Le Voyage au Parnasse/Chapitre VII

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 85-96).
Chapitre VII

CHAPITRE VII.

Ô toi, Muse guerrière, à la voix de bronze et à la langue métallique, quand tu chantes les exploits de l’impitoyable Mars ; ô toi, pour qui le genre humain s’épuise en fatigues ; ô toi, qui peux tirer ma plume de l’ignorance et de la misère ; ô toi, dont les mains sont percées et prodigues de faveurs, je t’en demande une maintenant que tu peux m’accorder sans en devenir moins riche. Un bruit sinistre annonce la superbe, la perversité et le dessein hardi de cette foule méprisable. Donne-moi des accents conformes au sujet, une plume légère et déliée, exempte de passion et de partialité ; afin que je puisse, avec toute la nouveauté d’un sentiment sincère, en toute franchise et sans faillir à la vérité, raconter les mouvements opposés des deux bandes ennemies, qui, bouillantes de colère, déploient leurs bannières au souffle du vent.

La bande orthodoxe, voyant les nombreuses cohortes de l’ennemi, groupées au pied de la montagne et prêtes à escalader les hautes cimes ; d’un pas rapide et en bon ordre, couronne la montagne et se présente de pied ferme à la furie de ces insensés. On calcule les chances, et les combattants pleins d’ardeur, se disposent à l’assaut, avides de vengeance et de gloire. Transporté de fureur et d’impatience, Apollon donna ordre de lever, sans délai, son étendard. L’étendard fut déployé par un marquis, dont la prestance rappelle naturellement et sans artifice, le dieu de la guerre ; célèbre poëte et d’un mérite rare, dont l’assistance augmente la gloire, la valeur et le contentement du souverain Apollon. La bannière représentait un beau cygne blanc, si vivement imité par la peinture, qu’on aurait dit qu’il remplissait l’air agité de ses cris joyeux. Derrière l’étendard, se dressent les drapeaux, portés par de braves enseignes, et glorieusement mutilés. Les tambours, montés au ton de la guerre, donnent de l’ardeur aux plus lents, et mêlent leurs roulements aux voix métalliques des clairons.

Sur ces entrefaites arriva Géronimo de Mora, peintre et poëte incomparable, rappelant à lui seul, Apelles et Virgile ; armé de sa genette (signe distinctif de son grade de capitaine), il accourt au combat et pousse la foule.

Pour mettre le comble à la frayeur de l’ennemi, survint le grand Biedma, d’un renom immortel, et avec lui Gaspar d’Avila, un des premiers dans le cortége d’Apollon, dont la plume et les vers peuvent inspirer de l’envie à Iciar et de la crainte à Sincero.

Ensuite arriva Juan de Mestanza, modèle achevé d’élégance, d’esprit et de savoir, capable de braver la mort et les siècles. Apollon l’enleva de Guatémala, et l’engagea à son service, au grand préjudice de la détestable canaille.

Cepeda se propose d’accomplir des merveilles dans la mêlée ; il a pour compagnon Megia : deux poëtes dignes des plus grands éloges.

Puis vint Galindo, gloire éclatante de l’Andalousie et de la Manche, homme sans pareil ; sa démarche majestueuse annonce la bravoure.

Du sommet élevé du Pinde renommé, descendirent trois valeureux Lusitaniens, qui méritent tous mes hommages. D’un pied rapide et prompt au combat, Rodriguez Lobo foule le mont et la plaine, et avec lui s’avance Fernando Correa de la Cerda. Pour renforcer le parti d’Apollon, le grand don Antonio de Ataide, arriva plein d’ardeur.

Apollon compare ses forces à celles de l’ennemi, et il se décide à livrer bataille, il demande le combat. Le son rauque de plusieurs trompes, instruments de chasse et de guerre, frappe de plus près les oreilles de Phœbus. La terre tremble sous les pas d’un nombre infini de poëtes, qui livrent assaut à la haute montagne sacrée.

Le redoutable général de la troupe audacieuse, dont la bannière représente un corbeau, c’est Arbolanches, cet incorrigible bélître. Les deux armées, dont l’aspect fait trembler Mars lui-même, se trouvaient en présence, l’une au pied, et l’autre au sommet de la montagne. En ce moment, quelques soldats de la bande orthodoxe, gens habiles en apparence, passèrent à l’ennemi, au nombre de vingt environ. Je suis des yeux leur marche, et voyant le but de leurs mouvements, je m’adresse en ces termes à Apollon, d’une voix troublée : « Quel est donc ce prodige, cet étrange événement, ou pour mieux dire, ce mauvais présage qui m’ôte la respiration et l’énergie ? Ce transfuge, qui a le premier tourné les talons, je le regardais, non-seulement comme un poëte, mais encore comme un bavard intrépide. Celui qui, d’un pied léger, courait après lui, je l’ai entendu dans maints cercles à Madrid, parlant avec amour de la poésie. Le troisième, qui s’en est allé si vite, a été de tout temps assez mal vu, à cause de son humeur satirique et de son insupportable niaiserie. En vérité, je ne sais comment Mercure a inscrit ces poëtes sur sa liste. » — « C’est moi, répondit Apollon, qui ai péché par erreur. Je jugeai de leur génie, à première vue, et m’imaginai qu’ils ne seraient point inutiles au succès de cette expédition. » — « Seigneur, répliquai-je à mon tour, je croyais que l’erreur était incompatible avec la divinité ; j’entends l’erreur la plus légère. La prudence, résultant des années et fille de l’expérience, est la divinité qui tient en garde contre les fautes de cette espèce. » Apollon répondit : « Par ma foi, je ne te comprends pas, » un peu troublé et affligé de l’insolence de ces vingt déserteurs.

Ô toi, soldat Sarde, Lofraso, tu étais du nombre de ces barbares transfuges, qui allèrent grossir les rangs de l’ennemi. Mais, malgré cette défection, les vaillants champions de l’escadron orthodoxe, poëtes excellents et madrés, ne furent point émus. Loin de là, ils n’en furent que plus irrités contre les fugitifs, et ils en firent un grand carnage. Ô faux et maudits troubadours, qui usurpez la réputation de sages poëtes et qui êtes la lie des plus mauvais. Entre la langue, le palais et les lèvres, votre poésie ne cesse de faire cent mille offenses à la vertu. Poëtes, d’une audace hypocrite, attendez ; voici le jour qui doit mettre un terme à votre insolence.

Le tumulte des voix confuses retentissait dans les airs, et formait un nuage opaque. Ainsi que des chats, une bande poétique grimpait le long de la montagne, faisant effort pour atteindre la cime bien gardée. De temps à autre, ils redoublaient de zèle, et au moyen de frondes et d’arbalètes, ils lançaient des livres entiers qui partaient en sifflant. Les balles de plomb qui partent comme la foudre, n’auraient pas égalé en vitesse ces terribles projectiles.

Un livre, plus dur qu’une pierre de taille, frappa aux tempes Jusepe de Vargas, le frappant en même temps de terreur et d’effroi. Il poussa un cri, et s’adressant à un sonnet : « Ô toi, qui sors à toute vitesse d’une plume satirique, pourquoi n’arrêtes-tu pas ta course coupable ? » Et tel qu’un chien mis en fureur par les pierres qu’on lui lance, quitte celui qui les jette pour courir après elles, comme si les pierres étaient la cause de son tourment, avec les doigts de ses belles mains, il mit en pièces l’insolent sonnet qui menaçait le ciel et les étoiles. Et le dieu de Cyllène : « Foudre vivant, lui dit il, qui fais paraître une juste indignation, égale à ton courage extrême, saisis dans ta droite redoutée l’épée meurtrière et t’élance vaillant et hardi, de ce côté où presse le péril. »

En ce moment, fendant l’air comme un oiseau, arriva un livre de la grosseur d’un bréviaire, lancé par l’ennemi ; c’était un mélange de prose et de vers. L’extravagance des vers et de la prose, nous avertit que c’était le lourd et fastidieux poëme d’Arbolanches. Puis vinrent des pièces de vers qui auraient pu mettre en déroute le camp chrétien, si elles eussent été imprimées une seconde fois. Mercure fut atteint à la main droite par une vieille satire graveleuse, d’un style fort vif, mais assez malsain. Pedrosa lança quatre nouvelles d’une prose embrouillée et indigeste, sur un sujet dépourvu de substance et de grâce. Fendant l’air, avec un sifflement aigu, arriva un autre livre qui ne renfermait que des rimes, mais des rimes faites à la diable. Apollon les ayant aperçues : « Que Dieu fasse miséricorde à l’auteur, dit-il, et me préserve de certaines rimes espagnoles. » Puis vint le Pasteur d’Ibérie, un peu en retard, et du coup il renversa quatorze des nôtres, preuve éclatante de sa force et de son génie.

Mais voilà que deux hommes de cœur, deux maîtres, deux luminaires d’Apollon, deux soldats, habiles à bien dire et prompts à bien faire, placés aux deux extrémités de la montagne, serrèrent de si près la cohue ennemie, qu’ils firent reculer ceux qui s’étaient avancés le plus. Celui qui culbute ainsi la canaille, c’est Grégorio de Angulo, et avec lui Pedro de Soto, génie prodigieux, aussi cultivé que fécond ; l’un docteur, l’autre licencié docte entre tous, tous deux attachés à la suite d’Apollon, par d’incomparables écrits et par un dévouement cordial.

Hors d’eux-mêmes, les bataillons contraires mesurent leurs épées, et avec une fermeté inflexible, ils se serrent de près et en viennent aux mains. Ils se mordent à belles dents, ils se déchirent avec les ongles, semblables aux animaux féroces qui ne connaissent point la pitié.

D’un pas pressé et tout en sueur, s’avançait l’auteur de la Picara Justina, chapelain laïque du camp ennemi ; et avec la puissance de jet d’une coulevrine, il lança son énorme livre, qui fit parmi les nôtres d’horribles ravages. Le bon Tomas Gracian en devint manchot, Medinilla y perdit une molaire et un bon morceau d’une cuisse.

Une de nos sentinelles, fort alerte, cria : « Baissez tous la tête ; voici que l’ennemi lance un autre roman. »

Deux champions s’engagent dans un combat singulier : l’un d’eux, avec une adresse sans pareille, avec un acharnement insensé, fait si bien, que par un dernier effort, il parvient à enfoncer dans la bouche de son adversaire, six séguidillas ; c’en fut assez pour lui faire rendre l’âme et la dégager de son étroite prison.

D’un côté l’ardeur furieuse, de l’autre, le calme inaltérable maintenaient l’incertitude du résultat ; la palme de la victoire se balançait indécise. Mais voilà que le corbeau de l’étendard ennemi, le cœur percé de part en part, tombe et cède la place à la bannière du cygne. Le porteur du sombre drapeau, un jeune garçon Andaloux, poëte improvisateur, dont l’orgueil s’élevait par-delà les nues, sentit aussitôt son sang se glacer ; il mourut, et sa mort fut la ruine de la troupe obstinée.

Le grand Lupercio manquait dans nos rangs ; mais en son absence, un seul de ses sonnets fit tout l’effet qu’on devait attendre de l’œuvre d’un si grand esprit. Ce sonnet rompit, disloqua, renversa quatorze files des bataillons ennemis, tua deux créoles, et blessa un métis.

Le grand Cordouan (Gongora) lança rien qu’un portefeuille de ses opuscules burlesques et sérieux, et du coup il mit par terre quatre drapeaux.

Le zèle de l’ennemi se ralentissait, et cette canaille barbare, combattait mollement, comme accablée par la fatigue. Mais tout d’un coup la fatale mêlée s’engage de plus belle, les adversaires se serrent de plus près ; ni l’armure la plus solide, ni la cotte de mailles ne résistent. Montés sur des étalons, cinq versificateurs melliflus nous prennent en flanc et en emportent cinq des nôtres. Chacun d’eux était vêtu à la moresque et couvert de plus d’ornements symboliques, que la missive d’un prince ennemi et avisé.

Voici venir, à grande vitesse et avec un bruit menaçant, une enfilade de romances moresques ; on aurait dit d’une pluie de boulets ramés. Heureusement que deux de nos escadrons avaient prévu le coup ; et le projectile rapide et irrésistible ne mit point le désordre dans leurs rangs. Alors Apollon indigné voulut déployer toute sa puissance, toute sa force, et en finir misérablement avec l’ennemi. Ii lance donc, à l’endroit où la lutte est la plus vive, une divine chanson qui reproduit dans tout leur éclat, le génie, le brillant, le beau style de Bartolomé Leonardo de Argensola ; elle tomba comme un pétard au milieu des combattants. La chanson qu’Apollon place au rang le plus élevé, commence ainsi : « Quand je m’applique à contempler mon état. »

Le Dieu voit tout, il veille à tout, avec des yeux d’Argus, il commande, défend, modifie ses ordres, et fait face à toutes les surprises de l’ennemi.

La mêlée est si confuse, qu’il est impossible de distinguer les bons et les méchants poëtes, les adeptes de Garsilaso et ceux de Timoneda.

Sur ces entrefaites arriva un jeune homme, étranger à l’ignorance, grand fureteur de toutes les histoires, un foudre par la plume, un tonnerre par la voix, l’âme si bien pourvue de mémoire, de saine volonté et d’intelligence, qu’il fut la gloire de Phœbus et des Muses. Grâce à lui, la victoire ne se fit pas longtemps attendre, car il sut dire : « Celui-ci est digne de louange, et celui-là mérite un châtiment. »

Bientôt on distingue clairement les champions des deux causes, la bonne et la mauvaise ; et la satisfaction est proportionnée au châtiment. Ô Pedro Mantuano, c’est toi, esprit excellent qui sus démêler au milieu de la confusion générale, le vaillant du couard.

Quoique venu un peu tard, Julian de Almendariz ne refuse pas de prêter à Apollon le concours de sa muse illustre. Par ces cheveux gris que je peigne, j’ai honte de voir les comédies à la diable admises comme de divins chefs-d’œuvre. Elles prétendent pourtant, en dépit des pièces si bien stylées du meilleur comique de notre Hespérie, gagner réputation et fortune. Il est vrai qu’elles ne gagnèrent pas gros à cette foire ; le vulgaire, à la cour, est très-avisé, bien que sujet à la commune misère. Ne donnez pas du plat, mais de taille, stances polyphémiques, au poëte qui ne vous suivra point comme un guide infaillible. Vous êtes inimitables, et les raffinements dissimulés de votre élégance peuvent servir de modèle unique.

Grâce à tous ces renforts, notre parti se trouva tellement refait que l’ennemi se tint pour battu. Avec sa présomption tombe sa superbe insolence ; les voilà qui dégringolent, tous ceux qui gravissaient le flanc de la montagne. Le mauvais résultat de leur entreprise change les longs chants rauques qu’ils poussaient naguère en plaintes amères et non interrompues. Tel d’entre eux, tout en tombant, se saisit d’une ronce ou d’un figuier sauvage, et fond en larmes, semblable, en cela du moins, à Ovide. Il y en eut quatre qui se suspendirent en grappe à un chêne vert, de même qu’un essaim d’abeilles, et cet arbre ami leur tint lieu de laurier. Une autre bande prétentieuse, dont l’épée était vierge et la langue prostituée, chercha son salut dans la fuite.

Bartolomé de Segura donna en quelque sorte le signal définitif de la victoire, si grand est son génie, si grande sa sagesse.

En ce moment même, les cris répétés de victoire retentirent en accents sonores au milieu de la troupe d’élite. La chute fatale et misérable des Muses de la classe infime fut amèrement pleurée durant des siècles. Du côté des pleurards (hélas !) se range Zapardiel, fameux par sa pêche, et les plaintes continuent sans interruption. Puis recommencent les cris de victoire ; on entend de tous côtés crier victoire ! victoire ! et nos soldats joyeux chantent gaiement la gloire qu’ils ont acquise.