Le Tueur de daims/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 372-391).

CHAPITRE XXIV.


Tes plaisirs secrets sont devenus une honte publique, tes orgies privées un jeûne universel, tes titres flatteurs un nom dégradé, ta langue mielleuse une source d’amertume ; — tes violences orgueilleuses ne peuvent durer toujours.
Lucrèce.

Judith attendait sur la plate-forme le retour de Deerslayer avec une impatience secrète. Quand celui-ci arriva, Hist et Hetty dormaient déjà profondément sur le lit ordinairement occupé par les deux sœurs ; et le Delaware, étendu sur le plancher de la chambre voisine, enveloppé d’une couverture, et son mousquet à son côté, rêvait déjà des événements qui s’étaient passés depuis quelques jours. Une lampe brûlait à bord de l’arche, car la famille se permettait ce luxe dans les occasions extraordinaires, et cette lampe était d’une forme et d’une matière qui permettaient de croire qu’elle avait autrefois été enfermée dans la caisse.

Dès qu’elle entrevit la pirogue, Judith cessa de se promener à grands pas en long et en large sur la plate-forme, et se tint prête à recevoir le jeune chasseur, dont elle attendait le retour depuis quelque temps avec inquiétude. Elle l’aida à amarrer la pirogue, et, tout en l’assistant dans sa besogne, elle lui manifesta le désir d’avoir un entretien particulier avec lui le plus tôt possible. Dès que leur travail fut terminé, en réponse à une question qu’il lui fit, elle l’informa que leurs compagnons étaient déjà endormis. Il l’écouta avec beaucoup d’attention, car ses manières annonçaient qu’elle avait l’esprit occupé d’un objet qui lui inspirait un intérêt plus qu’ordinaire.

— Vous voyez, Deerslayer, continua Judith, que j’ai allumé la lampe, et que je l’ai placée dans la cabine de l’arche, ce que nous ne faisons jamais que dans les grandes occasions, et je regarde cette nuit comme la plus importante de ma vie. Voulez-vous me suivre, — voir ce que j’ai à vous montrer, — et entendre ce que j’ai à vous dire ?

Deerslayer fut un peu surpris, mais il ne fit aucune objection, et tous deux furent bientôt dans la cabine du scow. Deux escabelles étaient placées à côté de la caisse, et la lampe sur une autre, et une table était préparée pour y déposer successivement les divers objets qu’on tirerait de la caisse. Tous ces arrangements avaient été faits par suite de l’impatience fébrile de Judith, qui ne pouvait souffrir aucun délai qu’il était en son pouvoir de prévenir. Tous les cadenas avaient même été ouverts et retirés, et il ne restait plus qu’à lever le pesant couvercle, et à exposer aux yeux les trésors cachés depuis si longtemps.

— Je vois en partie tout ce que cela signifie, dit Deerslayer ; oui, je le vois en partie. Mais pourquoi Hetty n’est-elle pas présente ? À présent que Thomas Hutter n’existe plus, elle est propriétaire pour moitié de toutes ces curiosités, et elle a le droit de les voir mettre au jour et manier.

— Hetty dort, répondit Judith avec précipitation. — Les belles parures et les richesses n’ont heureusement point de charmes pour elle. D’ailleurs elle m’a donné ce soir sa part de tout ce qui est contenu dans cette caisse, pour que j’en fasse ce que bon me semblera.

— La pauvre Hetty a-t-elle l’esprit dans une situation qui lui permette d’agir ainsi, Judith ? demanda le jeune chasseur avec sa droiture ordinaire. — C’est une règle de justice de ne rien accepter de ceux qui ne connaissent pas la valeur de ce qu’ils donnent ; et l’on doit agir avec ceux à qui il a plu à Dieu de n’accorder qu’une faible portion de bon sens, comme on le ferait à l’égard d’enfants n’ayant pas atteint l’âge de discrétion.

Ces mots étaient une sorte de réprimande, et, venant de Deerslayer, Judith en fut blessée ; mais elle l’eût été plus au vif si sa conscience ne l’avait assurée qu’elle n’avait aucune intention de commettre la moindre injustice envers sa sœur, faible d’esprit, mais pleine de confiance. Au surplus, ce n’était pas le moment de se livrer à sa fierté ordinaire, et le désir qu’elle éprouvait d’en venir au grand objet qu’elle avait en vue la fit triompher d’une émotion passagère.

— Aucun tort ne sera fait à Hetty, répondit-elle avec douceur ; elle sait même, non-seulement ce que je vais faire, mais pourquoi je le fais. Ainsi donc asseyez-vous, levez le couvercle de cette caisse et pour cette fois nous l’examinerons jusqu’au fond. Je serai bien désappointée si nous n’y trouvons rien qui nous fasse connaître l’histoire de Thomas Hutter et de ma mère.

— Pourquoi l’appelez-vous Thomas Hutter, et non votre père, Judith ? on doit parler des morts avec le même respect que des vivants.

— J’ai longtemps soupçonné que Thomas Hutter n’était pas mon père, quoique je crusse qu’il pouvait être celui de ma sœur ; mais à présent nous savons qu’il n’était le père ni de l’une ni de l’autre. Il nous l’a dit lui-même avant de mourir. — Je suis assez âgée pour me rappeler des objets bien différents de ce que nous avons vu sur ce lac, quoique le souvenir en soit si faiblement empreint dans ma mémoire, que le commencement de mon existence me semble comme un rêve.

— Les rêves sont de misérables guides quand on a à se décider sur des réalités, Judith. Ne croyez rien, n’espérez rien, sur la foi des rêves, quoique j’aie connu des chefs indiens qui croyaient pouvoir y trouver des avis utiles.

— Je n’en attends rien pour l’avenir, mon digne ami, mais je ne puis m’empêcher de me rappeler le passé. — Mais nous tenons des discours inutiles, quand une demi-heure d’examen peut nous apprendre tout ce que je désire savoir, et même davantage.

Deerslayer, qui comprit l’impatience de Judith, s’assit, comme elle le désirait, et se mit à tirer de la caisse les différents objets qui y étaient contenus. Comme de raison, on y trouva d’abord ceux qui avaient déjà été examinés, et ils excitèrent beaucoup moins d’intérêt et de curiosité que la première fois. Judith jeta même à l’écart la riche robe de brocart avec un air d’indifférence, car le but qu’elle voulait atteindre avait bien plus d’influence sur elle que la vanité, et il lui tardait d’arriver aux trésors encore cachés, ou plutôt inconnus.

— Nous avons déjà vu tout cela, dit-elle, et ce serait du temps perdu d’y jeter un second coup d’œil ; mais le paquet que vous tenez, Deerslayer, n’a pas encore été ouvert, et il faut l’examiner. Dieu veuille qu’il contienne quelque chose qui puisse nous apprendre, à la pauvre Hetty et à moi, qui nous sommes réellement !

— Oui, oui ; si certains paquets pouvaient parler, ils pourraient dévoiler d’étranges secrets, répondit le jeune chasseur en déroulant une grosse toile pour voir ce qu’elle enveloppait. — Mais il paraît que celui-ci n’est pas de cette famille, car ce n’est ni plus ni moins qu’une sorte de drapeau, quoique je ne puisse dire à quelle nation il appartient.

— Ce drapeau doit signifier quelque chose, s’écria Judith avec impatience ; déployez-le tout à fait, Deerslayer, afin que nous puissions en voir les couleurs.

— Eh bien ! j’ai pitié de l’enseigne qui a eu à le porter sur son épaule et à le promener sur le champ de bataille. Sur ma foi, il est assez grand pour faire une douzaine de ces drapeaux auxquels les officiers du roi attachent tant d’importance. Ce n’est pas le drapeau d’un enseigne ; il faut que ce soit celui d’un général.

— Ce peut être le pavillon d’un navire ; je sais qu’ils en portent de semblables. N’avez-vous jamais entendu dire que Thomas Hutter ait eu autrefois des rapports avec des gens appelés boucaniers ?

— Boucanier ! — Non. — Jamais je n’ai entendu parler de personne qui portât ce nom. Hurry Harry m’a bien dit qu’on avait fait courir le bruit que le vieux Tom avait eu autrefois des relations avec quelques bandits de mer ; mais ce ne serait sûrement pas une satisfaction pour vous de pouvoir prouver une pareille chose contre le mari de votre mère, quoiqu’il ne soit pas votre père.

— C’en serait une pour moi de pouvoir, n’importe par quel moyen, savoir qui je suis, et expliquer les rêves de mon enfance. — Le mari de ma mère ! — Oui, il doit l’avoir été. Mais pourquoi une femme comme elle a-t-elle fait choix d’un homme comme lui, c’est ce que la simple raison ne suffit pas pour expliquer. — Vous n’avez jamais vu ma mère, Deerslayer, et vous ne pouvez sentir la différence incommensurable qui existait entre eux.

— De pareilles choses arrivent pourtant. — Oui, on voit arriver de pareilles choses, quoique je ne comprenne pas trop pourquoi la Providence le permet. J’ai vu les guerriers indiens les plus farouches avoir les femmes les plus douces de toute leur tribu, et j’ai vu de vraies pies-grièches tomber en partage à des chefs qui avaient la douceur d’un missionnaire.

— Ce n’était pas cela, Deerslayer. — Oh ! si ce n’était que cela ! — Mais non, je ne puis désirer qu’elle n’ait pas été sa femme. Quelle fille pourrait désirer cela pour sa mère ? — Continuons ; voyons ce que contient ce paquet de forme carrée ?

Deerslayer déplia une toile grossière sous laquelle il trouva un petit coffret d’un beau travail, mais qui était fermé. On en chercha la clef sans pouvoir la trouver, et il fut décidé qu’on forcerait la serrure, ce qui fut bientôt fait à l’aide d’un instrument en fer. L’intérieur en était rempli de lettres, de fragments de manuscrits, de notes et d’autres papiers du même genre. Le faucon ne fond pas sur l’oiseau dont il veut faire sa proie avec plus d’impétuosité que Judith se précipita sur cette mine de connaissances jusque alors secrètes pour elle. L’éducation qu’elle avait reçue était fort au-dessus de sa situation dans le monde, et son œil parcourut page à page toutes ces lettres avec une promptitude que son savoir permettait, et avec un empressement égal à l’intérêt qu’elle y prenait. D’abord, il fut évident qu’elle était satisfaite de sa lecture, et nous pouvons ajouter qu’elle avait sujet de l’être, car des lettres écrites par des femmes dans la pureté de l’innocence et de l’affection étaient de nature à la rendre fière des sentiments énoncés par celles auxquelles elle avait tout lieu de croire qu’elle était unie de très-près par le sang. Il n’entre pourtant pas dans notre plan de donner plus qu’une idée générale de ces écrits, et le meilleur moyen de le faire nous paraît être de décrire l’effet qu’ils produisirent sur celle qui en faisait la lecture avec une telle avidité

Nous avons déjà dit que Judith parut satisfaite des premières lettres qui lui tombèrent sous les yeux. Elles contenaient la correspondance d’une mère pleine d’intelligence et d’affection avec sa fille absente. Quoique les lettres de la fille ne s’y trouvassent pas, les allusions qui y étaient faites dans celles de la mère suffisaient pour rendre intelligibles ces dernières. Elles étaient remplies d’avis sages et prudents, et Judith sentit le sang lui monter aux tempes, et un frisson glacial y succéder, en en lisant une dans laquelle la mère faisait de fortes remontrances à sa fille sur l’inconvenance de l’intimité trop étroite que celle-ci paraissait avoir contractée avec un officier venant d’Europe, et à qui l’on ne pouvait raisonnablement supposer des vues honorables en faisant une cour si assidue à une jeune Américaine. Une chose singulière, c’était que toutes les signatures de ces lettres avaient été coupées, et que toutes les fois qu’il se trouvait un nom propre dans leur contenu, il avait été effacé avec un soin qui rendait impossible de le lire. Toutes avaient été placées dans des enveloppes, suivant l’usage de ce temps ; ces enveloppes n’existaient plus, et par conséquent ces épîtres étaient sans adresse. Elles avaient pourtant été religieusement conservées, et Judith crut reconnaître sur plusieurs des traces de larmes. Elle se souvint alors d’avoir vu plusieurs fois sa mère ouvrir ce coffret à différentes époques, et elle supposa qu’il n’avait été placé dans la caisse avec les autres objets oubliés ou cachés, que lorsque ces lettres ne pouvaient plus causer à cette mère ni plaisir ni chagrin.

Dans un autre paquet se trouvèrent des lettres contenant des protestations d’amour. Elles étaient certainement écrites avec passion ; mais on y reconnaissait aussi ce vernis de duplicité que les hommes se croient si souvent permis d’employer envers l’autre sexe. Judith avait versé des larmes en lisant les lettres contenues dans le premier paquet ; mais celles-ci éveillèrent en elle un sentiment d’indignation qui mit sa fierté en état d’en supporter la lecture. Cependant sa main trembla, et tout son corps frissonna de nouveau, quand elle découvrit des traits de ressemblance frappante entre certaines lignes de ces épîtres et quelques passages de lettres qu’elle avait reçues elle-même. Il fut un moment où ce paquet lui échappa des mains ; elle baissa la tête sur sa poitrine, et parut agitée de convulsions. Pendant tout ce temps, Deerslayer garda le silence ; mais il observait avec attention tout ce qui se passait. Judith, après avoir lu une de ces lettres, la lui remit entre les mains pour qu’il la tînt pendant qu’elle lisait la suivante. Cette circonstance ne pouvait l’éclairer en rien, puisqu’il ne savait pas lire ; mais il ne fut pas tout à fait en défaut, car il sut découvrir les diverses passions qui luttaient dans le sein de sa belle compagne ; et comme il lui échappait de temps en temps des exclamations et des portions de phrases entrecoupées, ses conjectures approchaient de la vérité plus que Judith n’aurait été charmée de le savoir.

Elle avait commencé sa lecture par les lettres les plus anciennes, car elles étaient soigneusement rangées par ordre de dates, ce qui lui permit de mieux saisir le fil de l’histoire qu’elles contenaient ; et quiconque aurait pris la peine de les lire en entier, y aurait lu un triste récit de passion satisfaite, ensuite de froideur, et enfin d’aversion. Mais son impatience ne lui permit bientôt que de jeter un coup d’œil rapide sur les pages pour arriver plus vite à la connaissance de la vérité. C’est un expédient auquel ont souvent recours ceux qui veulent obtenir des résultats sans s’inquiéter beaucoup des détails, et en l’adoptant, Judith apprit promptement les fautes que sa mère avait commises, et la punition qu’elle en avait reçue. Judith trouva dans une de ces lettres l’époque de sa naissance précisément indiquée, et elle y apprit que le nom qu’elle portait lui avait été donné d’après le désir de son père. Ce nom n’avait pas été effacé comme les autres, on l’avait laissé subsister, comme si l’on n’eût eu rien à gagner en le supprimant. La naissance de Hetty, ou Esther, était aussi rapportée dans une autre ; mais c’était la mère qui lui avait donné ce nom, et même avant cette époque, le ton de froideur de toutes les épîtres faisait prévoir l’abandon qui devait bientôt s’ensuivre. Ce ne fut qu’alors que sa mère prit l’habitude de garder copie de ses propres lettres. Elles étaient en petit nombre, mais elles peignaient avec éloquence une affection mal récompensée et le repentir de ses fautes. Judith sanglota en les lisant, et elle fut plus d’une fois obligée d’interrompre sa lecture, les larmes qui remplissaient ses yeux lui obscurcissant la vue. Cependant elle reprit sa tâche avec un intérêt toujours croissant, et elle arriva ainsi à la dernière lettre qui avait probablement mis fin à toute correspondance entre ses parents.

Tout cela l’occupa une bonne heure, car elle avait lu avec attention une vingtaine de ces lettres, et elle en avait légèrement parcouru plus de cent. Il ne lui fut plus possible alors de se dissimuler la triste vérité sur sa naissance et celle de Hetty ; cette conviction la désespéra ; il lui sembla un moment qu’elle se trouvait séparée du reste du monde, et elle trouva de nouveaux motifs pour désirer de passer le reste de sa vie sur le lac, où elle avait déjà vu tant de jours brillants et tant d’autres ternis par le chagrin.

Il restait encore une liasse de lettres à examiner. Judith vit que c’était une correspondance entre sa mère et Thomas Hovey, qui avait par la suite quitté ce nom pour prendre celui de Hutter. Ces lettres étaient rangées avec un tel soin, que chacune était suivie de la réponse qui y avait été faite, et elles faisaient connaître le commencement de la liaison entre ce couple mal assorti beaucoup plus clairement que Judith n’aurait voulu l’apprendre. À la grande surprise, pour ne pas dire à l’horreur indicible de Judith, c’était de sa mère qu’était partie la première proposition de mariage, et elle éprouva un véritable soulagement en trouvant dans les premières lettres de cette malheureuse femme ce qui lui parut des traces de démence, ou du moins d’une tendance à cette maladie. Les réponses de Hovey annonçaient un homme grossier et sans éducation, mais qui manifestait un désir suffisant d’obtenir la main d’une femme dont la beauté était remarquable, et qui se montrait disposé à oublier la faute qu’elle avait commise pour avoir l’avantage de s’unir à une femme qui lui était si supérieure sous tous les rapports, et qui n’était même pas tout à fait sans fortune. Cette correspondance n’était pas longue, et elle se terminait par quelques lettres d’affaires dans lesquelles la malheureuse femme pressait son mari d’accélérer ses préparatifs pour s’éloigner d’un monde qui était devenu aussi dangereux pour l’un des deux époux qu’il était désagréable pour l’autre. Une seule expression, échappée à sa mère, fit connaître à Judith le motif qui l’avait décidée à épouser Thomas Hovey : c’était le ressentiment, passion qui porte si souvent la personne qui a souffert des torts d’une autre à s’infliger elle-même de nouvelles souffrances pour se venger de celle qui a été cause des premières. Judith avait assez de l’esprit de sa mère pour comprendre ce sentiment, mais elle vit aussi quelle folie c’était de lui laisser prendre l’ascendant.

Tels étaient les documents qui composaient ce qu’on peut appeler la partie historique. Parmi les pièces détachées qui se trouvaient au fond du coffret était un vieux journal contenant une proclamation du gouvernement qui offrait une récompense à quiconque livrerait à la justice certains pirates dont les noms y étaient énoncés, et parmi lesquels on voyait figurer celui de Thomas Hovey. L’attention de Judith avait été attirée sur cette pièce, parce qu’une ligne à l’encre avait été tirée en marge de cet article, et que les noms Thomas Hovey étaient également soulignés. Elle n’y trouva rien qui pût lui indiquer le nom de famille de sa mère, ni le lieu qu’elle avait habité avant de venir sur les bords de ce lac. Toutes les dates et les signatures avaient été coupées, et quelques passages dans les lettres qui auraient probablement pu donner un fil pour arriver à cette connaissance, avaient été soigneusement raturés. Judith vit donc qu’il ne lui restait aucun espoir de pouvoir connaître sa famille, et qu’elle ne devait compter que sur ses propres ressources pour l’avenir. Le souvenir qu’elle avait conservé des manières, des conversations et des souffrances de sa mère, l’aidèrent à remplir quelques lacunes dans les faits qu’elle venait d’apprendre ; et, dans le fait, ce qu’elle savait déjà suffisait bien pour lui ôter le désir de posséder des détails plus étendus. Elle pria son compagnon de finir l’examen de ce qui restait dans la caisse, qui pouvait contenir encore quelque chose d’important.

— Je vais le faire, Judith, répondit le patient Deerslayer ; mais s’il s’y trouve encore beaucoup de lettres à lire, nous verrons reparaître le soleil avant que vous les ayez lues. Vous avez passé deux bonnes heures à déchiffrer tous ces morceaux de papier.

— Ils m’ont appris l’histoire de mes parents, Deerslayer, et ils ont décidé mes plans pour l’avenir. On peut pardonner à une fille de vouloir lire ce qui concerne son père et sa mère, et cela pour la première fois de sa vie. Je suis fâchée de vous faire veiller si tard.

— N’y pensez pas, Judith ; n’y pensez pas. Peu m’importe que je dorme ou que je veille. Mais, quoique vous soyez si bonne à voir et si belle, il n’est pas très-agréable de vous voir pleurer si longtemps. Je sais que les larmes ne tuent pas, et que certaines personnes, et particulièrement les femmes, se trouvent mieux pour en verser quelques-unes de temps en temps ; mais, quoi qu’il en soit, j’aimerais mieux vous voir sourire que pleurer, Judith.

Ce propos galant fut récompensé par un sourire doux, quoique mélancolique, et elle pria de nouveau son compagnon de finir l’examen de la caisse. Cette recherche dura nécessairement encore quelque temps, pendant lequel Judith recueillit ses pensées et reprit son calme. Elle ne prit d’autre part à cet examen que de jeter de temps en temps un coup d’œil distrait sur les divers objets que le jeune chasseur tirait de la caisse. Il ne s’y trouva plus rien qui eût une grande valeur ou qui pût inspirer de l’intérêt. Deux assez belles épées, une paire de boucles d’argent, et quelques parures et vêtements à usage de femme, furent les principaux articles qui méritaient quelque attention. Judith pensa pourtant que ces effets pouvaient être utiles pour effectuer une négociation avec les Indiens ; mais Deerslayer y vit une difficulté que celle-ci n’avait pas prévue. Ce fut sur ce sujet que roula alors leur conversation.

— Maintenant, Deerslayer, dit Judith, nous pouvons parler de vous et des moyens de vous tirer des mains des Iroquois. Hetty et moi nous leur donnerons bien volontiers une partie ou la totalité de ce qui se trouve dans cette caisse pour racheter votre liberté.

— Cela est généreux, Judith ; — oui, c’est une générosité cordiale. C’est la manière des femmes ; quand elles se prennent d’amitié pour quelqu’un, elles n’y vont pas à demi, et elles sont disposées à lui sacrifier tout ce qu’elles possèdent comme étant sans valeur à leurs yeux. Je vous en remercie l’une et l’autre comme si c’était un marché fait, et que Rivenoak ou quelque autre de ces vagabonds fût ici pour conclure le traité. Mais il y a deux principales raisons qui empêchent qu’il ne puisse jamais avoir lieu, et autant vaut que je les dise tout d’un coup, pour que vous ne vous livriez pas à une attente inutile et que je ne conçoive pas des espérances qui seraient désappointées.

— Quelles peuvent être ces raisons, Deerslayer, si Hetty et moi nous sommes disposées à donner ces babioles en échange de votre liberté, et que les sauvages consentent à les recevoir ?

— C’est cela, Judith ; l’idée est bonne, mais elle est un peu hors de place : c’est comme si un chien voulait suivre sa piste à rebours. Que les Mingos soient disposés à prendre tout ce qui se trouve dans cette caisse, et tout ce que vous pourriez avoir encore à leur offrir, c’est ce qui est probable ; mais qu’ils veuillent en payer la valeur, c’est une autre affaire. Que diriez-vous, Judith, si quelqu’un vous envoyait dire que pour tel ou tel prix il vous donnerait cette caisse et tout ce qu’elle contient ? Croiriez-vous devoir dépenser beaucoup de paroles pour conclure un tel marché ?

— Non sans doute, puisque cette caisse et tout ce qu’elle contient nous appartiennent déjà. Il n’y a aucune raison pour acheter ce qui est déjà à nous.

— C’est ainsi que les Mingos calculent. Ils pensent que tout ce que vous possédez leur appartient déjà, et ils n’achèteront à personne la clef de cette caisse.

— Je vous comprends ; mais nous sommes encore en possession du lac, et nous pouvons nous y maintenir jusqu’à ce que Hurry nous envoie un détachement pour chasser l’ennemi des environs. Nous y réussirons certainement, si vous restez avec nous, au lieu d’aller vous remettre entre les mains de ces sauvages, comme vous y paraissez déterminé.

— Si Hurry Harry parlait ainsi, cela serait naturel et conforme à ses dons : il n’en sait pas davantage, et par conséquent il ne serait pas probable qu’il agît ou qu’il pensât autrement. Mais, Judith, je le demande à votre cœur et à votre conscience ; voudriez-vous, pourriez-vous penser de moi aussi favorablement que j’espère et que je crois que vous pensez en ce moment, si j’oubliais mon congé et que je ne retournasse pas au camp ?

— Il me serait difficile de penser plus avantageusement de vous que je ne le fais à présent, Deerslayer ; mais je pourrais continuer à penser de vous aussi favorablement, — je le crois du moins, — j’espère que je le pourrais, — car pour rien au monde je ne voudrais vous engager à faire ce qui pourrait changer ma bonne opinion de vous.

— Ne cherchez donc pas à m’engager à oublier mon congé, Judith. Un congé est une chose sacrée pour les guerriers et pour les hommes qui portent leur vie entre leurs mains, comme nous autres habitants des forêts. Et quel cruel désappointement ne serait-ce pas pour le vieux Tamenund et pour Uncas, le père du Grand-Serpent, et pour tous mes autres amis chez les Delawares, si je me déshonorais ainsi, quand je suis pour la première fois sur le sentier de guerre ? Vous concevez cela aisément, Judith, sans que j’aie besoin d’appuyer sur mes devoirs comme homme blanc, sur les dons de ma couleur, pour ne rien dire de ma conscience, qui est ma reine et dont je ne contrôle jamais les ordres.

— Je crois que vous avez raison, répondit Judith d’un ton mélancolique, après quelques instants de réflexion. Un homme comme vous ne doit pas agir comme agirait un être égoïste et malhonnête. Oui, il faut que vous retourniez au camp. N’en parlons donc plus. — Si je vous déterminais à faire quelque chose que vous vous repentiriez ensuite d’avoir fait, vos regrets ne seraient pas plus poignants que les miens. Vous n’aurez pas à dire que Judith… Je ne sais plus quel nom ajouter à celui-là.

— Et pourquoi, — pourquoi cela ? Les enfants prennent naturellement les noms de leurs parents. C’est une sorte de don du ciel. Pourquoi vous et Hetty ne feriez-vous pas ce que les autres ont fait avant vous ? Hutter était le nom du vieux Tom, et Hutter doit être celui de ses filles, du moins jusqu’à ce que le mariage vous ait donné des droits légitimes à un autre.

— Je me nomme Judith, et je n’ai pas d’autre nom. Jamais je ne reprendrai celui de Hutter, et Hetty ne le portera jamais, du moins de mon consentement. D’ailleurs, Hutter n’était pas son nom ; mais quand il aurait tous les droits du monde à ce nom, cela ne m’en donnerait aucun. — Il n’était pas mon père, grâce au ciel ! quoiqu’il soit possible que je ne doive pas être fière du mien.

— Cela est étrange, dit Deerslayer regardant fixement Judith, mais ne voulant pas lui faire de questions sur des choses qui ne le regardaient pas directement, — oui, cela est plus qu’étrange ! Ainsi Thomas Hutter n’était pas Thomas Hutter, — et ses filles ne sont pas ses filles ! — Qui donc était Thomas Hutter, et qui sont ses filles ?

— N’avez-vous jamais entendu parler de certains bruits qui ont couru sur la première carrière de cet homme, Deerslayer ? Quoique je passe pour sa fille, ces bruits sont arrivés jusqu’à moi.

— Je ne le nierai pas, Judith ; non, je ne veux pas le nier. On a fait courir bien des bruits, comme je vous l’ai dit, mais je ne crois pas beaucoup aux propos. Tout jeune que je suis, j’ai vécu assez longtemps pour savoir qu’il y a deux sortes de réputations dans ce monde ; l’une qui se gagne par les actions, et l’autre qui est due aux langues des autres, de sorte que je préfère voir et juger par moi-même, au lieu de m’en rapporter à chaque langue à laquelle il plaît de se remuer. Hurry Harry m’a parlé assez clairement de toute la famille, pendant que nous voyagions ensemble, et il m’a donné à entendre que Thomas Hutter avait vécu sur mer assez librement dans sa jeunesse, d’où j’ai conclu qu’il avait vécu aux dépens des autres.

— Il vous a dit que Thomas Hutter avait été pirate. — Il est inutile de ménager les termes, quand on est entre amis. — Lisez ceci, et vous verrez qu’il ne vous a dit que la vérité. Le Thomas Hovey dont il y est question est le Thomas Butter que vous avez connu, et la preuve s’en trouve dans ces lettres.

En parlant ainsi, les joues animées et les yeux étincelants, elle lui montra l’article du journal dont il a déjà été parlé.

— À quoi songez-vous, Judith ? répliqua Deerslayer en riant ; — autant vaudrait me dire d’imprimer cela, ou même de l’écrire. Mon éducation a été entièrement faite dans les bois ; le seul livre que je sache lire, et que je me soucie de lire, est celui que Dieu a ouvert devant toutes ses créatures dans les nobles forêts, dans les lacs, dans les rivières, dans le firmament, dans les vents, dans les tempêtes, dans le soleil et les astres, et dans toutes les merveilles de la nature ; je puis lire dans ce livre, et je le trouve plein de sagesse et de connaissances.

— Je vous demande pardon, Deerslayer, dit Judith avec une humilité qui ne lui était pas ordinaire, en voyant que sa demande avait pu, sans qu’elle y songeât, blesser l’amour-propre du jeune chasseur ; — j’avais oublié votre genre de vie, et j’étais bien loin d’avoir la moindre pensée de vous offenser.

— De m’offenser ! Et pourquoi m’offenserais-je de ce que vous n’engagez à lire quelque chose, quand je ne sais pas lire ? Je suis un chasseur, — je puis commencer à dire un guerrier ; — mais je ne suis pas un missionnaire, et par conséquent les livres et les écrits n’ont rien de commun avec moi. — Non, Judith, non ; pas même pour bourrer ma carabine, car un bon chasseur emploie toujours pour bourre de la peau de daim, ou, s’il n’en a pas, un morceau de quelque autre cuir préparé. Il y a des gens qui disent que ce qui est imprimé est vrai ; auquel cas je craindrais qu’un homme qui n’est pas savant ne doive se trouver quelquefois du nombre des pédants ; cependant rien de tout cela ne peut être plus vrai que ce que Dieu a imprimé de sa propre main dans le firmament et les bois, dans les rivières et les sources.

— Eh bien donc, Hutter ou Hovey était un pirate ; et comme il n’était pas mon père, je ne puis désirer de lui en donner le nom. Son nom ne sera plus le mien.

— Si vous n’aimez pas le nom de cet homme, il y a celui de votre mère qui peut vous rendre un aussi bon service.

— Je ne le connais pas. J’ai parcouru tous ces papiers dans l’espoir d’y découvrir qui était ma mère, mais il ne s’y trouve pas plus de traces du passé que l’oiseau n’en laisse de son vol dans les airs.

— Cela est extraordinaire et déraisonnable. Les parents sont tenus de laisser leur nom à leurs enfants, quand même ils ne leur laisseraient pas autre chose. Moi, par exemple, je sors d’une humble souche, quoique nous ayons des dons blancs et une nature blanche, mais nous ne sommes pas assez pauvres pour ne pas avoir de nom. Nous nous appelons Bumppo, et j’ai entendu dire, ajouta le jeune chasseur, les joues animées d’un peu de vanité humaine, qu’il fut un temps où la famille Bumppo figurait dans le monde plus haut qu’elle ne le fait à présent.

— Elle ne l’a jamais mieux mérité, Deerslayer, et c’est un nom respectable. Hetty ou moi, nous aimerions mille fois mieux être appelées Hetty ou Judith Bumppo, que Hetty ou Judith Hutter.

— Ce qui est moralement impossible, dit le chasseur en souriant avec gaieté, ou à moins que l’une de vous ne voulût s’abaisser jusqu’à m’épouser.

Judith ne put s’empêcher de sourire en voyant la conversation tomber si naturellement sur le sujet auquel elle désirait la conduire. Quoique bien loin d’être portée à faire des avances inconvenantes de la part d’une femme, et auxquelles répugnaient ses sentiments et ses habitudes, elle était excitée par le ressentiment d’injures qu’elle n’avait pas tout à fait méritées, par l’incertitude d’un avenir qui semblait ne lui laisser aucun lieu de repos et de sûreté, et par un sentiment aussi nouveau pour elle qu’exclusif ; l’ouverture faite par Deerslayer venait donc trop à propos pour qu’elle la négligeât, et elle en profita avec l’adresse, sans doute excusable, d’une femme.

— Je ne crois pas que Hetty se marie jamais, Deerslayer, dit-elle ; si votre nom devait être porté par l’une de nous, il faudrait donc que ce fût par moi.

— Eh, eh, Judith ! On m’a dit aussi qu’il y a eu de belles femmes dans la famille de Bumppo ; et si vous veniez à porter ce nom, ceux qui le connaissent ne seraient pas surpris de vous y voir, toute belle que vous êtes.

— Ce n’est point parler comme nous devons le faire l’un et l’autre, Deerslayer. Tout ce qui se dit sur un pareil sujet entre un homme et une femme doit se dire sérieusement et en toute sincérité de cœur. Oubliant donc cette timidité qui doit, en général, faire garder le silence à une jeune fille jusqu’à ce qu’on lui parle, j’agirai envers vous avec la franchise qui doit plaire à un caractère aussi généreux que le vôtre. — Croyez-vous, — pouvez-vous croire — que vous seriez heureux avec une femme comme moi ?

— Une femme comme vous, Judith ! — Mais à quoi bon plaisanter sur un pareil sujet ? Une femme comme vous qui a assez de beauté, assez d’élégance, et, autant que je puis m’y connaître, assez d’éducation pour être l’épouse d’un capitaine, ne peut jamais penser à devenir la mienne. Je suppose que les jeunes filles qui savent qu’elles ont de l’esprit et de la beauté trouvent un certain plaisir à s’amuser aux dépens des jeunes gens qui n’ont ni l’un ni l’autre, comme un pauvre chasseur élevé parmi les Delawares.

Il parla ainsi d’un ton de bonne humeur, mais non sans laisser échapper quelques marques de sensibilité blessée. Bien n’aurait pu arriver de plus propre à éveiller les regrets généreux de Judith, ou à l’aider dans ses projets, en ajoutant à ses autres sentiments le stimulant d’un désir désintéressé de réparer son inadvertance, et en couvrant le tout de formes assez séduisantes et assez naturelles pour effacer l’impression désagréable que produisent les avances faites par une femme.

— Vous êtes injuste envers moi, s’écria-t-elle, avec chaleur, si vous supposez que j’aie eu ce désir, ou même cette pensée. Jamais je n’ai parlé plus sérieusement de ma vie, jamais je n’ai été plus disposée à exécuter tel arrangement que nous pourrions prendre cette nuit. Ma main a déjà été demandée bien des fois, Deerslayer ; depuis quatre ans, presque tous les trappeurs et chasseurs non mariés qui sont venus sur ce lac ont voulu me prendre pour femme, — et je crois même quelques-uns qui en avaient déjà une. Eh bien…

— Je réponds de cela, s’écria Deerslayer, oui, j’en réponds. Prenez-les en masse, Judith, et il n’y a pas dans le monde entier une classe d’hommes qui pensent plus à eux-mêmes, et qui s’inquiètent moins de Dieu et des lois.

— Eh bien ! je n’ai ni voulu ni pu en écouter aucun, — heureusement pour moi, peut-être ; — et pourtant il y avait parmi eux des jeunes gens très-bien faits ; votre connaissance Henry March, par exemple.

— Oui, Harry plaît à la vue, et beaucoup plus qu’au jugement. J’ai cru d’abord que vous aviez dessein de le prendre pour mari, Judith. — Oui, je l’ai cru. Mais avant son départ il était aisé de voir que le même wigwam ne serait pas assez grand pour vous deux.

— En cela du moins vous m’avez rendu justice, Deerslayer. Hurry est un homme dont je ne voudrais jamais pour mari, fût-il dix fois plus agréable à l’œil, et cent fois plus brave qu’il ne l’est réellement.

— Pourquoi non, Judith ? — Pourquoi non ? J’avoue que je suis curieux de savoir pourquoi un jeune homme semblable à Hurry ne peut plaire à une jeune fille comme vous.

— Eh bien ! je vous le dirai, Deerslayer, répondit Judith, saisissant avec empressement l’occasion de faire l’éloge des qualités qui l’avaient si fortement intéressée dans le jeune chasseur, et espérant, par ce chemin couvert, pouvoir s’approcher plus aisément du sujet qu’elle avait tant à cœur. D’abord, la beauté n’est d’aucune importance dans un homme pour une femme, pourvu qu’il ait l’air mâle, et qu’il ne soit ni contrefait ni difforme.

— Je ne puis être tout à fait de votre avis sur ce point, répondit son compagnon, car il avait une très-humble opinion de son extérieur. J’ai remarqué que les guerriers les mieux faits ont ordinairement pour femmes les plus jolies filles de la tribu, et le Grand-Serpent, qui est admirable quand il a le corps peint, est le favori de toutes les jeunes Delawares, quoiqu’il ait choisi Hist comme si elle était la seule beauté de sa tribu.

— Cela peut être vrai des Indiennes, mais il n’en est pas de même des blanches. Pourvu qu’un jeune homme ait une taille et des membres qui promettent de le mettre en état de protéger sa femme et d’écarter le besoin de sa porte, c’est tout ce qu’elles demandent de lui. Des géants comme Hurry peuvent figurer avantageusement comme grenadiers, mais ils n’obtiennent aucune préférence comme amants. Quant à la figure, un air d’honnêteté qui répond du cœur vaut mieux que la taille, la couleur, les yeux, les dents et tous les autres avantages de ce genre. Ils peuvent plaire dans une femme ; mais qui peut y songer dans un chasseur, dans un guerrier ou dans un mari ? S’il y a des femmes assez sottes pour cela, Judith n’est pas de ce nombre.

— Eh bien ! vous m’étonnez. J’avais toujours cru que la beauté aimait la beauté, comme la richesse aime la richesse.

— Vous autres hommes, Deerslayer, vous pouvez penser ainsi ; mais il n’en est pas toujours de même des femmes. Nous aimons les hommes qui ont un courage intrépide, mais nous désirons qu’ils soient modestes. Pour nous plaire, il faut qu’ils soient habiles à la chasse, braves à la guerre, prêts à mourir pour la droiture, et incapables de céder à l’injustice. Par-dessus tout, nous faisons cas de l’honnêteté, — d’une langue qui n’est pas accoutumée à dire ce que le cœur ne pense pas, et d’un cœur qui puisse prendre intérêt aux autres comme on en prend à soi-même. Une femme dont le cœur est bien placé mourrait pour un mari semblable ; mais l’amant qui n’est que fanfaronnade et duplicité devient bientôt aussi laid à la vue qu’il est odieux au cœur.

Judith parlait avec autant de force que d’amertume ; mais celui qui l’écoutait était trop frappé de la nouveauté des sensations qu’il éprouvait, pour faire beaucoup d’attention à la manière dont elle s’exprimait. Il y avait quelque chose de si flatteur pour l’humilité d’un homme de son caractère à entendre vanter par la plus belle femme qu’il eût jamais vue des qualités qu’il ne pouvait ignorer qu’il possédait, que ses facultés parurent un instant se concentrer dans une fierté naturelle et excusable. Ce fut alors que l’idée qu’il était possible qu’une créature telle que Judith devînt la compagne de toute sa vie se présenta pour la première fois à son esprit. Cette perspective était si agréable, si nouvelle, qu’il fut plus d’une minute absorbé dans ses pensées, ne songeant plus à regarder sa belle compagne, qui, assise à son côté, surveillait l’expression de sa physionomie franche et ouverte avec une attention qui lui permettait sinon de lire tout à fait dans son cœur, du moins de se faire une idée de ses sentiments. Jamais vision si flatteuse ne s’était offerte à l’imagination du jeune chasseur ; mais habitué aux choses pratiques, et peu accoutumé à se soumettre au pouvoir de l’imagination, quoiqu’il eût le sentiment poétique en ce qui concernait toutes les productions de la nature, il recouvra bientôt sa raison, et sourit de sa faiblesse, à mesure que les traits brillants du tableau dont son esprit s’occupait commençaient à s’affaiblir, et il redevint l’être simple, sans éducation, mais moral au plus haut degré, qu’il était, assis dans l’arche de Thomas Hutter à minuit, à côté de son aimable fille supposée, dont les beaux yeux étaient fixés sur lui avec inquiétude, à la lueur d’une lampe solitaire.

— Vous êtes admirablement belle, attrayante et agréable à voir, Judith, dit-il avec sa simplicité ordinaire, quand la raison eut repris en lui l’ascendant sur l’imagination ; oui, admirablement ; et je ne suis pas surpris que Hurry soit parti mécontent et désappointé.

— Voudriez-vous que je fusse devenue la femme d’un homme comme Hurry, Deerslayer ?

— Il y a du pour et du contre à dire sur cela. À mon avis, Hurry ne ferait pas le meilleur mari possible ; mais je crois que bien des jeunes filles ne le jugeraient pas si sévèrement.

— Non, non ; Judith sans nom ne voudrait jamais être appelée Judith March. Elle consentirait à tout plutôt qu’à cela.

— Judith Bumppo ne sonnerait pas si bien. Il y a beaucoup de noms qui sont moins doux à l’oreille que celui de March.

— Ah ! Deerslayer ! qu’est-ce que le son ? Il faut qu’il parle au cœur et non à l’oreille. Tout paraît agréable quand le cœur est satisfait. Si Natty Bumppo se nommait Henry March, ce dernier nom me paraîtrait le plus agréable des deux, et le nom de Bumppo me paraîtrait horrible s’il était porté par Henry March.

— C’est cela même, oui, j’en vois la raison. Moi qui vous parle, j’ai une aversion naturelle pour les serpents ; leur nom seul me fait horreur, et les missionnaires m’ont dit que cela est dans la nature humaine à cause d’un certain serpent qui, lors de la création du monde, a trompé la première femme ; cependant, depuis que Chingachgook a mérité le titre de Grand-Serpent, ce nom est aussi doux à mon oreille que le chant des oiseaux au coucher du soleil par une belle soirée. Oui, c’est le sentiment, Judith, qui fait toute la différence dans les sons comme dans les traits.

— Cela est si vrai, Deerslayer, que je ne puis comprendre que vous trouviez étonnant qu’une jeune fille qui peut avoir quelque beauté ne juge pas nécessaire que son mari possède le même avantage, ou ce que vous regardez, vous autres hommes, comme un avantage en nous. Là beauté d’un homme n’est rien pour moi, pourvu que ses traits proclament l’honnêteté de son cœur.

— Oui, l’honnêteté est le plus grand avantage à la longue ; et ceux qui l’oublient le plus facilement en commençant, sont ceux qui le reconnaissent le mieux à la fin. Cependant, Judith, il y a bien des gens qui pensent plus aux profits actuels qu’aux avantages qu’il faut attendre du temps : ils regardent les uns comme assurés, et les autres comme incertains. Je suis pourtant charmé que vous voyiez les choses sous leur véritable point de vue, au lieu de les envisager comme ceux qui cherchent à se tromper eux-mêmes.

— C’est ainsi que je les regarde, Deerslayer, dit Judith avec emphase, quoique sa retenue naturelle ne lui permît pas d’en venir à une offre directe de sa main ; et je puis dire du fond du cœur que je confierais plutôt le soin de mon bonheur à un homme qui n’aurait pour lui que sa franchise et ses sentiments honnêtes, qu’à un misérable à cœur faux et à langue fausse, qui posséderait des caisses pleines d’or, des maisons, des terres ; oui, et qui serait même assis sur un trône.

— Ce sont de belles paroles, Judith ; oui, véritablement de belles paroles ; mais croyez-vous que le même sentiment les accompagnerait, si vous étiez au fait et au prendre ? Si vous aviez d’un côté un jeune galant en habit écarlate, dont la tête laisserait après elle une piste comme le pied d’un daim, le visage lisse et vermeil comme le vôtre, les mains aussi douces et aussi blanches que si Dieu ne les avait pas données à l’homme pour qu’il pût vivre à la sueur de son front, la démarche aussi gracieuse qu’aurait pu la rendre un maître à danser ; et de l’autre un homme qui, ayant passé sa vie en plein air, aurait le front aussi rouge que les joues, qui aurait eu à se frayer un chemin à travers les broussailles et les marécages, au point que ses mains seraient devenues aussi dures que les chênes sous lesquels il aurait si souvent dormi, qui aurait suivi la piste du gibier jusqu’à ce que ses pas fussent devenus aussi circonspects que ceux du chat sauvage, et dont les cheveux n’auraient d’autre parfum que celui du grand air et des forêts ; si deux hommes semblables étaient devant vous en ce moment, et vous demandaient votre main, lequel croyez-vous que vous préféreriez ?

Les joues de Judith s’animèrent, car le portrait que son compagnon venait de tracer d’un jeune officier avait été autrefois particulièrement agréable à son imagination, quoique l’expérience et le désappointement eussent changé ses sentiments à cet égard, et leur eussent même donné un cours contraire ; et cette image passagère eut sur elle une influence momentanée ; mais elle la surmonta à l’instant, et le sang abandonna ses joues plus vite qu’il n’y était monté.

— Aussi vrai que Dieu est mon juge, répondit Judith d’un ton solennel, si deux hommes semblables étaient devant moi, comme je puis dire que l’un d’eux s’y trouve, je choisirais le second, ou je connais bien mal mon cœur. Je ne désire pas un mari qui vaille mieux que moi sous aucun rapport.

— Cela est agréable à entendre, et avec le temps cela pourrait induire un jeune homme à oublier son manque de mérite. Quoi qu’il en soit, Judith, vous pouvez à peine penser tout ce que vous dites. Un homme semblable à moi est trop grossier et trop ignorant pour prétendre à une jeune fille qui a eu une telle mère pour l’instruire. Je crois que la vanité est un sentiment naturel, mais une vanité semblable serait contre toute raison.

— En ce cas, vous ne savez pas de quoi le cœur d’une femme est capable. Vous n’êtes pas grossier, Deerslayer, et l’on ne peut appeler ignorant celui qui a aussi bien étudié que vous tous les objets qu’il a sous les yeux. L’affection fait paraître toutes choses sous leurs couleurs les plus agréables, et tout le reste est négligé ou oublié. Quand les rayons du soleil pénètrent dans le cœur, il n’y a plus rien de sombre, et les objets les plus communs prennent un aspect brillant. C’est ce qui aurait lieu entre vous et la femme qui vous aimerait, quand même il arriverait que cette femme eût, sous certains rapports, ce que le monde appellerait quelque avantage sur vous.

— Vous sortez d’une race fort au-dessus de la mienne dans le monde, Judith, et l’inégalité, en mariage comme en amitié, n’amène ordinairement rien de bon. Je parle de cela comme d’une chose imaginaire, car il n’est nullement vraisemblable que, vous du moins, vous puissiez en parler comme d’une affaire pouvant jamais arriver.

Judith fixa ses yeux d’un bleu foncé sur la physionomie franche et ouverte de son compagnon comme si elle eût voulu lire au fond de son âme. Elle n’y vit rien qui indiquât le détour ou la réserve, et elle fut obligé d’en conclure qu’il regardait cette conversation comme une discussion sur une proposition générale et imaginaire, et non sur un fait spécial et positif, et qu’il ne se doutait pas encore qu’elle prît un intérêt de cœur à la solution de cette question. D’abord elle en fut offensée ; mais elle reconnut bientôt qu’il serait injuste de lui faire un crime de son humilité et de sa modestie, et cette nouvelle difficulté donna à la situation de l’affaire quelque chose de piquant qui augmenta encore l’intérêt qu’elle prenait à lui. En ce moment critique un changement de plan se présenta à son esprit, et avec une promptitude d’invention qui appartient particulièrement aux personnes spirituelles et ingénieuses, elle conçut et adopta sur-le-champ un projet dont elle crut que le résultat serait infailliblement de l’attacher à elle, projet qui partait de son imagination fertile et de son caractère décidé. Cependant pour que l’entretien ne se terminât pas trop brusquement, et qu’il ne pût avoir aucun soupçon de son dessein, elle répondit à la dernière remarque de Deerslayer avec la même chaleur et la même vérité que si elle eût persisté dans sa première intention.

— Je n’ai certainement pas lieu de tirer vanité de ma famille, après ce que j’ai lu cette nuit, dit-elle d’un ton mélancolique. J’ai eu une mère, il est vrai, mais je n’en connais pas même le nom ; et quant à mon père, il vaut peut-être mieux que je ne sache jamais qui il était, de peur que je ne parle de lui avec trop d’amertume.

— Judith, dit Deerslayer en lui prenant la main cordialement, et avec un ton de franchise et de sincérité qui alla droit au cœur de la jeune fille, il vaut mieux que nous n’en disions pas davantage cette nuit. Dormez sur tout ce que vous venez de lire et de sentir, et demain matin les choses qui vous paraissent à présent sombres et tristes prendront un aspect plus riant. Surtout ne faites jamais rien par amertume de cœur, ou parce qu’il vous semblerait que vous trouveriez quelque plaisir à faire retomber sur vous les fautes des autres. Tout ce qui s’est dit et passé entre nous cette nuit est votre secret, et jamais je n’en dirai mot à personne ; non, pas même au Grand-Serpent, et s’il ne peut le tirer de moi, vous pouvez être bien sûre que personne ne le pourra jamais. Si vos parents ont commis quelques fautes, que leur fille n’en commette aucune. Songez que vous êtes jeune, et les jeunes gens peuvent toujours espérer un temps plus heureux. Vous avez plus d’esprit que bien des gens, et c’est un moyen de se tirer des difficultés. Quant à la beauté, vous en avez plus que je n’en ai jamais vu, et c’est un avantage partout. — Mais il est temps de prendre un peu de repos ; car demain sera un jour d’épreuve pour quelques-uns de nous.

Deerslayer se leva en parlant ainsi, et Judith n’eut pas autre chose à faire que de l’imiter. La caisse fut refermée, et ils se quittèrent en silence. Judith alla prendre sa place à côté de Hist et de Hetty, et le jeune chasseur, s’enveloppant d’une couverture, s’étendit sur le plancher de la cabine où il était. Cinq minutes ne se passèrent pas avant qu’il fût profondément endormi, mais Judith resta longtemps éveillée. Elle savait à peine si elle devait regretter ou se réjouir de n’avoir pu se faire comprendre : d’une part sa délicatesse comme femme avait été ménagée, de l’autre elle éprouvait le désappointement de voir ses espérances déçues, ou du moins leur accomplissement différé, et elle restait dans l’incertitude d’un avenir qui se présentait sous un aspect si sombre. Alors vint la nouvelle résolution et le projet hardi qu’elle avait formé pour le lendemain ; et quand enfin la fatigue lui ferma les yeux, son imagination lui présenta une scène de succès et de bonheur, grâce à l’influence d’un tempérament sanguin et d’un heureux pouvoir d’invention.