Le Voyage au Parnasse/Chapitre V

Traduction par Joseph-Michel Guardia.
Jules Gay (p. 66-76).
Chapitre V

CHAPITRE V.

Le maître du maritime empire entendit les supplications d’Apollon et les écouta avec une âme tendre et un cœur clément. Il cligna de l’œil, frappa du pied les flots, et sans que les poëtes s’en fussent aperçus, il les souleva tout d’un coup jusqu’au ciel. Quant à lui, par des chemins détournés, il se blottit sous le navire, et là il fit des tours de son métier. De son trident il heurta la partie creuse de la carcasse et lui remplit le ventre d’un large fleuve d’eau amère. Aussitôt que le péril se révèle, les airs retentissent d’un murmure confus, résultant de mille voix animées par la crainte et la souffrance. Petit à petit le pauvre vaisseau s’abîme dans les entrailles du monstre azuré et blanc, qui engloutit tant d’âmes. Dans l’air montent les vaines clameurs de ces misérables, qui soupirent de se voir sans ressource, si près de leur fin. Ils grimpent le long des vergues, et cherchent du regard le point culminant du navire ; et plusieurs y montent et s’y tiennent groupés. La confusion, la crainte, l’alarme leur troublent la raison, et ils s’imaginent qu’il faut faire un grand saut pour passer de cette vie dans l’autre. Mais ils ne trouvent aucune ressource, aucun moyen de salut ; et pour retarder le dernier moment, ils se décident à nager. Plusieurs se jettent à la mer, semblables aux grenouilles qui ne font qu’un saut, du rivage dans la mare, lorsqu’elles sont poussées par le bruit ou par la peur. Ils fendent les flots qui se brisent en blanchissant, ils remuent vivement les pieds et les mains, quoique tous leurs membres soient bien malades. Au milieu de tout ce fracas, ils fixent les yeux sur le rivage aimé, désireux de l’embrasser mille fois.

Je tiens de bonne source que la troupe infortunée eût préféré se trouver sur la fameuse promenade de Séville. Ils n’avaient aucun plaisir à se noyer, et il y a quelque apparence qu’ils étaient bien avisés ; mais leurs efforts restèrent sans résultat. Le père des eaux, épuisant sa rigueur, se montra sur son char, le visage courroucé et le geste menaçant. Quatre dauphins de forte taille, attelés avec des cordes d’algues marines, le traînaient impétueusement. Dans leurs humides retraites, les nymphes sentent la fureur, ô divinité vengeresse, et leur visage pâlit. Le poëte qui se flatte de gagner à la nage le bord interdit, se consume en efforts et en vaines clameurs. Sa course est entravée par les pointes aiguës du trident, instrument impitoyable de mort.

Tel qu’on voit l’enfant, poussé par une irrésistible gourmandise, enfiler dans son chapeau, soit avec une épingle, soit avec une aiguille, les grains de raisin que le hasard ou la maraude ont mis en son pouvoir ; tel, et la comparaison ne saurait être plus exacte, on voit, non moins diligent dans sa manœuvre, le dieu irrité enfiler des poëtes avec un plaisir détestable, qui se trahissait par un rire équivoque. Il était assis sur un char de cristal, la barbe longue et remplie de coquillages, couronné de deux lamproies. Parmi les longs poils de son menton, se tenaient aussi sûrement à l’abri que sous une roche, la meule, la moule, le poulpe et le crabe. Il avait l’aspect d’un vieillard vénérable ; son vêtement était vert, azur et argent ; il paraissait robuste et d’une grande vigueur. Dans sa colère, son visage était sombre ; car l’emportement trouble la couleur de même que la raison. Sa fureur s’exerce de préférence sur ceux qui nagent avec le plus d’effort, et il va au devant d’eux, se faisant gloire d’un si lâche exploit.

Mais voici un autre événement miraculeux, qui mérite d’être raconté en détail, et avec les vers de Torquato Tasso.

Je n’ai point invoqué jusqu’ici, j’invoque à présent votre secours, ô muses ; je ne saurais m’en passer dans les hautes matières que je vais toucher. Allons, déverouillez votre plus riche armoire, et inspirez-moi le souffle qu’il faut ; je ne puis marcher du train ordinaire, en me traînant humblement.

Fendant les nues, foulant l’air de son pas mesuré, la belle Vénus descend du ciel, sans que personne l’en empêche. Elle était vêtue d’une grande jupe de serge grise, suivant la dernière mode ; et ce vêtement lui allait à ravir. C’était le costume de deuil qu’elle avait pris, en souvenir de son Adonis, lorsque les énormes défenses du verrat pénétrèrent dans l’aine de ce pauvre garçon. En vérité, si le petit muguet avait eu du poil au menton, il eût tenu tête à la bête armée de crocs, qui lui ravit à la fois la vie et la beauté. Ô vaillant amoureux, de si peu de cervelle, comment as-tu pu, étant prévenu d’avance, chercher ton malheur et te lancer en une si funèbre aventure ? Cependant les paisibles colombes qui traînaient le char de la déesse sur le dos voûté de la mer, allaient toujours, et enfin elles se trouvèrent en présence de Neptune, objet de leurs désirs et de leurs recherches. Les deux divinités, se trouvant en présence, se saluèrent à la mauresque, et témoignèrent un contentement extrême de se trouver ensemble. Ils déployèrent une politesse grave et vraiment royale, et la déesse de Chypre ne négligea pas en ce moment d’étaler le trésor merveilleux de ses charmes. Elle déploya toute l’ampleur de son vertugadin, et le mit à son goût, en le poussant à plusieurs reprises de la pointe du pied ; autant de ruades qui allèrent au cœur de Neptune en contemplation et plus mort que vif.

Un poëte, ayant nom Don Quincoces, errait, à moitié mort, parmi les flots salés, poussant des gémissements au lieu de cris. Il parvint néanmoins à dire en paroles assez mal articulées : « Ô maîtresse de Paphos et des deux autres îles déjà nommées, prends-moi en pitié ; comme tu vois, je suis perclus des pieds et des mains, et je me noie dans d’autres eaux que celles de la cruche. Ici se dressera mon bûcher, ici se consumeront mes cendres, ici sera enseveli Quincoces, dont l’éducation fut dirigée par un pédagogue. »

Voilà ce que dit le pauvret ; et la déesse attendrie par sa supplique, se remit à arranger son vertugadin. Puis elle se redresse, et d’un air tendre, fixant les yeux sur le vieillard, elle fait jouer l’organe de la voix ; et d’un air à la fois dédaigneux et fâché, tempérant sa colère par une gravité douce, elle dit des choses qui mirent dans l’embarras la divinité aquatique. Son discours ne fut pas long ; et toutefois elle trouva moyen de lui rappeler son origine et sa parenté. Elle lui fit sentir combien était chétive la gloire de triompher de ces misérables vaincus. Et lui, répondit : « Si les destins immuables n’eussent dicté la sentence fatale, contre ces gens obstinés dans leur ignorance, rien qu’une ombre de votre présence, dame de beauté, eût suffi pour contenir ma rigueur. Mais il est maintenant trop tard ; et l’heure est venue de montrer combien est rude dans la victoire ma main indulgente et pacifique. Ces rimeurs, toujours inhumains dans leurs procédés, n’ont-ils pas dans leurs vers fouetté cent mille fois la mer aux cheveux blancs. »

— « Tu ne me sembles ni fouetté ni vieux, répondit Vénus. » Et lui répondit à cela : « Tu m’enflammes sans m’attendrir. La mauvaise étoile de ces malheureux exerce une influence telle que je ne puis donner satisfaction à tes plaintes. Je ne puis m’écarter tant soit peu de l’inflexible volonté du destin, tu ne l’ignores pas, et il faut en finir avec eux, sans retard. — Tu finiras toi-même plutôt que d’en venir à bout, répondit la dame qui tient dans ses mains les clefs de tant de volontés. Quoique le destin impitoyable ordonne leur mort, ils ne mourront pas de la façon qui t’agrée : car il y a bien des variétés dans la mort. »

En ce moment, l’élément liquide s’agita, la tourmente recommença de plus belle, le vent souffla plus violent et plus vite. La tourbe affamée, et non tourmentée par la soif, plie sous le nouvel orage, et meurt avec la satisfaction de voir la fin de ses peines.

Ô cas étrange et inouï, sans exemple et sans précédents ! ô prodigieux artifice de la grande reine qui commande à Cnide. En moins d’un instant la mer se trouva pavée de citrouilles, dont quelques-unes étaient d’un tel calibre, que deux ou trois hommes en auraient avec peine embrassé la circonférence. Il y avait aussi quantité d’outres d’un superbe volume, de toute taille, qui battaient les vagues sans en altérer la blanche écume. C’est Vénus qui métamorphosa de la sorte nos poëtes étiolés, pour empêcher Neptune de les submerger. Neptune, voulant déjouer la ruse de Vénus, supplia Apollon de lui prêter ses flèches ; mais Apollon les lui refusa, et là-dessus notre barbon, armé de son trident, leva le pied fort en colère, croyant qu’il allait les percer de part en part. Mais celui-ci glisse subtilement, celui-là est insensible aux coups, et, prenant la tangente, il évite l’arme meurtrière et le Dieu enrage d’impatience.

Sur ces entrefaites, Borée redouble de fureur et chasse devant lui le troupeau, semblable à une bande de pourceaux bruyants. Ainsi le voulait Vénus, heureuse de rendre la vie à ces poëtes amis du vacarme, adeptes de la secte empesée, poëtes au teint blanc, tendres, mielleux, douceâtres, de ceux qui parfois se divisent en sectes et en partis contraires. Les vents opposés s’empressent à l’envi de complaire à la belle suppliante, et, d’un seul souffle, ils aplanissent la mer, entraînant le troupeau qui grogne, sous les outres et les citrouilles, vers les régions du couchant. Il est de fait que cette graine abonde en Espagne, et que c’est par elle que l’Espagne est surtout tenue en estime. Dans les armes, aussi bien que dans les lettres, aucune autre nation ne la surpasse pour la fécondité, du moins ; mais son goût se ressent très-fort de cette graine.

Depuis cette métamorphose, opérée par le ciel ou par Vénus, ou n’importe par qui, — en ceci il n’est point essentiel d’observer mon exactitude ordinaire — depuis lors, je ne puis voir une citrouille, longue ou rebondie, sans me figurer que sous son enveloppe se cache, bien à l’étroit, quelque poëte raccourci. Et quand je vois une outre, — ô imagination impertinente, si légère et si facile à abuser, sujette à de si misérables illusions ! — je m’imagine que le cuir qui forme le goulot, n’est autre chose que la figure du poëte, transformé en ce vase imparfaitement gonflé. Et quand je rencontre quelque poëte honorable, j’entends un poëte solide et de poids, un homme bien vêtu et bien chaussé, je m’imagine aussitôt que je vois un cuir de bœuf ou une citrouille, et, de la sorte, je me consume au milieu des idées les plus contraires. En tout cas, je ne sais si c’est à tort ou à raison, que je traite de la même façon les citrouilles, les outres et les poëtes. La crécerelle, qui chasse au lézard, ne doit pas s’attendre à jouir des distinctions accordées aux éperviers affranchis de tout tribut.

Le courroux du Dieu de Délos ayant été satisfait, et les poëtes se trouvant transformés en ces objets creux et de volumineuse apparence, la mer et les vents également apaisés, Neptune mécontent se replongea au fond de ses palais de cristal, les oiseaux pacifiques suivirent le souffle du vent et allèrent déposer la belle Cypris dans son royaume. Fière de son triomphe, elle fit ce que nul, jusque là, n’avait pu obtenir de sa volonté et quitta sa grande jupe de deuil. Dans sa nudité elle parut plus belle, plus ravissante que jamais, et l’on a su, depuis, que Mars courut après elle tout ce jour-là, et les deux suivants.

Pendant tous ces événements, l’escadron poétique contemplait attentivement la fatale catastrophe de la canaille métamorphosée. Voyant que la mer était enfin débarrassée de ces auxiliaires importuns, Apollon résolut de mener à terme la grande entreprise. Mais, au même moment, un grand bruit se fait entendre, qui comble de joie l’assistance, et tous d’ouvrir les yeux et de prêter l’oreille. Ce bruit était produit par un riche carrosse, dans lequel se tenait assis le grave don Lorenzo de Mendoza. Il avait pour escorte : son heureux génie, son grand courage, sa courtoisie, précieux bijoux, ornements inestimables.

À sa suite venait Pedro Juan de Rejaule, célèbre valencien, en carrosse aussi, grand défenseur de la poésie.

Assis à sa droite, Juan de Solis, généreux jeune homme, montrait, dans ses vertes années, toute la sagesse de son génie.

En tiers avec eux, venait Juan de Carvajal, fameux docteur, et ils avançaient, malgré son poids, à grande vitesse. Grand est le mérite de ces trois compagnons qui viennent ensemble ; il n’est point de montagne ou de colline qui puisse les arrêter dans leur course. Ils franchissent d’un rapide essor la cime superbe, ils touchent aux nues, les voilà près du ciel et foulant avec joie cette terre si renommée.

D’un zèle égal et non moins honorable, Bartholomé de Mola et Gabriel Laso, parvinrent à prendre pied sur la montagne.

Don Diego, celui qui porte le nom de Silva, honore aussi de sa présence les hauts sommets du Parnasse, et il s’avance, d’un pas joyeux. Devant son génie, devant son incomparable renom, toute science s’incline obéissante : il s’élève à une telle hauteur qu’il parait un être surhumain.

Petit à petit les ombres grandissent et le jour tombe, tandis que la nuit s’avance dans son manteau noir tout parsemé d’étoiles. Las de son attente, le poétique escadron se livre au sommeil paresseux, excédé de fatigue, en proie à la faim et à la soif. Alors Apollon, dont la lumière se réduit à rien, ne fait qu’un bond et, tombant chez les Antipodes, il poursuit forcément sa course fatale. Mais il congédia auparavant, sur leur demande, les cinq poëtes titrés qui avaient demandé leur congé avec instance, parce qu’ils regardaient l’entreprise comme un jeu ridicule. Apollon donna, sans délai, satisfaction à leurs désirs. L’amant de Daphné est unique pour la courtoisie ; en ce point, il n’est personne dans les deux hémisphères qui le surpasse.

Du sombre recoin de sa triste demeure, le nonchalant Morphée tira son goupillon, avec lequel il a fait tant de victimes et de dupes, et avec l’eau du Léthé qui jaillit de la source de l’oubli, il mouilla les paupières à tout le monde. Le plus affamé resta endormi ; la faim et le sommeil ne vont guère ensemble ; mais c’est un privilége des poëtes de jouir à la fois de l’une et de l’autre. Pour moi, je m’endormis comme une souche, l’imagination remplie de mille choses que je m’engage à raconter, quelque difficile qu’en soit le récit.