Le Voyage au Parnasse/Chapitre VI

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 76-85).
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Chapitre VI

CHAPITRE VI.

Trois causes produisent les rêves ou les songes, pour parler comme ceux qui sont les maîtres du bien dire. La première c’est l’habitude des choses qui sont le plus familières à l’homme ; la seconde dépend, suivant la médecine, de l’humeur qui est en prédominance dans notre corps. La troisième tient à des révélations ; et c’est une cause qui, pour notre propre avantage, est bien plus efficace que les deux autres. Je m’endormis donc et je rêvai et la troisième de ces causes explique suffisamment l’origine de mon rêve : j’étais moulu, agacé et tourmenté par la faim.

Le malade, dont les entrailles sont embrasées par l’ardeur de la fièvre, rêve qu’il a dans la bouche une des sources qu’il a vues ; sa lèvre approche du cristal qui se dérobe et, ce soulagement imaginaire qu’a produit le sommeil, avive le désir, sans diminuer la soif. Tout en dormant, le vaillant soldat se bat avec feu, tout ainsi qu’il s’est montré durant la veille, en armes, au milieu du combat terrible. Le tendre amant accourt au rendez-vous et, tout endormi, son imagination le pousse sans tempête vers le doux port. Plongé dans le sommeil, l’avare livre son cœur à son trésor ; quant à son âme, elle en est toujours possédée.

Pour moi, qui endormi ou éveillé, ai toujours gardé les convenances en toutes choses, attendu que je ne suis ni Troglodyte, ni More, j’ouvris, à deux battants, les portes de mon âme, et je laissai le sommeil entrer par les yeux, avec un avant-goût infaillible de plaisir et de gloire. Je jouis, tout en dormant, de plus de quatre mille plaisirs, — je les comptai sans en passer un seul ; — ils accouraient en abondance. Le temps, l’occasion, le lieu propice, toutes ces circonstances réunies ou séparées, contribuaient à l’effet produit. Je dormis deux bonnes heures d’une façon très-raisonnable, sans que mon cerveau fût troublé par des imaginations vaporeuses.

Livrée à elle-même, mon imagination me transporta parmi les fleurs innombrables d’une délicieuse prairie, d’où s’exhalaient les parfums de Panchaie et de Sabée. L’endroit charmant ravissait le regard, bien plus vif durant le sommeil que pendant la veille. Je vis un spectacle très-réel, et pourtant, je ne sais si je dois le décrire, car ma plume a toujours dédaigné les choses qui semblent en dehors de la réalité. Mon paisible griffonnage ne s’applique qu’à celles qui ont avec quelque apparence de possibilité, le charme, et l’attrait de la certitude. Jamais mon humble génie n’ouvre la porte aux monstruosités, tandis que la vraisemblance la trouve grande ouverte. Comment une extravagance pourrait-elle plaire, si elle ne vient à propos, conduite par l’agrément ? La fiction ne charme qu’autant qu’elle paraît vraie ; et, moyennant les séductions du style, l’esprit brillant l’accepte avec non moins de plaisir que l’esprit simple.

Je disais donc, pour revenir à mon conte, que je vis beaucoup de monde traversant cette plaine avec des cris bruyants et joyeux. Les uns, vêtus décemment, suivant la mode de la cour, d’un habit qui était modeste, grâce à l’hypocrisie, mais propre et commode. Les autres portaient la couleur dont le jour se teint, lorsque la lumière fait sa première apparition parmi les cheveux de la fraîche Aurore. Le riche printemps offre l’infinie variété de ses nuances, qui réjouissent les yeux. La prodigalité, l’exagération se montrent à l’envi sur la verte prairie, avec l’excès d’ornements qui est propre à l’ignorance. Sur un trône qui s’élève au-dessus du sol (plus remarquable encore par la façon que par la matière, quoiqu’il ne soit composé que d’or et d’ivoire), j’aperçus une jeune vierge tellement bien mise depuis la plante des pieds jusqu’à la tête, que c’est un plaisir de la voir, un enchantement de l’entendre. Elle se tenait majestueusement assise, d’une taille gigantesque en apparence, mais bien prise dans sa haute stature. Vue de loin elle en paraissait plus belle ; si on la regardait de près, sa beauté semblait s’amoindrir. Frappé d’admiration, au comble de l’étonnement, je fixai sur elle mes regards et j’observai en elle ce que je chante en mes vers si pâles. Je n’oserais affirmer qu’elle était vierge, bien que j’aie commencé par là ; ce problème défie l’œil le plus perçant. En général elles sont dépourvues de preuves, les appréciations malignes qui font juger brisé le vase sans fêlure. Ses yeux, fiers et tendres à la fois, avaient un doux regard qui les rendait extrêmement beaux. Soit artifice, soit habitude, ils brillaient tantôt d’un vif éclat, et tantôt tempéraient la vivacité de leurs rayons.

À ses côtés se tenaient deux nymphes, si gentilles et si charmantes à voir, qu’elles ravissaient l’âme des spectateurs. En présence de la dame assise sur le trône élevé, elles laissaient couler de leurs lèvres des paroles d’une douceur incomparable, mais dépourvues de science. Elles portaient jusqu’aux nues leurs titres de noblesse, qui n’étaient rien ou presque rien, comme tout ce qui est inscrit sur les tablettes de l’oubli.

Pendant qu’elles gazouillaient doucement, au milieu de leurs raisonnements pleins de convenance, la dame du trône, dont la beauté ne connut jamais de rivale, se dressa sur ses pieds, et en un moment, il me sembla que sa tête s’élevait bien au-dessus des nuages ; je le dis sans mentir. Sa beauté n’en fut point altérée ; au contraire, plus elle grandissait, et plus sa ravissante figure était proportionnée à sa haute taille. Elle étendit les bras, à une telle distance, qu’elle embrassait tout l’intervalle qui sépare les deux points extrêmes, de l’orient et du couchant. La maladie nommée hydropisie lui gonfle tellement le ventre, qu’il semble que toute la mer pourrait y tenir. Tous ses autres membres atteignent des proportions aussi considérables, et malgré cela, je l’ai déjà dit, sa beauté ne souffre point de déchet.

Surpris au dernier point, j’attendais la suite d’un si rare prodige ; j’aurais volontiers donné un doigt de ma main, pour savoir la vérité, sans retard et avec certitude. Quelqu’un, je ne sais plus qui, s’approchant de moi, me dit tout bas à l’oreille, distinctement : « Attends, je puis satisfaire ta curiosité. Cette femme qui, sous tes yeux, grandit, de façon à ne plus trouver de place pour s’étendre ; cette femme, qui voulant être unique en grandeur, escalade et gravit les nuages, et ne s’arrête qu’au cercle de la lune (bien qu’elle ne connaisse point la manière de monter), est la même qui, confiante en sa fortune, s’imagine avoir fixé l’essieu de la roue mobile et arrêté son mouvement. Pour elle il n’est point de malheur ; arrogante et hardie, elle ne connaît pas la crainte ; toujours prodigue, heureuse et contente. C’est elle qu’un dessein extravagant a poussée à grandir ainsi petit à petit, jusqu’au point d’atteindre la taille d’un géant. Elle ne cesse pas de croître, parce qu’elle n’ose trop aborder des entreprises capables de mettre ses plus belles qualités en évidence. N’as-tu point entendu parler des arcs, des amphithéâtres, des temples, des bains, des thermes, des portiques, des murailles merveilleuses, de ces admirables monuments qui demeurent encore debout, ou dont les restes, en dépit des injures des siècles, bravent le temps et la mort ? » — « Pour moi, répondis-je, il n’est point une de ces merveilles, dont tu parles, qui ne soit fortement clouée et rivée dans ma mémoire. Je me rappelle le tombeau de la belle veuve, et tout auprès, le colosse de Rhodes, avec la lanterne qui servait d’étoile. Mais allons au fait ; et sachons quelle est cette femme. » — « Tu le sauras tout à l’heure, » répondit la voix, en baissant le ton. Et reprenant : « Si tu n’étais pas aveugle, tu saurais dès à présent quelle est cette dame ; mais qu’y faire ? tu es un génie laïque. Cette femme qui se hisse jusqu’au ciel, enceinte, on ne sait comment, du vent, est la fille du désir et de la renommée. C’est par elle et par son influence, que le monde a vu, non pas sept, mais cent merveilles. Le nombre cent est bien chétif ; quand je dirais cent mille et encore plus de millions, ne pense pas que le chiffre serait exagéré. C’est elle qui a mené à bonne fin ces mémorables édifices qui reposent par leur base sur le sol, et s’élèvent jusqu’aux nues. C’est elle qui maintes fois a soulevé la guerre, là où doucement reposait la paix ; ne pouvant se contenir en d’étroites limites. Lorsque le héros romain laissait dévorer par les flammes, son bras vaillant et redoutable, c’est elle qui refroidissait le feu terrible. C’est elle qui poussa le chevalier de Rome dans l’abîme de la fournaise ardente, tout couvert d’armes brillantes et d’acier resplendissant. C’est elle, qui souvent, emportée par son ambition irrésistible, tente hardiment l’impossible. Depuis la brûlante Libye, jusqu’à la Scythie glacée, la renommée propage son souvenir qui s’accroît par des entreprises grandioses. En résumé, c’est la vaine gloire hautaine, qui intervient dans les hauts faits, dont les siècles ne peuvent effacer la trace. C’est elle-même qui se réserve le triomphe et la satisfaction de ses désirs, sans se mettre en peine de saisir au chignon l’occasion chauve. Elle ne boit, ne mange que de l’air ; aussi augmente-t-elle si fort de volume, en un instant, qu’on ne saurait prendre sa mesure. Quant à ces deux compagnes qui sont à ses côtés, ce sont les mêmes qui servent de support à cette grande machine. Leur voix mielleuse, leurs doux regards, leur apparente humilité, leurs brillants discours qui les rendent si aimables, en font des créatures plus divines qu’humaines. Sache, sans perdre le calme et la patience, que ce sont deux sœurs, l’adulation et le mensonge. Elles se tiennent constamment en sa présence, lui soufflant à l’oreille des paroles qui semblent empreintes de sagesse. Et elle, qui est comme privée du plus précieux de tous les sens, ne voit point l’aspic qui se cache sous les fleurs de ces élégants propos. Aussi, cédant à l’entraînement d’un désir coupable, elle goûte et boit dans un vase de cristal, le poison mortel, sans aucune crainte. Que celui qui se pique le plus de clairvoyance, essaye seulement de prêter l’oreille à la flatterie, et bientôt il verra sa gloire passer avec la vitesse du vent. »

J’écoutais attentif ces confidences, et sur ces dernières paroles, la vaine gloire fit une explosion si formidable, que je fus doucement et non sans déplaisir, arraché à mon sommeil. Et bientôt parut le jour, versant des perles et répandant des fleurs, éblouissant et plein de force. Les petits rossignols, épris de ses charmes, lui racontaient harmonieusement leurs amours, en des chants non appris : la fauvette répétait la chanson, et l’alouette agile donnait le ton à la musique de ce concert. Quelques-uns des poëtes enrégimentés, se hâtaient pour dérober au dieu du jour les actes qu’ils étaient forcés d’accomplir.

Bientôt, sa seigneurie se montra au balcon de la fraîche Aurore, avec la face rougeaude d’un tudesque ; les traits à moitié affaissés, comme quelqu’un qui redoute l’approche d’un événement attendu, et qui prévoit une défaite. Dans le plus pur dialecte de Tolède, en très-bon espagnol, il leur souhaita poliment le bonjour, et se prépara sans retard à affronter l’inévitable entreprise. Il monta donc sur un rocher qui se trouvait en face de l’escadron, et d’une voix grave et sonore, il leur débita ce discours improvisé :

« Ô heureux génies, qui avez le secret du parler élégant, et la subtilité de la science la plus profonde ; vous qui êtes les représentants de la belle poésie, dans toute sa beauté et dans toute sa grandeur, ne souffrez point, par ma vie et par la vôtre (voyez avec quelle bonhomie Apollon vous harangue), que cette canaille obstinée remporte la victoire. J’entends cette canaille endiablée, si fière de son nombre, qu’elle prépare à coup sûr sa ruine ou la nôtre. Ô vous, gloire et lumière de mes yeux, phares permanents de mes clartés, soit par nature, soit par habitude ; pouvez-vous supporter l’impudente audace de cette racaille hypocrite, de cette cohue de charlatans, qui ont inventé tant de sottises ? Faites preuve de votre grand courage et montrez par leur châtiment que vous êtes dignes en cette mémorable conjoncture, de la gloire la plus éclatante. Armez vos cœurs d’une juste indignation, attaquez sans peur la tourbe insolente, oisive, vagabonde et inutile. N’estimez pas à la valeur d’une bourbe (monnaie de Berberie, de bas aloi), cette multitude qui vient troubler notre paix. Que le bruit retentissant du tambour, et le son aigu du fifre et l’éclat de la trompette, qui provoque la bile et précipite le phlegme, que les cris belliqueux réveillent votre courage endormi, dans ce moment pour nous si critique. J’entends d’ici, je perçois déjà la rumeur croissante du bataillon ennemi, et ses clameurs confuses. C’est maintenant qu’il faut, sans en être requis ou supplié, que chacun, en guerrier d’expérience, sans céder à son impulsion, reste à son rang et garde son ordre de bataille, et qu’il fasse son devoir en vaillant soldat, jusqu’à ce que la mort ou la victoire s’en suive. »

À l’instant même, du côté du couchant parut la troupe innombrable de cette canaille barbare et aveugle. Aussitôt les nôtres poussent un cri de joie, et sans peur, ils répètent : « Aux armes, aux armes ! »

Ce cri fait retentir tous les alentours, et chacun, sans souci de la mort, s’empresse de courir aux armes.