Le Tueur de daims/Chapitre VI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 79-93).

CHAPITRE VI.


Ainsi parla l’ange apostat, quoique dans la douleur ; se glorifiant bien haut, mais navré d’un profond désespoir.
Milton.

Peu de temps après la disparition de Judith, un vent léger s’éleva du sud, et Hutter établit une grande voile carrée qui avait été autrefois un hunier à bord d’un sloop d’Albany, mais qui, étant usée, avait été vendue. L’effet qu’elle produisit fut suffisant pour dispenser de la nécessité de ramer. Au bout de deux heures, on vit dans l’obscurité le château s’élever hors de l’eau à environ cinquante toises de distance. Alors la voile fut amenée, et le scow dériva peu à peu sur la plate-forme et y fut amarré.

Personne n’était entré dans la maison depuis que Hurry et son compagnon l’avaient quittée. On la trouva dans le repos de minuit, sorte de type de la solitude d’un désert. Comme on savait qu’il y avait des ennemis dans les environs, Hutter recommanda à ses filles de ne pas allumer de lumières, espèce de luxe qu’on n’y connaissait guère pendant les mois d’été, de peur que leur clarté n’indiquât aux Indiens où ils pouvaient les trouver.

— En plein jour, je ne craindrais pas une armée de sauvages derrière ces bons troncs d’arbres, tandis qu’ils n’auraient rien pour se mettre à l’abri, ajouta Hutter après avoir expliqué à ses hôtes par quel motif il avait défendu les lumières ; car j’ai ici trois ou quatre bons mousquets toujours chargés, et Tue-Daim surtout est un fusil qui ne manque jamais son coup. Mais ce n’est pas la même chose pendant la nuit : un canot peut arriver ici à la faveur de l’obscurité sans être vu, et les sauvages ont tant de manières rusées d’attaquer, que je regarde comme bien suffisant d’avoir à se défendre contre eux à la clarté du soleil. J’ai bâti cette demeure pour les tenir plus loin qu’à la longueur du bras, en cas que j’aie encore à en venir aux coups avec eux. Il y a des gens qui croient que cette situation est trop découverte, trop exposée ; mais je persiste à jeter l’ancre ici, loin des buissons et des broussailles, et je ne crois pas qu’on puisse trouver un meilleur ancrage.

— On m’a dit que vous avez été marin, vieux Tom, dit Hurry avec le ton de liberté qui lui était ordinaire, se rappelant en ce moment qu’il l’avait déjà deux ou trois fois entendu employer des termes de marine ; il y a des gens qui croient que vous pourriez raconter d’étranges histoires de combats et de naufrages, si la fantaisie vous en prenait.

— Il y a des gens, Hurry, répondit Hutter éludant cette question, qui vivent des pensées des autres, et il y en a même quelques-uns qui viennent jusque dans les bois. Ce que j’ai été et ce que j’ai vu dans ma jeunesse est de moindre importance pour nous en ce moment que les sauvages. Il est plus essentiel de chercher à découvrir ce qui peut nous arriver d’ici à vingt-quatre heures, que de nous occuper de ce qui peut s’être passé il y a vingt-quatre ans.

— C’est parler avec jugement, Deerslayer, dit Hurry ; oui, et avec un bon jugement. Voici Judith et Hetty dont il faut prendre soin, sans parler de nos chevelures ; quant à moi, je puis dormir dans l’obscurité aussi bien qu’au grand jour, et il ne n’importe guère que le soleil ou une lumière me voie fermer les yeux.

Comme Deerslayer jugeait rarement nécessaire de répondre aux plaisanteries du genre qui était habituel à son compagnon, et qu’il était évident que Hutter n’était pas disposé à prolonger cette discussion, cette remarque termina l’entretien. Le vieux Tom avait pourtant dans l’esprit autre chose que des souvenirs du passé. Dès que ses filles l’eurent quitté en annonçant l’intention de se coucher, il invita ses deux compagnons à le suivre sur l’arche. Quand ils y furent arrivés, il leur exposa ses projets, en gardant le silence sur la partie qu’il se réservait d’exécuter avec Hurry.

— Le grand objet des gens qui sont postés comme nous le sommes, dit-il, c’est de commander l’eau. Tant qu’il n’y aura sur ce lac aucun autre esquif, une pirogue d’écorce y est aussi bonne qu’un vaisseau de guerre, car le château ne sera pas aisément pris à la nage. Or, il n’y a que cinq pirogues dans les environs sur ce lac. De ces cinq pirogues, deux sont à moi, et la troisième appartient à Hurry, et toutes trois sont en notre possession. L’une est amarrée au pilotis sous la maison, et les deux autres sont le long du bord de l’arche. Les deux autres sont à peu de distance du rivage, cachées dans des troncs d’arbres creux, et si les sauvages ont sérieusement envie de gagner la prime offerte pour les chevelures, ces ennemis malins ne passeront demain devant rien qui puisse servir de cachette, sans l’examiner de bien près ; ainsi donc…

— Je vous dis, ami Hutter, s’écria Hurry, qu’il n’existe pas un Indien qui soit en état de découvrir une pirogue convenablement cachée dans un tronc d’arbre ; je me connais un peu en pareille besogne, et voici Deerslayer qui vous dira que je sais si bien cacher une pirogue, que je ne puis la retrouver moi-même.

— Vous avez raison, Hurry, dit le jeune chasseur, mais vous oubliez la circonstance que si vous n’avez pu découvrir la piste de l’homme qui l’avait cachée, je l’ai trouvée, moi. Je pense comme maître Hutter, qu’il est beaucoup plus sage de se méfier de la clairvoyance d’un sauvage que de compter sur son manque d’yeux. Si donc il est possible d’amener ces deux pirogues au château, le plus tôt sera le mieux.

— Prendrez-vous part à cette entreprise ? demanda Hutter de manière à prouver que cette proposition le surprenait et lui plaisait.

— Très-certainement. Je suis prêt à m’enrôler pour toute entreprise qui ne sera pas contraire aux dons que le ciel a faits aux hommes blancs. La nature nous ordonne de défendre notre vie, et la vie des autres quand l’occasion s’en présente. Avec un tel objet en vue, je vous suivrai jusque dans le camp des Mingos s’il le faut, Tom Flottant, et je ferai tous mes efforts pour m’acquitter de mon devoir, s’il faut que nous en venions aux coups ; quoique, n’ayant encore pris part à aucun combat, je n’ose promettre plus que je ne serai peut-être en état de faire. Nous connaissons tous nos désirs, mais personne ne connaît ses forces avant d’en avoir fait l’épreuve.

— Cela est modeste et convenable, mon garçon, dit Hurry ; vous n’avez pas encore entendu la détonation d’un mousquet en colère, et permettez-moi de vous dire qu’elle est aussi éloignée du ton persuasif de votre carabine quand elle parle aux daims, que le sourire de Judith, quand elle est dans sa meilleure humeur, l’est des criailleries de la maîtresse hollandaise d’une ferme sur les bords du Mohawk. Je ne m’attends pas à trouver en vous un grand guerrier, Deerslayer, quoique, pour attaquer les daims, vous n’ayez pas votre égal dans cette partie du pays. Mais quant au service réel, vous vous trouverez un peu en arrière, à ce que je pense.

— C’est ce que nous verrons, Hurry, c’est ce que nous verrons, répondit Deerslayer avec douceur, sans paraître aucunement piqué des doutes qui venaient d’être exprimés sur un point qu’on n’attaque guère sans blesser la vanité des hommes, précisément en proportion de ce que leur conscience leur fait sentir que c’est leur côté vulnérable. N’ayant jamais été mis à l’épreuve, j’attendrai l’événement pour savoir ce que je dois en penser moi-même ; et alors je parlerai avec certitude, au lieu de faire des fanfaronnades. J’ai entendu parler de gens qui étaient très-vaillants avant le combat, et qui n’y faisaient pas grand-chose quand il était engagé ; et d’autres qui avaient voulu attendre pour parler, qu’ils le connussent eux-mêmes, et qui se comportaient mieux qu’on ne l’avait supposé, quand le moment en était venu.

— Dans tous les cas, nous savons que vous êtes en état de manier une rame, jeune homme, dit Hutter, et c’est tout ce que nous vous demanderons ce soir. Ne perdons plus de temps, entrons dans une pirogue, et agissons au lieu de parler.

La pirogue était prête ; Hurry et Deerslayer y entrèrent, et prirent les rames. Le vieux Tom, avant de s’embarquer, retourna au château, où il eut une conférence de quelques minutes avec Judith ; revenant ensuite trouver ses amis, il prit sa place dans la pirogue, qui s’éloigna de l’arche au même instant.

S’il y avait eu un temple élevé à Dieu dans cette solitude profonde, l’horloge aurait sonné minuit lorsque nos aventuriers partirent pour leur expédition. L’obscurité avait augmenté, mais le ciel était pur, et la clarté des étoiles suffisait aux projets des trois compagnons d’entreprise. Hutter connaissait les endroits où les deux pirogues étaient cachées, et il indiquait la route, tandis que les deux autres maniaient leurs rames avec la plus grande circonspection, de peur que, dans le silence de la nuit, le moindre bruit ne fût porté à travers cette nappe d’eau tranquille jusqu’aux oreilles de leurs ennemis. Mais l’esquif était trop léger pour exiger des efforts extraordinaires, et la dextérité remplaçant la force, au bout d’une demi-heure ils approchèrent du rivage sur une pointe à environ une lieue du château.

— Cessez de ramer, mes amis, dit Hutter à voix basse, et regardons un instant autour de nous. Il faut que nous soyons tout yeux et tout oreilles ; car ces reptiles ont des nez comme des limiers.

Le rivage fut examiné soigneusement pour découvrir quelque reste de lumière qui aurait pu avoir été laissé dans le camp des ennemis, et tous les yeux firent les plus grands efforts pour s’assurer si un fil de fumée partant d’un feu presque éteint, s’élevait le long de la rampe des montagnes. Ils n’aperçurent rien d’extraordinaire ; et comme ils étaient à une assez grande distance du Susquehannah, c’est-à-dire de l’endroit où l’on avait trouvé les sauvages, ils crurent pouvoir débarquer sans danger. Les deux jeunes gens reprirent les rames, et firent avancer doucement la pirogue, qui toucha sur les sables du rivage presque sans aucun bruit. Hutter et Hurry débarquèrent sur-le-champ, le premier portant son mousquet et celui de son compagnon, et ils laissèrent à Deerslayer le soin de la pirogue. Le tronc creux était à peu de distance sur la rampe d’une montagne ; le vieux Tom marchait le premier pour montrer le chemin à son compagnon, et il avait la précaution de s’arrêter tous les trois ou quatre pas pour écouter si nul son n’annonçait la présence d’un ennemi. Le même silence continuait à régner, et ils arrivèrent à l’endroit désiré sans avoir eu le moindre sujet d’alarme.

— Nous y voici, dit tout bas Hutter en appuyant le pied sur le tronc d’un gros tilleul étendu par terre. Ôtez d’abord les morceaux d’écorce, et retirez ensuite la pirogue sans bruit, car ces coquins pourraient l’avoir laissée comme un appât.

— Ayez soin que mon mousquet soit prêt, et tournez-en la crosse de mon côté, répondit Hurry sur le même ton ; s’ils m’attaquent quand je serai chargé, je veux du moins décharger mon fusil contre eux. — Voyez si le bassinet est plein.

— Tout est en bon ordre. — Marchez lentement quand vous serez chargé, et laissez-moi passer le premier.

La pirogue fut tirée du tronc d’arbre avec le plus grand soin ; Hurry la plaça sur son épaule, et tous deux retournèrent vers le rivage, ne faisant qu’un pas à la fois, de peur de trébucher en descendant la montagne. La distance n’était pas grande, mais la descente était difficile, et quand ils arrivèrent près du rivage, Deerslayer fut obligé d’aller les joindre pour les aider à faire passer la pirogue à travers les buissons. Avec son aide cette tâche fut accomplie heureusement, et la seconde pirogue flotta bientôt sur le lac à côté de la première. Tous trois tournèrent alors leurs regards vers la forêt et la montagne, s’attendant à voir des ennemis sortir de l’une ou descendre l’autre ; mais rien n’interrompit le silence, et ils partirent en prenant les mêmes précautions qu’en arrivant.

Hutter s’avança alors vers le centre du lac, traînant après lui la seconde pirogue à la remorque ; mais quand il fut à une certaine distance du rivage, il en détacha l’amarre, sachant que le léger vent du sud qui continuait, la conduirait à la dérive du côté du château, où il se proposait de la reprendre à son retour. Le vieux Tom fit alors gouverner vers la même pointe sur laquelle Hurry avait attenté sans succès à la vie d’un daim. Comme la distance de cette pointe au Susquehannah était à peine d’un mille, et qu’ils entraient en quelque sorte en pays ennemi, il fallait plus de circonspection que jamais. Ils atteignirent pourtant l’extrémité de la pointe, et abordèrent en sûreté sur le rivage sablonneux dont il a déjà été parlé. Là, il n’y avait point à monter, les montagnes se montrant dans les ténèbres à un bon quart de mille de distance à l’ouest, laissant une marge de terrain plat entre elles et le rivage. La pointe elle-même, quoique longue, n’offrait que quelques inégalités de sol, et jusqu’à une certaine distance n’avait que quelques toises de largeur. De même que la première fois, Hurry et Hutter quittèrent seuls la pirogue, et la laissèrent sous la garde de leur compagnon.

En cette occasion, l’arbre mort contenant la pirogue qu’ils venaient chercher, se trouvait à peu près à mi-chemin entre l’extrémité de la pointe et l’endroit où elle se rattachait au continent ; et sachant qu’il y avait de l’eau si près de lui sur la gauche, le vieux Tom conduisit son compagnon le long de la rive orientale avec quelque confiance, marchant hardiment, quoique avec circonspection. Il avait débarqué à l’extrémité de la pointe pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la baie, et s’assurer que rien n’y annonçait aucun danger ; sans quoi il aurait amené sa pirogue en face de l’endroit où se trouvait l’arbre creux. Ils n’eurent aucune difficulté à trouver l’arbre creux, ni à en retirer la pirogue ; mais au lieu de la porter à l’endroit où ils avaient laissé Deerslayer, ils la mirent à l’eau à l’endroit le plus favorable ; Hurry prit les rames, la conduisit jusqu’à l’extrémité de la pointe, et Hutter le suivit le long du rivage. Comme ils avaient alors en leur possession toutes les pirogues du lac, leur confiance avait considérablement augmenté, et ils n’avaient plus la même impatience de s’éloigner du rivage, ni la même nécessité de prendre les plus grandes précautions. Leur position à l’extrémité de cette longue et étroite langue de terre leur inspirait encore plus de sécurité ; car elle ne permettait à un ennemi de s’approcher d’eux que d’un seul côté, et c’était en face et avec des circonstances qui, jointes à leur vigilance habituelle, rendaient presque impossible de ne pas le découvrir. Ils se réunirent tous trois sur le sable, et entrèrent en consultation.

— Nous avons joliment damé le pion à ces vagabonds, dit Hurry, fier du succès qu’ils avaient obtenu. S’ils veulent rendre une visite au château, qu’ils cherchent un gué, ou qu’ils viennent à la nage. Vieux Tom, votre idée de vous faire un terrier sur le lac était excellente, et elle prouve que vous avez une bonne tête. Il y a des gens qui croiraient la terre plus sûre que l’eau, mais, après tout, la raison démontre le contraire. Le castor, le rat musqué, et d’autres créatures intelligentes, se jettent à l’eau quand on les serre de trop près. J’appelle à présent notre position bien retranchée, et je défie tous les Canadiens.

— Longeons cette côte du côté du sud, dit Hutter, et voyons si nous n’y apercevons aucun signe d’un camp. Mais d’abord, que je jette un coup d’œil plus attentif sur cette baie, car aucun de nous n’a remonté assez loin le rivage de cette pointe qui fait face à la terre pour être sûr de ce qui peut se passer de l’autre côté.

Dès que Hutter eut cessé de parler, tous trois se mirent en marche du côté qu’il avait désigné. À peine entrevoyaient-ils le fond de la baie, qu’un tressaillement général prouva que le même objet avait frappé leurs yeux. Ce n’était rien de plus que la dernière lueur d’un tison qui s’éteint ; mais en ce lieu et à cette heure, c’était une chose aussi remarquable qu’une bonne action dans un monde corrompu. Il n’y avait pas le moindre doute que cette lueur passagère ne fût le reste d’un feu allumé dans un camp d’indiens. La situation, à l’abri des regards, excepté d’un seul côté, et presque sur un seul point, prouvait qu’on avait pris un soin plus qu’ordinaire pour cacher ce campement. Hutter, qui savait qu’une source était à deux pas et que cet emplacement était un des meilleurs endroits pour la pêche qui fût sur les bords du lac, en conclut que c’était là que se trouvaient les femmes et les enfants des Indiens.

— Ce n’est pas un camp de guerriers, dit-il tout bas à Hurry ; et il y a assez de primes endormies autour de ce feu pour nous assurer un bon butin. Envoyez ce jeune homme aux pirogues, car nous ne ferions rien de bon de lui dans une pareille entreprise, et mettons-nous à l’œuvre comme des hommes.

— Il y a du jugement dans votre idée, vieux Tom, et je l’aime jusqu’à la moëlle des os. — Deerslayer, retournez à la pirogue, et avancez dans le lac en emmenant l’autre avec vous. Vous la laisserez ensuite aller à la dérive, comme nous l’avons fait de la première. Après cela, vous reviendrez le long du rivage, et vous vous tiendrez le plus près possible de l’entrée de la baie, mais de l’autre côté de la pointe, et sans vous engager dans les roseaux. Vous pourrez nous entendre quand nous aurons besoin de vous, et si la chose pressait, j’imiterai le cri d’un loon[1]. Oui, ce sera le signal. Si vous entendez des coups de feu, et que vous sentiez en vous le cœur d’un soldat, vous pouvez sauter à terre, et voir si vous avez le coup d’œil aussi sûr contre les Indiens que contre les daims.

— Si vous vouliez suivre mon avis, Hurry, vous ne tenteriez pas cette entreprise.

— C’est vrai, mon garçon, très-vrai ; mais votre avis ne peut être suivi, et cela finit l’affaire. Partez donc avec les pirogues, et quand vous serez de retour il y aura du mouvement dans ce camp.

Le jeune chasseur obéit avec beaucoup de répugnance et à contrecœur ; mais il connaissait trop bien les préjugés des habitants des frontières pour essayer de faire de nouvelles remontrances ; car, dans les circonstances où ils se trouvaient, elles pouvaient devenir dangereuses, et il était sûr qu’elles seraient inutiles. Il se mit donc à ramer silencieusement, et avec les mêmes précautions qu’il avait prises jusqu’alors ; et quand il fut arrivé à peu près à moitié de la largeur du lac, il détacha la seconde pirogue, qui dériva lentement vers le château, à la faveur du vent du sud. Cet expédient avait été adopté dans les deux cas, parce qu’on avait la certitude que la dérive ne pouvait porter les pirogues plus d’une lieue ou deux vers le nord avant le lever de l’aurore, et qu’alors il serait facile de les reprendre. Pour empêcher quelque sauvage errant dans les bois de se mettre à la nage pour s’en emparer et s’en servir, s’il les voyait, événement possible, mais fort peu probable, on en avait retiré toutes les rames.

Après avoir vu la pirogue partir à la dérive, Deerslayer tourna le cap de la sienne vers la pointe, du côté qui lui avait été indiqué par Hurry. La petite nacelle était si légère, et le bras du rameur si vigoureux, qu’avant que dix minutes se fussent écoulées, il était déjà près de la terre. Dès qu’il entrevit les roseaux qui croissaient dans l’eau jusqu’à environ cent pieds du rivage, il arrêta sa pirogue en saisissant la tige flexible, mais fortement enracinée, d’une de ces plantes. Il y resta ainsi, attendant avec une inquiétude qu’il est aisé de s’imaginer, le résultat de entreprise hasardeuse de ses compagnons.

Il serait difficile de faire concevoir à ceux qui n’en ont jamais été témoins, la sublimité du silence dans une solitude aussi profonde que celle du lac de Glimmerglass. Cette sublimité s’augmentait encore par l’effet des ténèbres de la nuit, qui remplissait de formes obscures et fantastiques le lac, la forêt et les montagnes. Il n’est pas facile de se faire une idée d’un endroit plus propre à rendre encore plus fortes ces impressions naturelles, que celui qu’occupait alors Deerslayer. La circonférence du lac était assez limitée pour être à la portée des sens de l’homme, et même en ce moment l’œil en voyait suffisamment une partie des contours, pour que cette scène imposante produisît un effet solennel. Comme nous l’avons déjà dit, c’était le premier lac que Deerslayer eût jamais vu. Il ne connaissait que le cours des rivières et des ruisseaux, et il n’avait jamais vu la solitude, qu’il aimait tant, se présenter à lui sur un si grand cadre. Cependant, accoutumé aux forêts, il était en état de s’en représenter les mystères tandis qu’il examinait la vaste surface de leur feuillage. C’était aussi la première fois qu’il avait suivi une piste qui pouvait conduire à la mort de ses semblables. Il avait souvent entendu raconter des traditions sur les guerres des frontières, mais il n’avait jamais fait face à un ennemi.

Le lecteur comprendra donc aisément quelle devait être l’intensité de l’attente du jeune chasseur, assis solitairement dans sa pirogue, tandis qu’il s’efforçait d’entendre le moindre son qui pourrait lui apprendre ce qui se passait sur le rivage. Il connaissait parfaitement la guerre des frontières, quant à la théorie ; et son sang-froid, malgré une vive agitation qui était le fruit de la nouveauté, aurait fait honneur à un vétéran. De l’endroit où il était, il ne pouvait avoir des preuves visibles de l’existence du feu ou du camp, et il ne pouvait compter que sur son oreille pour s’en assurer. Il n’était pas impatient, car les leçons qu’il avait reçues lui avaient appris que la patience est une vertu, et lui avaient surtout inculqué la nécessité de la prudence pour conduire une attaque secrète contre des Indiens. Il crut une fois entendre le craquement d’une branche sèche, mais la vivacité de son attente avait pu le tromper. Les minutes se passèrent ainsi les unes après les autres, et une heure s’était déjà écoulée depuis l’instant où il avait quitté ses compagnons. Il ne savait s’il devait se réjouir ou s’affliger de ce délai ; car si c’était un augure de sûreté pour eux, c’en était un de destruction pour des êtres faibles et innocents.

Il pouvait y avoir une heure et demie qu’il était séparé de ses compagnons, quand son attention fut éveillée par un son qui fit naître en lui l’inquiétude et la surprise. Le cri d’un loon se fit entendre sur les bords du lac qui étaient en face de lui, évidemment à peu de distance du Susquehannah. Il n’y a pas à se méprendre sur le cri de cet oiseau ; qui est si connu de tous ceux qui ont vu les lacs d’Amérique. Aigu, tremblant, fort et prolongé, c’est un son qui semble véritablement donner un avis. On l’entend souvent pendant la nuit, ce qui fait exception aux habitudes des autres habitants emplumés de la solitude, circonstance qui avait porté Hurry à le choisir pour signal. Il y avait certainement eu assez de temps pour que les deux aventuriers se rendissent par terre de l’endroit où ils avaient débarqué jusqu’à celui d’où le cri était parti ; mais pourquoi l’auraient-ils fait ? Si le camp avait été abandonné, ils seraient revenus trouver la pirogue ; si, au contraire, il s’y trouvait trop de monde pour qu’ils pussent l’attaquer, quel motif pouvaient-ils avoir pour faire un si grand circuit afin de se rembarquer à une si longue distance ? S’il obéissait au signal, et qu’il s’éloignât de la pointe, il pouvait laisser en danger ses compagnons ; et s’il le négligeait, dans la supposition que c’était le cri d’un oiseau véritable, les suites pouvaient en être également désastreuses, quoique par une cause différente. Il resta dans cette indécision, espérant qu’il entendrait bientôt une seconde fois le même cri, soit réel, soit contrefait. Il ne se trompait pas. Quelques minutes se passèrent, et le même cri se répéta, et toujours du même côté. Cette fois, comme il était sur le qui-vive, son oreille ne fut pas trompée. Quoiqu’il eût souvent entendu imiter admirablement le cri de cet oiseau, et qu’il fût lui-même en état de le faire assez bien, il fut convaincu que Hurry, qui avait déjà fait devant lui quelques essais de ce genre, n’aurait jamais pu imiter si parfaitement la nature. Il résolut donc de ne faire aucune attention à ce cri, et d’en attendre un qui fût moins parfait et qui partit de plus près.

À peine Deerslayer avait-il pris cette détermination, que le silence de la nuit et de la solitude fut interrompu par un autre cri, mais d’un caractère si déchirant, qu’il bannit du souvenir du jeune chasseur le son mélancolique de l’oiseau qu’il venait d’entendre. C’était un cri d’agonie poussé par une femme, ou par un jeune homme dont la voix n’avait pas encore pris les accents mâles de son sexe. Nulle méprise n’était possible. Ces sons peignaient une terreur mortelle, sinon l’agonie de la mort, et l’angoisse dont fut saisi Deerslayer fut aussi soudaine que terrible. Il lâcha le roseau qu’il tenait, et battit l’eau de ses rames, pour faire, il ne savait quoi ; pour aller, il ne savait où. Quelques instants mirent fin à son indécision. Le brisement de branches, le craquement de bois sec, et un bruit de pieds se firent entendre distinctement ; les sons paraissaient approcher de l’eau, quoique dans une direction qui ne tendait que diagonalement au rivage, et un peu au nord de l’endroit où il avait été recommandé à Deerslayer de rester avec la pirogue. Celui-ci dirigea sa nacelle en avant du même côté, sans faire alors beaucoup d’attention à ne pas se trahir par le bruit des rames. Il arriva bientôt près d’une partie du rivage dont les bords étaient assez élevés et très-escarpés. Des hommes se frayaient évidemment un passage sur ce banc, à travers les arbres et les buissons qui le couvraient, en suivant la ligne du rivage, comme si ceux qui fuyaient eussent cherché un endroit favorable pour en descendre. En ce moment, cinq ou six coups de mousquet partirent en même temps, et les échos des montagnes répétèrent leurs détonations. On entendit ensuite un ou deux cris, comme ceux qui échappent aux plus braves, quand ils sont surpris par une angoisse ou une alarme inattendue ; après quoi le bruit, dans les broussailles, se renouvela de manière à prouver qu’il y avait une lutte d’homme à homme.

— Maudite anguille ! s’écria Hurry avec la fureur du désappointement. Ce diable infernal à la peau graissée ; je ne puis le saisir.

— Eh bien, prends cela pour ta peine.

Ces mots furent suivis du bruit que fit la chute de quelque corps pesant tombant sur les broussailles, et Deerslayer pensa que son compagnon à taille gigantesque s’était débarrassé de son ennemi en l’enlevant en l’air et le précipitant par terre. La fuite et la poursuite recommencèrent, et alors il vit un homme descendre la montagne et avancer dans l’eau à quelques toises. En ce moment critique, la pirogue était assez près de cet endroit pour permettre à Deerslayer de voir ce mouvement, qui ne fit pas peu de bruit, sans être vu lui-même ; et sentant que c’était en ce moment ou jamais qu’il devait chercher à prendre ses compagnons sur sa pirogue, il gouverna de manière à aller à leur secours. Mais il n’avait pas levé deux fois ses rames, quand il entendit la voix de Hurry remplir l’air d’imprécations, tandis qu’il se roulait sur le rivage, littéralement chargé d’ennemis. Tandis qu’il était presque étouffé sous le poids de ses adversaires, 11 fit entendre son cri du loon d’une manière qui, dans des circonstances moins terribles, aurait paru risible. À ce son, l’homme qui était dans l’eau parut tout à coup se repentir de sa fuite, et retourna vers le rivage pour aller au secours de son compagnon ; mais, à l’instant où il touchait la terre, cinq ou six autres sauvages qui arrivaient au même moment, se jetèrent sur lui, le terrassèrent et s’en rendirent maîtres.

— Laissez-moi me relever, reptiles peints, s’écria Hurry ; n’est ce pas assez de m’avoir lié comme vous l’avez fait ? faut-il encore que vous m’étouffiez ?

Ce discours convainquit Deerslayer que ses amis étaient prisonniers, et qu’il ne pouvait avancer sur le rivage que pour partager leur destin ; il n’était plus alors qu’à environ cent pieds de la terre, mais quelques coups de rames données à propos le mirent bientôt à cinq ou six fois cette distance. Heureusement pour lui tous les Indiens avaient jeté leurs mousquets pour pouvoir plus aisément poursuivre les fuyards, sans quoi il aurait pu recevoir quelque balle avant d’être hors de portée, quoique sa pirogue n’eût pas été aperçue dans le premier moment de confusion.

— Prenez le large, mon garçon, s’écria Hutter ; mes filles n’ont plus que vous pour appui à présent, et vous aurez besoin de toute votre prudence pour échapper à ces sauvages. — Éloignez-vous de la terre, et que Dieu vous protège comme vous protégerez mes filles !

Il n’y avait pas en général beaucoup de sympathie entre Hutter et Deerslayer ; mais l’angoisse d’esprit et de corps qui accompagnait ces paroles fit oublier en ce moment à celui-ci tous les défauts du premier. Il ne vit en lui que le père souffrant, et il résolut de lui promettre d’être fidèle à ses intérêts et de tenir sa parole.

— Soyez tranquille, maître Hutter, s’écria-t-il, j’aurai soin de vos filles aussi bien que du château. L’ennemi est maître des côtes du lac, on ne peut le nier, mais il n’a pas l’eau en sa possession. La Providence veille sur tout, et personne ne peut dire ce qui en résultera ; mais si la bonne volonté suffit pour vous servir vous et les vôtres, comptez sur moi. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, mais la bonne volonté y est.

— Oui, oui, Deerslayer, s’écria Hurry de sa voix de stentor, qui avait pourtant perdu son ton de gaieté insouciante. — Vous avez de bonnes intentions, mais que pouvez-vous faire ? vous n’êtes pas grand’chose dans le meilleur des temps, et vous ne ferez pas un miracle dans le pire. S’il y a un sauvage sur ce lac, il y en quarante, et c’est une armée que vous n’êtes pas homme à vaincre. Ce que vous pouvez faire de mieux, suivant moi, c’est d’aller droit au château, de prendre les deux filles sur la pirogue avec quelques provisions, de gagner le coin du lac par où nous sommes venus, et de vous mettre en marche sur-le-champ vers le Mohawk. Ces démons ne sauront où vous chercher d’ici à quelques heures ; et quand ils le sauraient, vous aurez une bonne avance sur eux. Voilà mon avis dans cette affaire, et si le vieux Tom veut faire son testament d’une manière favorable à ses filles, il en dira autant.

— Cela ne vaut rien, jeune homme, répliqua Hutter. Les ennemis ont les yeux ouverts ; ils vous verront, et ils s’empareront de vous. Ne comptez que sur le château, et par-dessus tout n’approchez pas de la terre. Tenez bon une semaine, et des détachements envoyés des forts chasseront ces sauvages.

— Il ne se passera pas vingt-quatre heures, vieux Tom, avant que ces renards aient fabriqué des radeaux pour attaquer le château ; s’écria Hurry avec plus de force qu’on n’aurait pu en attendre d’un prisonnier ayant les jambes et les bras garrottés, et à qui il ne restait que la langue de libre. Votre avis est bon en lui-même, mais il aura de mauvaises suites. Si vous ou moi nous étions dans le château, nous pourrions y tenir bon quelques jours ; mais n’oubliez pas que ce jeune homme n’avait jamais vu un ennemi avant cette nuit, et qu’il a ce que vous avez appelé vous-même une conscience des établissements ; quoique, quant à moi, je pense que les consciences sont à peu près les mêmes dans les établissements et sur les frontières. — Deerslayer, ces sauvages me font signe de vous engager à venir à terre avec la pirogue ; mais je n’en ferai rien. Ce serait agir contre la raison et la nature. Quant au vieux Tom et à moi, nous scalperont-ils cette nuit, nous garderont-ils pour nous faire mourir dans les tortures, ou nous emmèneront-ils dans le Canada ? c’est ce que personne ne saurait dire, excepté le diable, qui est leur conseiller. J’ai la tête si bien garnie de cheveux, que je m’imagine qu’ils tâcheront d’en faire deux chevelures, car la prime a quelque chose de tentant, sans quoi le vieux Tom et moi nous ne serions pas pris dans cette nasse. Oui, les y voilà encore avec leurs signes ; mais si je vous engage à venir à terre, je leur permets de me rôtir et de me manger. Non, non, Deerslayer, n’avancez pas d’un pied de plus vers le rivage ; et quand le jour paraîtra, n’en approchez pas à plus de deux cents toises.

Un sauvage mit fin à la harangue de Hurry en lui appliquant rudement la main sur la bouche, signe certain qu’un de ces Indiens savait assez d’anglais pour comprendre le but de son discours. Immédiatement après, tous les sauvages rentrèrent dans la forêt, emmenant avec eux Hutter et March, qui parurent ne faire aucune résistance. Au milieu du craquement des branches sèches, Deerslayer entendit encore la voix de Hutter qui s’écriait de nouveau : — Que Dieu vous protège comme vous protégerez mes enfants !

Le jeune chasseur se trouva alors seul, et libre d’agir suivant sa discrétion. Plusieurs minutes se passèrent dans un silence semblable à celui de la mort après le départ des Indiens. Attendu la distance et l’obscurité, Deerslayer avait à peine pu les distinguer et voir qu’ils se retiraient ; mais ces formes humaines animaient la scène, et faisaient contraste avec la solitude absolue dans laquelle il se trouvait. Quoiqu’il se penchât en avant pour écouter, retenant son haleine, et concentrant toutes ses facultés dans le seul sens de l’ouïe, pas le moindre son qui annonçât le voisinage des hommes ne frappa ses oreilles. On aurait dit que le silence qui régnait en ce lieu n’avait jamais été interrompu ; et pendant un instant, même le cri horrible qui s’était fait entendre dans la forêt, ou les imprécations de March, auraient été un soulagement au sentiment d’isolement qu’il éprouvait.

Cette sorte de paralysie d’esprit et de corps ne pouvait durer longtemps dans un homme constitué au moral et au physique comme Deerslayer. Laissant tremper ses rames dans l’eau, il fit tourner sa pirogue et avança lentement, comme on marche quand on réfléchit profondément, vers le centre du lac. Quand il fut arrivé à un point qu’il crut en ligne avec l’endroit où il avait laissé aller à la dérive la dernière pirogue, il changea de direction et avança vers le nord, en se maintenant vent arrière autant qu’il était possible. Après avoir fait un quart de mille, il vit sur le lac un objet noir un peu sur la droite, et changeant de route pour s’en approcher, il reconnut la pirogue en question, et la prit à la remorque. Il examina ensuite l’état du ciel, le côté d’où venait le vent, et la position de ses deux pirogues. Ne voyant rien qui dût le porter à changer de plan, il s’étendit au fond de sa pirogue, et se prépara à prendre quelques heures de sommeil, afin que le retour du jour le trouvât prêt à faire tout ce que les circonstances pourraient exiger.

Quoique l’homme fatigué et habitué à une vie dure dorme profondément, même dans le voisinage du danger, Deerslayer fut quelque temps sans goûter de repos. Son esprit se reporta sur ce qui venait de se passer, et ses facultés à demi endormies lui retracèrent tous les événements de la nuit dans une espèce de songe qu’il faisait tout éveillé. Tout à coup il se leva, croyant entendre le signal de Hurry qui l’appelait au rivage ; mais tout était silencieux comme le tombeau. Les deux pirogues dérivaient lentement vers le nord ; les étoiles brillaient sur sa tête dans toute la douceur de leur gloire, et la belle nappe d’eau, entourée d’un cercle de forêts et de montagnes, était aussi calme et aussi mélancolique que si elle n’eût jamais été agitée, et que les rayons du soleil du midi ne se fussent jamais gaiement réfléchis sur son miroir limpide. Le loon fit encore une fois entendre son cri à l’extrémité du lac, et le mystère fut complètement expliqué. Deerslayer se coucha une seconde fois au fond de sa pirogue, et finit par s’endormir.


  1. Espèce de plongeon.