Le Tueur de daims/Chapitre XXII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 340-353).




CHAPITRE XXII.


Cet excès de misère qui fait que l’homme opprimé ne tient plus compte de sa propre vie, le rend aussi maître de l’oppresseur.
Coleridge

Pendant ce temps, Hetty était restée assise sur l’avant du scow, les yeux tristement fixés sur l’eau qui servait de sépulcre au corps de sa mère et à celui de l’homme qu’elle avait cru son père. Hist était près d’elle, l’air doux et tranquille, mais sans lui adresser des paroles de consolation. Les habitudes de sa nation étaient pour elle une leçon de réserve à cet égard, et celles de son sexe la portaient à attendre patiemment l’instant où elle pourrait lui montrer sa compassion et l’intérêt qu’elle prenait à elle, par des actions plutôt que par des discours. Chingachgook se tenait un peu à l’écart, joignant à l’air grave d’un guerrier indien la sensibilité d’un homme.

Judith alla rejoindre sa sœur avec une dignité solennelle, qui ne lui était pas ordinaire ; et quoique des traces d’angoisses fussent encore visibles sur ses beaux traits, elle lui parla sans le moindre tremblement dans la voix et d’un ton ferme. En cet instant, Hist et le Delaware se retirèrent, et s’avancèrent vers Hurry à l’autre extrémité du scow.

— Ma sœur, dit Judith avec bonté, j’ai bien des choses à vous dire ; entrons dans cette pirogue, et éloignons-nous à quelque distance de l’arche. — Toutes les oreilles ne doivent pas entendre les secrets de deux orphelines.

— Mais cela ne s’étend certainement pas à celles de leurs parents, Judith. Que Hurry lève le grappin, et s’éloigne avec l’arche, et nous, restons ici ; nous pouvons parler librement près de la tombe de notre père et de notre mère.

— De notre père ! répéta Judith, le sang lui montant aux joues pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Hurry. — Il n’était pas notre père, Hetty ; nous l’avons appris de sa propre bouche, et cela dans ses derniers moments.

— Êtes-vous charmée, Judith, de savoir que vous n’avez pas de père ? Il a pris soin de nous, il nous a nourries et vêtues, il nous a aimées ; un père pouvait-il faire davantage ? Je ne conçois pas comment il n’est pas notre père.

— N’y pensez pas, ma sœur, et faisons ce que vous avez proposé. Restons ici, et que l’arche s’éloigne, cela est plus convenable. Préparez la pirogue, et je ferai part de nos désirs à Hurry et aux Indiens.

Tout cela s’exécuta de la manière la plus simple. Le battement mesuré des avirons éloigna l’arche d’une cinquantaine de toises, tandis que les deux sœurs, stationnaires sur le banc, semblaient flotter sur l’air, tant leur petite nacelle était légère, tant l’élément qui la soutenait était limpide.

— La mort de Thomas Hutter, dit Judith après avoir laissé quelques instants à sa sœur pour se préparer à l’écouter, a changé tout notre avenir, Hetty. Mais, s’il n’était pas notre père, nous n’en sommes pas moins sœurs, et nous devons avoir les mêmes sentiments et la même habitation.

— Que sais-je, Judith, si vous ne seriez pas aussi charmée d’apprendre que je ne suis pas votre sœur, que vous l’avez été de savoir que Thomas Hutter, comme vous l’appelez, n’était pas votre père ? Je n’ai que la moitié de l’esprit qu’ont les autres, et peu de personnes aiment à avoir des parents qui n’ont de l’esprit qu’à moitié. Ensuite je ne suis pas belle, — du moins je ne le suis pas autant que vous, — et vous aimeriez peut-être à avoir une sœur plus belle que moi.

— Non, Hetty, non. Vous êtes ma sœur, ma sœur unique, mon cœur et mon affection pour vous m’en assurent, et votre mère était la mienne ; j’en suis charmée, car c’est une mère dont on peut être fière ; mais Thomas Hutter n’était pas notre père.

— Chut, Judith ! Son esprit peut être près de nous, et il serait affligé d’entendre ses enfants parler ainsi, et cela même sur sa tombe. Ma mère m’a souvent dit que les enfants ne doivent jamais faire de peine à leurs parents, et surtout après leur mort.

— Pauvre Hetty ! Nous ne pouvons causer aux nôtres ni peine ni plaisir à présent. Rien de ce que je puis dire ou faire ne peut affliger notre mère aujourd’hui ; et rien de ce que vous pouvez faire ou dire ne peut la faire sourire comme elle souriait en voyant votre bonne conduite.

— Vous n’en savez rien, Judith, les esprits peuvent voir, et ma mère est un esprit à présent. Elle nous disait toujours que Dieu voit tout ce que nous faisons ; et à présent qu’elle nous a quittées, je fais tous mes efforts pour ne rien faire qui puisse la chagriner. Songez quelle affliction aurait son esprit, Judith, s’il voyait l’une de nous faire ce qui ne serait pas bien. Et les esprits peuvent voir, après tout ; surtout les esprits des parents qui aimaient leurs enfants.

— Hetty ! Hetty ! vous parlez de ce que vous ne connaissez pas, répondit Judith presque pâle d’émotion. Les morts ne peuvent voir, et ils ne savent rien de ce qui se passe sur la terre. — Mais n’en parlons plus. Les corps de Thomas Hutter et de notre mère reposent dans ce lac, espérons que leurs esprits sont avec Dieu. Une chose certaine, c’est que nous, qui sommes du moins les enfants de notre mère, nous sommes encore habitantes de ce monde, et il est à propos que nous décidions ce que nous devons faire dorénavant.

— Quoique Thomas Hutter ne soit pas notre père, Judith, personne ne nous disputera nos droits à ce qui lui appartenait. Nous avons le château, l’arche, les pirogues, le lac et les forêts, comme lorsqu’il vivait. Quelle raison peut donc nous empêcher de rester ici, et de continuer à y vivre comme nous l’avons fait jusqu’à présent ?

— Non, non, ma pauvre sœur, cela n’est plus possible, deux jeunes filles ne seraient pas en sûreté ici, quand même nous n’aurions pas les Hurons à craindre. Thomas Hutter lui-même avait quelquefois assez de peine à vivre en paix sur ce lac, et nous ne pourrions y réussir. Il faut que nous quittions ces environs, Hetty, et que nous allions demeurer dans les établissements.

— Je suis fâchée que vous pensiez ainsi, Judith, répondit Hetty, baissant la tête sur son sein et regardant d’un air mélancolique l’eau qui couvrait le corps de sa mère ; je regrette de vous entendre parler ainsi. Je préférerais rester dans le lieu où j’ai passé une si grande partie de ma vie ; si je n’y suis pas née : je n’aime pas les établissements : il s’y trouve beaucoup de méchants, au lieu que Dieu n’est jamais offensé sur ces montagnes. J’aime les arbres, le lac, les sources et tout ce que sa bonté nous a accordé, et je serais bien fâchée d’être obligée de les quitter. Vous, Judith, vous êtes belle, vous avez votre esprit tout entier, et nous aurons bientôt, vous un mari et moi un frère pour prendre soin de nous, s’il est vrai que deux jeunes filles ne puissent prendre soin d’elles-mêmes dans un endroit comme celui-ci.

— Ah, Hetty ! si cela pouvait être, je me trouverais mille fois plus heureuse dans ces bois que dans les établissements. Je n’ai pas toujours pensé ainsi, mais à présent je le sens. Mais où est l’homme qui puisse faire pour nous de ce lieu solitaire un jardin d’Éden ?

— Henri March vous aime, ma sœur, répondit Hetty, arrachant sans le savoir quelques brins d’écorce de la pirogue ; — il serait charmé de vous épouser, j’en suis sûre ; et l’on ne trouverait pas sur toute la frontière un jeune homme plus brave et plus robuste.

— Henri March et moi nous nous entendons, et il est inutile de parler de lui davantage. Il y a quelqu’un… Mais n’importe ! tout est entre les mains de la Providence, et nous devons bientôt prendre une détermination sur notre manière de vivre à l’avenir. Rester ici, — c’est-à-dire y rester seules, — c’est ce qui est impossible, et peut-être il ne s’offrira jamais une occasion d’y rester de la manière dont vous parlez. Il est temps aussi que nous apprenions tout ce que nous pourrons sur notre famille et nos parents. Il n’est pas probable que nous n’en ayons aucun, et il est possible qu’ils soient bien aises de nous voir. La vieille caisse nous appartient aujourd’hui, et nous avons le droit d’examiner tout ce qu’elle contient, et d’apprendre par ce moyen tout ce que nous pourrons. Notre mère était si différente de Thomas Hutter, qu’à présent que je sais qu’il n’est pas notre père, je brûle du désir de savoir à qui nous devons le jour. Je suis certaine qu’il se trouve des papiers dans cette caisse, et ces papiers peuvent nous apprendre quelque chose des parents et des amis que la nature nous a donnés.

— Eh bien, Judith, vous savez mieux que moi ce que nous devons faire, car vous avez plus d’intelligence que personne, comme disait toujours ma mère, tandis que moi je n’ai de l’esprit qu’à moitié. À présent que je n’ai plus ni père ni mère, je me soucie fort peu de savoir si j’ai d’autres parents que vous ; et je ne crois pas que je puisse jamais aimer, comme je le devrais, des personnes que je n’ai jamais vues. Mais si vous ne voulez pas épouser Hurry Harry, je ne vois pas trop qui vous pouvez prendre pour mari, et alors je crains, après tout, que nous ne soyons obligées de quitter le lac.

— Que pensez-vous de Deerslayer, Hetty ? demanda Judith en se penchant vers sa sœur, et cherchant à cacher son embarras en prenant l’air d’innocence naïve de Hetty. — Ne vous plairait-il pas pour beau-frère ?

— Deerslayer ! répéta Hetty enlevant les yeux sur sa sœur avec surprise. — À quoi pensez-vous, Judith ? Deerslayer n’a aucune beauté, et il n’est pas digne d’avoir une femme comme vous.

— Il n’est pas laid, Hetty, et la beauté n’est pas une grande affaire dans un homme.

— Croyez-vous cela, Judith ? Je sais qu’aux yeux de Dieu la beauté n’est une grande affaire ni dans un homme ni dans une femme ; car ma mère me l’a souvent dit quand elle pensait que je pouvais regretter de ne pas être aussi belle que vous, quoiqu’elle ne dût pas être inquiète à ce sujet, ma sœur, car je n’ai jamais été jalouse d’aucun de vos avantages sur moi ; mais enfin c’était ce qu’elle me disait. Cependant la beauté est fort agréable à voir dans un homme comme dans une femme. Je crois que si j’étais homme je regretterais le manque de beauté plus que je ne le fais étant femme, car un bel homme est bien plus agréable aux yeux qu’une belle femme.

— Pauvre enfant ! vous savez à peine ce que vous dites ou ce que vous voulez dire. La beauté dans notre sexe est quelque chose, mais dans un homme elle passe presque pour rien. Sans doute un homme doit être d’une belle taille, — mais il y en a beaucoup qui sont aussi grands que Hurry ; — il doit être actif, — je crois en connaître qui le sont davantage ; — fort, — il n’a pas à lui seul toute la force du monde ; — brave, je suis sûre que je pourrais nommer un jeune homme qui est plus brave que lui.

— Cela est étrange, Judith : je ne croyais pas qu’il existât sur la terre un homme plus beau, plus actif, plus fort et plus brave que Hurry Harry. Quant à moi, je suis sûre que je n’ai jamais vu son égal en aucune de ces qualités.

— Fort bien, fort bien, Hetty ; n’en dites pas davantage sur ce sujet ; je n’aime pas à vous entendre parler ainsi, cela ne convient ni à votre innocence, ni à votre franchise, ni à votre sincérité. Que Henry March parte ! il nous quitte ce soir, et mes regrets ne le suivront pas, si ce n’est celui qu’il ait si inutilement passé tant de temps ici.

— Ah ! Judith, c’est ce que j’ai craint depuis bien longtemps ! Et moi qui espérais tellement qu’il pourrait être mon beau-frère !

— N’y pensez plus ; et parlons à présent de notre pauvre mère et de Thomas Hutter.

— En ce cas, n’en parlez qu’en bien, ma sœur, car vous ne pouvez être tout à fait certaine que les esprits ne peuvent ni voir ni entendre. Si notre père n’était pas notre père, il a eu des bontés pour nous, et il nous a donné de la nourriture et un abri. Nous ne pouvons placer ici, au fond de ce lac, une pierre sépulcrale pour en informer tous les passants, il faut donc que nos lèvres le proclament.

— Ils s’en inquiéteront fort peu, Hetty. Mais c’est une grande consolation de savoir que si notre mère, dans sa jeunesse, a jamais commis quelque faute grave, elle a vécu assez pour s’en repentir ; et sans doute ses péchés lui ont été pardonnés.

— Il n’est pas bien à des enfants, Judith, de parler des péchés de ceux à qui ils doivent la naissance. Nous ferions mieux de parler des nôtres.

— Parler de vos péchés, Hetty ! S’il exista jamais sur la terre une créature sans péché, c’est vous ; je voudrais pouvoir dire ou penser la même chose de moi ; mais nous verrons. Personne ne sait quels changements l’affection pour un bon mari peut faire dans le cœur d’une femme. Je ne crois pas que, même à présent, j’aie autant d’amour qu’autrefois pour la parure.

— Ce serait bien dommage, Judith, que vous pussiez penser à la parure sur la tombe de vos parents. Nous ne quitterons jamais ce lac, si vous parlez ainsi, et nous laisserons Hurry aller où bon lui semble.

— Je suis très-disposée à consentir à la dernière partie de cette proposition, mais je ne puis en dire autant de la première. Nous devons désormais vivre d’une manière qui convienne à d’honnêtes jeunes filles, et nous ne pouvons rester ici pour être en butte aux propos grossiers et aux mauvaises langues des chasseurs et des trappeurs qui peuvent venir dans ces environs. Laissons partir Hurry, et ensuite je trouverai le moyen de voir Deerslayer, et notre avenir sera bientôt décidé. Allons, Hetty, le soleil est couché et l’arche s’éloigne de nous. Prenons les rames et rejoignons nos amis pour nous concerter avec eux. Cette nuit même, j’examinerai la caisse, et demain décidera de ce que nous devons faire. Quant aux Hurons, à présent que nous pouvons nous servir de tout ce que nous avons entre les mains, sans crainte de ce que pourra en dire Thomas Hutter, je ne doute pas que nous ne rachetions aisément la liberté de Deerslayer. Une fois qu’il sera en liberté, il ne faudra qu’une heure pour que tout soit entendu.

Judith était habituée depuis longtemps à parler à sa sœur d’un ton décidé, avec un air d’autorité, et ce fut ce qu’elle fit en cette occasion ; mais, quoiqu’elle fût accoutumée à l’emporter en tout, à l’aide de manières péremptoires et d’une élocution facile et imposante, il arrivait parfois que Hetty arrêtât son impétuosité et sa précipitation au moyen de ces vérités simples et morales qui étaient si profondément gravées dans toutes ses pensées comme dans tous ses sentiments, et qui jetaient une sorte de doux et saint lustre sur ses discours et sur ses actions. En ce moment, l’ascendant de l’esprit faible sur l’intelligence supérieure qui, dans d’autres circonstances, aurait été brillante et admirée, se déploya d’une manière aussi simple que nouvelle.

— Vous oubliez ce qui nous a amenées ici, Judith, lui dit-elle avec un ton de reproche mêlé de douceur. Nous sommes sur la tombe d’une mère, et nous venons de placer le corps d’un père à son côté. Nous avons eu tort de nous occuper de nous si longtemps dans un pareil endroit, et nous devons à présent prier Dieu de nous pardonner, et de nous apprendre où nous devons aller et ce que nous devons faire.

Judith lâcha involontairement la rame qu’elle avait déjà prise, tandis que Hetty se mettait à genoux et ne songeait plus qu’à adresser à Dieu ses humbles, mais ferventes prières. Sa sœur ne pria point. Elle avait depuis longtemps cessé de prier, quoique l’angoisse d’esprit lui arrachât souvent des appels et des invocations mentales à la grande source de toute bienveillance, pour en obtenir de l’appui, sinon un changement salutaire dans son esprit. Cependant elle ne voyait jamais Hetty à genoux sans se livrer à de tendres souvenirs du temps où elle priait aussi avec sa mère, et sans éprouver de profonds regrets de la dureté de son cœur. L’habitude de la prière, qu’elle avait contractée dès son enfance, elle l’avait conservée jusqu’à l’époque des voyages qu’elle avait faits dans les forts avec Hutter ; et dans certains moments elle aurait donné tout au monde pour pouvoir échanger ses sentiments actuels contre cette foi confiante, ces pures aspirations, et cette douce espérance qui brillait dans les traits de sa sœur, moins favorisée par la nature sous tout autre rapport. Tout ce qu’elle put faire en cet instant fut de baisser la tête sur son sein, et de montrer par son attitude l’apparence de cette dévotion que son esprit altier ne pouvait partager.

Quand Hetty se releva, ses joues avaient un coloris et ses traits une sérénité qui rendaient positivement belle une physionomie qui était toujours agréable. Son âme était en paix, et sa conscience lui disait qu’elle avait fait son devoir.

— À présent, dit-elle, nous pouvons partir si vous le voulez, Judith. Dieu a eu pitié de moi, et il a soulagé mon cœur du fardeau qui l’accablait. Ma mère a eu aussi de bien grandes peines à supporter ; elle me l’a dit souvent, et c’était la prière qui lui en donnait la force ; c’est la seule manière d’y réussir, ma sœur. Vous pouvez lever une pierre ou une souche avec vos mains ; mais c’est par la prière que le cœur doit être allégé. Je crois que vous ne priez pas aussi souvent que vous le faisiez quand vous étiez plus jeune, Judith.

— N’y songez pas, Hetty ; peu importe à présent. Nous avons perdu notre mère, Thomas Hutter l’a suivie ; le temps est venu où nous devons penser et agir par nous-mêmes.

Tandis que la pirogue s’éloignait lentement du banc, sous la douce impulsion de la rame de la sœur aînée, la cadette était assise, d’un air réfléchi, comme c’était son usage quand une idée plus abstraite et plus difficile à comprendre que de coutume mettait l’embarras dans son esprit.

— Je ne sais ce que vous entendez par l’avenir, Judith, dit-elle enfin tout à coup. Ma mère avait coutume d’appeler le ciel l’avenir, et vous semblez employer ce mot pour signifier la semaine prochaine ou demain.

— Il s’emploie dans les deux sens, chère sœur. Il signifie tout ce qui est encore à venir dans ce monde et dans l’autre. Dans le premier sens, c’est un mot solennel, et surtout, à ce que je crains, pour ceux qui y songent le moins. L’avenir de ma mère est l’éternité. Pour nous, ce mot peut signifier tout ce qui arrivera tant que nous serons dans ce monde. Mais n’est-ce pas une pirogue qui passe derrière le château ? Ici, plus dans la direction de la pointe. À présent elle est cachée, mais je l’ai vue certainement passer derrière la palissade.

— Je l’ai déjà vue depuis quelque temps, répondit Hetty tranquillement, car les Hurons lui inspiraient peu de crainte, mais je n’ai pas cru convenable de parler de pareilles choses sur la tombe de notre mère. Cette pirogue venait du camp des Hurons, et elle était conduite par un seul homme. Ce n’était pas un Indien, et il m’a semblé que c’était Deerslayer.

— Deerslayer ! s’écria Judith avec son impétuosité naturelle, cela est impossible. Deerslayer est prisonnier, et j’ai songé aux moyens de lui rendre la liberté. Pourquoi avez-vous cru que c’était lui ?

— Regardez vous-même, ma sœur ; voilà la pirogue qui se montre de ce côté du château.

Hetty ne se trompait pas. La légère nacelle, ayant passé derrière le bâtiment, s’avançait alors lentement vers l’arche, et ceux qui se trouvaient à bord du scow étaient déjà réunis sur l’avant pour recevoir leur visiteur. Il ne lui fallut qu’un coup d’œil pour convaincre Judith que sa sœur avait raison et que Deerslayer était seul dans cette pirogue. Cependant il ramait avec tant de calme et de tranquillité, que Judith en fut très-surprise, car un homme qui, par adresse ou par force, aurait échappé à ses ennemis, aurait fait les plus grands efforts pour accélérer la vitesse de son petit esquif. Le crépuscule commençait alors à faire place à la nuit, et les objets se distinguaient à peine sur le rivage, mais un reste de lumière flottait encore sur les eaux du lac, et surtout sur la partie qui est la scène de ce nouvel incident, et qui en était la plus large. Étant moins ombragée que le reste de cette nappe d’eau, elle jetait une lueur presque semblable aux teintes du coucher du soleil dans l’Inde ou dans la Grèce. Les troncs d’arbres formant les murailles du château et de l’arche avaient pris une sorte de coloris pourpre qui se mariait avec l’obscurité croissante, et l’écorce de la pirogue du jeune chasseur perdait sa couleur distinctive pour se parer d’une teinte plus riche mais plus adoucie que celle qu’il montrait aux yeux sous les rayons ardents du soleil. Judith et sa sœur avaient dirigé leur nacelle de manière à rencontrer la pirogue de Deerslayer avant qu’il arrivât à l’arche ; et quand les deux nacelles s’approchèrent, les teintes agréables qui semblaient danser dans l’atmosphère donnèrent à la figure brûlée par le soleil du jeune chasseur un aspect plus brillant que de coutume. Judith s’imagina que le plaisir de la revoir pouvait contribuer à donner à ses traits cette expression inusitée. Elle ne se doutait pas que la même cause naturelle faisait paraître sa propre beauté avec avantage ; et elle ne savait pas, — ce qu’elle aurait eu tant de plaisir à savoir, — que Deerslayer, en s’approchant d’elle, pensa que ses yeux ne s’étaient jamais fixés sur une créature plus aimable.

— Vous êtes le bien-venu, Deerslayer, s’écria-t-elle tandis que les pirogues flottaient bord à bord, les rames ayant cessé de se mouvoir. Nous avons eu un jour bien triste, un jour terrible ; mais votre retour nous épargne du moins un malheur de plus. Les Hurons sont-ils devenus plus humains et vous ont-ils rendu la liberté, ou avez-vous échappé à ces misérables par votre courage ou votre adresse ?

— Ni l’un ni l’autre, Judith, ni l’un ni l’autre. Les Mingos sont encore Mingos, et ils vivront et mourront Mingos. Il n’est pas probable que leur nature devienne jamais beaucoup meilleure. Eh bien ! Judith, ils ont leurs dons comme nous avons les nôtres, et je ne crois pas qu’il convienne de mal parler de quoi que ce soit que le Seigneur a créé, quoique, s’il faut dire la vérité, je pense que c’est une rude épreuve de penser ou de dire du bien de ces vagabonds. Quant à les tromper par astuce, cela aurait pu se faire, et nous l’avons même fait, le Serpent et moi, quand nous étions sur la piste de Hist. — Ici il s’interrompit un moment pour rire à sa manière silencieuse. — Mais il n’est pas facile de tromper une seconde fois celui qu’on a déjà trompé. Les faons eux-mêmes apprennent à connaître les tours des chasseurs dans le cours d’une seule saison ; et un Indien dont les yeux se sont ouverts après avoir été trompé ne les ferme plus, surtout tant qu’il reste dans le même endroit. J’ai vu des blancs le faire, mais jamais une Peau-Rouge. Ce qu’ils apprennent, ils le tiennent de la pratique et non des livres, et les leçons de l’expérience sont celles dont on se souvient le plus longtemps.

— Tout cela est vrai, Deerslayer ; mais si vous ne vous êtes pas échappé des mains des sauvages, comment vous trouvez-vous ici ?

— C’est une question toute naturelle, et vous la faites d’une manière charmante. — Vous êtes étonnamment belle ce soir, Judith, ou Rose-Sauvage, comme le Serpent vous appelle ; et je puis bien vous donner le même nom, puisque je pense réellement que vous le méritez. Et quant à ces Mingos, vous pouvez bien les appeler sauvages, puisqu’ils pensent en sauvages et agissent en sauvages quand on leur en donne l’occasion. Ils sont enragés de la perte qu’ils ont faite ici lors de la dernière escarmouche, et ils brûlent de s’en venger sur toute créature de sang anglais qu’ils trouveront sur leur chemin ; et quant à cela, je crois qu’ils ne se feraient aucun scrupule de se venger sur un Hollandais.

— Ils ont tué mon père, dit Hetty, cela devrait assouvir leur horrible soif de sang.

— Je le sais, — je sais toute l’histoire, — partie d’après ce que j’ai vu du rivage, — partie d’après ce qu’on m’a raconté, — partie d’après les menaces qui m’ont été faites. — Eh bien ! la vie est incertaine après tout, et elle dépend d’un moment à l’autre du souffle de nos narines. Si vous avez perdu un brave ami, comme je n’en doute pas, Dieu vous en enverra d’autres pour le remplacer ; et puisque notre connaissance a commencé d’une manière si peu commune, je regarderai désormais comme une partie de mon devoir de veiller à ce que la nourriture ne manque pas dans votre wigwam, si cela est nécessaire. Je ne puis rendre la vie aux morts ; mais quant à nourrir les vivants, peu d’hommes sur toute cette frontière pourraient le faire mieux que moi, quoique je le dise par forme de pitié et de consolation, et non pour me vanter.

— Nous vous comprenons, Deerslayer, répondit Judith, et tout ce qui sort de vos lèvres nous le prenons, comme vous le dites, en signe de bonté et d’amitié. — Plût au ciel que tous les hommes eussent la langue aussi franche et le cœur aussi honnête !

— À cet égard, Judith, les hommes diffèrent certainement. J’en ai connu à qui on ne pouvait se fier qu’autant qu’on les gardait à vue, et d’autres dont vous pouviez compter sur les messages comme si toute l’affaire était finie sous vos yeux. Oui, Judith, vous n’avez jamais dit une plus grande vérité qu’en disant qu’il y avait des gens auxquels on pouvait avoir confiance, et d’autres qui n’en méritaient aucune.

— Vous êtes un être inexplicable, Deerslayer, répondit Judith ne sachant trop comment prendre le caractère de simplicité presque enfantine que montrait si souvent le jeune chasseur, — simplicité si frappante qu’elle semblait souvent le mettre sur le même niveau que la pauvre Hetty, quoique la faiblesse d’esprit de celle-ci fût toujours relevée par la belle vérité morale qui brillait dans tout ce que disait et faisait cette malheureuse fille. — Oui, vous êtes inexplicable, et souvent je ne sais comment vous comprendre. Mais n’y pensez pas en ce moment. Vous ne nous avez pas encore dit comment il se fait que vous êtes ici.

— Moi ! — Oh ! si je suis inexplicable, Judith, cela ne l’est pas. — Je suis en congé.

— En congé ! — Je sais ce que ce mot signifie parmi les soldats, mais je n’en connais pas la signification quand il est employé par un prisonnier.

— La signification en est tout à fait la même. Les soldats l’emploient dans le même sens que je le fais. On dit qu’un homme a un congé quand il a la permission de quitter un camp ou une garnison pour un certain temps spécifié, à la fin duquel il doit y retourner pour porter de nouveau son fusil sur l’épaule, ou pour souffrir la torture, suivant qu’il lui arrive d’être soldat ou prisonnier. Or, comme je suis prisonnier, je dois courir la chance du prisonnier.

— Les Hurons vous ont-ils permis de les quitter ainsi sans gardes, sans espions pour vous surveiller ?

— Sans doute ; je ne pouvais venir d’aucune autre manière, car il m’eût été inutile de vouloir recourir à la force ou à l’astuce.

— Quelle garantie ont-ils que vous retournerez parmi eux ?

— Ma parole. Oui, je la leur ai donnée, et ils auraient été de grands sots s’ils m’avaient laissé partir sans cela ; car en ce cas je n’aurais pas été obligé d’y retourner et de souffrir tout ce que leur fureur infernale peut inventer de pire ; mais j’aurais mis ma carabine sur mon épaule, et j’aurais regagné grand train les villages des Delawares. Mais ils savaient cela aussi bien que vous et moi, et ils ne voulurent pas me laisser partir sans que je leur promisse de revenir ; non, pas plus qu’ils ne permettraient aux loups de déterrer les os de leurs pères.

— Est-il possible que vous ayez dessein de commettre un tel acte d’imprudence, de témérité, de suicide ?

— Comment dites-vous ?

— Je vous demande s’il est possible que vous vous imaginiez avoir les moyens de vous remettre au pouvoir de vos ennemis implacables en tenant une pareille promesse ?

Deerslayer la regarda un instant avec mécontentement ; mais l’expression de sa physionomie changea tout à coup : une réflexion soudaine y ramena l’air de franchise et de bonne humeur qui lui était naturel ; et après avoir ri à sa manière silencieuse, il répondit :

— Je ne vous entendais pas d’abord, Judith ; non, Je ne vous entendais pas. Vous croyez que Chingachgook et Hurry Harry m’en empêcheront ; mais je vois que vous ne connaissez pas encore bien le genre humain. Le Delaware serait le dernier homme du monde à me détourner de faire ce qu’il croit être mon devoir ; et quant à March, il songe beaucoup à lui-même, mais il se soucie trop peu des autres pour perdre beaucoup de paroles sur un pareil sujet. Quand il l’essaierait, au surplus, cela ne ferait pas une grande différence ; mais il n’en fera rien, car il tient plus à ce qu’il peut gagner qu’à tenir une parole qu’il aurait donnée. Quant à mes promesses, aux vôtres, à celles de qui que ce soit, il s’en soucie fort peu. Ne soyez donc pas inquiète, Judith ; personne ne m’empêchera de m’en retourner à la fin de mon congé, et quand même j’y trouverais quelque difficulté, je n’ai pas été élevé et éduqué, comme on dit, dans les bois, sans savoir les surmonter.

Judith fut quelques instants sans lui répondre. Tous ses sentiments comme femme, et comme femme qui, pour la première fois de sa vie, commençait à connaître véritablement cette passion qui a tant d’influence sur le bonheur ou le malheur de son sexe, se révoltaient à l’idée de l’horrible destin auquel elle était convaincue que Deerslayer se condamnait lui-même ; tandis que ce sentiment de droiture que Dieu a gravé dans tous les cœurs la portait à admirer une intégrité aussi ferme que celle que montrait le jeune chasseur sans avoir l’air de s’en faire un mérite. Elle sentait que tous les arguments seraient inutiles, et elle n’était même pas disposée en ce moment à montrer peu d’estime pour les principes nobles et élevés qu’annonçaient d’une manière si frappante les intentions du jeune chasseur, en tâchant de le détourner de son dessein. Elle chercha à se persuader qu’il pouvait encore arriver quelque chose qui le dispensât de la nécessité de se sacrifier ainsi, et elle voulut s’assurer de tous les faits, afin de pouvoir régler sa conduite d’après les circonstances qu’elle aurait apprises.

— Et quand votre congé expire-t-il, Deerslayer ? demanda-t-elle pendant que les deux pirogues avançaient lentement vers le scow, les rames effleurant à peine l’eau.

— Demain à midi, pas une minute plus tôt ; et vous pouvez bien compter, Judith, que je ne quitterai pas ce que j’appelle une compagnie chrétienne pour aller me remettre entre les mains de ces vagabonds une minute plus tôt que je n’y suis strictement obligé. Ils commencent à craindre de recevoir une visite de la garnison des forts, et ils n’ont pas voulu prolonger mon congé d’une minute ; car il est assez bien entendu entre nous que, si je ne réussis pas dans ma mission, la torture commencera dès que le soleil commencera à descendre, afin qu’ils puissent partir dès que la nuit sera tombée.

Ces mots furent prononcés d’un ton solennel, comme si l’idée du sort qui lui était réservé ne fût pas sans poids sur l’esprit du prisonnier ; mais avec tant de simplicité, et en ayant si peu l’air de vouloir appuyer sur les souffrances auxquelles il savait qu’il était destiné, qu’il paraissait bien loin de vouloir produire une manifestation de sensibilité en sa faveur.

— Paraissent-ils déterminés à se venger des pertes qu’ils ont faites ? demanda Judith d’un ton faible, et pourtant de manière à laisser apercevoir l’influence qu’exerçait sur elle l’honnêteté tranquille du jeune chasseur.

— Tout à fait, si je puis juger du dessein des Indiens par les apparences. Je pense pourtant qu’ils ne croient pas que je soupçonne leurs desseins ; mais un homme qui a si longtemps vécu parmi les Peaux-Rouges ne peut pas plus se tromper sur les sentiments d’un Indien, qu’un vrai chasseur ne peut s’égarer dans les bois, ou un bon limier perdre sa piste. Suivant mon jugement je ne puis leur échapper, car je vois que toutes les vieilles femmes sont enragées de l’enlèvement de Hist : ce ne serait pourtant pas à moi d’en parler, puisque je n’ai pas peu contribué moi-même à la tirer de leurs mains. Ensuite il a été commis la nuit dernière dans leur camp un meurtre barbare, et autant vaudrait que la balle qui a tué une de leurs jeunes filles m’eût percé la poitrine. Quoi qu’il en soit, et quoi qu’il puisse m’arriver, le Grand-Serpent et Hist sont en sûreté, et cette idée est un bonheur pour moi.

— Ô Deerslayer, ils y réfléchiront mieux, puisqu’ils vous ont donné jusqu’à demain midi pour aller les rejoindre.

— Je n’en crois rien, Judith ; non, je n’en crois rien : un Indien est un Indien, et il n’y a guère d’espoir de le faire changer de chemin quand il a une fois flairé la piste, et qu’il la suit le nez en l’air. Les Delawares sont à présent une tribu à demi christianisée, non que je croie que de pareils chrétiens valent beaucoup mieux que vos mécréants à sang blanc ; mais cependant quelques-uns d’entre eux en ont retiré tout le bien qu’une demi-christianisation peut faire à un homme ; et néanmoins l’esprit de vengeance se cramponne à leur cœur comme le lierre s’attache au chêne. Ensuite les Hurons me reprochent d’avoir tué un des plus forts et des plus vaillants de leurs guerriers, et ce serait trop attendre d’eux que de croire qu’ils tiendraient prisonnier l’homme qui a commis une telle action, et qu’ils ne chercheraient pas à s’en venger. Si cela s’était passé il y a un mois ou deux, ils y songeraient moins, et nous pourrions trouver en eux des dispositions plus amicales ; mais il faut prendre les choses comme elles sont. Mais nous ne parlons que de moi et de mes affaires, Judith ; vous avez pourtant eu ici bien du tracas, et vous pouvez désirer de consulter un ami sur ce qui vous concerne. Le vieux Tom a-t-il été descendu dans le lac, où je crois que son corps aimerait à reposer ?

— Oui, Deerslayer ; nous venons de nous acquitter à l’instant de ce devoir. — Vous avez raison de penser que je désire consulter un ami, et cet ami c’est vous. Hurry Harry est sur le point de nous quitter : quand il sera parti, et que je me serai un peu rendue maîtresse des sentiments que fait nécessairement naître une cérémonie si solennelle, j’espère que vous m’accorderez une heure de conversation privée. — Hetty et moi nous ne savons quel parti prendre.

— Cela est tout naturel, vu les choses qui viennent de se passer d’une manière si soudaine et si cruelle. — Mais nous voici près de l’arche, et nous attendrons un peu plus tard pour en parler.