Le Tueur de daims/Chapitre XXIII
CHAPITRE XXIII.
La réunion de Deerslayer avec ses amis à bord du scow eut un air de gravité et d’inquiétude. Les deux Indiens surtout lurent sur-le-champ sur ses traits qu’ils ne voyaient pas en lui un fugitif ayant réussi à s’échapper, et quelques mots, prononcés d’un ton sentencieux, suffirent pour leur faire comprendre la nature de ce que leur ami avait appelé un congé. Chingachgook devint sur-le-champ pensif ; Hist ne trouva pas de meilleur moyen pour lui exprimer l’intérêt qu’elle prenait à lui, que par ces petites attentions qui caractérisent les manières affectueuses d’une femme.
Cependant, au bout de quelques minutes, une espèce de plan général fut adopté pour la manière dont on passerait la nuit ; et aux yeux d’un bon observateur, mais ne connaissant pas les habitudes locales, tout aurait paru marcher à l’ordinaire. Il commençait alors à faire nuit, et il fut décidé que l’arche serait amarrée à sa place ordinaire, détermination qui fut prise, en grande partie, parce que toutes les pirogues se trouvaient alors en la possession des habitants du château, mais surtout à cause du sentiment de sécurité qu’inspirèrent les observations de Deerslayer. Il avait examiné la situation des choses chez les Hurons, et il était convaincu qu’ils n’avaient aucun projet d’hostilités pour cette nuit, la perte qu’ils avaient déjà faite ne les encourageant pas à de nouveaux efforts en ce moment. D’ailleurs il avait une proposition à faire ; — c’était pour ce motif que cette visite lui avait été permise, et, si elle était acceptée, la guerre serait terminée sur-le-champ entre les parties. Il n’était donc pas probable que les Hurons, impatients de savoir si le projet que leur chef avait tant à cœur avait réussi, voulussent avoir recours à des actes de violence avant le retour de leur messager.
Dès que l’arche fut amarrée, ceux qui s’y trouvaient se livrèrent, chacun à sa manière, à leurs occupations habituelles, la promptitude à former un dessein et à l’exécuter caractérisant les blancs qui habitaient la frontière, aussi bien que leurs voisins les Peaux-Rouges. Les trois femmes se mirent à préparer le repas du soir, silencieuses, livrées à la tristesse, mais toujours attentives aux premiers besoins de la nature.
Hurry s’occupa à raccommoder ses moccasins à la lueur d’une torche de pin ; Chingachgook s’assit, enfoncé dans de sombres réflexions ; et Deerslayer, d’un air qui n’avait rien d’affecté ni d’intéressé, se mit à examiner — Killdeer, — la carabine de Thomas Hutter, dont il a déjà été parlé, et qui devint ensuite si célèbre entre les mains de l’individu qui l’examinait en ce moment. Cette carabine était un peu plus longue que de coutume ; il était évident qu’elle avait été fabriquée par un armurier du premier ordre, et quoiqu’elle eût quelques ornements en argent, elle aurait passé pour une carabine ordinaire aux yeux de la plupart des habitants de la frontière. Son grand mérite consistait en la perfection de son calibre et de tous ses détails, et en l’excellence du métal. Plusieurs fois le jeune chasseur en appuya la crosse sur son épaule, et approcha l’œil du canon comme pour prendre un point de mire ; plusieurs fois il se mit le corps en équilibre, et leva lentement son arme, comme s’il eût voulu ajuster un daim, pour s’assurer du poids de la carabine, et voir si elle pouvait tirer avec vitesse et précision. Il fit tout cela à l’aide de la torche de Hurry, de la manière la plus simple, mais avec un sérieux et une attention qui auraient touché tout spectateur qui aurait connu la véritable situation de ce jeune homme.
— C’est une arme glorieuse, Hurry, s’écria-t-il enfin ; et l’on peut dire que c’est dommage qu’elle soit tombée entre les mains de femmes. Les chasseurs m’en ont souvent parlé, et d’après tout ce que j’en ai entendu dire, et ce que j’en vois, je l’appellerais mort certaine, si elle se trouvait placée en bonnes mains. Écoutez le bruit de ce ressort, — celui d’une trappe à loups n’est pas plus prompt : le chien et la platine partent en même temps, comme deux chantres entonnent un psaume dans une chapelle. Jamais je n’ai vu pareille arme à feu, Hurry, c’est une chose sûre.
— Oui, le vieux Tom avait coutume de vanter cette carabine, quoiqu’il ne fût pas homme à pouvoir juger en pratique d’aucune espèce d’arme à feu, répondit March, passant une courroie de peau de daim dans son moccasin avec le sang-froid d’un cordonnier. — Il n’était pas bon tireur, nous en sommes tous d’accord ; mais il avait son bon côté comme son mauvais. J’ai eu quelque espoir que Judith aurait eu l’idée de me faire présent de cette carabine.
— On ne saurait dire ce que de jeunes filles peuvent avoir l’idée de faire, Hurry, c’est une vérité ; et je suppose qu’il est aussi probable que vous aurez Killdeer que qui que ce soit. Cependant, quand une chose est si près de la perfection, c’est dommage qu’elle ne l’atteigne pas tout à fait.
— Que voulez-vous dire ? Cette carabine n’aurait-elle pas aussi bonne mine sur mon épaule que sur celle de tout autre ?
— Quant à la bonne mine, je n’ai rien à dire : vous avez l’un et l’autre fort bonne mine, et vous feriez, Killdeer et vous, ce qu’on appelle un couple de bonne mine. Mais le vrai point, c’est l’utilité. Or, entre les mains de certaines gens, cette carabine abattrait plus de daims en un jour, qu’elle n’en tuerait dans les vôtres en une semaine. — Je vous ai vu à l’épreuve, Hurry : — vous rappelez-vous le daim de l’autre jour ?
— C’était un daim hors de saison ; et qui voudrait tuer un daim hors de saison ? Je voulais seulement effrayer le pauvre animal, et je crois que vous conviendrez que je lui ai fait une belle peur.
— Bien ! bien ! ce sera comme vous le voudrez. Mais pour cette carabine, elle est digne d’un prince. Avec elle, un homme ayant la main ferme et l’œil sûr serait le roi des forêts.
— Eh bien ! gardez-la, Deerslayer, et soyez roi des forêts, dit Judith qui avait écouté cette conversation, et dont les yeux avaient toujours été fixés sur la physionomie franche et honnête du jeune chasseur. — Elle ne peut jamais être en de meilleures mains que celles qui la tiennent en ce moment, et j’espère qu’elle y restera cinquante ans et plus.
— Vous ne pouvez parler sérieusement, Judith, s’écria Deerslayer, pris tellement par surprise, qu’il montra plus d’émotion qu’il n’avait coutume d’en manifester dans des circonstances ordinaires. — Un tel présent pourrait être fait par un roi véritable, et un véritable roi pourrait l’accepter.
— Je n’ai de ma vie parlé plus sérieusement, Deerslayer, et fait de souhait d’aussi bon cœur que celui-ci.
— Eh bien, Judith, en bien, nous trouverons plus tard le temps d’en parler. — Que cela ne vous contrarie pas, Hurry. Judith est une jeune fille vive et qui voit les choses de loin ; elle sait que la réputation de la carabine de son père est plus sûre entre mes mains qu’elle ne pourrait l’être dans les vôtres ; et par conséquent cela ne doit pas vous contrarier. Sur d’autres objets, et qui seront plus à votre goût, vous verrez qu’elle vous donnera la préférence.
Hurry murmura tout bas son mécontentement ; mais il était trop occupé de ses préparatifs de départ pour se donner la peine de répondre à un pareil discours. Quelques moments ensuite, le souper était prêt ; il se passa en silence, suivant la coutume de ceux qui ne voient dans un repas que la nécessité de satisfaire au besoin purement animal. En cette occasion, pourtant, des réflexions sérieuses et mélancoliques contribuèrent à ôter à chacun le désir d’entamer une conversation, car Deerslayer faisait à cet égard exception aux usages des hommes de sa classe, au point qu’en général, en pareilles occasions, non-seulement il aimait à causer à table, mais qu’il inspirait même un semblable désir aux autres.
Le souper terminé, et ce qui restait de cet humble repas ayant été enlevé, tous les convives passèrent sur la plate-forme pour entendre le message dont Deerslayer avait été chargé par les Hurons. Il était évident qu’il n’était pas pressé d’en donner communication ; mais l’impatience de Judith ne pouvait souffrir un plus long délai. On apporta des escabelles de l’arche et du château, et tous six se placèrent en cercle près de la porte, se regardant les uns les autres, aussi bien qu’ils le pouvaient à l’aide d’une belle nuit dont le manteau était parsemé d’étoiles. Sur les montagnes, le long du rivage, s’étendait une ceinture de ténèbres, mais au centre du lac on voyait se réfléchir mille étoiles qui semblaient danser sur la surface limpide, légèrement agitée par le vent du soir.
— Maintenant, Deerslayer, dit Judith, dont l’impatience ne put se contraindre plus longtemps, dites-nous tout ce que les Hurons vous ont chargé de nous dire, et apprenez-nous pour quelle raison ils vous ont envoyé ici sur parole, pour nous faire quelque offre.
— En congé, Judith, congé est le mot, et il signifie la même chose pour un prisonnier que pour un soldat. Dans un cas comme dans l’autre, la promesse de revenir est faite ; et à présent je crois me souvenir d’en avoir entendu expliquer la vraie signification. Congé signifie une parole donnée de faire une chose ou une autre ; et je pense que parole est un mot hollandais. Mais tout cela ne fait pas une grande différence, car la vertu d’une promesse gît dans la chose et non dans le mot. Eh bien ! s’il faut vous apprendre mon message, et il le faut, et dans le fait je ne vois pas à quoi bon différer, Hurry voudra bientôt se mettre en route vers la rivière, et les étoiles se lèvent et se couchent sans s’inquiéter des Indiens ni des messages. Hélas ! le mien n’a rien d’agréable, et je sais qu’il est inutile. Cependant il faut m’en acquitter.
— Écoutez, Deerslayer, dit Hurry presque d’un ton de maître, vous êtes un homme sensé à la chasse, et un aussi bon compagnon de voyage que puisse en désirer un homme qui fait ses soixante milles par jour ; mais vous êtes extraordinairement lent à dégorger vos messages, surtout quand vous pensez qu’ils ne seront pas bien reçus. Quand il faut dire une chose, pourquoi ne pas la dire tout d’un coup, au lieu de tergiverser comme un procureur yankee, qui fait semblant de ne pas comprendre l’anglais d’un Hollandais, afin de se faire payer double salaire ?
— Je vous comprends, Hurry, et votre nom vous convient cette nuit, vu que vous n’avez pas de temps à perdre. Venons-en donc au fait sur-le-champ, puisque c’est l’objet de ce conseil ; car on peut dire que nous sommes formés en conseil, quoique des femmes siègent avec nous. Voici donc le simple fait : Quand le détachement de Hurons revint du château, les Mingos tinrent conseil, et des idées sinistres les occupaient principalement, comme on le voyait à leurs figures sombres. Personne n’est content d’avoir été battu, et les Peaux-Rouges aussi peu que les Faces-Pâles. Eh bien ! quand ils eurent bien fumé, bien prononcé des discours, et que leur feu commença à s’éteindre, le résultat fut connu. Il paraît que les principaux chefs pensèrent que j’étais un homme en qui ils pouvaient avoir assez de confiance pour lui accorder un congé. Ils sont fins observateurs, ces Mingos, leurs plus grands ennemis doivent en convenir ; et il n’arrive pas souvent, ajouta le jeune chasseur, jouissant avec plaisir du sentiment intime qui lui disait que sa vie passée justifiait cette confiance en sa bonne foi, et il n’arrive pas souvent qu’ils aient si bonne opinion d’une Face-Pâle. Ce fut pourtant ainsi qu’ils pensèrent de moi, et ils n’hésitèrent pas à me dire toutes leurs pensées, et les voici : ils connaissent votre situation, et ils s’imaginent que le lac est à leur merci ainsi que tout ce qui s’y trouve. Ils ont tué Thomas Hutter, et quant à Hurry Harry, ils ont dans l’idée qu’il vient de voir la mort d’assez près pour ne pas se soucier de risquer une seconde fois de la rencontrer cet été. Ils regardent donc toutes vos forces comme réduites à Chingachgook et à deux jeunes filles ; et quoiqu’ils sachent que le Serpent est de bonne souche, et guerrier de naissance, ils savent aussi qu’il est pour la première fois sur le sentier de guerre. Quant aux jeunes filles, ils pensent d’elles ce qu’ils pensent des femmes en général.
— Voulez-vous dire qu’ils nous méprisent ? s’écria Judith, ses yeux brillant d’un feu qui fut universellement remarqué.
— C’est ce que vous verrez à la fin. — Je vous disais qu’ils regardent tout ce qui est sur le lac comme à leur merci. En conséquence, ils m’ont remis cette ceinture de wampum, — et en parlant ainsi il la montra à Chingachgook, — et ils m’ont adressé les paroles qui suivent : — Dites au Grand-Serpent qu’il s’est bien comporté pour un commençant. Il peut maintenant traverser les montagnes et retourner dans les villages de sa tribu ; aucun de nous ne suivra sa piste. S’il a enlevé quelque chevelure, il peut l’emporter. Les Hurons sont braves, et ils ont un cœur. Ils sentent qu’un jeune guerrier n’aime pas à rentrer chez lui les mains vides. S’il est agile, il est le bien-venu à se mettre à la tête d’un parti et à nous poursuivre. Mais il faut que Hist revienne parmi les Hurons. En les quittant pendant la nuit, elle a emporté par méprise ce qui ne lui appartenait pas !
— Cela ne peut être vrai, dit Hetty avec vivacité. — Hist n’est pas fille à agir ainsi. Elle veut rendre à chacun ce qui lui est dû, et…
Sa remontrance aurait probablement été plus longue ; mais Hist, moitié riant, moitié rougissant, lui couvrit la bouche d’une main, et l’empêcha d’en dire davantage.
— Vous n’entendez rien aux messages des Mingos, Hetty, reprit Deerslayer. — Ce n’est pas à la surface qu’il faut chercher le sens de ce qu’ils disent. Ils veulent dire, en cette occasion, que Hist a emporté avec elle le cœur d’un jeune Huron, et ils veulent qu’elle revienne pour que le pauvre jeune homme retrouve ce qu’il a perdu. Le Serpent, disent-ils, est un jeune guerrier qui promet trop pour ne pas trouver autant de femmes qu’il en voudra, mais il ne peut avoir celle-ci. Voilà ce que signifie leur message, comme je le comprends, et pas autre chose.
— Ils se montrent aussi réfléchis qu’obligeants, en supposant qu’une jeune fille puisse oublier ses inclinations, pour que ce malheureux jeune homme puisse satisfaire les siennes ! dit Judith avec un ton d’ironie auquel il se mêla plus d’amertume à mesure qu’elle parlait. — Je crois qu’une femme est femme, n’importe que sa peau soit blanche ou rouge, et vos chefs connaissent peu le cœur d’une femme, Deerslayer, s’ils pensent qu’il puisse jamais pardonner l’injure qu’on lui a faite, ou oublier un amour véritable.
— Je suppose que cela peut être vrai de quelques femmes, Judith, mais j’en ai connu qui pouvaient faire l’un et l’autre. — Le second message s’adresse à vous. Ils disent que le Rat-Musqué, comme ils appellent votre père, a fait le plongeon dans le lac, qu’il ne reviendra jamais à la surface, et que ses petits auront bientôt besoin de wigwam, sinon de nourriture. Ils croient que les huttes des Hurons valent mieux que celles de New-York, et ils désirent que vous en fassiez l’essai. Votre couleur est blanche, ils en conviennent ; mais ils croient que de jeunes filles qui ont si longtemps vécu dans les bois perdraient leur chemin au milieu des défrichements. Un de leurs grands guerriers a perdu sa femme depuis peu, et il serait charme de placer la Rose-Sauvage sur un banc, à côté de son feu. Quant à l’Esprit-Faible, elle sera toujours respectée par les guerriers rouges, et ils veilleront à ce qu’elle ne manque de rien. Ils pensent que les biens de votre père doivent enrichir leur tribu ; mais les vôtres, ce qui comprend tout ce qui est à l’usage d’une femme, entreront dans le wigwam de votre mari, comme ceux de toute autre femme. D’ailleurs, ils ont tout récemment perdu une jeune fille par suite d’un acte de violence, et il leur en faut deux autres à face pâle pour remplir sa place.
— Et c’est à moi que vous, vous apportez un tel message ! s’écria Judith, quoique le ton dont elle prononça ces mots parut l’expression du chagrin plutôt que de la colère. — Suis-je fille à devenir l’esclave d’un Indien ?
— Si vous voulez que je vous dise franchement ce que je pense à ce sujet, Judith, je répondrai que je ne crois pas que vous deveniez jamais de votre plein gré l’esclave d’un homme, n’importe que sa peau soit rouge ou blanche. — Mais vous ne devez pas me savoir mauvais gré de vous avoir rapporté mon message dans les mêmes termes, autant que je l’ai cru, qu’il m’a été donné. C’est à cette condition qu’ils m’ont donné un congé ; et un marché est un marché, même quand il est fait avec un vagabond. — Je vous ai dit ce qu’ils m’ont dit ; mais voulez-vous savoir ce que je pense que chacun de vous devrait y répondre ?
— Oui, dites-nous cela, Deerslayer, s’écria Hurry ; — je serais très-curieux de savoir quelles sont vos idées sur la réponse qu’il est raisonnable de faire. Quant à la mienne pourtant, mon esprit est déjà à peu près décidé, et je ferai connaître ma détermination aussitôt qu’il sera nécessaire.
— J’en dirai autant, Hurry ; mes idées sont fixes sur toutes les réponses à faire, et surtout sur la vôtre. Si j’étais à votre place, je répondrais : — Deerslayer, dites à ces vagabonds qu’ils ne connaissent pas Hurry March. Il est homme, et comme il a une peau blanche, il a aussi une nature blanche qui ne lui permet pas d’abandonner des femmes de sa propre race dans le plus grand besoin. Ainsi, ne comptez pas sur moi comme partie dans votre traité, quand vous fumeriez une barrique de tabac.
Hurry ne fut pas peu embarrassé par ce discours, qui fut prononcé avec chaleur, et d’un ton qui ne permettait pas de douter du sens qu’y attachait le jeune chasseur. Si Judith l’eût encouragé, il n’aurait pas hésité à rester pour la défendre elle et sa sœur ; mais, dans les circonstances où il se trouvait, le dépit et le ressentiment le portaient à les abandonner. Dans tous les cas, Hurry Harry n’avait pas des sentiments assez chevaleresques pour risquer la sûreté de sa personne sans voir un rapport direct entre les suites possibles de cette démarche et son intérêt personnel. Il n’est donc pas étonnant que sa réponse se soit ressentie de ses intentions, et de la confiance que sa vanité lui inspirait dans sa force et sa taille gigantesque, qui, si elle ne le rendait pas toujours brave, manquait rarement de le rendre impudent à l’égard de ceux avec qui il se trouvait.
— De belles paroles font de longues amitiés, maître Deerslayer, dit-il d’un ton presque menaçant. Vous n’êtes qu’un morveux, et vous savez par expérience ce que vous êtes entre les mains d’un homme. Comme vous n’êtes pas moi, et que vous n’êtes qu’un entremetteur envoyé par des sauvages à des chrétiens, vous pouvez dire à ceux qui vous emploient qu’ils connaissent bien Harry March, ce qui est une preuve de leur bon sens aussi bien que du mien. Il est assez homme pour suivre les conseils de la nature humaine, et c’est elle qui lui dit qu’il serait fou à un homme de vouloir combattre une tribu entière. Si des femmes l’abandonnent, elles ne doivent pas être surprises qu’il les abandonne à son tour, qu’elles soient de sa race ou non. Si Judith change d’avis, elle est la bienvenue ainsi que Hetty à avoir un compagnon pour gagner la rivière ; dans le cas contraire, je pars dès que je croirai que les espions de l’ennemi commencent à se nicher dans les feuilles et les broussailles pour y passer la nuit.
— Judith ne changera point d’avis, et elle ne désire pas votre compagnie, maître March, répondit-elle avec vivacité.
— En ce cas, c’est une affaire décidée, reprit Deerslayer sans se laisser émouvoir par le ton de sarcasme de March. Hurry Harry fera ce qui lui paraîtra convenable, et agira comme il le trouvera à propos. La marche qu’il a dessein d’adopter fera qu’il voyagera tranquillement, sinon avec une conscience tranquille. À présent, c’est à Hist à faire sa réponse. — Qu’en dites-vous, Hist ? Oublierez-vous aussi votre devoir ? Retournerez-vous chez les Mingos ? Prendrez-vous un Huron pour mari ? Et tout cela, non par amour pour l’homme que vous épouserez, mais par crainte pour votre chevelure ?
— Pourquoi vous parler ainsi à Hist ? demanda la jeune fille à demi offensée. Vous croyez jeune fille peau-rouge être comme femme d’un capitaine ? — Non pas rire et plaisanter avec le premier officier.
— Ce que je crois, Hist, n’est pas ce dont il s’agit ici. Je dois porter votre réponse à mon message, et pour cela il faut que vous m’en fassiez une. Un messager fidèle rapporte mot pour mot la réponse qu’il a reçue.
Hist n’hésita plus à exprimer complètement ses pensées. Dans son agitation, elle se leva, et retournant naturellement au langage le plus convenable pour bien rendre ses idées, elle annonça ses intentions avec dignité, dans la langue de sa tribu.
— Dites aux Hurons, Deerslayer, qu’ils sont aussi aveugles que des taupes, s’ils ne savent pas distinguer le loup du chien. Parmi mon peuple, la rose meurt sur la tige où elle a fleuri ; les larmes de l’enfant tombent sur la tombe de ses parents ; le grain croît sur la place où la semence a été jetée. Les filles des Delawares ne sont pas des messagers qu’on envoie de tribu en tribu comme une ceinture de wampum. Elles sont des chèvrefeuilles qui ne fleurissent que dans leurs bois, et que leurs jeunes guerriers portent sur leur cœur pour leur parfum, qui devient plus doux quand la fleur est détachée de sa tige. Même le rouge-gorge et la martre reviennent d’année en année à leurs anciens nids ; une femme sera-t-elle moins constante qu’un oiseau ? Plantez un pin dans l’argile, et ses feuilles deviendront jaunes ; le saule ne croîtra pas sur la montagne ; le tamarin se plaît mieux dans le marécage ; les tribus de la mer préfèrent entendre les vents qui soufflent sur l’eau salée. Quant à un jeune Huron, qu’est-il pour une fille de l’ancienne tribu de Lenni-Lenapé ? Il peut être agile, mais elle ne le suivrait pas des yeux dans sa course ; elle les tourne toujours vers les villages des Delawares. Ses chants peuvent être doux à l’oreille d’une Canadienne ; mais il n’y a de musique pour Wah que dans la langue qu’elle a entendue dès son enfance. Si le Huron était né du peuple qui habitait autrefois les bords du grand lac d’eau salée, cela ne lui servirait à rien, à moins qu’il ne fût de la famille d’Uncas. Le jeune pin croîtra, et il s’élèvera à la même hauteur qu’aucun de ses pères. Wah-ta !-Wah n’a qu’un cœur, et elle ne peut avoir qu’un mari.
Deerslayer écouta avec un plaisir qu’il ne chercha point à cacher un message si caractéristique de celle qui l’envoyait, et qui le prononça avec la chaleur convenable aux sentiments qui l’animaient. Après un de ces éclats de rire silencieux qui lui étaient particuliers, il répondit ainsi qu’il suit à cet élan d’éloquence inculte :
— Voilà qui vaut tout le wampum des Indiens ! — Je présume que vous n’y avez rien compris, Judith ; mais supposez qu’un ennemi vous fasse dire qu’il faut que vous renonciez à l’homme que vous aimez, et que vous preniez pour mari un homme dont il a fait choix pour vous et que vous n’aimez pas ; songez ensuite à la réponse que vous lui feriez, et je vous garantis que vous aurez la substance de son discours. Parlez-moi d’une femme pour la vraie éloquence, pourvu seulement qu’elle soit bien décidée à parler comme elle sent. Mais en disant parler, je n’entends point bavarder, car il y en a beaucoup qui le feront à l’heure ; je veux dire exprimer en termes convenables leurs sentiments vrais et profonds. — Et à présent que j’ai reçu la réponse d’une Peau-Rouge, il est temps, Judith, que je reçoive celle d’une Face-Pâle, si l’on peut nommer ainsi avec vérité des joues aussi vermeilles que les vôtres. Les Indiens vous ont nommée la Rose-Sauvage, et ce nom vous convient ; et, quant à ce qui concerne la couleur, on pourrait appeler Hetty le Chèvrefeuille.
— Si ce langage sortait de la bouche de quelqu’un des galants de la garnison des forts, je le mépriserais, Deerslayer ; mais, sortant de la vôtre, je sais qu’il ne fait qu’exprimer vos pensées, répondit Judith évidemment flattée d’un compliment qui n’était certainement pas préparé et qui n’avait rien d’affecté. Mais il est trop tôt pour me demander une réponse ; le Grand-Serpent n’a pas encore fait la sienne.
— Le Serpent ! sur ma foi, je pourrais porter sa réponse aux Hurons, sans en avoir entendu un seul mot. Je ne pensais même pas à la lui demander, je l’avoue. Cependant cela ne serait pas tout à fait juste, car la vérité seule est la vérité, et j’ai promis à ces Mingos de leur dire la vérité, rien que la vérité. Ainsi donc, Chingachgook, dites-nous ce que vous pensez sur ce sujet. — Êtes-vous disposé à traverser les montagnes pour retourner à vos villages, à abandonner Hist aux Hurons, et à dire aux chefs des Delawares que, s’ils sont actifs et adroits, il est possible qu’ils trouvent la piste des Mingos deux ou trois jours après que ceux-ci seront rentrés chez eux ?
De même que sa fiancée, le jeune chef se leva pour donner à sa réponse plus de force et de dignité. Hist avait parlé les bras croisés sur son sein, comme pour calmer l’émotion qui le faisait battre ; mais le guerrier étendit un bras en avant avec un air d’énergie calme, qui contribuait à prêter de l’emphase à ses expressions.
— On doit envoyer wampum pour wampum et message pour message, dit-il. Écoutez ce que le Grand-Serpent des Delawares a à dire aux prétendus loups des grands lacs qui viennent hurler dans nos bois. Ce ne sont pas des loups ; ce sont des chiens qui sont venus pour se faire couper la queue et les oreilles par les Delawares. Ils savent voler des jeunes filles, mais ils ne sont pas en état de les garder. Chingachgook prend ce qui lui appartient où il le trouve, et il n’en demande la permission à aucun des roquets du Canada. S’il a dans le cœur un sentiment de tendresse, ce n’est pas l’affaire des Hurons. Il le dit à celle qui aime le plus à l’entendre, mais il ne le beuglera point dans les forêts pour les oreilles de ceux qui n’entendent que les cris de terreur. Ce qui se passe dans sa loge n’est pas fait pour être su, même par les chefs de son peuple, encore moins par des coquins de Mingos…
— Appelez-les des vagabonds, Serpent, dit Deerslayer ne pouvant s’empêcher de manifester la satisfaction qu’il éprouvait. Oui, appelez-les des vagabonds ; c’est un mot facile à interpréter dans leur langue, et c’est l’injure qui les pique le plus, parce qu’ils la méritent si bien. Ne craignez rien, je leur rapporterai votre message mot pour mot, idée pour idée, sarcasme pour sarcasme, mépris pour mépris ; et c’est tout ce qu’ils méritent de votre part. Appelez-les seulement vagabonds une ou deux fois ; cela fera monter la sève en eux des racines jusqu’à la cime.
— Encore moins par des vagabonds de Mingos, reprit Chingachgook adoptant avec empressement l’amendement de son ami. Dites à ces chiens de Hurons de hurler plus haut s’ils veulent qu’un Delaware les trouve dans les bois, où ils se cachent dans des terriers comme des renards, au lieu d’y chasser comme des guerriers. Quand ils avaient dans leur camp une jeune fille Delaware, c’était une raison pour les chercher ; à présent ils seront oubliés, à moins qu’ils ne fassent du bruit. Chingachgook ne se soucie pas de se donner la peine de retourner dans ses villages pour en ramener d’autres guerriers ; il saura lui seul trouver la piste des Hurons quand ils s’enfuiront, à moins qu’ils ne la cachent sous la terre, et il la suivra jusque dans le Canada. Il gardera avec lui Wah-ta !-Wah pour faire cuire le gibier qu’il aura tué, et ces deux Delawares suffiront pour épouvanter tous les Hurons et les chasser dans leur pays.
— Voilà une grande et glorieuse dépêche, comme disent les officiers, s’écria Deerslayer ; elle fera fermenter tout le sang des Hurons, et surtout la partie qui leur dit que Hist elle-même leur marchera sur les talons jusqu’à ce qu’ils soient complètement chassés du pays. Mais, hélas ! les actions ne répondent pas toujours aux grands mots, et Dieu veuille que nous puissions seulement tenir la moitié de ce que nous leur promettons ! — Et maintenant, Judith, c’est votre tour de parler, car les Hurons attendent une réponse séparée de chacun, excepté peut-être de la pauvre Hetty.
— Pourquoi cette exception, Deerslayer ? Hetty parle quelquefois très à propos. Les Indiens peuvent attacher quelque poids à ses paroles, car ils ont du respect pour les personnes qui se trouvent dans sa situation.
— Vous avez l’esprit vif, Judith, et ce que vous dites est vrai : les Peaux-Rouges respectent les infortunes de toute espèce, et surtout celles qui arrivent par l’ordre spécial de la Providence, comme dans le cas de la pauvre Hetty. — Eh bien ! Hetty, si vous avez quelque chose à répondre aux Hurons, je leur en ferai part aussi fidèlement que si j’étais un maître d’école ou un missionnaire.
Hetty hésita un instant, et répondit ensuite du ton doux qui lui était ordinaire, mais avec autant de chaleur qu’aucun de ceux qui avaient parlé avant elle :
— Les Hurons, dit-elle, ne comprennent pas la différence qu’il y a entre eux et les blancs, sans quoi ils ne demanderaient pas que Judith et moi nous allassions vivre dans leurs villages. Dieu a donné un pays aux hommes rouges, et il nous en a donné un autre. Il a voulu que nous vivions séparés. D’ailleurs ma mère m’a dit que nous ne devions jamais vivre qu’avec des chrétiens, s’il est possible, et c’est une raison pour que nous ne puissions habiter avec eux. Ce lac est à nous, et nous ne le quitterons pas. Il contient dans son sein les tombes de notre père et de notre mère, et les plus méchants Indiens n’abandonnent pas les tombes de leurs pères. J’irai revoir les Hurons, s’ils le désirent, et je leur lirai encore la Bible ; mais je ne puis quitter les tombes de mon père et de ma mère.
— Cela suffira, Hetty ; cela suffira tout aussi bien que si vous leur envoyiez un message deux fois aussi long. Je leur expliquerai toutes vos paroles et toutes vos idées, et je vous garantis qu’à cet égard ils s’en contenteront aisément. — Maintenant, Judith, c’est votre tour, après quoi cette partie de ma mission sera terminée pour cette nuit.
Judith montra quelque répugnance à faire une réponse qui éveillait quelque curiosité dans l’esprit du messager. La jugeant d’après sa fierté bien connue, il ne supposait pas qu’elle pût tenir moins à ses principes que Hist ou Hetty, et cependant il remarquait en elle un air d’indécision qui ne le laissait pas tout à fait sans inquiétude. Même en ce moment où elle était directement requise de parler, elle semblait encore hésiter, et elle n’ouvrit la bouche que lorsque le silence général lui eut appris qu’on attendait sa réponse avec impatience. Alors elle parla, mais ce fut d’un air incertain, et comme à regret.
— Dites-moi d’abord, — dites-nous d’abord, Deerslayer, dit-elle, répétant ce commencement de phrase pour appuyer sur le mot qu’elle y avait changé, — quel effet nos réponses produiront sur votre sort. S’ils doivent vous sacrifier à la fierté de nos réponses, il eût été plus prudent que nous fussions tous plus circonspects dans le choix de nos expressions. Quelles paraissent donc devoir en être les suites pour vous-même ?
— En vérité, Judith, vous pourriez aussi bien me demander de quel côté le vent soufflera la semaine prochaine, ou quel sera l’âge du premier daim que les chasseurs tueront. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils me regardent un peu de travers. Mais il ne tonne pas toutes les fois qu’il passe un nuage noir, et toutes les bouffées de vent n’amènent pas de la pluie. C’est donc une question qu’il est plus facile de faire qu’il ne l’est d’y répondre.
— Il en est de même du message que m’ont envoyé les Hurons, dit Judith en se levant, comme si elle eût pris son parti sur ce qu’elle devait faire pour le moment. — Je vous donnerai ma réponse, Deerslayer, lorsque nous nous serons entretenus tête à tête, après que tous les autres se seront retirés pour la nuit.
Il y avait dans les manières de Judith en ce moment quelque chose de décidé qui disposa le jeune chasseur à consentir à ce qu’elle désirait ; et il le fit d’autant plus volontiers que ce court délai ne pouvait sous aucun rapport entraîner des conséquences sérieuses. Le conseil leva la séance, et Hurry déclara qu’il allait partir sans délai. Il laissa pourtant une heure s’écouler encore avant d’exécuter sa résolution, afin d’attendre que l’obscurité devînt plus profonde. Pendant ce temps, les autres suivirent le cours de leurs occupations ordinaires, et le jeune chasseur se remit à examiner avec soin la carabine dont il a déjà été parlé, pour bien s’assurer de toutes ses perfections.
C’était à neuf heures que Hurry avait décidé de commencer son voyage. Au lieu de faire ses adieux franchement et dans un esprit de cordialité, le peu de mots qu’il crut ne pouvoir se dispenser de dire furent prononcés d’un ton froid et d’un air sombre. Au ressentiment de ce qu’il regardait comme l’obstination de Judith se joignait la mortification de tous les revers qu’il avait éprouvés depuis son arrivée sur les bords du lac, et, suivant la coutume des esprits étroits et vulgaires, il était plus disposé à en faire un reproche aux autres qu’à s’en accuser lui-même. Judith lui tendit la main ; mais cette marque d’intérêt était accompagnée d’autant de joie que de regret. Les deux Delawares n’étaient nullement fâchés de le voir partir. Hetty fut la seule qui lui donna des signes d’une véritable sensibilité. La retenue et la timidité de son sexe et de son caractère l’avaient fait rester à l’écart jusqu’au moment où il entra dans la pirogue où Deerslayer l’attendait déjà, et elle n’avait osé s’approcher de lui assez près pour se faire remarquer. Mais alors elle entra dans l’arche à l’instant où la pirogue commençait à s’en écarter d’un mouvement si lent, qu’il était presque imperceptible, et le sentiment qui l’entraînait lui donnant plus de hardiesse, elle lui dit d’une voix douce :
— Adieu, Hurry ! adieu ! cher Hurry ! — Prenez bien garde à vous dans les bois, et ne vous arrêtez pas avant d’être arrivé au fort. À peine y a-t-il plus de feuilles sur les arbres que de Hurons autour du lac, et ils ne traiteraient pas un homme comme vous avec la même bonté qu’ils ont pour moi.
L’ascendant que March avait obtenu sans le vouloir sur cette jeune fille ayant l’esprit faible, mais le cœur sensible et l’âme pure, venait d’une loi de la nature. Ses sens avaient été séduits par les avantages extérieurs de l’habitant des frontières, et ses entretiens avec lui n’avaient jamais été assez fréquents ni assez intimes pour empêcher cet effet d’être si puissant, même sur une jeune fille dont l’esprit aurait été plus obtus que le sien. L’instinct du bien qui dirigeait toute la conduite de Hetty, — si le mot instinct peut s’appliquer à une jeune fille à qui quelque esprit bienveillant semblait avoir appris à distinguer le mal du bien avec une justesse infaillible, — aurait été révolté du caractère de Hurry sur mille points différents, si elle avait trouvé des occasions de l’apprécier. Mais, tandis qu’il était à quelque distance d’elle, à causer et à badiner avec sa sœur, la perfection de ses formes et de ses traits avait produit son influence sur une imagination simple et sur un cœur naturellement sensible, sans qu’elle pût découvrir la loi de ses opinions grossières. Il est vrai qu’elle lui trouvait de la rudesse et de la brusquerie, mais il en était de même de son père et de la plupart des hommes qu’elle avait vus, et ce qu’elle croyait être le caractère général du sexe masculin la choquait moins dans Hurry Harry qu’il ne l’aurait fait sans cette circonstance. Ce n’était pourtant pas précisément de l’amour que Hetty éprouvait pour Hurry March, et ce n’est pas l’idée que nous désirons donner de ses sentiments pour lui ; c’était uniquement l’éveil d’une sensibilité et d’une admiration qui auraient pu amener le développement de cette passion toute puissante dans des circonstances plus propices, et si Hurry lui-même n’y eût mis obstacle en laissant apercevoir tous les défauts de son caractère. Elle sentait donc pour lui un commencement de tendresse, mais ce n’était pas une passion. L’instant où elle en avait été le plus près était celui où elle avait remarqué la prédilection de Hurry pour sa sœur ; car, quoiqu’il ne s’y mêlât point de jalousie, c’était la première fois qu’elle avait fait une pareille remarque, malgré le grand nombre d’admirateurs que la beauté de Judith avait déjà attirés.
Hurry avait reçu si peu de marques d’attention véritable en partant, que l’accent plein de douceur des adieux que lui faisait Hetty le toucha et le consola. Il arrêta la pirogue, et d’un coup de rame donné par son bras vigoureux, il la fit retourner bord à bord avec l’arche. C’en était plus que Hetty n’avait attendu. Elle avait pris du courage en voyant partir son héros ; mais son retour inattendu lui rendit toute sa timidité.
— Vous êtes une bonne fille, Hetty, et je ne puis vous quitter sans vous serrer la main, lui dit March d’un ton plus doux que de coutume en sautant sur le scow ; Judith ne vous vaut pas, après tout, quoiqu’elle puisse avoir un rien de beauté de plus. Quant à l’esprit, si la franchise et la vérité avec un jeune homme est un signe de bon sens dans une jeune fille, vous valez une douzaine de Judith, oui, et quant à cela, la plupart des jeunes filles de ma connaissance.
— Ne dites rien contre Judith, Hurry, s’écria Hetty d’un ton suppliant. — Mon père est parti, ma mère l’avait précédé, il ne reste que Judith et moi, et il ne convient pas que deux sœurs parlent mal ou entendent mal parler l’une de l’autre. Mon père et ma mère sont dans le lac, et nous devons tous craindre Dieu, car nous ne savons pas quand nous y serons aussi.
— Cela sonne raisonnablement, comme la plupart des choses que vous dites, Hetty. Eh bien ! si nous nous revoyons jamais, vous trouverez toujours en moi un ami, quoi que puisse faire votre sœur. Je n’étais pas grand ami de votre mère, j’en conviens, car nous ne pensions pas de même sur bien des points ; mais, quant à votre père, le vieux Tom, nous nous convenions l’un à l’autre, comme des culottes de peau de daim à un homme raisonnablement bâti. J’ai toujours pensé que Tom Flottant était au fond un brave homme, et je le soutiendrai contre tous ses ennemis, par amour pour lui comme pour vous.
— Adieu, Hurry, dit Hetty qui désirait alors le voir partir, aussi vivement qu’elle avait désiré le retenir quelques instants auparavant, et qui n’aurait pu expliquer bien clairement la cause de l’un ou de l’autre de ces deux sentiments opposés. — Adieu, Hurry ; prenez bien garde à vous dans les bois, et ne vous arrêtez pas avant d’être arrivé dans le fort. Je lirai un chapitre de la Bible pour vous avant de me coucher, et je ne vous oublierai pas dans mes prières.
C’était là un point qui n’éveillait aucune sympathie dans l’esprit de Hurry, et sans parler davantage il serra cordialement la main de Hetty et rentra dans la pirogue. Une minute après, il était à cent pieds de l’arche, et en quelques instants la pirogue était hors de vue. Hetty poussa un profond soupir, et alla rejoindre sa sœur et Hist.
Pendant quelque temps, Deerslayer et son compagnon ramèrent en silence. Il avait été décidé que March serait mis à terre au même endroit où on l’a vu s’embarquer sur le lac au commencement de notre histoire, non-seulement parce que c’était celui que les Hurons penseraient le moins à surveiller, mais parce qu’il connaissait les bois des environs, et qu’il y trouverait plus facilement son chemin dans l’obscurité. Ce fut donc vers ce point que fut dirigée la légère nacelle, qui faisait route avec toute la vitesse que pouvaient lui communiquer deux hommes vigoureux et adroits. Ils y arrivèrent en moins d’un quart d’heure, et quand ils furent couverts par l’ombre qui se projetait du rivage sur le lac, ils s’arrêtèrent quelques instants, pour s’adresser quelques mots hors de la portée de l’oreille de tout rôdeur qui pourrait se trouver dans les environs.
— Dès que vous serez au fort, Hurry, dit Deerslayer, vous ferez bien d’engager le commandant d’envoyer un détachement contre ces vagabonds ; et vous ferez encore mieux si vous lui offrez de servir de guide vous-même. Vous connaissez les chemins, la forme du lac, la nature du pays, et vous pourrez conduire les soldats beaucoup mieux que ne le ferait un guide ordinaire. Marchez d’abord vers le camp des Hurons, et suivez leur piste s’ils n’y sont plus. Quelques regards jetés en passant sur l’arche et sur le château vous diront dans quelle situation se trouvent les Delawares et les deux sœurs ; et dans tous les cas, ce sera une belle occasion de tomber sur les Mingos et de faire sur la mémoire de ces vagabonds une impression qui ne s’effacera pas de longtemps. Cela ne fera probablement pas une grande différence pour moi, car mon affaire sera décidée demain avant que le soleil se couche ; mais cela peut faire un grand changement dans le destin de Judith et de Hetty.
— Mais vous, Nathaniel, demanda Hurry, montrant plus d’intérêt qu’il n’avait coutume d’en prendre à qui que ce fût ; mais vous, prévoyez-vous ce qui vous arrivera ?
— Dieu, dans sa sagesse, peut seul le dire, Hurry March. Les nuages sont noirs et menaçants, et je maintiens mon esprit dans la disposition d’être prêt à tout. La soif de la vengeance dévore le cœur des Mingos ; ils ont été désappointés dans l’espoir du butin qu’ils comptaient trouver au château ; ils sont furieux qu’on leur ait enlevé Hist ; ils ne me pardonnent pas d’avoir tué un de leurs guerriers ; et tout cela peut rendre certaine ma mort dans les tortures. Dieu seul, dans sa sagesse, décidera de mon destin et du vôtre.
— C’est une affaire infernale, et il faut qu’on y mette fin d’une manière ou d’une autre, répondit Hurry, confondant les distinctions entre ce qui est juste et injuste, comme c’est la coutume de tous les hommes égoïstes et grossiers. Je voudrais pour bien des choses, que le vieux Tom et moi nous eussions scalpé tout ce qui se trouvait dans leur camp, la nuit que nous sommes partis du château dans ce dessein. Si vous n’étiez pas resté en arrière, Deerslayer, cela aurait pu réussir, et vous ne seriez pas en ce moment dans la position désespérée où vous vous trouvez.
— Vous auriez mieux fait de dire que vous voudriez pour beaucoup n’avoir jamais essayé de faire ce qu’il ne convient à aucun homme blanc d’entreprendre ; auquel cas nous aurions pu ne pas nous trouver dans la nécessité d’en venir aux coups ; Thomas Hutter pourrait être encore vivant, et les cœurs des sauvages ne seraient point altérés de vengeance. En outre, la mort de cette jeune fille n’était utile à rien, Hurry March, et elle laisse une tache sur notre réputation, sinon un poids sur notre conscience.
C’était une vérité, et elle parut si évidente en ce moment à Hurry lui-même, qu’il fit tomber sa rame dans l’eau, et commença à donner à la pirogue une forte impulsion vers le rivage, comme s’il n’eût songé qu’à s’écarter des lieux qui lui rappelaient ses remords. Son compagnon favorisa de tous ses efforts ce désir fébrile de changer de place, et en une minute ou deux l’avant de la pirogue gratta légèrement sur le sable du rivage. Sauter à terre, placer son portemanteau sur ses épaules, mettre son mousquet sous son bras, et s’apprêter à se mettre en marche, ce fut pour Hurry l’affaire d’un instant. Murmurant alors un adieu laconique au chasseur, il s’éloignait déjà, quand il s’arrêta tout à coup par un mouvement soudain de componction et se rapprocha de lui.
— Vous ne pouvez avoir dessein de vous remettre entre les mains de ces sauvages, de ces meurtriers, Deerslayer, dit-il d’un ton si singulier qu’on n’aurait pu décider si c’était la colère qui lui faisait faire une remontrance, ou s’il était animé par un sentiment de générosité. Ce serait le fait d’un désespéré ou d’un fou.
— Il y a des gens qui pensent que c’est une folie de tenir sa promesse, et d’autres qui ne le pensent pas, Hurry Harry. Vous pouvez être du nombre des premiers, mais moi je fais partie des autres. Je ne veux pas qu’il soit au pouvoir d’une seule Peau-Rouge de dire qu’un Mingo tient plus à sa parole qu’un homme de sang blanc. Celui qui croit pouvoir dire tout ce qu’il lui plaît dans sa détresse, et que cela ne l’obligera à rien parce qu’il le dit dans une forêt et qu’il parle à des hommes rouges, connaît bien peu sa situation, ses espérances et ses besoins. Les paroles données dans les ténèbres sont prononcées à l’oreille du Tout-Puissant. L’air est son haleine, et la lumière un rayon parti de ses yeux. Adieu, Henri March ; il est possible que nous ne nous revoyions jamais ; mais je vous engage à ne jamais traiter un congé, ou tout autre engagement solennel à témoin duquel vous aurez pris votre Dieu, celui des chrétiens, comme un devoir si léger qu’on puisse l’oublier à volonté suivant les besoins de la chair et même les caprices de l’esprit.
March ne songea plus alors qu’à s’en aller ; il lui était impossible d’entrer dans les nobles sentiments de son compagnon, et il s’en éloigna avec un mouvement d’impatience qui lui fit maudire la folie qui pouvait porter un homme à courir volontairement à sa perte. Deerslayer, au contraire, conserva le plus grand calme. Soutenu par ses principes, inflexible dans sa résolution de les prouver par sa conduite, et supérieur à toute crainte indigne d’un homme, il regardait tout ce qui pouvait lui arriver comme une chance inévitable, et ne songea pas plus à faire quelque tentative pour s’y soustraire qu’un musulman ne songe à contrevenir aux décrets de la prédestination. Il resta debout sur le rivage, écoutant le bruit de la marche rapide de Hurry à travers les broussailles, secoua la tête en signe de blâme de son manque de prudence, et retourna ensuite sur sa pirogue. Avant de reprendre les rames, il jeta un coup d’œil autour de lui pour voir la scène que présentait une nuit éclairée
par les étoiles. C’était de cet endroit qu’il avait vu pour la première fois la belle nappe d’eau sur laquelle il flottait. Alors elle était glorieuse sous l’éclat brillant du soleil de midi ; maintenant elle avait une beauté mélancolique sous l’ombre de la nuit. Les montagnes s’élevaient tout autour comme de noires barrières pour en exclure le monde extérieur, et les rayons de lumière pâle qui reposaient sur la partie la plus large de ce grand bassin étaient des symboles assez justes de la faible espérance à peine visible dans son avenir. Soupirant sans y songer, il repoussa sa pirogue au large, et retourna avec rapidité vers l’arche et le château.