Le Tour du monde/Volume 2/Voyage aux grands lacs d’Afrique orientale/1
VOYAGE AUX GRANDS LACS DE L’AFRIQUE OCCIDENTALE,
Défendue à l’est et à l’ouest par une côte aux effluves mortels, et par une population que démoralise un commerce infâme, l’Afrique est restée jusqu’à ces derniers temps ce qu’elle était pour les anciens : une terre mystérieuse dont les tribus centrales sont encore retranchées de la grande famille humaine. En vain la civilisation antique s’est épanouie dans l’une de ses vallées fertiles, en vain Carthage et Rome y ont établi leur puissance, l’Arabe ses mosquées, le traitant ses comptoirs, cet isolement s’est maintenu jusqu’à nos jours. Au delà du littoral conquis, le vainqueur ou le négociant a trouvé le Sahara, le colon du sud les Karrous, et les chasseurs de la Cafrerie se sont arrêtés aux marches du Kalahari. De tous ces récits du désert qui, depuis l’anéantissement de l’armée de Cambyse, se continuent chaque année au retour des caravanes, il résulte que toutes les fois qu’on nomme l’Afrique, c’est un espace entièrement nu, un flot de sable, une terre anhydre que l’on évoque dans la pensée de l’auditeur : l’habitat du chameau et de l’autruche a fait oublier celui de l’hippopotame et du crocodile ; aussi accueillit-on avec surprise, il y a quatre ans, l’annonce d’une mer intérieure, dont les missionnaires de Mombaz avaient entendu parler dans leurs voyages[1]. Bien que l’existence de grands lacs équatoriaux en Afrique eût été soupçonnée depuis deux mille ans, cette communication n’en eut pas moins tout l’attrait de la nouveauté, et le mémoire que publièrent à ce sujet le révérend Erhardt et le docteur Rebmann reportèrent l’attention des géographes sur la partie est de l’Afrique, située entre l’équateur et le quinzième degré de latitude méridionale. Les hommes les plus compétents d’Europe ne crurent pas à la réalité de cette Caspienne de trente mille lieues carrées, et pensèrent que M. Erhardt confondait en un seul plusieurs lacs distincts, désignés sur les anciennes cartes portugaises, et mentionnés par les nôtres. Toutefois la question offrait trop d’intérêt pour qu’on ne cherchât pas à la résoudre. D’ailleurs le problème toujours pendant des sources du Nil, celui des neiges contestées du Kénia et du Kilimandjaro se rattachaient à la vérification du rapport des révérends. Une expédition fut donc résolue.
En 1856, la Société géographique de Londres confia au capitaine Burton, officier à l’armée du Bengale, la mission d’atteindre les grands lacs africains, d’en relever la position, de décrire le pays situé entre la côte et les vastes nappes d’eau qu’il s’agissait de reconnaître, d’en étudier l’ethnographie et les ressources commerciales. Un voyage en Arabie, où l’aventureux capitaine avait fait preuve d’autant de savoir que d’intrépidité, un séjour dans la ville d’Harar, interdite jusqu’à lui aux chrétiens, un projet d’exploration au centre de l’Afrique, arrêté au début par une attaque des Somalis, avaient désigné Burton au choix de la Société, qu’il justifiait amplement. Le capitaine, ne se dissimulant pas les difficultés de l’entreprise, demanda qu’on lui adjoignît le capitaine Speke, attaché, comme lui, à l’armée des Indes ; et le 16 juin 1857, à midi, ces courageux explorateurs se dirigeaient vers la côte africaine, à bord d’une corvette de dix-huit canons, appartenant au saïd Méjid, fils de l’iman de Mascate, allié de la France et de l’Angleterre. Voici le récit du capitaine Burton.
« Après la dépense de poudre qui, dans ces parages, annonce tout ce qui fait événement, depuis la naissance d’un prince jusqu’au départ d’un évêque, nous quittons le port de Zanzibar. Plus sûre que rapide, l’Artémise nous permet de contempler pendant longtemps les mosquées et les maisons blanches des Arabes, les cases des indigènes, les cocotiers du rivage, et les plantations de girofliers qui zèbrent les collines rutilantes. Le souffle embaumé de l’océan Indien pousse le navire, le soleil fait étinceler autour de nous l’azur des flots où la mer est profonde, et le vert brillant des canaux, situés entre les îles de Koumbéni et de Choumbi, la première chargée de grands bois, la seconde couverte d’un épais fourré. Puis la grève se confond avec l’océan, la bande rouge des récifs disparaît sous les vagues, la terre passe de l’émeraude au brun et au violet, la cime des arbres paraît flotter sur l’onde, et, quand arrive le soir, une ligne obscure, pareille au contour vaporeux d’un nuage, est tout ce que nous apercevons de Zanzibar.
« Le lendemain (17 juin 1857), vers six heures de l’après-midi, l’Artèmise jetait l’ancre à la hauteur de Wale-Point, promontoire effilé, bas et sablonneux, situé à cent trente-cinq kilomètres de la petite ville de Bagamayo, par six degrés vingt-trois minutes de latitude sud. Il y a quelque chose qui vous intéresse dans l’aspect de la Mrima, ainsi que les habitants de Zanzibar appellent cette portion de la côte d’Afrique. L’océan Indien, que brise au couchant une raie d’écume, chargée de détritus de coralines et de madrépores, découpe le rivage, y forme des criques, des bayous, des marigots, où après avoir épuisé leur furie contre des diabolitos, des banquettes de sable et de rochers noirs, des masses d’un conglomérat bruni par le soleil, et de fortes estacades disposées en croissant, les vagues s’endorment au sein d’eaux mortes, pareilles à des nappes d’huile. Bien qu’à peine au-dessus du niveau de la mer, les pointes et les îlots, formés par ces courants, n’en sont pas moins chargés d’une végétation luxuriante. Des forêts de mangliers couvrent les bords des lagunes ; à la marée basse, l’amas conique de racines qui supporte chaque arbre est mis à nu, et montre les jeunes scions terminés par des grappes d’un vert brillant. Les fleurs lilas, et les feuilles charnues d’une espèce de convolvulus retiennent le sable qui est d’un blanc pur, et des huîtres sont appendues à la base des palétuviers. Au-dessus de l’océan, le rivage forme une épaisse muraille de verdure, et des groupes de vieux arbres chauves, inclinés par les moussons, indiquent la position des établissements qui s’éparpillent sur la côte. Çà et là des monticules dénudés percent le manteau vert du sol, en varient la couleur uniforme de leur teinte rubigineuse, et derrière l’alluvion qui, sur une largeur de trois à cinq milles, compose le littoral, se dresse une ligne bleue qu’on aperçoit même de Zanzibar : ce sont les dunes qui constituaient jadis le fond de la baie, et qui maintenant servent de frontière aux indigènes. À cette esquisse, ajoutez le bruit des vagues, le cri des oiseaux de mer, le bourdonnement perpétuel des insectes, qui s’apaise au coucher du soleil ; et dans le profond silence des nuits du tropique, le mugissement du crocodile, le cri du héron nocturne, les clameurs et les coups de feu des habitants, qui, aux grognements qui se font entendre, reconnaissent que l’hippopotame franchit la berge, pour aller visiter leurs récoltes.
« Vous abordez au milieu des exclamations des hommes, des cris aigus des femmes, des remarques naïves des enfants ; un chemin étroit, frayé au travers d’une jungle épaisse, entremêlée de champs de millet, gravit une côte escarpée et vous conduit à une palissade ; à l’intérieur de cette enceinte, vous trouvez une douzaine de cases faites avec de la boue et des branches de mangliers, divisées en plusieurs compartiments, et séparées de leurs voisines par une série de grandes cours, soigneusement closes, occupées par les enfants et par les femmes. Il n’y a pas de fenêtres à ces cases, mais le toit, composé de nattes grossières, est assez élevé pour que l’aération des chambres soit tolérable ; un hangar, formé à l’extérieur par la projection de la couverture, abrite un large banc en pisé, recouvert de nattes, et sert d’atelier, de boutique et de parloir. Autour des habitations les plus considérables, une masse de cabanes constitue les communs. Tel est Kaolé, type du village maritime de cette partie de la côte, où depuis Mombaz, jusqu’au sud de Quiloa, chaque établissement n’a d’autre édifice en maçonnerie qu’un fort quadrangulaire, bâti avec de la coraline, et dont la partie basse, employée comme magasin par les Banians, est couronnée d’une terrasse à créneaux, où veillent les gens du guet.
« Dans les villes de garnison, la majeure partie des habitants se compose de soldats et de leurs familles. Descendants de Béloutchis qui vinrent s’établir à Maskate, mais pour la plupart natifs de l’Oman, où ils étaient fakirs, marins, journaliers, portefaix, barbiers, mendiants et voleurs, ces vauriens furent enrégimentés par Ben-Hamed, l’aïeul du saïd actuel, et depuis lors ils sont employés à contenir la partie la plus remuante des sujets de Sa Hautesse. Braillards et turbulents, ces garnisaires, qui ont conservé le nom de Béloutchis, sont une copie effacée des Bachi-Bouzouks, et bien inférieurs, comme enfants perdus, aux Arnautes et aux Kourdes. Leur vie se passe à boire tant qu’ils peuvent, à fumer, à jaser, à se disputer ; les plus jeunes se battent entre eux, brûlent de la poudre, et jouent tout ce qu’ils possèdent ; les barbes blanches racontent les merveilles du Béloutchistan, dont les neiges, les fruits savoureux, les eaux transparentes ne trouvent que des incrédules. Le reste de la population est composée de Ouamrima[2], tribu de sang mêlé arabe et africain, dont la vie s’écoule au milieu d’une abondance relative ayant deux sources : le détroussement à l’amiable des caravanes qui reviennent de l’intérieur, et le rapport de vastes champs de légumes et de céréales dont les produits alimentent l’île de Zanzibar et s’exportent jusqu’en Arabie[3].
« Les Ouamrima sont gouvernés par des chefs dépendant de Zanzibar, et dont le nombre est partout en raison inverse de l’importance des localités qu’ils exploitent. Ces tyranneaux jouissent, à l’égard des trafiquants, du privilége d’exaction dans toute son étendue, et le concèdent à leurs administrés, qui pillent les caravanes déjà mises à rançon, d’où l’horreur des étrangers qui, en modifiant les bases du négoce, pourraient porter atteinte à ce régime lucratif. Il en résulte qu’à peine étions-nous dans Kaolé, notre escorte fut saisie d’effroi en pensant aux difficultés du voyage, et déclara qu’il ne nous fallait pas moins de cent gardes, plusieurs canons et cent cinquante mousquets pour pénétrer dans l’intérieur. Je ne partageais pas les craintes de mes braves, mais je savais que nous entrerions sur cette terre inconnue dans une saison fatale ; chaque minute de retard augmentait les chances de fièvre ; et malgré cela nous n’étions, le 2 juillet, qu’à notre première étape. Enfin, après avoir commencé avant le jour nos préparatifs de départ, et cela pour la troisième fois, nous nous trouvâmes, à huit heures du matin, sur un sentier qui traverse des jungles, des champs de millet, des bourbiers noirs, couverts de riz ou de roseaux, et qui, dans les endroits où le terrain s’élève, serpente sur un sable rouge et copalifère. Des kraals, fortifiés par une clôture d’épines, et la crainte que les caravanes ont de camper dans les villages, témoignent du peu de sécurité du chemin. Le sentier s’élargit, devient moins rude, quitte l’ancien littoral de la baie, descend dans la vallée du Kingani, et remonte pour atteindre l’établissement de Nzasa, premier district de l’Ouzaramo indépendant. Nous y perdons trois jours. Le lendemain nouvelle halte à Kiranga-Ranga. J’en profite pour visiter les environs. Partout une fertilité incroyable : du riz, du maïs, du manioc en abondance, et dans les endroits non cultivés, du smilax, des buissons de carissa, des mûriers, des hibiscus. Près de la rivière, le mparamousi (taxus elongatus) élève sa ramée dont la brise agite les tresses noueuses, tandis que plus bas tout est paisible ; des souches de bombax portent jusqu’à cinq tiges, ayant chacune trois mètres de circonférence ; le msoukoulio, inconnu à Zanzibar, forme un amas de verdure auprès duquel les plus beaux chênes d’Europe ne paraîtraient que des nains.
« À Kiranga, débutèrent les ondées qu’on essuie régulièrement entre les deux saisons pluvieuses, et je refusai de m’y arrêter plus d’un jour, malgré les instances des chefs, dont Saïd-ben-Sélim, qui dirigeait notre caravane, satisfaisait tous les désirs. Le lendemain nous entrions sur le territoire de Mouhogoué, l’un des plus redoutés de l’effrayant Ouzaramo. Toutefois, notre passage n’eut d’autre résultat que de faire accourir les femmes, très-curieuses de nous voir, et très-surprises de notre aspect. « Voudriez-vous de ces blancs pour maris ? leur demanda notre orateur. — Avec de pareilles choses sur les jambes ! Fi donc ! » répondaient-elles à l’unanimité.
« Après Mouhogoué, on ne sort des jungles que pour trouver des grands arbres qui s’élèvent d’un sable rouge, et l’on ne débouche de la forêt qu’en arrivant au district de Mouhonyéra, c’est-à-dire au bord du plateau qui forme la terrasse méridionale du Kingani. L’homme est rare dans cette région malsaine où abondent les animaux sauvages. Les hyènes se font entendre aussitôt que le soleil est couché, et nos guides se préoccupent des lions. Pendant le jour, de petits singes gris, à face noire, nous regardent avec un sérieux imperturbable ; puis leur curiosité satisfaite, ils glissent de la branche où ils étaient immobiles, et s’éloignent en bondissant comme des lévriers qui jouent. La plaine, d’un vert sombre, et qui se déploie sous la brume, offre les pires couleurs du Gujerat et du Téraï ; à l’ouest un cône peu élevé brise l’horizon qui est d’un bleu livide, et au nord de ce monticule se dresse une muraille, coiffée de nuages, où l’œil fatigué se repose.
« L’endroit où nous arrivons le jour suivant est désigné par les Arabes sous le nom de vallée de la mort et de séjour de la faim. Nous descendons à travers un hallier où s’éparpillent quelques champs de sorgho, et nous gagnons, après trois heures de marche, un affluent à demi desséché du Kingani ; l’eau en est détestable, une odeur putride s’échappe de la terre brune et moite ; de gros nuages, . fouettés par un vent furieux, lancent d’énormes gouttes de pluie qui s’enfoncent comme des balles dans le sol détrempé ; les arbres gémissent, en se courbant sous la tempête, les oiseaux s’éloignent avec des cris perçants, et les bêtes fauves se précipitent dans leurs tanières. Le capitaine Speke a la fièvre ; plusieurs de nos hommes sont malades, nous sommes tous épuisés ; cependant, en dépit de notre fatigue, nous marchons le lendemain pendant sept heures. À la croisée de la route de Mbouamaji, cinquante indigènes nous barrent le chemin, et sont appuyés d’une réserve qu’on entrevoit sur la gauche. L’affaire s’arrange, nous passons, et je ne peux qu’admirer les formes pures et athlétiques de ces jeunes guerriers qui, dans l’attitude la plus martiale, tiennent leur arc d’une main, et de l’autre un carquois rempli de flèches dont le fer aigu vient de recevoir une nouvelle couche de poison.
« Après une nuit passée à Tounda, au milieu d’une végétation excessive, je m’éveille abattu, la tête me fait mal, les yeux me brûlent, j’ai dans les extrémités des frémissements douloureux ; la fatigue, le froid, le soleil, la pluie, la malaria, l’inquiétude, se réunissent pour m’accabler. Saïd-ben-Sélim, pris d’un violent accès de fièvre, implorait quelques heures de repos ; un instant de plus à Tounda pouvait nous être fatal ; je fis placer le malade sur un âne, et donnai l’ordre de ne s’arrêter qu’à Dégé-la-Mhora, village où fut assassiné le premier Européen qui ait pénétré aussi avant sur cette côte meurtrière. En 1845, M. Maizan débarquait à Bagamayo, en face de Zanzibar ; de là il se rendit presque seul à Dégé. Fort bien accueilli d’abord par le chef Mazoungéra, celui-ci, quelques jours après, le fit arrêter, et, lui reprochant les dons qu’il avait faits à d’autres chefs, lui déclara qu’il allait mourir à l’instant même. L’intrépide voyageur fut attaché à un baobab ; Mazoungéra lui coupa les articulations pendant que retentissait le chant de guerre, et que le tambour battait une marche triomphale. Puis entamant la gorge de sa victime, et trouvant que son couteau était émoussé, l’infâme s’arrêta pour en aiguiser le tranchant, se remit à l’œuvre, et arracha la tête avant que la décollation fût complète. Ainsi mourut à vingt-six ans un homme plein de cœur, de savoir et d’avenir, dont le seul défaut était la témérité, ainsi qu’on appelle trop souvent l’esprit d’initiative, quand la fortune ne sourit pas au courage.
« Malgré les efforts du saïd, pour satisfaire aux justes réclamations de la France, on ne parvint pas à saisir le coupable. Mais dans la croyance des indigènes, après la mort de M. Maizan, le chemin de la côte à Déjé-la-Mhora fut intercepté par un dragon animé de l’esprit du martyr, et le cruel Mazoungéra est, depuis lors, accompagné du spectre de sa victime. Les tourments qu’il en éprouve l’ont poussé à fuir la scène du meurtre ; il erre maintenant sur les bords du grand lac, où il a traîné sa folle douleur ; et sa tribu, qui n’a cessé de décliner depuis la mort du jeune Français, marche rapidement à une ruine complète. »
Arrivés le 13 juillet sur un territoire où les Ouazaramo, se confondant avec diverses tribus, ne sont plus à craindre, nos voyageurs poursuivirent leur marche sous des averses diluviennes, des brumes pénétrantes, déchirées par des coups de soleil foudroyants ; ils franchirent des halliers, des fondrières où l’on enfonce jusqu’aux genoux, parfois jusqu’aux épaules, quittèrent le marécage pour des savanes entrecoupées de ravines profondes, retrouvèrent la forêt et les jungles, et accablés de fatigue, bourrelés d’inquiétudes, n’en continuèrent pas moins leur route périlleuse. « Chaque matin, dit Burton, m’apportait de nouveaux tourments, chaque jour me faisait penser que le lendemain serait pire encore, mais l’espérance est au fond du désespoir, et nous ne renonçâmes pas un instant à la mission que nous avions acceptée. »
C’est ainsi que la caravane traversa le district de Douthoumi, arrosé par la rivière du même nom, qui tombe dans le Mgazi. Une chaîne de montagnes, dont la crête dentelée et les pics voilés de nuages annoncent la formation primitive, s’élève au nord du district, et va rejoindre, à quatre journées de marche, les montagnes de l’Ousagara. Le vent du nord-est, comme celui du nord-ouest, se refroidit en balayant cette crête nuageuse, et tombe en rafales glacées dans la plaine, où le thermomètre descend à 18° pendant la nuit. Plus malsains, dit-on, que la vallée même, les cônes situés au pied de la montagne ne sont pas habités ; la forêt en garnit le sol rocailleux, et tout ce que le voyageur a pu rêver d’horrible sur l’Afrique, se réalise : c’est un mélange confus de buissons épineux et de grands arbres, couverts de la racine au sommet par de gigantesques épiphytes ; un amas d’herbes tranchantes, un réseau de lianes énormes qui rampent, se courbent, se dressent dans tous les sens, étreignent tout, et finissent par étouffer jusqu’au baobab. « La terre exhale une odeur d’hydrogène sulfuré, et l’on peut croire, en maint endroit, qu’un cadavre est derrière chaque buisson. Des nuages livides, chassés par un vent froid, courent et se heurtent au-dessus de vous, et crèvent en larges ondées ; ou bien un ciel morne couvre la forêt d’un voile funèbre ; même par le beau temps, l’atmosphère est d’une teinte blafarde et maladive. Enfin, pour compléter cet odieux tableau qui, du centre du Khoutou, se déploie jusqu’à la base des monts de l’Ousagara, de misérables cases, groupées au fond des jungles, abritent quelques malheureux, amaigris par un empoisonnement continu, et dont le corps ulcéré témoigne de l’hostilité de la nature envers la race humaine.
« Dans le Zoungoméro, où commence la grande vallée de la Mgéta, les premières lueurs du jour apparaissent à travers un brouillard laiteux. Des cumulus et des nimbes viennent de l’est, envahissent les hauteurs de Douthoumi, et quand la pluie est imminente, une ligne épaisse de stratus coupe la montagne et s’étend au-dessus de la plaine. À toutes les phases de la lune, il pleut deux fois par vingt-quatre heures, et lorsque les nuages éclatent, un soleil ardent aspire la putridité du sol. L’humidité imprègne, oxyde, corrode tout, depuis le papier jusqu’au métal ; le bois pourrit, le fer se ronge, les habits se trempent, la poudre se délite, le cuir devient gélatineux et le carton se liquéfie. Le Zoungoméro n’en est pas moins un centre commercial important, et plusieurs milliers d’hommes le traversent chaque semaine. Ses bourgades y sont formées de cases où l’eau s’infiltre, où l’on est en compagnie de volailles, de pigeons, de rats, de souris, de serpents, de lézards, de sauterelles, de blattes, de moustiques, de mouches, d’araignées hideuses, sans parler des essaims d’abeilles qui souvent en chassent les habitants, et de l’incendie que l’on peut toujours y craindre. Mais le sorgho y abonde, par conséquent la bière ; le chanvre et le datura y croissent naturellement, et ajoutent leur charme à ceux de l’ivresse. Il n’en faut pas davantage pour que le Zoungoméro soit le rendez-vous d’une armée de flibustiers qui, le sabre ou la lance au poing, l’arc tendu, ou le mousquet à l’épaule, s’établissent dans les maisons, prennent les femmes, les enfants, s’emparent de tout, mettent le feu aux villages et en vendent les habitants à la première caravane qui passe. On est sur le sentier de la traite, et quel que soit le degré de misère des indigènes, le voyageur ne peut pas leur témoigner sa pitié : il ne trouve d’aliments à aucun prix ; s’il n’entre pas de vive force dans une case, il restera sans abri malgré l’orage ; s’il n’impose pas de corvée, on ne lui prêtera nul secours ;’enfin, s’il ne brûle et ne pille, il mourra de faim au milieu de l’abondance. Telle est la réaction de ce trafic odieux, qui détruit tout ce qu’il y a de bon dans le cœur de l’homme. »
« Au moment de quitter le Zoungoméro, je passe en revue tous nos gens ; que le lecteur me permette de les lui présenter. Ils se composent de Saïd-ben-Sélim, métis arabe de Zanzibar, qui a été chargé, malgré lui, par Sa Hautesse, de conduire notre caravane. Il est suivi de quatre esclaves, sans compter la jeune Halimah, dont l’embonpoint excessif et la physionomie carline absorbent la pensée de notre chef, toutes les fois que par hasard il la détourne de lui-même. Vient ensuite Mabrouki, mon valet de pied, esclave d’un chef arabe qui me l’a prêté moyennant cinq dollars par mois. C’est le type du nègre à encolure de taureau : front bas, petits yeux, nez épaté, large mâchoire, pourvue de cette force musculaire qui caractérise les puissants carnivores. Il est à la fois le plus laid et le plus vain de toute la bande, et sa passion pour la parure est sans borne ; maladroit et paresseux, d’un caractère détestable, il passe d’un excès de colère ou d’orgueil à un excès d’abattement et de servilisme. Bombay, son compatriote, après des lubies infiniment trop prolongées, revint à ce qu’il était au début : un serviteur actif et honnête. Valentin et Gaétano, métis hindous et portugais, appartiennent à cette race de parias qui, dès leur enfance, s’en vont gagner quelques roupies en qualité de bonnes d’enfants et de marmitons dans les cités opulentes de l’Inde anglaise. Ces deux hybrides ont pour défauts un orgueil de caste et un mépris des hérétiques et des infidèles, qui les mettent souvent en péril, le besoin de paraître et de dominer, un penchant irrésistible au vol et au mensonge, une prodigalité du bien d’autrui excessive et une ténacité particulière à tout ce qui leur appartient, une faiblesse physique déplorable et une voracité qui les conduit à l’indigestion quotidienne. Mais tous deux ont leur mérite : il n’a fallu que quelques jours à Valentin pour connaître la langue du pays, pour apprendre à se servir du chronomètre et du thermomètre, de manière à nous être utile ; et non moins adroit qu’intelligent, il fait aussi bien une couture qu’une sauce au carri. Gaétano a des soins curieux auprès d’un malade, et un mépris absolu du danger ; il retournera seul, pendant la nuit, chercher sa clef qu’il aura laissée dans les jungles ; il se jette dans une mêlée d’indigènes, sans s’inquiéter de leur fureur et ne manque jamais de transformer leur colère en gaieté. Certes il m’a causé bien de l’exaspération ; mais il avait eu d’horribles accès de fièvre, qui avaient pris la forme cérébrale ; et comme il devenait chaque jour plus étourdi, plus sale, plus prodigue, plus enclin à faire prendre le feu, et à l’entretenir avec mon beurre fondu, objet précieux et rare, je ne peux m’empêcher de l’absoudre en mettant ses torts sur le compte de la fièvre.
« Sa Hautesse nous a donné huit Béloutchis qui sont responsables de nos jours et de nos biens. Ils portent l’ancien mousquet, le sabre du Katch, le bouclier hindou, orné de son clinquant, une dague acérée, une provision de mèches, de briquets, de poudre et de plomb, judicieusement distribuée sur leur personne. Leur chef, le jemadar Mallok, est privé d’un œil, et justifie le proverbe qui suspecte la loyauté des borgnes. Il a de beaux traits, mais quelque chose autour des lèvres qui inspire la défiance, un œil qui ne regarde jamais en face, et qui répand des larmes de crocodile. Parmi les Béloutchis sont deux vétérans. Sans barbes grises, une caravane se considère comme n’étant pas en règle ; mais je ne sais pas à quoi servent les nôtres, si ce n’est à paralyser l’élan de notre jeunesse. De plus, j’ai huit esclaves appartenant à M. Ramji, qui me les a loués, et qui nous servent d’interprètes, de guides et de soldats ; ils ne quittent jamais leurs mousquets, ni leurs vieux sabres qui ont appartenu jadis à la cavalerie allemande. Tous les huit s’intitulent mouinyi, c’est-à-dire maîtres, parce que dans le principe ils ont été donnés en gage au banian Ramji par leurs familles, et que si leurs parents ont oublié de les racheter, ils n’ont cependant pas été vendus. Mal-appris et vaniteux, ils refusent toute besogne, excepté l’achat des vivres ; s’arrogent le droit de commander aux porteurs, et le privilége de voler tout ce qui les tente. Ils boivent sec, nous ont mis plus d’une fois dans l’embarras par leurs façons cavalières avec les femmes, et ne répondent à la moindre observation que par la menace de déserter.
« Nos cinq âniers sont encore de plus tristes sujets.
« Au dernier rang, fort peu au dessus des ânes, même de leur propre aveu, sont les trente-cinq Ouanyamouézi qui forment le corps des porteurs ; garçons efflanqués pour la plupart et difficiles à bâter. Chacun d’eux a son caprice, tous ont horreur des caisses, à moins qu’elles ne soient assez légères pour qu’on puisse en mettre une à chaque bout d’une longue perche, ou bien assez lourde pour exiger deux hommes, et se balancer entre eux. Du calicot, de l’indienne, des étoffes de soie et coton aux couleurs voyantes, des grains de verre et de porcelaine[4], du fil de laiton forment la majeure partie du chargement.
« Enfin, au départ, trente ânes, cinq de selle, vingt cinq de bât, complétaient la caravane. Il n’en reste plus que vingt, et leur décroissement rapide commence à nous inspirer de graves inquiétudes. Ce n’est pas qu’il soit agréable de les monter ; en Afrique, maître aliboron joint à son entêtement proverbial les quatre péchés capitaux de la race chevaline : il bronche, s’effraye, se cabre et se dérobe. Saisi d’impatience dès qu’il vous a sur le dos, il rue, pirouette, s’emporte, se gonfle et se dresse jusqu’à ce qu’il ait rompu ses sangles ; il est affolé par le vent, et se précipite sous les arbres dès que le soleil prend de la force. Livré à lui-même, il dédaigne le sentier, recherche les trous avec obstination, et si vous avez besoin de faire plus de deux milles à l’heure, ce n’est pas assez de l’homme qui le tire par la bride, il en faut un second pour le frapper jusqu’à ce que l’on arrive. La rondeur de ses flancs, la brévité de son échine, son manque d’épaules, joints à la roideur de ses jambes droites, et au maigre bât sur lequel vous êtes perché, en font bien la plus détestable monture qu’on puisse imaginer. Ce n’est rien encore auprès des tribulations que nous causent les ânes de somme. Mal chargés par les esclaves, qui ne se donnent pas la peine d’équilibrer les fardeaux, ces derniers tombent dans chaque fondrière, roulent au fond de chaque ravin ; et les Béloutchis s’asseyent en murmurant au lieu de venir à notre aide. »
Le 7 août 1857, l’expédition se remettait en marche, et se dirigeait vers les montagnes dont le premier gradin est à cinq heures du Zoungoméro central. À quatre ou cinq milles, sur la gauche de la route, s’élèvent des cônes disposés en ligne irrégulière ; au pied de l’un de ces cônes jaillit une source thermale, désignée sous le nom de Fontaine qui bout. L’eau jaillit d’un sable blanc, çà et là tacheté de rouille, parsemé de gâteaux et de feuillets de tuf calcaire, et où gisent des blocs erratiques, noircis probablement par les vapeurs de la source. Le terrain environnant est brun, jonché de fragments de grès et de quartzite. Un rideau boisé ferme à l’horizon une vaste plaine, dont le sol bourbeux, tapissé d’herbe, est aussi mobile que l’onde. L’aire de la fontaine a environ soixante mètres de diamètre, et la chaleur et la mobilité du sol empêchent d’approcher du point d’ébullition. D’après les indigènes, il arrive parfois que l’eau s’élance en jets puissants, et que des pierres calcaires sont projetées à une grande hauteur.
« Après avoir fait trois longues étapes, laissé derrière elle les pauvres villages du Khoutou, salué le dernier cocotier, franchi neuf fois le lit sableux, ou traversé les eaux bourbeuses de la Mgéta, la caravane gravit le premier degré de la chaîne de l’Ousagara. Aucune voix humaine, aucun vestige d’habitation : l’infernal trafic de l’homme a fait de ces lieux un désert, où l’on n’entend que les cris et les rugissements des bêtes sauvages, la transformation du climat est cependant merveilleuse ; la force et la santé nous revenaient comme par magie. Plus de bourrasques fouettant des pluies diluviennes, plus de brouillards voilant un sol putréfié, plus de vapeurs fétides : un ciel bleu, un air balsamique à la fois doux et vivifiant, une végétation d’un vert franc et varié, un horizon baigné d’azur. De beaux arbres, parmi lesquels se remarque le tamarin, succèdent aux fourrés d’épines. Le soleil est radieux, sa clarté s’épanche sur des blocs de quartz blancs, jaunes et rouges, et la brise de mer agite le feuillage, où des plantes grimpantes ont suspendu leurs girandoles. Une foule de singes babillent et jouent à cache-cache derrière les troncs élancés, tandis que l’iguane expose à la chaleur son armure écailleuse. Les colombes roucoulent dans les bosquets, des faucons planent auprès des nues, et, dans les airs au versant des collines au fond des plis de terrain, la vie éclate et se révèle par des myriades de voix joyeuses. Le soir, le murmure de l’eau se mêle aux soupirs de la brise, et le mugissement de la grenouille-taureau, le jappement du renard, le cri du héron nocturne retentissent de loin en loin à travers un silence d’une mélancolie indicible ; la lune répand sa douce lumière sur des collines rougeâtres ; des étoiles sans nombre scintillent au-dessus du paysage endormi ; et pour mieux faire sentir le charme de ce tableau paisible, on entrevoit la ligne fangeuse du Zoungoméro, surplombé d’un ciel morne, voilé de brume, tourmenté par le vent, inondé par des nuages qui n’osent pas approcher de la montagne. »
Le lendemain, nos voyageurs reprennent leur course ; le sentier se dévide sur des coteaux escarpés, au sol rouge, parsemés de roches, maigrement tapissés d’herbe, et dont l’aloès, le cactus, l’euphorbe, l’asclépias géante et les mimosas rabougris annoncent l’aridité ; cependant le baobab y est encore majestueux, et l’on y voit de beaux tamarins, qui ont donné leur nom à ce district. Des squelettes parfaitement nettoyés, çà et là des cadavres tuméfiés de porteurs, qui sont morts de faim ou de la petite vérole, attristent la route.
Quatre jours après, l’expédition atteignait le plateau qui couronne la montagne, en descendait les douze étages, et retrouvait bientôt les ravins fangeux, le sol fétide, les ondées et la fièvre, tandis que la désertion se mettait dans les rangs des porteurs.
Le 21 août, les voyageurs traversaient la plaine longitudinale qui, s’inclinant à l’ouest, sépare le Roufouta de la chaîne du Moukondokoua. Le 22, ils étaient frappés de l’un de ces contrastes qui vous surprennent en Afrique, « où il est rare que la beauté et la grâce ne soient pas brusquement remplacées par le hideux et le grotesque. Cette fois de grandes lignes d’azur, brisées par les cimes castellées des rocs, fermaient l’horizon ; la plaine, dorée par le soleil, ressemblait à un parc ayant ses feuilles d’automne ; des groupes d’indigènes s’occupaient d’agriculture, et quelques-uns de charmer les nuages pour attirer la pluie. Des baobabs, des palmyras, des tamarins, des sycomores[5] s’élevaient du milieu des massifs, entretenus par la rosée ; des tourterelles gémissaient sur les branches, des pintades émaillaient la prairie ; le pipit babillait dans les chaumes ; la plus mignonne, la plus jolie des hirondelles rasait la terre, et opposait son vol rapide aux orbes du vautour. Des bandes de zèbres, des troupeaux d’antilopes regardent curieusement la caravane, et, terrifiés tout à coup, bondissent et s’enfuient comme dans un rêve. Au détour du chemin, nous tombons au milieu d’une masse de roseaux fétides, et le sentier, perçant le fouillis des jungles, traîne ses replis tortueux vers le Myombo, qui vient des highlands du Douthoumi. En sortant d’un hallier, nous trouvons les débris d’un village ; les huttes en sont fumantes ; le sol est jonché de filets, de tambours, d’ustensiles. Deux spectres, cachés dans les broussailles, errent aux environs de ces ruines, où la veille était leur demeure, et qu’ils n’osent plus visiter : le démon de l’esclavage règne dans cette solitude qu’il a faite.
« La rosée nous transit ; la fange du sentier permet à peine de se soutenir, et bêtes et gens sont affolés par la morsure d’une fourmi noire qui a plus de vingt-cinq millimètres de longueur ; sa tête de bouledogue est pourvue de mâchoires puissantes qui lui donnent la faculté de détruire les rats, les serpents et les lézards. Elle habite les lieux humides, creuse ses galeries dans la vase, infeste les chemins, et, comme toutes ses congénères, elle ne connaît ni la crainte ni la fatigue. Rien ne peut lui faire lâcher prise lorsque, ramassée sur elle-même, elle vous tord les chairs et vous transperce de ses mandibules, qui vous lardent comme une aiguille rougie. La tsétsé habite ces jungles ; nous la rencontrerons jusqu’au bord du Tanganyika, et son suçoir aigu traverse la toile de nos hamacs. Le nombre de nos ânes diminue rapidement ; nos bagages sont moisis, les provisions manquent, la maladie s’aggrave ; c’est tout ce que nous pouvons faire que de nous tenir sur nos montures ; bientôt il faudra qu’on nous porte. »
Au bout de huit jours, la caravane ayant gagné la Roubého, troisième rampe de la chaîne de l’Ousagara, trouve un endroit salubre, à sept cent soixante mètres au-dessus des vallées pestilentielles ; plus haut la dysenterie et la pleurésie affectent les indigènes. Mais, excepté pour les termites, qui semblent n’être qu’une masse d’eau organisée, la sécheresse ne permet pas qu’on y séjourne. Il faut poursuivre sa marche ; la lune est levée depuis longtemps lorsqu’on arrive exténué, la figure lacérée par les épines, les membres coupés par le tranchant des herbes, les pieds rompus et foulés par les chutes au fond des trous de rats et d’insectes.
Le jour suivant, on fait encore double étape, et l’on gagne le bassin d’Inengé, un entonnoir ou s’engouffrent tantôt les rayons d’un soleil dévorant, tantôt les vents glacés qui passent au-dessus des crêtes brumeuses. « Tremblants de fièvre, saisis de vestige, nous contemplons avec abattement le sentier perpendiculaire : une échelle dont les racines et les quartiers de roche forment les degrés. Mon compagnon est si faible qu’il lui faut trois personnes pour le soutenir ; je n’ai encore besoin que d’un seul appui. Les porteurs ressemblent à des babouins escaladant les murs d’un précipice, les ânes tombent à chaque pas ; la soif, la toux et l’épuisement nous forcent à nous coucher, tandis que le cri de guerre retentit de colline en colline, et que des indigènes, armés de flèches et de lances, affluent comme un essaim de fourmis noires. Après six heures d’efforts inouïs, le faîte de la Passe terrible est gagné, et nous reprenons haleine au milieu de plantes aromatiques et d’arbrisseaux verdoyants. »
Le 12 septembre, nouvelle ascension, moins longue mais aussi rude ; elle conduit au sommet du Petit-Roubého, qui s’élève à dix-sept cent quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, et qui forme la séparation des eaux de cette région.
Le surlendemain, commença la descente de la chaîne ; la piste borde une côte boisée, franchit une savane, émaillée d’arbres plus sombres que les ifs des cimetières. La vue s’étend sur des rochers, des crêtes, des ravins ; elle découvre l’Ougogo, et le désert qui le précède. Au couchant sont des plaines brûlées par le soleil ; une atmosphère épaisse et mouvante les fait ressembler à une mer jaune, parsemée d’îles, et zébrée par la ligne noire des jungles. « Rien d’attrayant dans l’aspect de l’Ougogo : une terre sauvage, habitée par une population menaçante, dont la pensée rembrunit l’horizon. Nos Béloutchis sont d’une humeur atroce ; gais comme des grives quand l’air est tiède et qu’ils sont rassasiés, ils deviennent bourrus et querelleurs dès qu’ils ont faim et froid, et nous sommes toujours entre ces deux extrêmes : des journées étouffantes, des nuits glaciales ; un ciel de feu, un vent de bise qui vous transperce. »
Le district d’Ougogi, où entrait la caravane, forme la partie orientale du plateau d’Ougogo, et se trouve à mi-chemin de la côte et de la province d’Ounyanyembé. Sa population mixte est formée de Ouahéhé, de Ouagogo et de Ouasagara, qui prétendent à la propriété du sol. Le grain y abonde, ainsi que le bétail, quand les razzias ne l’ont pas enlevé. On s’y procure facilement des vivres ; mais le beurre y est rance, le lait tourné, le miel aigri, l’œuf gâté par suite de l’incurie des naturels. Située à huit cent quarante mètres au-dessus du niveau de la mer, cette province jouit d’un climat chaud et salubre, qui, après le froid pénétrant et les coups de soleil de l’Ousagara, parut délicieux à nos voyageurs. L’appétit leur revint, les malades se débarrassèrent de la fièvre et des affections de poitrine ; mais le pays est sec, le manque d’eau ramena les marches forcées, et les épines reparurent avec l’aridité du sol : les unes molles et vertes, les autres droites et rudes, et qui servent d’aiguilles aux indigènes ; celles-ci courbées en croissant, dos à dos comme les bras d’une ancre, celles-là courtes et trapues, barbelées comme des hameçons, accrochent, déchirent, retiennent les habits les plus forts, pénètrent les étoffes les plus épaisses.
Le 26 septembre, après une longue journée de marche, le capitaine arrivait au Zihoua, dont le nom signifie étang[6] ; on le lui avait dépeint comme pouvant porter un vaisseau de ligne, il n’y trouva qu’une nappe d’eau peu profonde, ayant environ deux cent cinquante mètres de large, et dont le lit argileux est percé d’un côté par le granit. L’année suivante, quand l’expédition repassa au mois de décembre, le Zihoua n’offrait qu’un sol profondément craquelé par la sécheresse. Toutefois c’est un lieu de rendez-vous pour les caravanes, et le pays qui l’environne est plein d’éléphants, de girafes, de zèbres, qui vont s’y abreuver la nuit. Dans le jour, des rémipèdes s’y rassemblent, et le soir une quantité d’oiseaux le visitent. Lorsqu’il est desséché, on en est réduit à une eau crue et bourbeuse, que l’on puise à un ou deux milles dans des trous de six à huit mètres de profondeur. Tant qu’il n’est pas à sec, on ne peut y boire qu’en payant un droit assez élevé, et à dater de ses bords, le tribut qu’on exige des voyageurs est frappé rigoureusement, d’après le caprice du chef.
Comme elle débouchait sur le plateau d’Ougogo, l’expédition fut saluée par le son du tambour et des clochettes, et par les cris frénétiques de deux caravanes, arrêtées à Kifoukourou. L’une d’elles était composée de mille porteurs, dirigés par quatre esclaves appartenant à un Arabe ; la seconde était celle de Saïd-Mohammed, qui avait rencontré nos amis deux jours auparavant, et qui les attendait.
« Ces Arabes de la côte voyagent d’une façon confortable. Les chefs avaient avec eux leurs femmes, beautés opulentes, vêtues, comme les tulipes, d’étoffes jaunes panachées de rouge, et qui, lorsque nous passions, tiraient leurs voiles sur des joues que nous n’avions nulle envie de profaner. Une multitude d’esclaves portaient une masse d’effets, de médicaments, de provisions de toute espèce ; une avant-garde nombreuse, toujours la pioche et la cognée à la main, dressait les tentes, qu’elle entourait d’un fossé d’écoulement et d’un rideau de feuillage. Leur literie était complète, et leurs volailles mêmes les suivaient, portées dans des cages d’osier. »
Dès l’instant où nos voyageurs entrèrent dans l’Ougogo, ils furent assaillis par un essaim de curieux ; hommes, femmes et enfants se pressaient sur leurs pas. « Quelques-uns, dit Burton, nous suivaient pendant plusieurs milles en poussant des cris animés, parfois en nous prodiguant les injures, et dans le costume le plus inconvenant. J’ai su plus tard que des métis arabes, qui nous avaient précédés, avaient répandu sur nous des propos qui nous valaient ces invectives. Suivant nos détracteurs, nous laissions derrière nous la sécheresse, nous jetions des sorts au bétail, nous semions la petite vérole, et nous devions revenir l’année suivante prendre possession du pays. Heureusement pour nous que plusieurs petits Ouagogo vinrent au monde sains et saufs, pendant notre passage ; si par malheur un enfant ou un veau fût mal venu, je ne sais pas comment se serait opéré notre retour.
« Le 5 octobre, nous partions de Kifoukourou et nous arrivions au centre du Kanyényé, défrichement qui peut avoir dix milles de diamètre ; c’est une aire d’argile rouge, émaillée de petits villages, d’énormes baobabs, de mimosas rabougris, où les troupeaux abondent, où le sol est aussi cultivé que le permet son caractère nitreux, et où l’eau potable est rare, la majeure partie de celle qu’on y trouve étant imprégnée de soufre. Nous y passâmes quatre jours, dont la caravane profita pour faire provision de sel, et le capitaine Speke pour tuer quelques antilopes, des pintades et des perdrix. De nombreux éléphants habitent la vallée qui sépare l’Ougogo des montagnes des Ouahoumba ; mais c’est en général un triste pays de chasse. Dans tous les endroits cultivés la grosse bête a fui devant les flèches et la cognée des habitants ; elle abonde, il est vrai, dans les plaines boisées du Douthoumi, dans les jungles et les forêts de l’Ougogi, les steppes de l’Ousoukouma, les halliers de l’Oujiji ; mais sans parler des miasmes putrides qui s’y exhalent, le manque de nourriture, la difficulté d’y avoir de l’eau ne permettent pas de séjourner dans ces régions mortelles. Pas de chariots qui servent à la fois d’abri, de véhicule et de magasins, comme dans les plaines du sud ; pas de vaisseaux du désert, pas d’autre moyen de transport que l’homme, indocile, entêté, défiant et peureux, dont il faut supporter la sottise et flatter les caprices ; enfin vous ne trouvez pas dans l’Afrique orientale cette variété qui distingue la faune du Cap. La liste des animaux que nous rencontrâmes n’est pas longue : nous avons aperçu les cornes du pazan, le caama, le steinbok, le springbok et le pallah, qui furent tués de loin en loin ; toutefois le souyia, une petite antilope fauve, à cornes minuscules et de la taille d’un lièvre, et le souangoura, un peu plus gros que le springbok, sont moins rares. L’ornithologie ne se montre pas beaucoup plus riche ; les oiseaux qui la composent ont, pour la plupart, une livrée sombre, et leur ramage, plus bruyant qu’harmonieux, est peu agréable pour un Européen, peut-être parce qu’il lui est étranger.
« Le 10 octobre, nous nous trouvâmes sur une grande plaine herbeuse, rayée de cours d’eau ensablés qui se dirigent vers le sud, et que borde une végétation aromatique ; le soir nous entrions sur un terrain mouvementé qui limite la plaine à l’ouest, et gravissant une côte pierreuse et couverte d’épines, nous nous arrêtions sur le plateau qui la couronne. Les ânes tombaient, les gens maugréaient, la soif et le manque d’eau avaient aigri tout le monde. Transis par le froid (le thermomètre marquait à peine douze degrés centigrades), nous repartîmes au point du jour, et nous nous arrêtâmes dans une clairière du district de Khokho. Les Béloutchis refusaient d’escorter nos bagages, et confiaient aux échos leurs griefs en quatre langues différentes, pour que personne ne pût en ignorer ; ils allaient même jusqu’à parler de désertion.
« Suivant les Arabes, ce territoire est l’un des plus difficiles à franchir, en raison des caprices de Maua-Miaha, son chef. Quand ce tyranneau est à jeun, c’est un bourru intraitable ; quand la boisson l’a déridé, il ne veut plus s’occuper d’affaires. L’une de ses manies est de faire travailler, à ses champs, les caravanes qui passent à l’époque des semailles ; il nous fit grâce de cette corvée ; mais il fallut cependant subir le délai de rigueur : l’étiquette s’opposait à ce que nous pussions voir le despote le jour de notre arrivée ; le lendemain matin sa femme était souffrante ; plus tard Sa Hautesse faisait ses libations. Le troisième jour le sultan accorda une audience à nos délégués, les reçut de très-mauvaise grâce, et me taxa, pour ma part, à six charges de marchandises. La quatrième journée fut employée par les Arabes à discuter le prix de leur passage avec les courtisans ; le tribut apporté, distribué, selon la coutume, en lots séparés, ayant chacun leur destinataire, Sa Hautesse indignée du peu de valeur d’un morceau d’indienne qu’on osait lui offrir, saisit une grande cuiller de bois, et chassa les marchands de son auguste présence. Le cinquième jour s’écoula dans une noble oisiveté ; on vint nous dire que Leurs Seigneuries étaient en face de leurs pots de bière, et nous comprîmes que toute la cour était ivre, depuis le sultan jusqu’aux ministres. Le lendemain on essaya du même procédé, mais comme je déclarai que nous partirions le jour suivant, quelle que fût la décision de Sa Hautesse, nos présents furent acceptés, et deux ou trois coups de mousquet nous apprirent que nous étions libres de continuer notre route. Je fus heureux de quitter cet endroit maudit : pendant le jour nous souffrions d’une chaleur suffocante, nous étions harcelés par la tsétsé, par des abeilles et des taons d’une persistance incroyable, et assaillis par des légions de fourmis noires que l’eau bouillante parvenait seule à écarter. Les nuits étaient froides ; chaque matin nous trouvions quelque objet de prix endommagé par les termites, et ma pauvre monture, la seule qui eût survécu aux fatigues de la route, fut tellement lacérée par une hyène que je fus obligé de m’en défaire. Enfin quinze des porteurs que nous avions loués et payés, à Ougogi, désertèrent en nous laissant, il est vrai, la charge qui leur était confiée.
« La marche suivante fut longue, et ce fut à grand’peine que nous atteignîmes le kraal où nous dressâmes nos tentes ; nous étions sur la frontière du Mdabourou, le premier district important de l’Ounyanzi. Le Mdabourou est une dépression fertile d’un rouge de brique, traversée par une rivière profonde, coulant au sud, et où l’on trouve cinq réservoirs, qui fournissent une eau copieuse, même en été. Au-dessus des jungles qui entourent ce district, apparaissent des cônes de médiocre hauteur, et plus loin à l’horizon, la crête ondulée d’une rampe que la distance vaporise et fait ressembler à une mer d’azur.
« De Mdabourou trois lignes principales traversent le désert qui sépare l’Ougogo de l’Ounyamouézi, et qui a reçu des indigènes le nom de plaine embrasée. On n’y trouve pas d’eau, si ce n’est après les pluies ; mais la torche et la cognée diminuent rapidement les souffrances qu’il impose. Il fallait, il y a quinze ans, douze marches ordinaires et plusieurs marches forcées pour le franchir ; actuellement on le traverse en une semaine. La première moitié est la plus sauvage, et l’on dit que, même en cet endroit, des hameaux de Ouakimbou s’élèvent tous les jours au nord et au sud de la route. C’est le 20 octobre que nous commençâmes le transit de ce plateau brûlant, dont la largeur est d’environ deux cent vingt-cinq kilomètres de l’est à l’ouest, et que nous apercevions depuis notre départ de Khokho. Dès les premiers pas, nous nous trouvâmes dans un fouillis de gommiers et de mimosas, auxquels se mêlent le cactus, l’aloès, l’euphorbe, une herbe rigide, que broutent les bestiaux quand elle est verte, et que brûlent les caravanes quand elle est sèche, pour favoriser la pousse nouvelle[7]. Le second jour nous atteignîmes le ravin de Maboungourou, déchirure profonde, jonchée de blocs de syénite, qui renferme parfois un torrent infranchissable ; même à l’époque de sécheresse où nous nous y arrêtâmes, elle contient des auges remplies d’eau de pluie, où les crustacés abondent, ainsi que plusieurs espèces de silures. On voit au midi cet horizon bleu qui ressemble à l’océan ; plus près de nous la preuve incontestable de l’action plutonnienne qui se révèle dans toute la partie orientale de l’Ounyamouézi, et qui se montre au nord jusqu’aux rives du lac Nyanza. Des roches en dos d’âne, ayant tantôt quelques mètres de circonférence, et tantôt plus d’un mille ; des masses coniques, des tours solitaires, formant de longues avenues, ou composant des groupes nombreux, quelques-unes, droites et minces, sont plantées çà et là comme des quilles de géants ; quelques autres, fendues par la moitié, surgissent de la plaine même, ou comme il arrive dans les formations gypseuses, elles hérissent de petites crêtes ondulées, formées de rocailles. L’une de ces aiguilles rendit, sous le choc, un son métallique, et de nombreux quartiers de roche, placés en équilibre, me rappelèrent la tradition des pierres branlantes. De loin, à travers le hallier, on croit voir des édifices de construction cyclopéenne, et quand la clarté de la lune se joue parmi ces roches couronnées de cactus, dorées par le soleil, zébrées de noir par la pluie, entourées de lianes rampantes, ces masses granitiques ajoutent puissamment à l’effet du paysage.
« Nous marchions depuis le matin ; c’était tout au plus si nous avions pris deux ou trois heures de repos ; l’ombre des collines s’allongea sur la plaine, le soleil se coucha dans des flots de pourpre et d’améthyste, la lune argenta le réseau de brindilles et d’épines que déchire le sentier, nous franchîmes une clairière ; peut-être aurions-nous trouvé asile près d’un étang, où les grenouilles chantaient l’hymne du soir ; mais les cors et les cris des porteurs nous annonçaient toujours que nous étions loin de l’avant-garde. Enfin, doublant un amas fantastique de rochers, et franchissant une petite crête rocailleuse, nous trouvâmes à sa base un tembé, ou village quadrangulaire, près duquel brillaient les feux de la caravane.
« Jihoué la Mkoa, dont le nom signifie roche ronde (c’est là que nous étions arrivés), est la plus volumineuse des masses de syénite grise que l’on trouve dans ce désert. Son grand axe n’a pas moins de trois kilomètres, et le point culminant de son sommet, en dos d’âne, s’élève à quatre-vingt-dix mètres au-dessus de la plaine. On trouve de l’eau de mare au pied de son versant méridional ; des trappes à éléphants, recouvertes avec soin, entourent ces fosses, et le chef de nos garnissaires y disparut comme par magie.
« Le lendemain, en dépit de la fatigue de la veille, le chef de la caravane qui nous accompagnait proposa une marche forcée ; les nuages qui venaient de l’ouest présageaient de l’eau, et, disait-il, annonçaient l’approche de la grande masika, ou saison pluvieuse. Nous franchîmes donc la roche ronde, et, traversant une forêt parsemée de quartz, nous atteignîmes, après trois heures de marche, quelques villages nouvellement bâtis, où les caravanes s’approvisionnent à des prix fabuleux. Nous étions le 25 à Mgongo-Thembo, nouveau défrichement, où le commerce attire une population croissante ; il fallut s’y arrêter un jour ; plusieurs de nos gens ne pouvaient plus marcher, nos ânes ne se relevaient que sous le bâton, et nos mangeurs les plus intrépides aimaient mieux le repos que la nourriture.
« Le 27, nous atteignîmes une grande plaine tapissée d’un pâturage jauni, où l’avant-garde nous attendait, afin que la caravane apparût dans toute sa puissance. Nous traversâmes une clairière émaillée de grands villages, enclos d’euphorbe, entourés de champs de maïs, de manioc, de millet, de gourdes, de pastèques, et dont les nombreux troupeaux se rassemblaient autour des mares. Les habitants sortirent en foule de leurs demeures, vieux et jeunes se coudoyèrent pour mieux nous voir : l’homme abandonna son métier, la jeune fille suspendit son piochage, et nous fûmes suivis d’une escorte nombreuse, qui piaillait, criait, hurlait sur tous les tons. Les hommes presque nus, les femmes vêtues d’une courte jupe, de la taille à mi-cuisse, la pipe à la bouche et les mamelles flottantes, frappaient sur leurs houes avec des pierres, demandaient des colliers, et manifestaient leur surprise par un feu roulant d’exclamations aiguës : spectacle dégoûtant fait pour vous rendre anachorète.
« Enfin le kirangosi agita son drapeau rouge, et les tambours, les cors, les larynx de ceux qui le suivaient commencèrent un affreux charivari. À mon grand étonnement (j’ignorais que ce fût la coutume dans cette province), le guide entra sans façon dans le premier de ces villages, et y fut suivi de tous les porteurs. Chacun se précipita dans les divers logements qui divisaient le tembé, et s’y installa avec autant d’égards pour soi-même que de mépris pour les propriétaires peu satisfaits. Quant à nous, placés sous une remise ouverte à tous les vents, nous remplîmes du matin jusqu’au soir le rôle de bêtes curieuses. »
Le plateau que l’expédition venait de franchir s’étend de la vallée d’Ougogi (trente-trois degrés cinquante-quatre minutes longitude est) au district de Toula, qui constitue la marche orientale de l’Ounyamouézi (trente et un degrés trente-sept minutes longitude est). Située sous le vent d’une rampe, dont l’altitude force le mousson du sud-est à déposer les vapeurs qu’il transporte, et placée trop loin des grands lacs pour en ressentir l’influence, cette région est d’une aridité qui rappelle les Karrous et la plaine du Kalahari. Pas de rivières dans l’Ougogo ; les eaux pluviales y sont emportées par de larges noullahs, dont les bords d’argile se fendent pendant la sécheresse, et forment des polygones pareils à ceux du basalte. Les salines nitreuses et les plaines torréfiées y présentent quelques-uns des effets de mirage observés dans l’Arabie déserte ; les chemins n’y sont que des pistes, frayées à travers les buissons et les champs ; les kraals de petits enclos malpropres, autour d’un arbre où s’appuient les marchandises ; les cabanes de ces kraals, de pauvres hangars faits d’épines et couverts de chaume ; le manque de bois empêche qu’il en soit autrement, et, par le même motif, c’est la bouse de vache qui sert de combustible dans le pays.
Le sous-sol y est presque partout composé de grès, souvent couvert d’un sable rutilant, parfois d’une couche d’humus peu épaisse, et en général d’une argile ferrugineuse, jonchée de nodules de quartz, diversement colorées de masses de carbonate de chaux, ou de détritus siliceux, qui offrent plus de ressemblance avec le sable d’une allée qu’avec le riche terreau de la zone précédente. La manière dont l’eau s’y distribue, ou plutôt s’y conserve après la saison des pluies, divise cette région en trois grands districts : à l’est le Marenga-Mkali, épais fourré, où de misérables villages s’éparpillent au nord et au sud de la route. Au centre, l’Ougogo, le plus populeux et le mieux cultivé de la province, divisé en nombreux établissements, séparés les uns des autres par des buissons et des taillis, rempart verdoyant dans la saison pluvieuse, épineux pendant la sécheresse, et qui, dans tous les temps, s’oppose à la circulation de l’air. Enfin le Mgounda-Mkali, partie déserte, où la végétation n’est abondante que sur les collines, moins arides que les plaines.
Le vent d’est, qui vient des montagnes, souffle avec violence dans l’Ougogo pendant presque toute l’année, et la température y change brusquement sous l’influence des vents froids qui alternent avec des courants d’une chaleur singulière. « En été, le climat ressemble à celui du Sind : même ciel embrasé, mêmes nuits d’une fraîcheur pénétrante, mêmes ouragans poudreux. Quand le vent du nord, passant au-dessus de la chaîne des Ouahoumba, rencontre les rafales de l’Ousagara, échauffées par un sol brûlant, les molécules argileuses et siliceuses de cette terre désagrégée, les détritus des plantes carbonisées par le soleil surgissent en puissants tourbillons, qui parcourent la plaine avec la rapidité d’un cheval au galop, et qui, chargés de sable et de cailloux, frappent comme la grêle tout ce qu’ils rencontrent. Vers le milieu de novembre quelques ondées préliminaires, accompagnées de bourrasques furieuses, s’abattent sur cette région calcinée, et la vie qui paraissait éteinte renaît et déborde : c’est la saison des semailles, des fleurs, des chants et des nids.
« La caravane qui passe pour la première fois dans l’Ougogo se plaint des trombes, des nuées d’insectes, des revirements de température qu’elle y rencontre ; mais l’air y est salubre, et ceux qui reviennent de l’intérieur prodiguent leurs éloges au climat qu’ils avaient maudit.
« Dans l’est et dans le nord de la province, la race est vigoureuse et de couleur aussi claire que les Abyssiniens. La petitesse de la partie postérieure de la tête, relativement à la largeur de la face, jointe à la distension du lobe des oreilles, donne aux Ouagogo une physionomie particulière. Ils s’arrachent les deux incisives du milieu de la mâchoire inférieure ; quelques-uns se rasent la tête, la plupart se font une masse de petites nattes comme les anciens Égyptiens, et les enduisent, ainsi que tout leur corps, de terre ocreuse et micacée ; une couche de beurre fondu, brochant sur le tout, fait l’orgueil des puissants et des belles. Le haut du visage est souvent bien ; mais les lèvres sont épaisses et d’une expression brutale ; le corps est heureusement proportionné jusqu’aux hanches, le reste est défectueux. Même chez les femmes la physionomie est sauvage, la voix forte, stridente, impérieuse, et les paupières sont rougies et souvent altérées par l’ivresse.
« Comparé à ceux de leurs voisins, le costume des Ouagogo leur donne un certain air de civilisation ; il est aussi rare de voir parmi eux un vêtement de pelleterie, que de rencontrer plus à l’ouest quelque lambeau de cotonnade. Enfin leur curiosité ; même impudente, prouve qu’ils sont perfectibles ; le voyageur n’excite pas cette émotion chez les peuplades abruties, dont rien n’excite l’intérêt.
« Bien qu’il soit occupé par les Ouakimbou, le district de Toula, où entra la caravane au sortir de l’Ougogo, est regardé comme faisant partie de l’Ounyamouézi, dont il forme la frontière orientale.
« Après les fourrés épineux du Mgounda-Mkali, dont les jungles vous enserrent de tous côtés, cette vaste plaine, où se succèdent les bourgs et les champs de légumes et de céréales, apparaît comme une terre promise ; le village insignifiant où nous arrivâmes fit à nos hommes l’effet d’un paradis, et le 1er novembre ils se sentaient de force à traverser le hallier qui nous séparait de Roubouga.
« Nous venions de nous arrêter à l’ombre, après avoir franchi ce dernier territoire, lorsque je vis arriver Maoula, chef d’un gros village voisin. Dans ses prétentions à l’homme policé, il ne pouvait pas permettre à un blanc de passer sur ses domaines sans lui soutirer un peu d’étoffe, sous prétexte de lui offrir un bouvillon. Comme la plupart des chefs de la Terre de la Lune, c’était un grand vieillard décharné, anguleux, ayant de gros membres, la peau noire, huileuse et ridée ; une quantité de petits tortillons enduits de graisse, de beurre fondu, d’huile de ricin, pendillaient autour de sa tête chauve ; une odeur d’encens bouilli s’exhalait du vieux morceau d’indienne qui lui enveloppait les hanches et de l’espèce de manteau qui lui tombait des épaules. Une quantité d’anneaux de fil de laiton roulé autour d’une masse de poil de buffle ou de zèbre, lui couvraient les deux jambes ; et quatre petits disques, taillés dans une coquille blanche, ornaient les cothurnes de ses sandales. Il nous salua d’un air bienveillant, nous conduisit à son village, donna des ordres pour qu’on nettoyât des cases à notre intention, et nous quitta pour aller chercher son bouvard. Il revint quelques instants après, nous faisant amener l’un de ses taureaux, qui s’échappa, furieux comme un buffle, et dispersa tout le monde sur sa route, jusqu’au moment où deux balles du capitaine Speke l’étendirent sur le sable. Le vieux Maoula reçut en échange un morceau d’étoffe rouge, deux pièces de calicot, et demanda tout ce qu’il aperçut, y compris des capsules, bien qu’il n’eût pas de fusil ; en outre, il fit tous ses efforts pour nous retenir, dans l’espérance que je guérirais son fils de la fièvre, et que je jetterais un sort à l’un des chefs du voisinage, qui lui était hostile. Le soir, on vint me dire que la palissade était entourée d’une troupe de nègres furieux ; je sortis du village, et découvris en dehors de l’estacade une longue rangée d’hommes paisiblement assis, bien qu’ils fussent armés en guerre. Je fis déposer nos marchandises en lieu sûr, et me promis de quitter le lendemain notre vieux chef, sans plus me mêler de ses querelles du voisinage que de la santé de son fils.
Depuis Zangomero jusqu’aux frontières de l’Ounyanyembé, sur une ligne de plus de cent vingt lieues, nous avions traversé bien des têtes de vallées s’ouvrant au sud, et portant leurs eaux au Loufidji, ce fleuve que, dès 1811, le capitaine Hardi, de la marine de Bombay, a signalé comme une des grandes artères de l’Afrique centrale. Que de fatigues seront épargnées à ceux de nos successeurs qui pourront profiter de cette voie naturelle !
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Voy. notre tome I p. 12 et suivantes.
- ↑ Dans la langue des tribus de la côte de Zanguebar, et dans les idiomes qui s’y rattachent, le nom éveillant une idée première ne s’emploie qu’avec un préfixe qui en modifie l’acception : Ou signifie région, contrée : Ouzaramo, région de Zaramo ; M indique l’individu : Mzaramo, un habitant de l’Ouzaramo ; pour former le pluriel, l’M est remplacé par Oua (racine de Ouatou qui signifie peuple) : Ouazaramo, tribu du Zaramo ; enfin la syllabe Ki annonce quelque chose appartenant à la contrée ou à la peuplade qui l’habite, et désigne principalement l’idiome : Kizaramo, langage parlé dans l’Ouzaramo.
- ↑ Ces champs sont cultivés par des esclaves, tandis que les maîtres se livrent à la débauche ; et la partie féminine de la population étant beaucoup plus nombreuse que la partie masculine, on comprend ce qui advient de cette différence numérique. Les Ouamrima sont, au demeurant, fort peu dignes d’intérêt et ne valent guère mieux au physique qu’au moral. Chez le métis arabe, la partie supérieure du visage, y compris les narines, appartient bien à la race sémitique ; mais il a la mâchoire proéminente et allongée, les lèvres tuméfiées et pendantes, et le menton faible et fuyant. Oisif et dissolu, quoique intelligent et rusé, cet hybride a peu d’instruction : on le met à l’école de sa septième à sa dixième année, il y apprend à déchiffrer le Coran, à tracer d’anciens caractères arabes qu’il applique au langage de la côte, et qui ne se rapportant pas à cet idiome, sont inintelligibles. Quelques prières complètent son bagage scientifique ; c’est bien le plus ignorant de tout l’Islam ; néanmoins il est assez fanatique pour être dangereux. Son unique point d’honneur paraît être de porter un turban et une longue tunique jaune en témoignage de son origine arabe, origine dont les caractères s’effacent chez lui avec tant de rapidité, qu’à la troisième génération il ne diffère presque plus du négroïde indigène, et qu’il est traité de gentil par les natifs de l’Oman. Les Ouamrima purs, ceux chez qui a disparu la trace du sang paternel, sont encore plus apathiques et plus débauchés que ces métis ; leur peau est d’une couleur de bronze obscur, lavé de jaune ; ils portent le fez et une draperie autour des reins qui leur descend à mi-cuisse. Il est rare qu’ils paraissent en public sans armes, tout au moins sans une canne, et le parasol est pour eux un objet de prédilection ; on les voit rouler des tonneaux, porter une caisse ou travailler sur la grève à l’ombre de ce meuble favori. Les femmes sont affublées de l’ancien fourreau des Européennes qui leur écrase la poitrine, et qui a le tort de ne pas remédier à l’étroitesse de leurs hanches. Elles sortent le visage découvert, ont des colliers de dents de requin, et, en guise de boucles d’oreilles, un morceau de bois, un cylindre de feuilles de coco, un morceau de copal, voire des brins de paille ; enfin elles portent dans l’aile gauche du nez soit une épingle, soit un fragment de racine de manioc. Leur coiffure est des plus compliquées, et leur tête ruisselle, ainsi que leurs membres, d’huile de coco ou de sésame. À l’époque où leur toison est douce, où les contours de leurs visages sont arrondis, où leur peau a cette vie, leur figure cette expression qui n’appartiennent qu’à la jeunesse, beaucoup d’entre elles ont des traits chiffonnés, une grâce piquante, un regard insouciant et joyeux, un quelque chose qui pourrait devenir on ne peut plus séduisant. Plus tard, elles sont en général d’une laideur indescriptible. La plupart des enfants ont le costume gracieux de l’Apollino, et sont doués de cette gentillesse follichonne et amusante que l’on trouve chez les jeunes chiens. Les hommes ont une prudence qui va jusqu’à la couardise, et un amour de la dissimulation et de la ruse poussé à l’excès. Ils mentent sans nécessité, sans but, avec la certitude que la vérité sera découverte, et quand même la franchise leur serait plus profitable. Les serments les plus solennels sont pour eux vides de sens, et l’épithète de menteur, qui revient souvent dans leurs discours, ne leur semble pas une insulte. Ils sont aussi traîtres que fourbes, et ne connaissent pas même le nom de la gratitude.
- ↑ Il existe quatre cents variétés de ces perles, dont plusieurs ont chacune trois ou quatre noms différents. Les plus communes, celles qui font l’office de la monnaie de billon, sont en porcelaine bleue ; les plus recherchées sont rouges (de l’écarlate recouvert d’émail blanc) et s’appellent samsam ; on les nomme aussi kimara-phamba (qui rassasie), parce que les hommes cèdent leur dîner pour les obtenir, et ravageurs-des-villes, parce que les femmes ruinent leurs maris pour en avoir. Il est difficile de deviner ce que deviennent ces ornements ; depuis des siècles on a importé des milliers de tonnes dans le pays ; chaque indigène a sur lui tout son avoir, et cependant le tiers à peine de la population en possède une quantité suffisante.
- ↑ Le sycomore, dans l’Afrique orientale, est un arbre magnifique ; le tronc, composé d’une réunion de tiges soudées entre elles comme les piliers multiples d’une cathédrale, supporte une cime étalée dont le périmètre a quelquefois plus de cinq cents pieds ; dans l’Ousagara, au versant inférieur des montagnes, son lieu de prédilection, un régiment s’abriterait sous son épais feuillage.
- ↑ Situé à trois cent trente mètres au-dessus du niveau de l’Océan, le Zihoua occupe la partie la plus basse du Marenga-Mkali, petit désert placé entre l’Ougogi et l’Ougogo, et qu’il ne faut pas confondre avec le district de l’Ousagara qui porte le même nom.
- ↑ Le sol de ce plateau est formé d’un détritus de quartz jaunâtre, que blanchit parfois du feldspath réduit en poudre. Dans les endroits fertiles, la couche supérieure est composée d’un terreau brun, parsemé de galets ; et près des crevasses et des torrents abonde un conglomérat siliceux d’origine moderne. Sur les plis du terrain, et dominant les arbres, reposent des blocs de granit et de syénite que l’on aperçoit de Mdabourou. Les eaux y prennent leur pente vers le midi ; elles s’y accumulent dans des étangs peu profonds, que la chaleur dessèche et transforme en gâteaux de vase. Le transit de cette plaine rayonnante et craquelée devient alors excessivement pénible pour les caravanes, et les animaux sauvages qui ne supportent pas la soif, tels que les éléphants et les buffles, y meurent en grand nombre a cette époque.