Le Tueur de daims/Chapitre VII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 93-109).

CHAPITRE VII.


Tranquille Leman, ton lac, comparé au monde étrange dans lequel je vis, m’avertit par son calme d’oublier les eaux troubles de la terre pour songer à une source plus pure. Cette voile tranquille est comme une aile destinée à m’éloigner sans bruit de l’égarement d’esprit. Jamais autrefois les rugissements de l’Océan courroucé, mais ton doux murmure ressemble à la voix d’une sœur qui me reproche d’avoir jamais été ému par un plaisir si étrange.
Byron.

L’aurore venait de paraître, quand le jeune chasseur, que nous avons laissé endormi à la fin du chapitre précédent, ouvrit les yeux. Il se leva sur-le-champ, et regarda autour de lui avec l’empressement d’un homme qui sentait l’importance de s’assurer exactement de sa situation. Son repos avait été profond et non interrompu, et il se sentit en s’éveillant une clarté d’intelligence et une disposition à trouver des ressources, dont il avait grand besoin en ce moment. Il est vrai que le soleil n’était pas encore levé ; mais la voûte du firmament était enrichie de ces couleurs brillantes qui annoncent le jour et qui le terminent, et l’air était rempli des gazouillements des oiseaux, hymnes des tribus emplumées. Ces sons apprirent aussitôt à Deerslayer les risques qu’il courait. Le vent était encore léger ; cependant il avait un peu augmenté pendant la nuit, et comme les pirogues n’étaient que des plumes sur l’eau, elles avaient dérivé deux fois plus loin qu’on ne s’y était attendu, et, ce qui était encore plus dangereux, elles s’étaient tellement approchées de la montagne, qui s’élevait perpendiculairement en cet endroit sur la rive orientale, qu’il ne perdait pas une note du chant des oiseaux. Mais ce n’était pas le pire : la troisième pirogue avait pris la même route, et elle dérivait lentement vers une pointe sur laquelle elle devait nécessairement toucher, à moins qu’elle n’en fût écarté par un changement de vent, ou par les efforts de la main humaine. À tout autre égard, il ne vit rien qui attirât son attention ou qui pût lui inspirer quelque alarme. Le château s’élevait sur ses pilotis, presque sur la même ligne que les pirogues, car elles avaient fait plusieurs milles à la dérive pendant le cours de la nuit, et l’arche était amarrée comme on l’avait laissée.

Naturellement toute l’attention de Deerslayer se porta d’abord sur la pirogue qui était la plus avancée. Elle était déjà près de la pointe, et quelques coups de rames suffirent pour faire voir au jeune chasseur que la pirogue toucherait avant qu’il lui fût possible de l’atteindre. Précisément en ce moment le vent fraîchit fort mal à propos, et rendit la dérive du petit esquif plus rapide et plus certaine. Sentant l’impossibilité de l’empêcher de venir en contact avec la terre, il résolut sagement de ne pas s’épuiser par des efforts inutiles ; et après s’être assuré que sa carabine était bien amorcée, il avança lentement et avec circonspection vers la pointe, ayant soin de faire un détour pour n’être exposé que d’un côté en s’approchant.

La pirogue abandonnée à elle-même continua à dériver, et toucha sur un petit rocher à fleur d’eau à vingt ou vingt-cinq pieds du rivage. Deerslayer était alors par le travers de la pointe, et il tourna le cap de sa pirogue vers la terre. Celle qui avait touché resta un instant sur le rocher ; mais ensuite l’eau, s’étant élevée d’une manière presque imperceptible, la souleva de l’épaisseur d’un cheveu, et décrivant un demi-cercle autour du rocher, elle toucha bientôt au rivage. Deerslayer vit tout cela, mais le battement de son pouls n’en fut pas accéléré, et il ne chercha point à ramer avec plus de force. Si quelque Indien était en embuscade pour attendre l’arrivée de la pirogue, ce sauvage devait le voir lui-même, et en ce cas la plus grande circonspection lui était nécessaire pour s’approcher du rivage ; si, au contraire, personne n’était aux aguets, il était inutile de se presser. Cette pointe étant à une grande distance du camp des Indiens, il espérait que cette dernière supposition serait la véritable ; et pourtant la première était non seulement possible, mais probable, car les sauvages trouvaient et adoptaient promptement tous les expédients auxquels donnait lieu leur manière de faire la guerre, et il était à croire qu’ils avaient sur les bords du lac plus d’un espion cherchant quelque pirogue pour les conduire au château. Comme il ne fallait qu’un coup d’œil, de l’extrémité d’une pointe, ou du haut de la moindre élévation de terre, pour découvrir le plus petit objet flottant sur l’eau, on ne pouvait espérer qu’aucune des pirogues échappât à leurs regards, et ils avaient trop de sagacité pour ne pas savoir de quel côté dériverait une pirogue ou un tronc d’arbre quand ils avaient une fois reconnu d’où venait le vent. Les rames de Deerslayer battirent donc l’eau moins fréquemment à mesure qu’il s’approchait du rivage ; son œil devint plus vigilant, et ses oreilles et ses narines semblèrent se dilater par suite des efforts qu’il faisait pour découvrir tout danger caché. C’était un moment difficile pour un novice, et il n’avait pas même l’encouragement que donne à un homme timide la certitude qu’on le voit et qu’on observe sa conduite. Il était seul, réduit à ses propres ressources, et nulle voix amie ne l’animait à de grands efforts. Malgré toutes ces circonstances, le vétéran le plus expérimenté dans la guerre des forêts n’aurait pu mieux se comporter. Également éloigné de l’hésitation et de la témérité, il continuait sa route avec une sorte de prudence philosophique qui semblait écarter de lui l’influence de tout autre motif que ceux qui étaient les plus propres à le faire réussir dans son dessein. Tel fut le commencement des exploits de cet homme dans la guerre des forêts, exploits qui le rendirent aussi renommé, à sa manière, et dans le cercle limité de sa carrière et de ses habitudes, que bien des héros dont les noms ornent des histoires plus célèbres qu’une légende aussi simple que celle-ci ne peut jamais le devenir.

Quand il fut à environ cinquante toises du rivage, Deerslayer se mit debout sur sa pirogue, donna quelques vigoureux coups de rames pour imprimer à son esquif l’impulsion nécessaire pour le porter jusqu’à la terre, et quitta rapidement l’instrument du travail pour prendre celui de la guerre. Il levait sa carabine quand une détonation subite fut suivie du sifflement d’une balle qui passa si près de lui qu’il tressaillit involontairement. Au même instant, le jeune chasseur eut l’air de chanceler, et tomba ensuite de son long au fond de la pirogue. Un cri perçant poussé par une seule voix s’ensuivit, et un Indien, sortant des buissons, courut en bondissant sur la pointe vers la pirogue. C’était ce que Deerslayer attendait. Il se releva sur-le-champ, dirigea sa carabine vers son ennemi qui était à découvert ; mais sa main hésita à lâcher son coup contre un homme sur lequel il avait tant d’avantage. Ce petit délai sauva probablement pour le moment la vie de l’Indien, qui s’enfuit vers les buissons avec la même vitesse qu’il en était sorti. Pendant ce temps, la pirogue approchait du rivage, et y toucha à l’instant où l’Indien disparut. Comme le mouvement de sa nacelle n’avait pas été dirigé, elle se trouvait à quelques toises de l’endroit où l’autre pirogue avait abordé, et quoique le sauvage eût à recharger son mousquet, Deerslayer n’avait pas le temps d’aller s’en assurer, et de la conduire hors de portée, avant d’être exposé à un autre coup de feu. Il sauta donc à terre sans hésiter, et entra dans le bois pour y chercher un couvert.

Le bord de la pointe était un espace découvert, de peu d’étendue, et terminé par une frange épaisse de buissons. Après avoir traversé cette étroite ceinture de végétation d’un ordre inférieur, on entrait sous la voûte sombre de la forêt. Le sol y était presque de niveau sur une centaine de toises, après quoi il s’élevait tout à coup et formait la rampe d’une montagne escarpée. Les arbres qui croissaient entre les buissons et la montagne étaient d’une grosseur proportionnée à leur taille élevée, et comme il ne se trouvait pas de broussailles entre eux, les troncs ressemblaient à de hautes colonnes irrégulièrement placées et soutenant un dôme de feuillage. Quoiqu’ils ne fussent pas très-éloignés les uns des autres, vu leur âge et leur grandeur, l’œil pouvait pénétrer entre eux jusqu’à une assez grande distance, et deux corps ennemis auraient pu se livrer un combat sous leur ombre et s’entendre pour concerter leurs mouvements.

Deerslayer savait que son ennemi, à moins qu’il n’eût pris la fuite, devait être occupé à recharger son mousquet. Effectivement, dès qu’il se fut placé derrière un arbre, il aperçut un bras de l’Indien, dont tout le corps était caché par un gros chêne, enfoncer une balle couverte de peau dans le canon de son mousquet. Rien ne lui eût été plus facile que de se précipiter sur lui, et de l’attaquer avant qu’il fût prêt à le recevoir ; mais la générosité de Deerslayer se révolta à l’idée d’assaillir un homme sans défense, quoique l’Indien eût voulu le tuer sans se mettre à découvert. Il n’avait pas encore acquis l’expérience des expédients féroces adoptés par les sauvages dans leurs guerres, qu’il ne connaissait que par tradition et par théorie, et il pensa que c’était profiter d’un injuste avantage que d’attaquer un ennemi non armé. La couleur de ses joues avait pris une teinte plus foncée, il avait les sourcils froncés et les lèvres serrées, toutes ses forces et son énergie étaient réunies ; mais, au lieu de s’avancer pour tirer, il baissa sa carabine, et la tint dans la position que lui donne un chasseur qui attend l’instant de prendre son point de mire, en se disant à lui-même, presque sans savoir qu’il parlait :

— Non, non ; cela peut être bon dans une guerre de Peau-Rouge, mais cela ne fait point partie des dons accordés à un chrétien. Que le mécréant charge son mousquet, et alors nous combattrons comme des hommes ; car il ne faut pas qu’il ait la pirogue, et il ne l’aura pas. Non, non, laissons-lui le temps de charger son arme, et la justice de Dieu fera le reste.

Pendant tout ce temps, l’Indien avait été tellement occupé de ses propres projets, qu’il ne savait même pas que son ennemi fût entré dans le bois. Sa seule crainte était que l’homme blanc ne s’emparât de la pirogue ; et ne l’emmenât avant qu’il fût prêt à l’en empêcher. Il avait cherché un couvert par habitude, mais il n’était qu’à quelques toises de la frange des buissons, et en un instant il pouvait être hors de la forêt et prêt à faire feu. En ce moment, il se trouvait à environ vingt-cinq toises de son ennemi, et la nature avait tellement arrangé les arbres qu’il n’en existait aucun qui arrêtât la vue entre les deux derrière lesquels chacun d’eux était placé.

Dès qu’il eut chargé son mousquet, le sauvage regarda autour de lui, et s’avança avec beaucoup de précautions pour que son ennemi ne pût le voir de l’endroit où il le supposait, mais se montrant complètement à lui dans la position où celui-ci se trouvait réellement. Alors Deerslayer sortit de derrière son arbre.

— Par ici, Peau-Rouge, par ici, s’écria-t-il, si c’est moi que vous cherchez. Je suis jeune en fait de guerre, mais pas assez pour rester sur un rivage découvert, en plein jour, pour être abattu par une balle comme un hibou. Il dépend de vous que nous soyons en paix ou en guerre, car les dons que le ciel m’a accordés sont ceux des hommes blancs, et je ne suis pas de ceux qui croient faire un grand exploit en tuant un de leurs semblables dans les bois.

L’Indien fut très-surpris en voyant tout à coup le danger qu’il courait. Il savait un peu d’anglais, et il comprit à peu près ce que lui disait le jeune chasseur. Mais il était trop prudent pour montrer aucune alarme, et appuyant la crosse de son mousquet sur la terre, avec un air de confiance, il fit un geste indiquant une politesse mêlée de fierté, avec le calme et l’aisance d’un homme habitué à ne pas reconnaître de supérieur. Mais, au milieu de cette affectation de sang-froid, le volcan qui était en éruption dans son cœur faisait étinceler ses yeux, et dilatait ses narines comme celles d’un animal féroce arrêté par quelque obstacle à l’instant où il va faire le bond fatal pour s’élancer sur sa proie.

— Deux pirogues, dit-il du ton guttural de sa race, en levant deux doigts pour qu’il n’y eût pas de méprise ; une pour vous — une pour moi.

— Non, non, Mingo, cela ne se peut pas. Ni l’une ni l’autre n’est à vous, et vous n’aurez ni l’une ni l’autre tant que je pourrai l’empêcher. Je sais que votre nation et la mienne sont en guerre ; mais ce n’est pas une raison pour que deux hommes qui se rencontrent veuillent se tuer l’un l’autre, comme les bêtes sauvages qui habitent les bois. Allez à vos affaires, et laissez-moi faire les miennes ; la forêt est assez grande pour tous deux. Si nous nous rencontrons dans une bataille, alors Dieu décidera du sort de chacun de nous.

— Bon ! s’écria l’Indien. — Mon frère missionnaire. — Longue harangue, — toujours sur le grand Manitou.

— Non, non, guerrier. — Je ne suis pas digne d’être frère Morave, et je n’aimerais pas qu’on me prît pour un de ces autres vagabonds qui se mêlent de prêcher dans les bois. Non, je ne suis qu’un chasseur quant à présent, quoiqu’il y ait toute apparence qu’avant que la paix soit faite, ma carabine aura occasion de s’exercer contre votre nation. Cependant je désire que ce soit en combat légitime, et non pour une querelle sur la propriété d’une misérable pirogue.

— Bon ! — Mon frère fort jeune, mais fort sage. — Petit guerrier, — grand orateur. — Un chef dans le conseil.

— Je n’en sais rien et je ne le dis pas, Mingo, répliqua Deerslayer en rougissant de dépit du sarcasme mal déguisé de l’Indien. J’ai dessein de passer ma vie dans les bois, et je désire qu’elle s’y passe en paix. Tous les jeunes gens doivent marcher sur le sentier de guerre quand l’occasion l’exige ; mais le massacre n’est pas la guerre ; j’en ai vu assez cette nuit même pour savoir que la Providence le réprouve, et je vous invite encore à passer votre chemin, et à me laisser prendre le mien. J’espère que nous nous séparerons en amis.

— Bon ! — Mon frère a deux chevelures — une grise sous la noire ; — vieille prudence, — jeune langue.

L’indien s’avança, la main étendue, le visage souriant, et son extérieur annonçant la confiance et l’amitié. Deerslayer en fit autant de son côté, et ils se serrèrent la main avec cordialité, chacun cherchant à assurer l’autre de la sincérité de son désir de vivre en paix.

— Chacun le sien, dit l’Indien ; ma pirogue à moi, — votre pirogue à vous, — allez voir. — Ma pirogue pour moi, — votre pirogue pour vous.

— Cela est juste, Peau-Rouge ; mais vous vous trompez en disant qu’une de ces pirogues est à vous. Quoi qu’il en soit, on doit croire ce qu’on voit ; allons ensemble sur le rivage ; vous verrez les choses de vos propres yeux, et vous les croirez sans doute plus facilement que les miens.

L’Indien proféra son exclamation favorite, — Bon ! — et ils s’acheminèrent ensemble vers le rivage. Ni l’un ni l’autre ne montrait la moindre apparence de méfiance, et l’Indien marchait même quelquefois en avant, comme pour prouver à son compagnon qu’il ne craignait pas de lui tourner le dos. Lorsqu’ils arrivèrent sur le terrain découvert, l’Indien étendit la main vers la pirogue de Deerslayer, et dit avec emphase :

— Pas ma pirogue — pirogue de Face-Pâle. — Celle-là pirogue de Peau-Rouge. — Pas besoin de la pirogue d’un autre. — Besoin de la mienne.

— Vous vous trompez, Peau-Rouge, vous vous trompez complètement. Cette seconde pirogue a été laissée sous la garde du vieux Tom Hutter ; et, suivant toutes les lois rouges ou blanches, elle lui appartient jusqu’à ce que le propriétaire vienne la réclamer. Regardez-en le travail, il parle de lui-même : jamais Indien n’a fait une pareille pirogue.

— Bon ! — mon frère un peu vieux, — profonde sagesse. — Cette pirogue pas le travail d’un Indien, — ouvrage de Face-Pâle.

— Je suis charmé que vous pensiez ainsi, car si vous aviez soutenu le contraire, cela aurait pu semer la zizanie entre nous, chacun ayant droit de se mettre en possession de ce qui lui appartient. Mais je vais mettre cette pirogue hors de portée de toute dispute, comme le meilleur moyen de prévenir toutes difficultés.

En parlant ainsi, il appuya le pied sur le bord de la pirogue, et la poussant vigoureusement, il l’envoya à plus de cent pieds du rivage, où, rencontrant le vrai courant, elle ne pouvait plus courir le danger de se rapprocher de la terre. Le sauvage fit un geste de surprise à cet exploit décidé et inattendu, et son compagnon le vit jeter un regard furtif et équivoque sur l’autre pirogue, qui contenait toutes les rames. Cependant le changement de physionomie de l’Indien ne dura qu’un instant ; il reprit sur-le-champ son air amical, et un sourire parut même sur ses lèvres.

— Bon ! dit-il avec plus d’emphase que jamais. — Jeune corps, vieille tête. — Bon moyen, — querelle finie. — Adieu, mon frère. — Vous à la maison sur l’eau, la maison du rat musqué, — moi, au camp, dire aux chefs pas trouvé de pirogue.

Deerslayer ne fut pas fâché d’entendre cette proposition, car il lui tardait d’aller rejoindre les filles de Hutter, et il serra avec plaisir la main que l’Indien lui offrait. Leurs derniers mots furent de nouvelles assurances d’amitié, et tandis que l’homme rouge retournait vers le bois son mousquet sous le bras, comme le porte un chasseur, sans se retourner une seule fois par inquiétude ou méfiance, l’homme blanc s’avança vers sa pirogue en portant sa carabine d’une manière aussi pacifique, mais en suivant des yeux tous les mouvements de l’Indien. Cependant cette méfiance finit par lui paraître déplacée, et comme s’il eût été honteux de s’y être livré, il monta indolemment sur sa pirogue, et ne songea plus qu’à faire ses préparatifs de départ. Il n’y avait pas une minute qu’il s’en occupait, quand ses yeux, se portant par hasard vers la terre, lui apprirent le danger imminent que courait sa vie. Les yeux noirs et féroces du sauvage étaient fixés sur lui comme ceux d’un tigre à travers les branches entr’ouvertes d’un buisson, et il y passait déjà le canon de son mousquet pour ajuster celui qu’il venait de nommer son frère.

Ce fut alors que la longue pratique de Deerslayer comme chasseur lui fut utile. Accoutumé à tirer sur le daim pendant qu’il bondissait, et même quand il ne pouvait connaître que par conjecture la position précise du corps de l’animal, il eut recours en ce moment aux mêmes expédients. Ramasser sa carabine, l’armer, et en appuyer la crosse sur son épaule furent l’affaire d’un seul instant et d’un seul mouvement, et, presque sans ajuster, il tira sur la partie du buisson où il savait qu’un corps devait se trouver pour soutenir la tête menaçante qui se montrait seule. Il ne crut pas avoir le temps de lever plus haut sa carabine, ni d’ajuster avec plus de précision. Ses mouvements furent si rapides que les deux coups partirent en même temps, et que les échos des montagnes ne répétèrent qu’une seule détonation. Deerslayer resta la tête levée, droit comme un pin, et attendit le résultat. Le sauvage poussa un cri effroyable, fit un bond au-dessus du buisson, et courut dans l’espace découvert en brandissant un tomahawk. Deerslayer demeura immobile, sa carabine appuyée sur une épaule, et sa main cherchant machinalement sa poire à poudre. Quand il fut à environ quarante pieds de son ennemi, l’Indien lui lança son tomahawk ; mais ce fut d’un œil si peu sûr et d’une main si faible, que le jeune chasseur saisit cette arme par le manche pendant qu’elle passait à son côté. En ce moment, les forces de l’Indien l’abandonnèrent ; il chancela, et tomba par terre.

— Je le savais, je le savais ! s’écria Deerslayer, qui se préparait à mettre une autre balle dans sa carabine. Oui, je savais ce qui en arriverait du moment où j’ai vu à quelle portée étaient les yeux de cette créature ; il ne faut pas longtemps à un homme pour prendre son point de mire et faire feu, quand sa propre vie est en danger. Je l’ai prévenu peut-être de la centième partie d’une seconde, sans quoi j’en aurais été mauvais marchand, car la balle de ce reptile m’a effleuré le côté. Mais qu’on dise tout ce qu’on voudra pour ou contre, une Peau-Rouge, avec sa poudre et ses balles, n’a jamais son coup aussi sûr qu’un homme blanc. Non, non, ce n’est pas là un de leurs dons. Chingachgook lui-même, malgré toutes ses grandes qualités, a quelquefois manqué son coup.

En parlant ainsi, il avait rechargé sa carabine, et après avoir jeté le tomahawk dans sa pirogue, il s’approcha de l’Indien, et resta debout près de lui, le regardant avec une attention mélancolique. C’était la première fois qu’il voyait un homme mourir en combattant, c’était le premier de ses semblables contre lequel il avait jamais levé la main. Les sensations qu’il éprouvait étaient nouvelles pour lui, les sentiments les plus doux de la nature humaine étaient encore frais dans son cœur, et le regret se mêla à la joie du triomphe. L’Indien n’était pas mort, quoiqu’il eût le corps percé de part en part. Il était étendu sur le dos sans mouvement ; mais ses yeux, indiquant qu’il avait toute sa connaissance, suivaient tous les mouvements de son vainqueur, comme l’oiseau pris au piège regarde l’oiseleur ; il attendait sans doute le coup fatal qui devait précéder l’enlèvement de sa chevelure, ou peut-être pensait-il que cet acte de cruauté aurait lieu avant sa mort. Deerslayer lut dans ses pensées, et il trouva une satisfaction mélancolique à bannir les craintes du sauvage mourant.

— Non, non, Peau-Rouge, lui dit-il, vous n’avez rien de plus à craindre de moi ; je suis de race chrétienne, et scalper n’est pas un de mes dons. Je vais m’assurer de votre mousquet, et je reviendrai vous rendre tous les services que je pourrai, quoique je ne puisse rester ici longtemps, car le bruit de trois coups de feu peut faire tomber sur moi quelques-uns de vos démons.

Cette dernière phrase fut une sorte de soliloque qu’il prononça en allant chercher le mousquet du sauvage. Il le trouva dans le buisson d’où l’Indien avait tiré, le porta dans sa pirogue, y laissa aussi sa carabine, et retourna près du blessé.

— Nous ne sommes plus ennemis, Peau-Rouge, lui dit-il, et vous pouvez être sans crainte pour votre chevelure ou toute autre chose. Les dons que m’a faits le ciel sont blancs, comme je vous l’ai dit, et j’espère que ma conduite sera blanche aussi.

Si Deerslayer avait pu comprendre tout ce que signifiaient les regards de l’Indien, il est probable que la vanité innocente que lui inspirait sa couleur n’aurait pas été très-satisfaite ; mais il vit la reconnaissance qu’exprimaient les yeux du mourant, sans s’apercevoir de l’air de sarcasme qui s’y mêlait.

— De l’eau, s’écria le moribond, de l’eau pour le pauvre Indien !

— Oui, vous aurez de l’eau, quand vous devriez mettre le lac à sec. Je vais vous porter sur ses bords, et vous pourrez boire tant que vous voudrez. On dit qu’il en est de même de tous les blessés ; l’eau est leur plus grande consolation.

En parlant ainsi, il leva l’Indien dans ses bras et le porta sur les bords du lac, ayant soin de l’y placer de manière qu’il put apaiser sa soif brûlante. Il s’assit ensuite près du blessé, dont il appuya la tête sur ses genoux, et dont il chercha de son mieux à adoucir les angoisses.

— Ce serait péché, guerrier, lui dit-il, si je vous disais que votre temps n’est pas encore venu, et par conséquent je ne vous le dirai pas. Vous avez déjà passé le milieu de la vie, et vu la manière dont vous vivez, vous autres, vos jours ont été assez bien remplis. La principale chose pour vous, à présent, c’est de songer à ce qui vient ensuite. Au total, ni les Peaux-Rouges, ni les Faces-Pâles ne comptent beaucoup s’endormir pour toujours. Les uns comme les autres s’attendent à vivre dans un autre monde. Chacun de nous a reçu ses dons du ciel, et sera jugé en conséquence. Je suppose que vous avez pensé à cela assez souvent pour ne pas avoir besoin de sermons, à l’instant où votre jugement va être prononcé. Si vous avez bien rempli vos devoirs d’Indien, vous irez chasser dans des bois pleins de gibier, sinon vous serez traité d’une autre manière. J’ai mes idées sur tout cela, mais vous êtes trop âgé, et vous avez trop d’expérience pour avoir besoin des explications d’un homme si jeune que moi.

— Bon ! s’écria l’Indien, dont la voix conservait encore sa force, quoique sa fin approchât ; jeune tête, — vieille sagesse.

— C’est quelquefois une consolation, quand nous sommes près de notre fin, de savoir que ceux à qui nous avons nui ou voulu nuire nous pardonnent. Je suppose que la nature cherche ce soulagement pour obtenir un pardon sur la terre, car ce n’est qu’après le jugement que nous pouvons savoir si le Grand-Esprit nous a pardonné. On est plus tranquille, dans un pareil moment, quand on sait qu’on a obtenu un pardon quelconque, et j’en conclus que c’est là tout le secret. Quant à moi, je vous pardonne entièrement d’avoir voulu m’ôter la vie ; d’abord parce qu’il n’en est résulté aucun mal pour moi, ensuite parce que cela était dans vos dons, dans votre nature et dans vos habitudes, et enfin et surtout parce que je ne puis conserver de ressentiment contre un homme mourant, n’importe qu’il soit païen ou chrétien. Ainsi soyez tranquille, en tant que cela me concerne. Pour ce qui est du reste, vous savez mieux que moi ce qui doit vous inquiéter ou vous donner de la satisfaction dans un moment si délicat.

Il est probable que l’Indien avait sur l’état inconnu d’existence après la mort quelqu’une de ces lueurs terribles que Dieu, dans sa merci, semble accorder à toute la race humaine ; mais elle était probablement conforme à ses habitudes et à ses préjugés. Comme la plupart des hommes de sa race, et comme un trop grand nombre d’individus de la nôtre, il songeait plutôt à mourir de manière à obtenir les applaudissements de ceux qu’il allait quitter, qu’à s’assurer ensuite un meilleur état d’existence. Il n’avait pas très-bien compris ce que Deerslayer venait de lui dire, quoiqu’il rendît justice à ses bonnes intentions ; et quand celui-ci eut fini de parler, il éprouva le regret qu’aucun membre de sa tribu ne pût être témoin du stoïcisme avec lequel il supportait ses souffrances, et de la fermeté avec laquelle il attendait la mort. Avec cette courtoisie fière et naturelle qui distingue si souvent le guerrier indien, avant qu’il soit corrompu par un commerce trop fréquent avec la classe la plus dépravée des blancs, il s’efforça de lui exprimer ses remerciements de ses bonnes intentions, et de lui faire comprendre qu’il les appréciait.

— Bon ! répéta-t-il, car c’était un mot que tous les sauvages employaient souvent ; bon ! jeune tête, et jeune cœur aussi. Vieux cœur endurci, plus de larmes. Indien à sa mort, pas de mensonge. — Votre nom ?

— Deerslayer est celui que je porte à présent, mais les Delawares m’ont dit que, lorsque j’aurai marché sur le sentier de guerre, j’en aurai un autre plus digne d’un homme, si je l’ai mérité.

— Deerslayer, bon nom pour un enfant, pauvre nom pour un guerrier. — Un meilleur avant peu ; pas de crainte de cela. — L’Indien eut encore la force de soulever un bras et de toucher la poitrine du jeune chasseur. — L’œil sûr, la main un éclair ; point de mire, la mort. Grand guerrier bientôt. Non Deerslayer, non ; Hawkeye, Hawkeye[1]. La main !

Deerslayer, ou Hawkeye, comme l’Indien venait de l’appeler pour la première fois, car il porta ce nom par la suite dans tout ce pays, prit la main du sauvage, qui rendit le dernier soupir en regardant avec un air d’admiration un étranger qui avait montré tant de sang-froid, d’adresse et de fermeté dans toute cette scène. Si le lecteur se rappelle que la plus grande satisfaction que puisse éprouver un Indien, c’est de voir son ennemi montrer de la faiblesse, il en appréciera mieux la conduite qui avait extorqué à celui-ci une si grande concession à l’instant de sa mort.

— Son esprit a pris son vol, dit Deerslayer d’un ton mélancolique. Hélas ! c’est à quoi il faut que nous arrivions tous plus tôt ou plus tard ; et le plus heureux, n’importe quelle soit la couleur de sa peau, est celui qui est le plus en état de voir la mort en face. Voici le corps d’un brave guerrier sans doute, et son âme est déjà sur le chemin de son ciel, soit que ce soit une forêt giboyeuse ou des bois dépourvus de tout gibier, ou, suivant la doctrine des frères Moraves, une région de gloire ou de flammes dévorantes. Et d’un autre côté, voilà le vieux Hutter et Hurry Harry qui se sont mis dans l’embarras et exposés à la torture et à la mort pour gagner une prime que ma bonne fortune place sur mon chemin d’une manière que bien des autres trouveraient légale et convenable. Mais pas un farthing de pareil argent ne me souillera jamais la main. Blanc je suis né et blanc je mourrai, tenant à ma couleur jusqu’à la fin, quand bien même le roi, ses gouverneurs et tous ses conseillers, tant en Europe que dans les colonies, oublieraient d’où ils viennent et où ils espèrent aller, et tout cela pour un faible avantage dans la guerre. Non, non, guerrier, ma main ne touchera pas à votre chevelure ; que votre âme soit tranquille ! Quand votre corps ira la rejoindre dans le pays des esprits, il pourra y figurer décemment.

Après avoir ainsi parlé, Deerslayer se leva, plaça le corps du sauvage comme s’il eût été assis, le dos appuyé contre un petit rocher, et prit soin qu’il ne pût tomber ou prendre une attitude qui, suivant les idées de sensibilité bizarre des Indiens, pût paraître inconvenante. Quand il eut accompli ce devoir, il regarda son ennemi avec une sorte d’abstraction mélancolique, et suivant la coutume qu’il avait contractée en vivant si souvent seul dans la forêt, il commença bientôt à penser tout haut.

— Je n’en voulais pas à votre vie, Peau-Rouge, dit-il ; mais vous ne m’avez laissé d’autre alternative que de vous tuer ou d’être tué. Nous avons agi tous deux suivant nos dons respectifs, et l’on ne doit blâmer ni l’un ni l’autre. Vous m’avez attaqué en trahison, parce que c’est votre nature dans la guerre, et j’ai manqué de précaution, parce que la mienne est d’avoir confiance dans les autres. Eh bien ! voilà mon premier combat contre un de mes semblables, et il est probable que ce ne sera pas le dernier. J’ai combattu la plupart des créatures des forêts, les ours, les loups, les panthères et les chats sauvages, et voici mon commencement avec les Peaux-Rouges. Si j’étais né Indien, je pourrais m’en vanter, emporter une chevelure, et faire trophée de cet exploit devant toute ma tribu ; si mon ennemi avait été un ours, je pourrais raconter comment les choses se sont passées ; mais je ne vois pas comment je puis confier ce secret même à Chingachgook, puisque je ne puis le faire qu’en me vantant avec une langue blanche. Et pourquoi voudrais-je m’en vanter, après tout ? C’est un homme que j’ai tué, quoique ce fût un sauvage ; puis-je savoir si c’était un Indien fidèle à sa nature, ou si je ne l’ai pas envoyé tout d’un coup partout ailleurs que dans ses forêts pleines de gibier ? Quand on n’est pas sûr d’avoir fait bien ou mal, le plus sage est de ne pas s’en vanter. Cependant je voudrais que Chingachgook sût que je ne fais pas honte aux Delawares ni à l’éducation qu’ils m’ont donnée.

Une partie de ce discours fut prononcée tout haut, et il ne fit que murmurer le reste entre ses dents. Ses opinions bien décidées eurent le premier avantage, mais ses doutes ne furent exprimés qu’à demi-voix. Ses réflexions et son soliloque furent interrompus d’une manière inquiétante par l’apparition subite d’un second Indien sur le bord du lac à deux ou trois cents toises de la pointe. Ce sauvage, évidemment un espion comme le premier, et qui avait été probablement attiré en cet endroit par le bruit des coups de feu, sortit du bois avec si peu de précaution, que Deerslayer le vit avant d’en avoir été aperçu lui-même. Quand cela arriva, ce qui eut lieu un moment après, l’Indien poussa un grand cri, auquel une douzaine de voix répondirent de différents côtés de la montagne. Ce n’était pas le temps de s’arrêter davantage, et, une minute après, Deerslayer, sur sa pirogue, s’éloignait du rivage à toutes rames.

Dès qu’il se crut à une distance qui le mettait en sûreté, il cessa de ramer, laissa sa pirogue aller à la dérive, et se mit à considérer l’état des choses. La pirogue qui avait été la première abandonnée à la dérive, flottait vent arrière, à un bon quart de mille au-dessus de lui, et un peu plus près du rivage qu’il ne l’aurait voulu, attendu le voisinage des Indiens. Celle qu’il avait repoussée de la pointe n’était qu’à quelques toises de la sienne, car il avait dirigé sa route de manière à la rejoindre en s’éloignant de la terre. Le corps de l’Indien était où il l’avait placé. Le guerrier qui s’était montré en sortant de la forêt avait déjà disparu, et les bois semblaient eux-mêmes silencieux comme au moment où ils étaient sortis des mains du Créateur. Ce profond silence ne dura pourtant qu’un moment. Quand les espions de l’ennemi eurent eu le temps de faire une reconnaissance, les Indiens s’élancèrent de la forêt, accoururent sur la pointe, et remplirent l’air de cris de fureur en apercevant le cadavre de leur compagnon. À ces cris succédèrent des acclamations de joie, quand ils s’approchèrent du défunt, autour duquel ils se groupèrent. Deerslayer connaissait assez bien les usages des Indiens pour comprendre le motif de ce changement. Les cris étaient les lamentations d’usage lors de la mort d’un guerrier, et les acclamations un signe de réjouissance de ce que le vainqueur n’avait pas eu le temps, comme ils le supposaient, de lui enlever sa chevelure, trophée sans lequel une victoire n’est jamais regardée comme complète. La distance à laquelle étaient déjà les pirogues les empêcha probablement de faire aucune tentative pour attaquer le vainqueur ; car les Indiens du nord de l’Amérique, comme les panthères de leurs forêts, cherchent rarement à attaquer leurs ennemis, sans être à peu près certains de réussir dans leur entreprise.

Comme Deerslayer n’avait plus aucun motif pour rester près de la pointe, il songea à prendre ses pirogues à la remorque pour les conduire au château. Il ne lui fallut que quelques minutes pour s’assurer de celle qui était à peu de distance, et il se mit ensuite à la poursuite de l’autre qui continuait à remonter le lac. Dès qu’il y eut jeté les yeux, il pensa qu’elle était plus près du rivage qu’elle n’aurait dû l’être si elle n’avait fait que céder à l’influence du peu de vent qu’il faisait, et il commença à croire qu’il existait dans le lac un courant invisible qui l’entraînait. Il redoubla donc d’efforts pour s’en remettre en possession avant qu’elle arrivât à une proximité dangereuse de la terre. Quand il en fut plus près, il pensa que la pirogue avait un mouvement sensible dans l’eau, et que, quoiqu’elle fût par le travers du vent, ce mouvement la portait vers la terre. Quelques vigoureux coups de rames l’en approchèrent encore davantage, et le mystère s’expliqua. Quelque chose était évidemment en mouvement sur le côté de la pirogue qui était le plus éloigné du jeune chasseur, et un examen plus sérieux lui apprit que c’était le bras nu d’un homme. Un Indien était étendu au fond de la pirogue, et se servant de son bras comme d’une rame, il la faisait avancer vers la terre lentement, mais avec certitude. Un seul coup d’œil fit comprendre à Deerslayer tout ce qui s’était passé. Un sauvage s’était mis à la nage pour s’emparer de la pirogue, tandis que le jeune chasseur était occupé avec l’autre Indien sur la pointe ; et il avait imaginé ce moyen pour la conduire à terre.

Convaincu que l’homme qui était dans la pirogue ne pouvait avoir d’armes, Deerslayer n’hésita pas à avancer la sienne de manière à la placer bord à bord avec l’autre, sans même juger nécessaire de lever sa carabine. Dès que le sauvage entendit le bruit des rames de l’autre pirogue, il se leva précipitamment, et poussa une exclamation qui prouvait combien il était pris par surprise.

— Si vous vous êtes assez amusé de votre promenade dans cette pirogue, Peau-Rouge, lui dit Deerslayer d’un ton calme, cessant de ramer assez à temps pour prévenir un contact entre les deux nacelles, vous agirez prudemment en la quittant à la nage comme vous y êtes arrivé. Je ne vous demande que ce qui est raisonnable, car je n’ai pas soif de votre sang, quoiqu’il y ait bien des gens qui regarderaient votre chevelure comme un bon de prime plutôt que comme le couvre-chef d’un homme. M’entendez-vous ? Jetez-vous dans ce lac à l’instant, avant que nous n’en venions aux gros mots.

Ce sauvage ne savait pas un mot d’anglais, et s’il comprit à peu près ce que lui disait Deerslayer, il en fut redevable aux gestes de celui-ci, et à l’expression d’un œil qui ne trompait jamais. Peut-être aussi la vue de la carabine qui était à portée de la main de l’homme blanc accéléra-t-elle sa détermination. Quoi qu’il en soit, il s’accroupit comme un tigre qui va prendre son élan, poussa un grand cri, et le moment d’après son corps nu disparut sous l’eau. Quand il revint à la surface pour respirer, il était à quelques toises de la pirogue, et le regard qu’il jeta derrière lui prouva combien il craignait que l’arme du blanc ne lui envoyât un fatal message. Mais Deerslayer n’avait aucune intention hostile. Il amarra tranquillement la pirogue aux deux autres, et se mit à ramer pour s’éloigner de la terre ; et quand l’Indien eut gagné le rivage, où il se secoua comme un épagneul qui sort de l’eau, l’ennemi qu’il redoutait était déjà hors de portée du mousquet et en route pour le château. Suivant sa coutume, il ne manqua pas alors de faire un soliloque sur ce qui venait d’arriver, tout en ramant pour arriver à sa destination.

— Eh bien, dit-il, j’aurais eu tort de tuer un homme sans nécessité. Une chevelure n’a aucune valeur pour moi, au lieu que la vie a son prix, et ceux qui ont reçu du ciel les dons accordés aux blancs ne doivent en priver légèrement personne. Ce sauvage était un Mingo, c’est la vérité, et je ne doute pas qu’il n’ait toujours été et qu’il ne soit toujours un vrai reptile et un vagabond ; mais ce n’est pas une raison pour que j’oublie ma couleur. Non, non, qu’il s’échappe, et si nous nous retrouvons jamais, la carabine en main, on verra qui à la main la plus ferme et l’œil le plus sûr. — Hawkeye ! ce ne serait pas un mauvais nom pour un guerrier ; il a le son plus mâle et plus vaillant que celui de Deerslayer. Ce ne serait pas un mauvais titre pour commencer, et je l’ai assez bien gagné. Si c’était Chingachgook, il pourrait aller dans sa tribu se vanter de ses exploits, et les chefs le nommeraient Hawkeye en une minute ; mais il ne convient pas au sang blanc de se vanter, et il n’est pas aisé de voir comment l’affaire pourra être connue, à moins que je n’en parle ! — Eh bien ! tout est entre les mains de la Providence, cette affaire aussi bien que toute autre, et je compte sur elle pour obtenir en toute chose ce qui m’est dû.

Ayant ainsi trahi ce qu’on peut appeler son côté faible, il continua à ramer en silence, avançant vers le château aussi rapidement que le permettaient les deux pirogues qu’il traînait à la remorque. Le soleil alors non-seulement était levé, mais son disque se montrait au-dessus des plus hautes montagnes du côté de l’orient, et répandait des flots de lumière glorieuse sur cette belle nappe d’eau à laquelle les Européens n’avaient pas encore donné un nom. Toute cette scène était radieuse de beauté ; et à moins de savoir ce qui se passait ordinairement dans les bois, on n’aurait pu s’imaginer que ce beau site eût été si récemment témoin de tant d’incidents si étranges et si barbares. En approchant du château, Deerslayer pensa, ou plutôt sentit, que l’extérieur en était en singulière harmonie avec toute la scène. Quoiqu’on n’eût consulté en le construisant que la force et la sûreté, les troncs d’arbres massifs, couverts de leur écorce à l’extérieur, le toit en saillie, et la forme de l’édifice, auraient contribué à rendre cet édifice pittoresque presque dans toute situation, tandis que sa position actuelle ajoutait une nouveauté piquante aux autres motifs d’intérêt qu’il offrait.

Mais quand Deerslayer fut plus près du château, il vit se présenter à lui des objets d’intérêt qui éclipsèrent toutes les beautés du lac et l’attrait de cet édifice singulier. Judith et Hetty étaient sur la plate-forme, devant la porte, attendant son arrivée avec la plus grande inquiétude, et la première cherchait de temps en temps à distinguer l’expression de sa physionomie à l’aide de la longue-vue dont il a déjà été parlé. Elle n’avait peut-être jamais paru plus belle qu’en ce moment, l’alarme et l’anxiété donnant à son coloris sa plus riche teinte, tandis que la douceur de ses yeux, charme que la pauvre Hetty elle-même partageait avec elle, puisait un nouvel attrait dans l’intensité de son inquiétude. Sans nous arrêter à analyser les motifs ou à faire des distinctions subtiles entre la cause et l’effet, telle fut du moins l’opinion du jeune chasseur quand il arriva près de l’arche, à laquelle il amarra soigneusement ses trois pirogues avant de mettre le pied sur la plate-forme.


  1. Œil-de-Faucon.