Le Tueur de daims/Chapitre VIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 109-126).

CHAPITRE VIII.


Ses paroles sont des liens, ses serments des oracles, son amour sincère, ses pensées pures comme le jour, ses pleurs des messagers partis de son cœur, et son cœur aussi loin de la fausseté que le ciel l’est de la terre.
Shakspeare.

Aucune des deux sœurs ne parla quand Deerslayer se présenta seul devant elles, sa physionomie annonçant les craintes qu’il avait pour la sûreté de ses deux compagnons absents.

Enfin Judith, faisant un effort presque désespéré, réussit à s’écrier : Et mon père ?

— Il a eu du guignon, et il est inutile de vouloir le cacher, répondit Deerslayer avec son ton de simplicité franche. Lui et Hurry sont entre les mains des Mingos, et Dieu seul sait ce qu’il en résultera. Je ramène les pirogues en sûreté, et c’est une consolation, puisque les vagabonds ne pourront venir ici sans se mettre à la nage, ou sans avoir construit des radeaux. Au coucher du soleil, nous aurons pour renfort Chingachgook, si je puis l’amener ici en pirogue. Alors je crois que lui et moi nous pourrons répondre de l’arche et du château, jusqu’à ce que les officiers des forts entendent parler de cette escarmouche, ce qui doit arriver tôt ou tard, et ils nous enverront du secours, si nous n’en avons pas d’autres.

— Les officiers ! s’écria Judith, la rougeur de ses joues et le feu de ses yeux annonçant une émotion vive, mais passagère ; qui pense à eux ? qui parle d’eux en ce moment ? Nous suffisons pour la défense du château. Parlez-nous de mon père et du pauvre Hurry Harry.

— Il est naturel que vous preniez cet intérêt à votre père, Judith, répondit Deerslayer, et je suppose qu’il ne l’est pas moins que vous en éprouviez pour Hurry.

Il commença alors une relation claire, mais succincte, de tout ce qui s’était passé la nuit précédente, ne cachant rien de ce qui était arrivé à ses compagnons, et ne dissimulant pas son opinion sur ce qui pouvait en résulter. Les deux sœurs l’écoutèrent avec une grande attention ; mais aucune d’elles ne montra les craintes et les inquiétudes qu’auraient manifestées des femmes moins habituées aux hasards et aux accidents de la vie des frontières. À la grande surprise de Deerslayer, Judith parut la plus affligée ; Hetty l’écouta très-attentivement, mais elle semblait réfléchir en silence sur les faits, au lieu de donner des signes extérieurs de sensibilité. Le jeune chasseur ne manqua pas d’attribuer l’agitation de l’aînée à l’intérêt qu’elle prenait à Hurry autant qu’à l’amour filial, tandis qu’il pensait que l’indifférence apparente de la plus jeune venait de la faiblesse de son esprit, qui empêchait de prévoir les suites fatales que pouvait avoir leur captivité. Cependant elles parlèrent fort peu et s’occupèrent des préparatifs du déjeuner, comme ceux qui sont chargés de soins semblables s’en acquittent machinalement, même au milieu des souffrances du corps et des chagrins de l’esprit. Le déjeuner se passa dans un sombre silence ; les deux sœurs mangèrent à peine ; mais Deerslayer prouva qu’il possédait une des qualités nécessaires à un bon soldat, celle de conserver un bon appétit au milieu des plus grands embarras et des circonstances les plus alarmantes. Le repas se termina sans qu’on eût à peine prononcé une syllabe. Alors Judith prit la parole avec le ton rapide et convulsif d’une sensibilité qui ne peut plus supporter de se contraindre, et qui trouve plus pénible de se cacher que de montrer de l’émotion.

— Mon père aurait aimé ce poisson, s’écria-t-elle en soupirant. Il dit que le saumon du lac est presque aussi bon que celui de la mer.

— Votre père connaît la mer, à ce qu’on dit, Judith, dit Deerslayer qui ne put s’empêcher, en lui faisant cette question, de jeter sur elle un regard annonçant sa curiosité ; car, de même que tous ceux qui connaissaient Thomas Hutter, il aurait voulu savoir quelque chose de l’histoire de sa jeunesse. Hurry Harry m’a dit qu’il avait été marin.

Judith parut d’abord embarrassée ; puis, cédant à des sentiments qui étaient nouveaux pour elle de plus d’une manière, elle devint tout à coup communicative, et parut même prendre intérêt à cette conversation.

— Si Hurry sait quelque chose de l’histoire de mon père, s’écria-t-elle, je voudrais qu’il me l’eût dit. Quelquefois je crois aussi qu’il a été marin, et ensuite je ne le crois plus. Si cette caisse était ouverte, ou qu’elle pût parler, elle pourrait peut-être nous faire connaître toute son histoire ; mais la fermeture en est trop solide pour qu’elle puisse se briser comme un fil.

Deerslayer jeta un regard sur la caisse, et l’examina avec attention pour la première fois. Quoiqu’elle fût décolorée, et qu’il fût évident qu’elle avait été traitée avec fort peu de cérémonie, il reconnut que, pour les matériaux et la main-d’œuvre, elle était fort supérieure à tout ce qu’il avait jamais vu en ce genre. Le bois en était noir, très-dur, et l’on voyait encore qu’il avait été autrefois parfaitement poli, quoiqu’il n’en restât plus que peu de traces ; et la manière dont elle était sillonnée de raies profondes prouvait qu’elle avait été en collision avec des substances encore plus dures qu’elle. Les coins en étaient garnis en acier bien travaillé, et les serrures, qui étaient au nombre de trois, ainsi que les gonds, étaient d’un travail égal à tout ce qu’on aurait pu trouver même dans les premières boutiques de Londres. La caisse était très-grande, et quand Deerslayer prit une des poignées pour essayer de la soulever, il vit que le poids était en proportion de la grandeur.

— Avez-vous jamais vu cette caisse ouverte, Judith ? demanda-t-il avec toute la liberté de la frontière ; car ceux qui habitaient sur les limites de la civilisation ne connaissaient guère la délicatesse sur de pareils sujets à cette époque, s’ils la connaissent même aujourd’hui.

— Jamais. Mon père ne l’a jamais ouverte en ma présence, et je ne crois pas qu’il en ait jamais levé le couvercle. Du moins, personne ici n’en a été témoin.

— Vous vous trompez, Judith, dit tranquillement Hetty ; j’ai vu mon père en lever le couvercle.

Un sentiment de retenue ferma la bouche du jeune chasseur. Il n’aurait pas hésité à aller au-delà de ce qu’on aurait cru les bornes des convenances en questionnant la sœur aînée, mais il se fit un scrupule de chercher à profiter de l’esprit faible de la cadette. Mais Judith, n’éprouvant pas la même contrainte, se tourna sur-le-champ vers sa sœur et continua la conversation.

— Quand avez-vous vu mon père ouvrir cette caisse, Hetty ?

— Bien des fois. Mon père l’ouvre bien souvent quand vous n’êtes pas ici ; et il s’inquiète fort peu que je sois présente, que je voie tout ce qu’il fait, et que j’entende tout ce qu’il dit.

— Et que dit-il ? que fait-il ?

— C’est ce que je ne puis vous dire, Judith, répondit Hetty en baissant la voix, mais d’un ton ferme. Les secrets de mon père ne sont pas les miens.

— Ses secrets ! cela est encore plus étrange ! — N’est-il pas singulier, Deerslayer, que mon père fasse connaître ses secrets à Hetty, et qu’il me les cache ?

— Il y a de bonnes raisons pour cela, Judith, quoique vous ne deviez pas les savoir. Mon père n’est pas ici pour répondre, et je ne dirai plus un mot sur ce sujet.

Judith et Deerslayer parurent surpris, et pendant quelques instants la sœur aînée eut l’air piqué. Mais, reprenant tout à coup son sang-froid, elle se détourna de sa sœur, comme par pitié pour sa faiblesse d’esprit, et s’adressa au jeune chasseur.

— Vous ne nous avez conté que la moitié de votre histoire, lui dit-elle ; vous en êtes resté à l’endroit où vous vous êtes endormi dans la pirogue, ou, pour mieux dire, à celui où vous vous êtes levé en entendant le cri d’un loon. Nous avons aussi entendu ces oiseaux, et nous avons pensé que leurs cris pouvaient annoncer une tempête, quoiqu’il y en ait bien rarement sur ce lac dans cette saison de l’année.

— Le vent souffle et la tempête gronde quand il plaît à Dieu, tantôt dans une saison, tantôt dans une autre, et les loons parlent suivant leur nature. Après m’être levé pour écouter ce cri, étant assuré que ce ne pouvait être le signal de Hurry, je me recouchai et je m’endormis. Quand l’aurore parut, je me levai, et je donnai la chasse aux deux pirogues, de peur que les Mingos ne s’en emparassent.

— Ce n’est pas encore tout, Deerslayer ; nous avons entendu des coups de feu sous les montagnes du côté de l’orient, et les échos les ont répétés si vite, qu’ils ont dû être tirés sur le rivage, ou à bien peu de distance de la côte. Nos oreilles sont accoutumées à ces sons, et elles ne peuvent se tromper.

— Elles ont fait leur devoir pour cette fois, Judith. Oui, il y a eu des coups de feu tirés ce matin, quoique en moins grand nombre qu’il en eût pu être tiré. Un guerrier est parti pour aller chasser dans les forêts de la terre des esprits. On ne doit pas s’attendre à ce qu’un homme de sang blanc se vante de ses exploits et fasse étalage de chevelures.

Judith respirait à peine en l’écoutant, et comme Deerslayer, avec sa manière tranquille et modeste, semblait disposé à ne pas en dire davantage, elle se leva, traversa la chambre, et alla s’asseoir à côté de lui. Ses manières n’avaient rien de hardi ; elles indiquaient seulement le vif instinct de l’affection et la bonté compatissante d’une femme. Elle prit la main endurcie du chasseur, la serra entre les siennes, peut-être sans le savoir, et le regarda avec intérêt, et presque avec un air de reproche.

— Vous avez combattu les sauvages, seul et sans aide, Deerslayer, par désir de nous protéger Hetty et moi. Vous les avez combattus avec bravoure, sans avoir personne pour vous encourager, ou pour être témoin de votre chute si la Providence eût permis une si grande calamité.

— Oui, Judith, oui, j’ai combattu l’ennemi, et c’était pour la première fois de ma vie. De pareilles choses doivent arriver, et elles causent un sentiment mêlé de chagrin et de triomphe. La nature humaine est une nature combattante, je suppose, puisque nous voyons les nations se battre et s’entre-tuer ; et nous devons être fidèles à notre nature. Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est pas grand-chose ; mais si Chingachgook vient ce soir à notre rendez-vous près du rocher, comme cela est convenu entre nous, et que je puisse le ramener ici à l’insu des sauvages, ou, s’ils le savent, en dépit d’eux, alors nous pourrons voir quelque chose qui ressemblera à la guerre, avant que les Mingos s’emparent du château, de l’arche ou de vous.

— Qui est ce Chingachgook ? D’où vient-il ? Pourquoi vient-il ici ?

— Ces questions sont naturelles et justes, je suppose, quoique le nom de ce jeune homme soit déjà célèbre dans son pays. Chingachgook a dans ses veines le sang des Mohicans, et il vit avec les Delawares, comme la plupart des membres qui restent de sa tribu, qui a été détruite par l’accroissement du nombre des hommes de notre couleur. Il appartient à la famille des grands chefs, son père, Uncas, ayant été l’homme le plus distingué de sa tribu, tant pendant la guerre que dans les conseils. Le vieux Tamenund lui-même honore Chingachgook, quoiqu’on le trouve encore trop jeune pour pouvoir conduire les autres à la guerre. Mais cette nation est tellement dispersée et diminuée, que le titre de chef chez elle n’est guère autre chose qu’un nom. Eh bien ! cette guerre étant commencée tout de bon, Chingachgook et moi nous prîmes rendez-vous pour ce soir, au coucher du soleil, près du rocher rond qui est à l’extrémité du lac, pour ensuite partir ensemble pour notre première expédition contre les Mingos. Pourquoi nous sommes venus précisément par ici, c’est notre secret ; mais, comme vous pouvez le supposer, des jeunes gens réfléchis, qui sont sur le sentier de la guerre, ne font rien sans calcul et sans dessein.

— Un Delaware ne peut avoir d’intentions hostiles contre nous, dit Judith après un moment d’hésitation, et nous savons que les vôtres sont amicales.

— La trahison est le dernier crime dont j’espère être jamais accusé, répondit Deerslayer, blessé de l’espèce de méfiance que Judith venait de montrer, et surtout la trahison contre ma propre couleur.

— Personne ne vous soupçonne, Deerslayer, s’écria-t-elle vivement. Non, non, votre physionomie honnête serait une garantie suffisante de la fidélité de mille cœurs. Si tous les hommes avaient une langue aussi véridique, et ne promettaient pas ce qu’ils n’ont pas dessein d’exécuter, il y aurait moins de perfidie dans le monde, et l’on ne regarderait plus de beaux panaches et des habits écarlates comme des excuses pour la bassesse et la tromperie.

Elle parlait avec force et même avec énergie, et ses beaux yeux, ordinairement si doux et si attrayants, étincelaient à l’instant où elle se tut. Deerslayer ne put s’empêcher de remarquer cette émotion extraordinaire ; mais, avec le tact d’un courtisan, non-seulement il évita d’y faire allusion, mais il réussit même à cacher l’effet qu’avait produit sur lui cette découverte. Judith reprit peu à peu son air calme, et comme elle désirait évidemment se montrer sous un jour favorable aux yeux du jeune chasseur, elle fut bientôt en état de renouer la conversation, comme si rien n’eût troublé son sang-froid.

— Je n’ai pas le droit de vouloir pénétrer vos secrets ou ceux de votre ami, Deerslayer, dit-elle, et je suis disposée à donner pleine confiance à tout ce que vous dites. Si nous pouvons réellement nous adjoindre un autre allié de votre sexe, dans un moment si difficile, ce sera une grande aide pour nous, et je ne suis pas sans espoir que, lorsque les sauvages verront que nous sommes en état de tenir le lac, ils nous offriront de rendre leurs prisonniers en échange de peaux, ou du moins du baril de poudre que nous avons dans la maison.

Le jeune classeur avait sur les lèvres les mots chevelure et prime, mais la crainte d’alarmer la sensibilité des deux sœurs l’empêcha de faire allusion, comme il se le proposait, au destin probable de leur père. Mais il était si loin d’être initié dans l’art de déguiser ses pensées, que ses traits expressifs les dévoilèrent à Judith, dont l’intelligence naturelle avait encore été rendue plus vive par les habitudes de la vie qu’elle menait et par les risques qui en étaient inséparables.

— Je vous comprends fort bien, continua-t-elle, et je sais ce que vous diriez, si vous n’étiez retenu par la crainte de m’affliger, de nous affliger, veux-je dire, car Hetty aime son père tout autant que moi. Mais cette idée n’est pas celle que nous avons des Indiens. Ils ne scalpent jamais un prisonnier qui n’a pas été blessé, et ils préfèrent l’emmener vivent, à moins qu’ils ne se laissent entraîner par le désir féroce de le torturer. Je ne crains rien pour la chevelure de mon père, et je n’ai que peu de crainte pour sa vie. S’ils tombaient sur nous à la dérobée pendant la nuit, ils nous massacreraient tous ; mais les prisonniers faits dans un combat sont rarement mis à mort, du moins jusqu’à ce que le temps de les faire périr dans les tortures soit arrivé.

— C’est leur tradition, et c’est même leur pratique, j’en conviens : mais savez-vous, Judith, pourquoi votre père et Hurry ont attaqués les Indiens ?

— Oui, je le sais, et c’était un motif bien cruel. Mais que voulez vous ! les hommes seront toujours des hommes, et il y en a qui portent des galons d’or et d’argent, et qui ont dans leur poche un brevet du roi, et qui sont coupables de la même cruauté. — l’œil de Judith étincela de nouveau ; mais, par un effort désespéré, elle reprit son calme, et affectant de sourire, sans pouvoir y réussir tout à fait, elle ajouta : Mon sang s’enflamme quand je songe à tout le mal que font les hommes ; mais c’est une faiblesse. Ce qui est fait est fait, et ni les plaintes ni les regrets ne peuvent y remédier. Quant aux Indiens, ils pensent si peu à répandre le sang, et ils estiment tellement les hommes qui montrent de la hardiesse dans leurs entreprises, que s’ils savent dans quel dessein leurs prisonniers sont venus dans leur camp, il est probable qu’ils les honoreront au lieu de les en punir si cruellement.

— Pour un certain temps, Judith ; oui, j’en conviens, pour un certain temps. Mais quand ce sentiment s’efface, la soif de la vengeance y succède. Chingachgook et moi, nous devrons réfléchir à ce que nous pouvons faire pour rendre la liberté à votre père et à Hurry, car les Mingos rôderont encore quelques jours dans les environs de ce lac pour tirer tout l’avantage qu’ils pourront de leur premier succès.

— Vous croyez qu’on peut avoir toute confiance en ce Delaware ?

— Autant qu’en moi-même. Vous avez dit que vous ne me soupçonniez pas, Judith.

— Vous ! s’écria Judith en lui prenant encore la main et en la serrant entre les siennes avec une ferveur qui aurait éveillé la vanité d’un homme moins simple et moins modeste, et plus disposé à se targuer de ses bonnes qualités ; je soupçonnerais aussitôt un frère. Je ne vous connais que depuis un jour, Deerslayer, mais ce jour a suffi pour me donner une confiance d’une année en vous. Votre nom ne m’était pourtant pas inconnu, car les officiers des forts parlent fréquemment des leçons que vous leur avez données à la chasse, et tous proclament hautement votre honnêteté.

— Parlent-ils de nos parties de chasse ? demanda Deerslayer, riant à sa manière silencieuse. Je ne vous demande pas ce qu’ils disent de ce que je puis faire en ce genre, car si l’on n’en est pas convaincu à présent dans toute cette partie du pays, ce n’est pas la peine d’avoir la main ferme et l’œil sûr. Mais que disent-ils de ce qu’ils savent faire eux-mêmes ? oui, qu’en disent-ils ? On dit que les armes sont leur métier, et pourtant il y en a quelques-uns qui ne savent guère s’en servir.

— J’espère qu’il n’en est pas de même de votre ami Chingachgook, comme vous l’appelez. Que signifie ce nom dans notre langue ?

— Le Grand Serpent. On l’a nommé ainsi à cause de sa prudence et de sa dextérité. Uncas est son véritable nom. Tous les membres de sa famille s’appellent Uncas, jusqu’à ce qu’ils aient mérité qu’on leur donne un autre titre.

— S’il a tant de prudence, ce sera pour nous un ami très-utile, à moins que les affaires qui l’amènent dans ces environs ne l’empêchent de nous servir.

— Je ne vois pas grand mal, après tout, à vous dire quelles sont ses affaires, et comme vous pouvez trouver le moyen de nous aider, je vous confierai ce secret ainsi qu’à Hetty, comptant que vous le garderez comme si c’était le vôtre. Vous saurez donc que Chingachgook est un jeune Indien de bonne mine, et que toutes les jeunes filles de sa tribu voient de bon œil, tant à cause de sa famille que pour lui-même. Or, il y a un chef qui a une fille nommée Wah-ta !-Wah ; ce qui signifie en anglais hist-oh !-hist[1], et c’est la plus jolie fille de toute sa tribu, et tous les jeunes guerriers désirent l’avoir pour femme. Eh bien, Chingachgook s’est pris d’affection pour Wah-ta !-Wah, et Wah-ta !-Wah s’est prise d’affection pour Chingachgook. — Ici Deerslayer interrompit son récit, en s’apercevant que Hetty s’était levée pour s’approcher de lui, et qu’elle restait debout, l’écoutant avec l’intérêt et l’attention qu’accorde un enfant à l’histoire que sa mère lui raconte. Il jeta un regard affectueux sur cette jeune et innocente fille et reprit ensuite son récit. — Oui, il l’aima, et il en fut aimé, et quand cela arrive, et que les deux familles sont d’accord, il est rare que le mariage n’ait pas lieu. Cependant Chingachgook ne pouvait obtenir une telle conquête sans se faire quelques ennemis parmi ceux qui étaient ses rivaux ; un certain Yocommon, nom qui signifie en anglais Briarthorn[2], fut celui qui prit la chose le plus à cœur, et nous le soupçonnons d’avoir mis la main à tout ce qui s’est passé ensuite. Wah-ta !-Wah, il y a deux mois, partit avec son père et sa mère pour aller pêcher le saumon dans les rivières de l’ouest, où tout le monde convient que ce poisson se trouve en plus grande quantité, et pendant qu’ils étaient ainsi occupés, la jeune fille disparut. Pendant plusieurs semaines, nous ne pûmes en avoir aucunes nouvelles ; mais il y a dix jours, un courrier qui traversa le pays des Delawares nous apporta un message qui nous apprit qu’elle avait été enlevée à ses parents, à ce que nous croyions, sans en être tout à fait sûrs, par quelque fourberie de Briarthorn, et qu’elle est à présent avec nos ennemis, qui l’ont adoptée, et qui veulent la marier avec un jeune Mingo. Le même message disait que cette troupe de Mingos comptait chasser dans ces environs pendant un mois ou deux, avant de s’en retourner dans le Canada, et que si nous pouvions découvrir sa piste, il pourrait arriver des événements qui nous fourniraient les moyens de l’enlever à notre tour.

— Et en quoi cela vous concerne-t-il, vous, Deerslayer ? demanda Judith avec quelque inquiétude.

— Cela me concerne comme tout ce qui touche un ami concerne un ami. Je suis ici comme l’aide et le soutien de Chingachgook, et si je puis contribuer à lui rendre sa maîtresse, j’en serai presque aussi charmé que si c’était la mienne.

— Et où est-elle donc la vôtre, Deerslayer ?

— Elle est dans la forêt, Judith. Je la vois suspendue à chaque feuille d’arbre, après une douce pluie, dans les gouttes de rosée qui couvrent chaque brin d’herbe, dans les beaux nuages qui flottent sur l’azur du firmament, dans les oiseaux dont les chants remplissent les bois, dans les sources pures où j’étanche ma soif ; en un mot, dans tous les dons glorieux que nous devons à la Providence.

— Ce qui veut dire que vous n’avez jamais aimé une femme, et que vous donnez la préférence aux bois dans lesquels vous vivez ?

— C’est cela, — précisément cela. Je suis blanc, j’ai le cœur blanc, et je ne puis raisonnablement aimer une fille à peau rouge, qui doit avoir le cœur et les sentiments rouges. Non, non ; je suis sain et sauf à cet égard, et j’espère bien rester ainsi, du moins jusqu’à la fin de cette guerre. Je suis trop occupé de l’affaire de Chingachgook pour désirer d’en avoir une pour mon propre compte.

— Celle qui gagnera votre cœur, Deerslayer, gagnera du moins un cœur honnête, un cœur droit et franc ; et ce sera un triomphe que la plupart des femmes devront lui envier.

Tandis que Judith parlait ainsi, son beau front était plissé avec un air de ressentiment, et l’on voyait un sourire amer sur une bouche qu’aucun dérangement de muscles ne pouvait empêcher d’être charmante. Son compagnon remarqua ce changement, et quoiqu’il ne fût pas versé dans la connaissance du cœur des femmes, il eut assez de délicatesse naturelle pour sentir que le mieux était de terminer cette conversation.

Comme l’heure à laquelle il attendait Chingachgook était encore éloignée, Deerslayer eut le temps d’examiner les moyens de défense du château, et de faire les arrangements additionnels qui étaient en son pouvoir, et que les circonstances semblaient exiger. L’expérience et la prévoyance de Hutter avaient laissé fort peu de chose à faire à cet égard ; cependant quelques autres précautions se présentèrent à l’esprit du jeune chasseur, qu’on pouvait dire avoir étudié l’art de la guerre de frontières dans les traditions et les légendes de la peuplade au milieu de laquelle il avait vécu si longtemps. La distance qui existait entre le château et la partie la plus voisine de la terre ne laissait rien à craindre d’une balle partie du rivage. Il était vrai que la maison n’était pas tout à fait hors de la portée du mousquet ; mais ajuster un individu était tout à fait hors de question, et Judith elle-même déclarait qu’elle ne craignait pas le moindre danger de ce côté ; ils étaient donc en sûreté tant qu’ils seraient en possession du château, à moins que les ennemis ne réussissent à s’en approcher, à le prendre d’assaut, à y mettre le feu, ou à employer contre eux quelque autre invention de l’astuce et de la perfidie des Indiens. Hutter avait pris de bonnes précautions contre le premier danger, et quant au feu, le bâtiment, à l’exception du toit couvert en écorces, n’était pas très-combustible. D’ailleurs des trappes étaient pratiquées dans le plancher à plusieurs endroits, et l’on avait des seaux et des cordes pour tirer de l’eau du lac, ce qui arrivait tous les jours. Si l’on parvenait à mettre le feu dans un endroit, une des deux sœurs pouvait donc aisément l’éteindre, pourvu qu’on ne lui laissât pas le temps de faire trop de progrès. Judith, qui semblait connaître parfaitement tous les plans de défense de son père, et qui avait assez de courage pour contribuer à les exécuter, expliqua tous ces détails à Deerslayer, ce qui rendit son examen plus court et plus facile.

Ils n’avaient pas grand-chose à craindre pendant le jour. Ils étaient en possession de l’arche et des pirogues, et il n’existait aucun autre esquif sur le lac. Cependant, Deerslayer savait qu’il ne faut pas longtemps pour construire un radeau, et comme il se trouvait un grand nombre d’arbres morts et tombés sur les rives, si les sauvages voulaient sérieusement risquer un assaut, il ne leur serait pas difficile de s’en procurer les moyens. La célèbre hache d’Amérique, instrument sans égal dans son genre, n’était pas encore généralement connue, et les sauvages n’étaient pas très-experts à manier l’espèce de cognée qui en tenait lieu ; cependant ils avaient coutume de traverser les rivières sur des radeaux grossièrement fabriqués, et s’ils voulaient s’exposer aux dangers d’un assaut, il était presque certain qu’ils emploieraient ce moyen. La mort d’un de leurs guerriers pouvait les y exciter, mais il était aussi possible qu’elle leur inspirât de la circonspection. Deerslayer pensa pourtant qu’il était plus que probable que la nuit suivante amènerait la crise de l’affaire, et précisément par ce moyen. Cette idée lui faisait désirer la présence et le secours du Mohican, son ami, et il attendait l’approche du coucher du soleil avec une impatience toujours croissante.

Lorsque le jour avança, ils mûrirent leurs plans et firent tous leurs préparatifs. Judith était pleine d’activité, et paraissait trouver du plaisir à se consulter avec sa nouvelle connaissance et à recevoir ses avis. L’indifférence du jeune chasseur pour le danger, le mâle dévouement qu’il lui montrait, ainsi qu’à sa sœur, ses manières simples et franches et sa véracité imperturbable, s’étaient rapidement emparées de son imagination et de son affection. Quoique les heures parussent longues sous quelques rapports à Deerslayer, Judith les trouva bien courtes, et quand le soleil commença à descendre vers la cime couverte de pins des montagnes de l’occident, elle exprima sa surprise que le jour fût déjà si près de sa fin. De son côté, Hetty était sérieuse et gardait le silence. Il est vrai qu’elle ne parlait jamais beaucoup, et quand il lui arrivait d’être plus communicative, c’était par suite de quelque incident qui donnait à son esprit une effervescence temporaire ; mais dans le cours de cette journée importante, il se passa plusieurs heures de suite pendant lesquelles elle parut avoir tout à fait perdu l’usage de sa langue. Du reste, l’inquiétude pour leur père n’influa pas beaucoup sur les manières d’aucune des deux sœurs. Ni l’une ni l’autre ne paraissait craindre sérieusement pour lui un plus grand malheur que la captivité ; et il arriva même à Hetty, dans un de ces rares instants où elle rompait le silence, d’exprimer l’espoir que Hutter trouverait le moyen de se remettre en liberté. Quoique Judith ne partageât pas cette espérance, elle énonça celle que les Indiens leur feraient des propositions de rançon quand ils verraient que le château bravait leur astuce et tous leurs expédients. Mais Deerslayer regarda les opinions des deux sœurs à ce sujet comme des idées mal digérées, et continua à faire ses arrangements avec autant de soin et à s’occuper de l’avenir aussi sérieusement que si elles ne les lui eussent pas communiquées.

Enfin l’heure arriva où il était nécessaire qu’il partît pour le rendez-vous qu’il avait avec le Mohican, ou le Delaware, comme on appelait plus communément Chingachgook. Comme le plan avait été mûri par Deerslayer et communiqué par lui à ses deux compagnes, tous trois se mirent à l’exécuter de concert et avec intelligence. Hetty passa dans l’arche, et attachant ensemble deux des pirogues, elle descendit sur l’une d’elles, prit les rames et les fit passer par une porte pratiquée dans les palissades qui entouraient la maison. Elle les amarra ensuite sous le bâtiment avec des chaînes dont l’extrémité était attachée dans l’intérieur de l’édifice. Ces palissades étaient des troncs d’arbres profondément enfoncés dans le banc dont il a déjà été parlé, et elles servaient, tant à former un petit enclos destiné à cet usage qu’à tenir à une certaine distance tout ennemi qui pourrait s’approcher dans une pirogue. Des pirogues placées dans cette espèce de bassin étaient presque cachées à la vue ; et comme la porte était bien fermée et barricadée, il n’aurait pas été facile de s’en emparer, quand même on les aurait vues. Cependant, avant de fermer la porte, Judith entra dans l’enclos sur une troisième pirogue, laissant Deerslayer occupé à fermer dans l’intérieur la porte et les croisées du bâtiment. Comme tout était solide et massif, et que de petits troncs d’arbres étaient les barres dont on se servait pour tout fermer, il aurait fallu une heure ou deux de travail pour pénétrer dans le bâtiment quand Deerslayer eut terminé son opération, même en supposant que les assaillants fussent munis de bons outils et qu’ils n’éprouvassent aucune résistance. Ce soin pris par Hutter pour sa sûreté venait de ce qu’il avait été volé une ou deux fois par les blancs de la frontière pendant ses fréquentes absences de sa maison.

Lorsque tout fut bien fermé dans l’intérieur, Deerslayer ouvrit une des trappes dont nous avons parlé, et descendit par là dans la pirogue de Judith, après quoi il ferma la trappe avec une grosse barre et un bon cadenas. Hetty passa sur cette pirogue que l’on fit sortir de l’enceinte formée par les palissades ; puis on ferma avec soin la porte de l’enceinte, dont on emporta les clefs dans l’arche. Au moyen de toutes ces précautions, personne ne pouvait entrer dans le château sans effraction, ou sans suivre la même marche que Deerslayer avait prise pour en sortir.

On avait préliminairement porté la longue-vue à bord de l’arche, et Deerslayer s’en servit pour examiner, autant que sa position le permettait, toutes les rives du lac. Pas une seule créature vivante n’était visible, à l’exception de quelques oiseaux qui sautillaient de branche en branche, comme s’ils eussent craint de s’exposer aux rayons encore brûlants du soleil d’une après-midi d’été. Toutes les pointes les plus voisines furent particulièrement l’objet d’un strict examen, car il voulait être bien sûr que les sauvages n’étaient pas occupés à préparer quelque radeau ; mais il ne vit partout que le même tableau d’une solitude calme. Quelques mots expliqueront suffisamment le plus grand embarras de la situation du jeune chasseur et de ses deux compagnes : ils étaient exposés aux yeux vigilants de leurs ennemis, tandis que tous les mouvements de ceux-ci étaient cachés par la draperie d’une épaisse forêt. Pendant que l’imagination des premiers serait portée à peupler les bois d’un plus grand nombre de sauvages qu’il ne s’y en trouvait réellement, leur faiblesse serait aisément reconnue par tout Indien qui jetterait un regard de leur côté.

— Il n’y a rien qui remue, dit Deerslayer en baissant la longue-vue. Si les vagabonds ruminent quelques mauvais desseins contre nous, ils sont trop malins pour le laisser voir. Il est vrai qu’ils peuvent préparer un radeau dans l’intérieur du bois, quoiqu’ils ne l’aient pas encore transporté sur les bords du lac. Ils ne peuvent deviner que nous sommes sur le point de quitter le château, et quand même ils le devineraient, ils n’ont aucun moyen de savoir où nous voulons aller.

— Cela est si vrai, Deerslayer, dit Judith, qu’à présent que tout est prêt, nous ferons bien de partir sur-le-champ hardiment et sans aucune crainte, sans quoi nous arriverons trop tard.

— Non, non. L’affaire exige quelque adresse ; car quoique les sauvages ne sachent rien de Chingachgook, ni de mon rendez-vous avec lui près du rocher, ils ont des yeux et des jambes. Ils verront de quel côté nous avançons, et ils ne manqueront pas de nous suivre. Mais je tâcherai de leur tailler des croupières, en tournant le cap du scow tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, jusqu’à ce que leurs jambes se fatiguent et qu’ils se lassent de courir après nous.

Deerslayer exécuta ce projet aussi bien qu’il le pouvait, et en moins de cinq minutes l’arche fut mise en mouvement. Un vent léger venait du nord ; et ayant établi sa voile, il plaça le cap du scow de manière à aborder plus bas sur la rive orientale du lac, à environ deux milles du château. L’arche n’était jamais bonne voilière, quoique, flottant sur la surface du lac, il ne fut pas difficile de la mettre en mouvement, et de lui faire faire trois ou quatre milles par heure. Le rocher était à un peu plus de deux lieues du château ; et connaissant la ponctualité des Indiens, Deerslayer avait fait ses calculs très-exactement, et avait pris un peu plus de temps qu’il ne lui en fallait pour gagner son rendez-vous, de manière à pouvoir retarder ou accélérer son arrivée, comme les circonstances pourraient l’exiger. Quand il avait établi sa voile, le soleil était encore bien au-dessus de la cime des montagnes de l’occident, élévation qui lui promettait encore plus de deux heures de jour, et quelques minutes le convainquirent que le scow faisait route avec autant de vitesse qu’il s’y était attendu.

C’était une glorieuse après-midi d’été, et jamais cette nappe d’eau solitaire n’avait moins ressemblé à une arène sur laquelle peut bientôt couler le sang des combattants. La brise légère descendait à peine jusqu’au niveau du lac, et elle en effleurait la surface comme si elle eût craint d’en troubler la tranquillité. Les bois mêmes semblaient sommeiller sous les rayons du soleil, et quelques légers nuages, immobiles depuis plusieurs heures à l’horizon oriental, paraissaient y avoir été placés pour embellir la scène. Quelques oiseaux aquatiques rasaient de temps en temps la surface de l’eau, et ils ne virent qu’un seul corbeau, qui volait bien au-dessus de la cime des arbres de la forêt, et dont les yeux cherchaient à percer le dôme de feuillage dans l’espoir d’y trouver quelque proie.

Le lecteur peut avoir remarqué que, malgré la franchise un peu brusque des manières de Judith qui était la suite des habitudes qu’elle avait prises sur la frontière, son langage était fort supérieur à celui des hommes qu’elle avait occasion de voir, sans même en excepter son père. Cette différence se faisait observer, tant dans la prononciation que dans le choix des expressions et la manière d’arranger les phrases. Rien peut-être ne fait mieux connaître l’éducation qu’on a reçue, et la société qu’on a vue, que la manière de s’exprimer, et bien peu de talents contribuent autant à faire valoir les charmes d’une femme qu’une élocution facile et gracieuse ; tandis que rien ne dissipe si promptement l’enchantement produit par la beauté, que le contraste qu’on remarque entre de beaux traits et des manières agréables, et un ton commun et des expressions vulgaires. Judith et sa sœur formaient à cet égard des exceptions marquées aux jeunes filles de leur classe sur toute la ligne de la frontière, et les officiers en garnison dans le fort le plus voisin avaient souvent assuré la sœur aînée que peu de dames des villes possédaient cet avantage à un aussi haut degré. Ce compliment n’était pas tout à fait la vérité, mais il en approchait assez pour qu’on pût se le permettre. Les deux sœurs devaient à leur mère cette distinction, ayant acquis d’elle, dans leur enfance, un avantage que ni l’étude ni le travail ne peuvent procurer ensuite, s’il est négligé dans les premières années. Qui était, ou, pour mieux dire, qui avait été cette mère, c’était ce que personne ne savait, excepté Hutter. Il y avait deux ans qu’elle était morte, et, comme l’avait dit Hurry, elle avait été enterrée dans le lac. Hutter avait-il agi ainsi par suite d’un préjugé, ou pour s’épargner la peine de lui creuser une fosse ; cette question avait été un sujet de discussion fréquente entre les êtres grossiers qui habitaient cette frontière. Judith n’avait jamais vu le lieu où elle avait été enterrée, mais Hetty avait été présente à l’enterrement. Elle se rendait souvent en pirogue à cet endroit, au coucher du soleil ou au clair de la lune, et elle regardait dans l’eau, avec l’espoir d’entrevoir la forme de celle qu’elle avait si tendrement aimée depuis son enfance jusqu’au triste moment de leur séparation.

— Faut-il que nous soyons au rocher exactement à l’instant du coucher du soleil ? demanda Judith à Deerslayer, qui tenait l’aviron-gouvernail, tandis qu’elle était près de lui, travaillant à quelque parure fort au-dessus de sa situation dans le monde, et qui était une nouveauté sur la frontière. Quelques minutes de plus ou de moins sont-elles une chose importante ? Il sera dangereux de rester longtemps près d’un rocher qui est si voisin du rivage.

— Cela est vrai, Judith ; c’est là la difficulté. Ce rocher est à portée de mousquet du rivage, et il ne serait pas bon d’en approcher de trop près, ni d’y rester trop longtemps. Quand on a affaire à un Indien, il faut toujours calculer et ruser, car une Peau Rouge n’aime rien tant que l’astuce. Or vous voyez que je ne gouverne pas vers le rocher, mais que je m’en dirige à l’est, ce qui fera que les sauvages se mettront à courir de ce côté, et se fatigueront les jambes sans en retirer aucun avantage.

— Vous croyez donc qu’ils nous voient, et qu’ils épient nos mouvements, Deerslayer ? J’espérais qu’ils se seraient retirés dans ces bois, et qu’ils nous laisseraient quelques heures de repos.

— C’est bien là l’idée d’une femme. Il n’y a jamais d’interruption à la vigilance des Indiens, quand ils sont sur le sentier de guerre, et ils ont en ce moment les yeux sur nous. Quoique le lac nous protège, il faut nous approcher du rocher avec calcul, et tâcher de mettre les mécréants sur une fausse piste. Les Mingos ont bon nez, à ce qu’on dit ; mais la raison d’un homme blanc doit bien valoir leur instinct.

La conversation de Judith avec le jeune chasseur roula alors sur divers sujets, et, dans cet entretien, elle ne put cacher l’intérêt toujours croissant qu’elle prenait à lui ; intérêt que sa franchise naturelle, son caractère décidé, et le sentiment intime de l’effet que ses traits produisaient si universellement, firent qu’elle chercha moins à dissimuler qu’elle ne l’aurait probablement fait sans cela. On ne pouvait dire qu’elle eût des manières hardies, mais il y avait quelquefois dans ses regards un air de liberté qui avait besoin de l’aide de toute sa beauté pour prévenir des soupçons défavorables à sa discrétion, sinon à ses mœurs. Ces regards étaient pourtant moins susceptibles d’une interprétation si fâcheuse quand elle était avec Deerslayer, car elle ne le regardait presque jamais qu’avec cet air de naturel et de sincérité qui accompagne toujours les plus pures émotions d’une femme. Il est assez remarquable qu’à mesure que la captivité de leur père se prolongeait, aucune de ses filles ne montrait beaucoup d’inquiétude pour lui ; mais, comme on l’a déjà dit, leurs habitudes leur inspiraient de la confiance, et elles comptaient sur sa libération par le moyen d’une rançon, avec une assurance qui pouvait, jusqu’à un certain point, expliquer leur indifférence apparente. Hutter avait déjà été une fois prisonnier des Iroquois, et il avait obtenu sa liberté pour quelques peaux. Mais cet événement, dont les deux sœurs n’étaient pas instruites, avait eu lieu dans un temps où la France et l’Angleterre étaient en paix, et où la politique des deux gouvernements était de réprimer les excès des sauvages, au lieu de les encourager.

Tandis que Judith causait ainsi avec Deerslayer d’un air presque caressant, Hetty resta pensive et silencieuse. Une fois seulement, elle s’approcha du jeune chasseur et lui fit plusieurs questions sur ses intentions et sur la manière dont il comptait les exécuter ; mais son désir de causer n’alla pas plus loin. Dès qu’il eut répondu à ses questions, — et il répondit à toutes de la manière la plus complète et la plus complaisante, — elle se retira, et se remit à travailler à un vêtement grossier qu’elle faisait pour son père, fredonnant de temps en temps un air mélancolique, et soupirant fréquemment.

Le temps s’écoula de cette manière, et quand le soleil commença à descendre derrière la frange de pins qui couvraient les montagnes occidentales, ou environ vingt minutes avant son véritable coucher, l’arche était presque à la hauteur de la pointe sur laquelle Hutter et Hurry avaient été faits prisonniers. En gouvernent d’abord vers un côté du lac et ensuite vers l’autre, Deerslayer avait voulu jeter de l’incertitude sur ses desseins, et les sauvages, qui, sans aucun doute, surveillaient tous ses mouvements, furent portés à croire qu’il voulait entrer en communication avec eux, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, et ils le suivirent partout, afin d’être prêts à profiter de toutes les circonstances favorables qu’ils pourraient trouver. Cette ruse était bien imaginée ; car la profondeur de la baie, la courbe que décrivait le lac, et le sol bas et marécageux qui intervenait, devaient probablement permettre à l’arche d’atteindre le rocher, avant que les Indiens, s’ils étaient réellement réunis près de cette pointe, eussent eu le temps de faire le circuit nécessaire pour y arriver eux-mêmes. Pour ajouter à la vraisemblance des soupçons qu’il voulait leur inspirer, Deerslayer avança vers la rive occidentale autant que la prudence le permettait. Faisant alors entrer Judith et Hetty dans la cabine, il se pencha de manière à être entièrement caché par les bords du scow, dont il tourna le cap tout à coup de manière à avancer vers le Susquehannah. Favorisée par une augmentation de vent, l’arche fit des progrès qui promettaient la réussite des plans du jeune chasseur, quoique le mouvement du scow, semblable à celui du crabe, l’obligeât à en maintenir le cap dans une direction très-différente de celle qu’il suivait réellement.


  1. Hist est une interjection qui a le même sens anglais que st ! en français.
  2. Épine de ronce.