit à rire de tout son cœur et me dit : « Quoique poëte, je ne suis pas ladre au point de tenir à dix-sept maravédis. Veuillez remarquer, seigneur Cervantes, que cette lettre est pour le moins d’Apollon lui-même. Il n’y a pas encore vingt jours qu’il l’a écrite sur le mont Parnasse, et il m’a chargé de vous la transmettre ; lisez-la, et je vous assure qu’elle vous fera plaisir. — Je ferai ce que vous désirez, répondis-je ; mais avant de la lire, je désire à mon tour que vous m’appreniez comment, quand et pourquoi, vous avez été au Parnasse. » Et lui répondit : « Comment j’y fus ? Ce fut par mer, sur une frégate, que nous frétâmes, moi et dix autres poëtes, à Barcelone. Quand j’y fus ? C’était six jours après le combat qui avait eu lieu entre les bons et les méchants poëtes. Pourquoi j’y fus ? Pour y prendre part, selon le devoir de ma profession. — Le seigneur Apollon, repris-je, a dû vous faire certainement un excellent accueil ? — Oui, certes, et pourtant nous le trouvâmes fort occupé, lui et les dames Piérides, à labourer et à semer de sel toute la portion de la plaine où s’était livré la bataille. Je lui demandai pourquoi il faisait cela ; et il me répondit que, de même que les dents du serpent de Cadmus avaient produit des hommes armés et que les têtes tranchées de l’hydre, tuée par Hercule, s’étaient reproduites au nombre de sept, et que des gouttes du sang de la tête de Méduse, étaient nés des serpents qui avaient infesté toute la Libye ; de même aussi, du sang corrompu des méchants poëtes que la mort avait frappés en ce lieu, commençaient à naître, gros comme des souris, des poëtereaux rampants, qui, si on les laissait se multiplier, ne manqueraient pas de couvrir toute la terre de cette mauvaise graine, et que c’était pour prévenir cette épidémie, qu’on labourait ce champ et qu’on y semait du sel, comme on a coutume de le faire pour la maison des traîtres. »

Sa réponse étant achevée, j’ouvris la lettre et voici le contenu :

APOLLON DELPHIQUE
À MIGUEL DE CERVANTES SAAVEDRA,
SALUT.

« Le seigneur Pancracio de Roncesvalles, porteur de la présente, vous dira, seigneur Miguel de Cervantes, à quoi il me trouva occupé le jour qu’il me rendit visite avec ses amis. Et moi je veux vous dire que j’ai fort à me plaindre de la façon peu courtoise dont vous avez agi envers moi, ayant quitté cette montagne, sans prendre congé de moi ni de mes filles, quoique vous n’ignoriez pas combien je vous suis attaché et les muses pareillement. Que si vous me donnez pour excuse que vous avez été entraîné par le désir de voir votre Mécène, le grand comte de Lémos, dans les fameuses fêtes de Naples, je l’accepte et vous pardonne.

« Depuis votre départ j’ai eu ici bien des désagréments et me suis trouvé en de très-grands embarras. Ce n’a pas été une petite besogne que d’en finir avec les poëteraux qui surgissaient en foule du sang des méchants rimeurs qui sont morts en ce lieu ; mais, grâce au ciel et à mon activité, j’ai vu la fin de cette calamité. Je ne sais si c’est au bruit du combat ou à l’exhalaison des vapeurs qui s’élevaient du sol détrempé par le sang des ennemis, qu’il faut attribuer les maux de tête dont je suis si fort tourmenté, qu’en vérité, j’en deviens imbécile, et ne puis parvenir à écrire rien de bon ni de sensé. Par conséquent, si vous voyez là-bas quelques poëtes, voire des plus renommés, écrire des sottises ou des choses médiocres, ne les en estimez pas moins pour cela, et ne faites pas semblant de vous en apercevoir. Faut-il s’étonner qu’ils écrivent tout de travers lorsque moi, le père et l’inventeur de la poésie, je déraisonne et parais insensé ?

« Je vous adresse certains priviléges, règlements et avis concernant les poëtes. Veillez à ce qu’ils soient ponctuellement suivis et respectés au pied de la lettre. Je vous transmets, à cette fin, tous les pouvoirs requis en droit.

« Parmi les poëtes qui sont venus ici avec le seigneur Pancracio de Roncesvalles, quelques-uns se sont plaints de n’avoir pas été inscrits sur la liste de ceux que Mercure alla chercher en Espagne, de sorte que vous ne les avez pas introduits dans votre voyage. Je leur répondis que c’était ma faute et non la vôtre ; et que d’ailleurs le remède du mal, dont ils se plaignaient, était en leur pouvoir. Faites-vous, leur ai-je dit, un nom par vos œuvres, et vos œuvres vous donneront d’elles-mêmes réputation et célébrité, sans que vous soyez obligés d’aller mendier des louanges.

« De la main à la main, quand j’aurai un bon messager, je vous enverrai d’autres priviléges et des nouvelles de ce qui se passe sur cette montagne. Faites en autant de votre côté et m’informez de votre santé et de celle de tous vos amis.

« Vous présenterez mes compliments au fameux Vicente Espinel ; c’est un de mes meilleurs et de mes plus vieux amis. Si don Francisco de Quévédo n’est point encore parti pour se rendre en Sicile, où il est attendu, serrez-lui la main et dites-lui bien qu’il vienne me voir, puisque nous serons si près l’un de l’autre. Il partit si brusquement la dernière fois qu’il vint ici, que je n’eus pas le loisir de causer avec lui.

« Si vous rencontrez là-bas quelqu’un des vingt transfuges qui passèrent à l’ennemi, ne leur dites rien, ne leur faites point de peine ; ils sont assez malheureux et semblables aux démons qui, partout où ils vont, emportent avec eux la confusion et le châtiment.

« Veillez sur votre santé, prenez soin de vos intérêts et défiez-vous de moi, particulièrement dans les jours caniculaires ; car, bien que vous soyez mon ami, pendant la canicule je ne suis pas maître de moi et il n’est point de devoir ni d’amitié qui m’arrêtent.

« Regardez comme un ami le seigneur Pancracio de Roncesvalles, cultivez sa société et, puisqu’il est riche, ne vous inquiétez pas de sa qualité de méchant poëte. Et là-dessus, que notre Seigneur vous tienne en sa garde, suivant son pouvoir et selon mes désirs.

« Du Parnasse, le 22 juillet, le jour où je chausse les éperons, pour monter sur la canicule, 1614.

« Votre serviteur,

« Apollon Lumineux. »

Priviléges, statuts et avis, qu’Apollon adresse aux poëtes espagnols.

« Ordonne d’abord qu’il y ait des poëtes aussi connus par leur mise négligée que par la réputation de leurs vers.

« Si un poëte dit qu’il est pauvre, qu’il soit aussitôt cru sur parole, sans plus ample informé, ni serment.

« Que tout poëte soit d’un caractère doux et paisible, et qu’il ne s’arrête pas à relever des points, dussent ceux de ses chausses avoir besoin de reprises.

« Que le poëte qui arrive chez un de ses amis ou chez une de ses connaissances, au moment de se mettre à table, et reçoit une invitation, ne se fasse pas prier ; et s’il affirme qu’il a déjà dîné, qu’on n’ajoute point créance à ses paroles, et qu’on le fasse manger par force, ce ne sera pas lui faire bien grande violence.

« Que le plus pauvre des poëtes, à moins qu’il n’appartienne à la catégorie des Adam et des Mathusalem, puisse dire qu’il est amoureux, bien qu’il ne le soit pas, et transformer le nom de sa dame selon son bon plaisir, l’appelant tantôt Amaryllis, tantôt Anarda, tantôt Chloris, tantôt Philis ou Philida, ou bien encore Juana Tellez, ou tout autrement, sans que nul ait le droit de lui en demander raison.

« On ordonne, de plus, que tout poëte, n’importe son rang et sa qualité, soit tenu pour bon gentilhomme, eu égard à la noblesse de sa profession, de même que les enfants trouvés sont tenus pour vieux chrétiens.

« On avertit en outre les poëtes de ne point se hasarder à faire des vers en l’honneur des princes et des grands, ma volonté étant définitivement que la flatterie et l’adulation ne franchissent point le seuil de ma maison.

« Que tout poëte comique auteur de trois bonnes comédies représentées, ait ses franches entrées au théâtre, sauf à payer les droits de charité à la seconde porte ; avec dispense de ces droits, s’il est possible.

« On prévient les poëtes que, lorsque l’un d’eux veut faire imprimer quelque ouvrage de sa façon, il est bien entendu que ledit ouvrage n’en vaudra pas mieux pour être dédié à un Mécène quelconque ; s’il n’est pas bon, la dédicace ne le rendra pas meilleur, le Mécène fût-il le prieur de Guadalupe.

« Que nul parmi les poëtes ne s’avise de désavouer son titre ; car, s’il est bon poëte, il sera digne de louanges, et s’il ne l’est point, il ne manquera pas d’admirateurs.

« Je veux encore que tout poëte puisse disposer de moi à son gré et de tout ce qu’il y a dans le ciel. J’entends qu’il puisse appliquer les rayons de ma chevelure aux cheveux de sa dame, faire de ses yeux deux soleils, ce qui fera trois en comptant le mien, de telle sorte que le monde s’en trouvera plus éclairé ; il usera à son gré des étoiles, des signes célestes et des planètes, de façon à la transformer tout doucement en sphère astronomique.

« Que tout poëte qui se croira tel, d’après ses vers, ait fort bonne opinion de lui-même, en se tenant au proverbe : « Celui-là est un pauvre sire qui se tient pour tel. »

« Ordre est donné à tout poëte qui se respecte de ne point assembler la foule dans les lieux publics pour réciter ses vers, car les bons vers doivent se dire dans les salons d’Athènes, et non sur les places publiques.

« De plus, on avertit particulièrement les poëtes qu’une mère de famille chargée de petits enfants remuants et pleurards les pourra menacer du croque-mitaine, en leur disant pour les effrayer : « Prenez garde, enfants, voici venir le poëte un tel, qui ne manquera pas de vous jeter, avec ses mauvais vers, dans l’abîme de Cabra ou dans le puits Airon. »

« Que les jours de jeûne, il soit bien entendu que le jeûne n’a point été rompu par le poëte qui aura rongé ses ongles tout en faisant ses vers.

« Ordonne de plus que tout poëte qui aura la manie de faire le spadassin ou le rodomont, perdra, par le canal de sa vaillante arrogance, toute la réputation qu’il aurait pu acquérir par ses bons vers.

« On prévient qu’il ne faut point tenir pour larron tout poëte qui aurait dérobé quelque vers appartenant à un autre pour l’enchâsser dans les siens, à moins qu’il ne prenne une pensée complète, ou tout un couplet ; car il est, dans ce cas, tout aussi voleur que Cacus.

« Que tout bon poëte, alors même qu’il n’aurait fait aucun poëme héroïque, ni mis en circulation de longs ouvrages, puisse, avec le plus léger bagage, acquérir le renom de divin, de même que Garci Laso de la Vega, Francisco de Figueroa, le capitaine Francisco de Aldana et Hernando de Herrera.

« On avertit les poëtes qui jouissent de la faveur de quelque prince de ne pas lui rendre de fréquentes visites, de ne lui rien demander, et de se laisser aller tout doucement où les mène la fortune ; car celui dont la providence veille au soutien des vermisseaux qui rampent sur la terre et des animalcules qui s’agitent dans l’eau, n’oubliera pas de fournir l’aliment au poëte, quelque rampant qu’il soit. »

En résumé, tels étaient les priviléges, statuts et avertissements que m’adressa Apollon, par son messager le seigneur Pancracio de Roncesvalles. Je restai lié d’amitié avec ce dernier, et il fut convenu entre nous deux qu’un exprès serait expédié au seigneur Apollon, pour lui rendre réponse et lui donner des nouvelles de cette cour. On fera savoir le jour du départ, afin que les amateurs puissent lui écrire.

FIN DU VOYAGE AU PARNASSE.