Le Tour du monde/Volume 2/Voyage aux grands lacs d’Afrique orientale/2
VOYAGE AUX GRANDS LACS DE L’AFRIQUE OCCIDENTALE,
« Avant d’arriver dans l’Ounyanyembé, nous avions à franchir une forêt que de nombreux vols et d’horribles assassinats ont rendue l’effroi des caravanes. On y dévalisa l’un de nos porteurs qui était resté en arrière, puis on lui cassa la tête à coups de bâton. Si triste que fût l’événement, c’était nous en tirer à peu de frais, si l’on considère qu’un seul Arabe se plaignait d’avoir perdu, à différentes reprises, cinquante charges d’étoffes et cinquante porteurs.
« De cette forêt nous entrâmes dans les rizières des districts de l’Ounyanyembé ; et après avoir couché dans un sale petit village, appelé Hanga, il ne nous resta plus que deux marches à faire pour nous rendre à Kazeh.
« Quatre mois et demi après notre départ de la côte, le 7 novembre 1857, j’arrivai à Kazeh, principal établissement des Arabes dans ces parages, et chef-lieu de l’Ounyanyembé.
« Nous étions partis au point du jour ; les Béloutchis avaient leur costume d’apparat, sans lequel il est rare qu’un Oriental voyage ; mais on devait bientôt remballer cette belle parure pour l’échanger plus tard contre un nombre plus ou moins grand d’esclaves. À huit heures nous fîmes halte près d’une petite bourgade, afin que les traînards pussent nous rejoindre, et lorsque, drapeau au vent, la caravane serpenta dans la plaine au son des cors, au bruit des voix, ou plutôt des clameurs qui dominaient l’artillerie, elle présenta un coup d’œil vraiment splendide. La foule, qui se pressait aux deux côtés du chemin et qui rivalisait avec nous d’acclamations bruyantes, était vêtue avec un luxe auquel nous n’étions plus habitués. Quelques Arabes se trouvaient au bord de la route ; ils me saluèrent avec la gravité musulmane, et nous accompagnèrent pendant quelques instants. Parmi eux étaient les principaux négociants de l’endroit : Snay ben Amir, Seïd ben Medjid, bel et jeune Omani de noble race, Mouhinna ben Soliman, qui, malgré son éléphantiasis, pénétrait à pied, tous les ans, jusqu’au centre de l’Afrique ; enfin Seïd ben Ali qui, la taille mince, les formes grêles, mais bien proportionnées, les traits fins, la barbe blanche, la tête chauve, surmontée d’un fez rouge, offrait le type accompli du vieil Arabe. Au lieu de nous conduire au tembé qui avait été mis à ma disposition, le guide alla tout droit chez un négociant indien pour lequel le Saïd de Zanzibar m’avait donné des lettres. L’Indien était absent, mais Snay ben Amir vint à ma rencontre, et m’installa dans la maison d’Abaïd, qui se trouvait en voyage. Après m’avoir laissé un jour de repos, afin que je pusse régler avec mes porteurs, dont l’engagement était fini, tous les marchands de Kazeh, au nombre de dix ou douze, vinrent me faire une visite.
Comme le Zoungoméro dans le Khoutou, l’Ounyanyembé est un lieu de réunion pour les trafiquants, et le point de départ des caravanes qui, de là, se répandent dans l’intérieur. Sa position au centre de l’Ounyamouézi (la célèbre Terre de la Lune), dont il forme le district principal, la sécurité relative qu’il offre à ses habitants, ont déterminé les Omanis à y fonder un entrepôt. Quelques-uns même y séjournent parfois pendant plusieurs années, tandis que leurs agents battent la campagne pour recueillir des marchandises.
« On m’avait prédit un mauvais accueil de la part de ces Arabes ; la façon dont ils me reçurent fut au contraire des plus encourageantes ; nous rencontrions enfin des cœurs de chair, après n’avoir trouvé que des cœurs de roche. Tout ce dont j’avais besoin, tout ce que j’indiquai, même d’une façon indirecte, me fut immédiatement envoyé, et la moindre allusion au payement aurait été considérée comme une injure. Snay ben Amir, surpassant tous les autres, joignit aux citrons, au café, aux douceurs que dans ce pays on ne trouve que chez les Arabes, deux chèvres et deux bœufs. Il avait commencé par être confiseur à Mascate, et à l’époque dont nous parlons, c’est-à-dire seize ans après ce début, il était l’un des plus riches négociants de l’Afrique orientale. Contraint par sa santé de renoncer à la vie active, il s’était fixé à Kazeh, où il remplissait les fonctions d’agent commercial et de procureur civil, et ses magasins d’étoffes, de rassade et d’ivoire, ses baracons à esclaves, composaient un village. D’une extrême obligeance, ce fut lui qui me procura des porteurs, qui les enrôla, qui se chargea de mes marchandises et fit tout préparer pour mon départ ; enfin je dois à sa conversation instructive, une foule de renseignements sur la contrée que j’avais à parcourir. Il avait navigué sur le Tanganyika, visité les royaumes de Karagouah et d’Ouganda, situés au nord du lac, et l’ethnologie, les mœurs, les différents idiomes de cette région ne lui étaient pas moins familiers que ceux de l’Oman, son pays natal. C’était un homme pâle, entre deux âges, avec de grands traits, les yeux caves, le regard perçant, la taille haute, les membres décharnés : l’ensemble de Don Quichotte. Il avait beaucoup lu ; sa mémoire était miraculeuse, sa pénétration excessive, et sa parole d’une facilité, d’une élégance dont j’étais surpris et charmé ; bref, il était du bois dont on fait les amis ; généreux et discret, à la fois plein de courage et de prudence, toujours prêt à risquer sa vie pour sauvegarder l’honneur, et ce qui est rare en Orient, aussi honnête que brave.
« Les Omanis ont, dans l’Ounyanyembé, une existence beaucoup plus facile et plus large qu’on ne pourrait le croire ; leurs maisons, bien qu’à un seul étage, sont grandes et solidement construites ; leurs jardins spacieux et bien plantés ; on leur envoie régulièrement de Zanzibar, non-seulement tout ce qui est nécessaire à la vie, mais une quantité d’objets de luxe. Ils vivent au milieu d’une foule de concubines et d’esclaves parfaitement dressés au service ; d’autres esclaves de toutes les professions leur viennent de la côte avec les caravanes ; et comme en Orient les hommes les mieux élevés savent tous manier l’aiguille, il est rare que le besoin d’un tailleur se fasse sentir à Kazeh.
« L’habitation des Arabes, dans la Terre de la Lune, est tout simplement le tembé africain, modifié d’après les exigences de la vie musulmane. La verandah profonde et ombreuse, qui en ceint l’extérieur, abrite une large banquette où les hommes vont jouir de la fraîcheur du matin et de la sérénité du soir ; c’est là qu’ils font la prière, qu’ils travaillent et qu’ils reçoivent leurs connaissances ; sous la verandah est une porte semblable à une herse, qui donne accès dans un vestibule, où deux divans en terre battue, ayant des coussins de même matière, composent tout le mobilier ; des nattes en recouvrent l’argile et sont remplacées par des tapis lorsqu’on attend des visites. Un couloir, qui tourne immédiatement pour tromper le regard des curieux, conduit de ce vestibule dans une cour, entourée de chambres et qui, chez les indigènes, est fermée par une estacade ou une palissade de roseaux. Pas de fenêtres à ces chambres, où l’air pénètre seulement par de petits œils de bœuf, qui au besoin font l’office de meurtrières. De la pièce d’honneur, où couche le maître du logis, on passe dans une salle complètement noire qui sert de magasin ; le harem et les servitudes complètent ce genre d’habitation, le plus triste assurément qu’ait inventé les hommes. De l’intérieur des cellules qui le composent, le regard n’aperçoit que des murailles, et la petite cour où l’eau ruisselle durant la saison des pluies. Pendant le jour, une clarté douteuse contraste péniblement avec le rayon qui jaillit de la porte ; et le soir il n’est pas de luminaire qui puisse éclairer ces murs terreux, gris ou rougeâtres. On y suffoque, ou l’on y subit les rafales du vent qui s’y engouffre. Chez les indigènes, la toiture laisse passer l’eau, et chaque solive du plafond, chacune des fentes de la muraille est habitée par des myriades d’insectes.
« Toutefois, pour des hommes qui vivent sous la verandah, et qui ont introduit le luxe dans la partie qui leur est personnelle, on conçoit que le tembé ne soit pas désagréable ; je me suis trouvé fort bien dans celui d’Abaïd ; et maintenant que le lecteur me sait confortablement installé à un jet de pierre de mon ami Snay ben Amir, il ne sera peut-être pas fâché d’avoir un aperçu des chemins que nous avons suivis pour en arriver là. Depuis son enfance, il entend parler des chameaux, des litières, des mules ou des ânes qui composent une caravane ; mais le transport à dos d’homme qui caractérise un voyage dans cette partie de l’Afrique a été moins souvent décrit.
« Les routes, cette première attestation du progrès chez un peuple, n’existent pas dans l’Afrique orientale ; les plus fréquentées ne sont que des pistes de vingt ou trente centimètres de large, tracées par l’homme dans la saison des voyages, et qui, suivant l’expression africaine, meurent pendant la saison des pluies, c’est-à-dire s’effacent sous une végétation opulente. Dans la plaine déserte, le sentier se divise en quatre ou cinq lignes tortueuses ; dans les jungles c’est un tunnel, dont la voûte branchue arrête le porteur en accrochant son fardeau ; près des villages, il est barré par une haie d’euphorbe, une estacade, un amas de fascines. Où la terre est libre, il s’allonge de moitié par mille détours. Dans l’Ouzarama et le Khoutou, il se traîne au milieu de grandes herbes, versées pendant la saison des pluies, brûlées pendant la sécheresse ; il contourne des enclos, traverse des marécages, des rivières au lit vaseux, aux berges escarpées où l’eau vous monte jusqu’à la poitrine ; partout il est miné par les insectes et les rongeurs qui le transforment en un piège perpétuel. Dans l’Ousagara, il disparaît au fond des ravins, s’arrête en face de montagnes abruptes, où il se métamorphose en échelle de racines et de quartiers de roche, que ne peuvent ni monter ni descendre les bêtes de somme. Le plus mauvais est encore celui qui borde les rivières, ou celui qui serpente sur le sol pierreux et déchiré qu’on trouve à la base des collines ; le premier, envahi par une herbe touffue, est un repaire de voleurs ; le second est une série de crevasses profondes, renfermant un ruisseau engourdi, brisé par des flaques de vase, et plus difficile à franchir qu’un torrent. De l’Ousagara jusqu’à l’Ounyamouézi, le chemin perce des halliers, parcourt des forêts, où les fondrières l’interrompent, et où la plupart du temps on ne le reconnaîtrait plus sans les arbres écorcés ou brûlés qui en marquent les bords. Ici est une barricade, plus loin une plate-forme soutenue par des souches ; là-bas un petit arbre, arraché et replanté, couronné d’un croissant d’herbe, est coiffé d’énormes coquilles d’escargots, et de tout ce que peut inventer une imagination barbare. Dans l’Ouvinza et près de l’Oujiji, la piste cumule tous les inconvénients à la fois ; ruisseaux, ravins, halliers, grandes herbes, rochers à pic, marais, crevasses et cailloux. On ne sait laquelle choisir des voies transversales qui pullulent dans les endroits habités ; où elles n’existent pas, la jungle est impénétrable, et le conseil donné au voyageur, de préférer les lieux élevés pour y camper le soir, devient une ironie dans cette partie de l’Afrique ; il lui serait plus facile de se creuser un terrier que de s’ouvrir un chemin dans ce réseau d’épines et de troncs d’arbres.
« On croit généralement dans l’île de Zanzibar que les caravanes ne traversent pas cette région ; l’idée est juste, si on entend par caravanes ces longues files de chameaux et de mulets qui franchissent les déserts de l’Arabie et de la Perse ; elle est fausse, si l’on applique cette qualification à une bande d’individus qui voyagent dans un but commercial. Les Ouanyamouézi ont toujours visité la côte, et lorsque la guerre ou les discordes de tribu à tribu leur en ont coupé la route, une nouvelle ligne s’est ouverte sur un point différent. Chez un peuple dont tout le confort et le luxe dépendent de l’échange, le trafic ne s’étouffe pas plus que la vapeur ne se comprime. Jusqu’à ces dernières années, tous les négociants faisaient porter leurs marchandises par des mercenaires de la côte ou de l’île de Zanzibar ; le transport en est maintenant effectué par les Ouanyamouézi, qui considèrent le portage comme une preuve de virilité. On les voit, dès l’âge le plus tendre, se charger d’un petit morceau d’ivoire : porteurs de naissance, comme les chiens chassent de race. « Il couve ses œufs, » disent-ils en parlant d’un homme dont la vie est sédentaire ; et « qui a vu le monde n’est pas vide de sens, » est de tous leurs proverbes celui qu’ils répètent le plus souvent. Néanmoins, en dépit de cet amour des voyages, ils ont la passion du sol natal, et rien ne prévaut contre le désir du retour, quand une fois il s’est emparé de leur esprit. Un Mnyamouézi débattra son engagement avec l’opiniâtreté d’un juif, et après deux ou trois mois de fatigues, s’il rencontre une caravane qui revienne à son village, un mot l’entraîne et lui fait abandonner tous les fruits de son travail. Au départ, quel qu’ait été l’empressement qu’ils aient mis à s’engager, la présence de nos hommes ne tient qu’à un fil tant qu’ils ne sont pas loin de chez eux ; ils ont toutefois leur point d’honneur, et celui qui déserte laisse honnêtement à terre le fardeau qui lui a été confié. >
« Trois sortes de caravanes parcourent l’est de l’Afrique ; les unes se composent uniquement de Ouanyamouézi, d’autres sont dirigées et accompagnées par des métis ou par des esclaves de confiance, tandis que les troisièmes sont commandées par les Arabes. Dans les premières, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, il n’y a pas de désertion, pas de murmures, et le trajet s’accomplit aussi vite que possible. On marche depuis le lever du soleil jusqu’à dix ou onze heures du matin ; quelquefois même on continue la route dès que la grande chaleur est passée. L’épaule des porteurs est mise au vif par le poids du fardeau, leurs pieds sont déchirés ; ils n’en vont pas moins, parfois tout à fait nus, à travers les épines et les herbes tranchantes, réservant leurs habits pour se parer en arrivant. Ils n’ont pas de couvertures, et la plupart couchent par terre. Ceux qui ont le plus besoin de confort emportent, en surcroît de leur charge et de leurs armes, une peau de bête qui leur sert de tapis, une marmite, une caisse d’écorce où leurs vêtements sont plies, un tabouret et une petite calebasse de beurre fondu. Ils ont à souffrir du climat, de la mauvaise nourriture, de l’excès de fatigue ; d’affreuses épidémies, surtout la petite vérole, les déciment lorsqu’ils approchent de la côte, et cependant, malgré leur aspect décharné, ils supportent mieux le voyage qu’on ne pouvait s’y attendre.
« Commandés par les Arabes, ces mêmes porteurs mangent beaucoup, travaillent peu, désertent fréquemment, sont remplis d’insolence, multiplient les haltes et se plaignent sans cesse. Réduits chez eux à ne faire qu’un seul repas, dès que c’est le maître qui paye, ils sont insatiables et emploient mille ruses pour extorquer des aliments. Ils ont des fureurs de viande : on tue un bœuf, le guide réclame la tête, la caravane s’empare du reste, à l’exception de la poitrine, qui est pour le propriétaire. Puis, quand ils sont bien gorgés, les plus hardis prennent la fuite, les autres ne tardent pas à les suivre, et le chef de l’expédition échoue sur la route comme un vaisseau désemparé.
« Entre ces deux extrêmes, sont les caravanes dirigées par les Ouamrima et les esclaves du maître, qui ont avec les porteurs une confraternité réelle. Ces caravanes ne sont jamais affamées comme les premières, ni gorgées d’aliments comme les autres. On y endure moins de fatigues, on y a plus de confort dans les haltes, et moins de mortalité dans les rangs.
« La nôtre se rapproche beaucoup de celle des Arabes, avec cette différence que nous ne sommes pas suivis et soutenus comme ces derniers, par les gens de notre maison. À quatre heures du matin, l’un de nos coqs bat des ailes et salue le point du jour ; tous les autres lui répondent. J’appelle mes Goanais pour qu’ils me fassent du feu ; ils sont transis (le thermomètre indique à peu près quinze degrés centigrades), et ils s’empressent de m’obéir. Nous prenons du thé, du café quand il s’en trouve, des gâteaux avec de l’eau de riz, ou bien encore un potage qui ressemble à du gruau. Les Béloutchis, pendant ce temps-là, chantent leurs hymnes autour d’un chaudron placé sur un grand feu, et se réconfortent avec une espèce de couscoussou, des fèves grillées et du tabac.
« À cinq heures, le murmure des voix commence ; c’est un moment critique : les porteurs ont promis la veille de partir de grand matin et de faire une marche pénible ; mais, par cette froide matinée, ce ne sont plus les hommes qui avaient trop chaud le soir précédent ; peut-être, d’ailleurs, plus d’un a-t-il la fièvre. Puis, dans toutes les caravanes, il y a de ces paresseux à la voix haute, à l’esprit de travers, dont le plus grand plaisir est de contrecarrer toute chose ; s’ils ont résolu de ne pas bouger, ils resteront devant les tisons à se chauffer les pieds et les mains, sans détourner la tête, ou à fumer en vous regardant sous cape. Si la bande est unanime, vous n’avez plus qu’à rentrer sous votre tente. Si au contraire il s’y manifeste quelque division, vous parviendrez à galvaniser vos gens ; le caquet s’anime, les voix s’élèvent, et bientôt les cris volent de toute part : « Chargeons ! en route ! en voyage ! » et les fanfarons d’ajouter : « Je suis un âne ! un bœuf ! un chameau ! » le tout accompagné du bruit des tambours, des flûtes, des sifflets et des cors. Au milieu de ce vacarme, les Ramji lèvent nos tentes, reçoivent quelques légers paquets et s’enfuient quand ils peuvent. Kidogo me fait l’honneur de me demander le programme du jour, et la caravane se répand dans le village. Nous montons sur nos ânes, mon compagnon et moi, si nous en avons la force ; quand il nous est impossible de nous soutenir, deux hommes nous portent dans nos hamacs suspendus à de longues perches. Les Béloutchis, veillant sur leurs esclaves, arrivent les uns après les autres, et ne songent qu’à s’épargner une heure de soleil. Le jemadar a mission de rassembler l’arrière-garde avec le concours de ben Selin, qui, froid et bourru, est tout disposé à faire jouer son rotin. Quatre ou cinq fardeaux déposés à terre par leurs porteurs, qui ont déserté ou sont partis les mains vides, reviennent de droit aux hommes de bon vouloir, c’est-à-dire aux plus faibles.
« Quand tout le monde est prêt, le guide se lève, prend sa charge qui est l’une des plus légères, son drapeau rouge, déchiré par les épines, et ouvre la marche, suivi du timbalier. Notre guide est splendidement vêtu d’une bande écarlate de drap, fendue au milieu pour laisser passage à la tête, et qui flotte au gré du vent. Un bouquet de plumes de hibou, quelquefois de grue couronnée, surmonte la dépouille d’un singe à camail, ou la peau d’un chat sauvage, qui lui couvre le chef et lui retombe sur les épaules, après lui avoir entouré la gorge. La queue d’un animal quelconque, attachée de manière à faire croire qu’elle lui est naturelle, une broche en fer, terminée par un crochet, décorée d’un fil de perles mi-parties, et une quantité de petites gourdes huileuses contenant du tabac, des simples et des charmes, sont les insignes de ses fonctions. Tous ceux qui composent la caravane lui doivent obéissance, et pour s’assurer de leur docilité, il leur a fait présent d’une brebis ou d’une chèvre, dont il ne tardera pas à recouvrer la valeur : on lui doit la tête de chaque animal que l’on tue, soit en chemin, soit au bivac, et tous les cadeaux qui se font à la fin du voyage sont sa propriété exclusive. Quiconque passe devant lui, quand l’expédition est en marche, est passible d’une amende, et il enlève une flèche au délinquant pour le reconnaître à la fin de la journée.
« La caravane s’ébranle. En tête viennent les porteurs d’ivoire, les plus chargés et les plus fiers de tous ; à l’une des extrémités de chaque défense est une clochette, à l’autre bout sont les bagages de celui qui la porte. Après l’ivoire, l’étoffe et la rassade ; puis la plèbe des porteurs chargés de matières légères : dents de rhinocéros, cuir, sel, tabac, houes en fer, caisses et ballots, etc. Avec ces derniers, marchent les esclaves du Ramji, leur mousquet à l’épaule, les femmes, les enfants qui ont toujours leur petite charge, ne serait-elle que d’une livre ; enfin les ânes, qui portent leur faix sur un bât en peau de buffle ou de girafe. Il est rare de trouver une caravane qui n’ait pas son mganga (sorcier, docteur et prêtre) ; le saint personnage ne dédaigne pas les fonctions de porteur ; mais en vertu de son caractère sacré, il sollicite le plus mince de tous les fardeaux ; et comme tous ses pareils, mangeant beaucoup, travaillant peu, c’est un homme gras et robuste, au crâne luisant, à la peau fine et douce.
« Tout le monde est mal vêtu ; qui voyagerait en toilette serait certainement raillé. S’il vient à pleuvoir, chacun défait la peau de chèvre qui lui sert de manteau, en fait un petit paquet, et la met entre sa charge et son épaule. Au reste il y a dans leur costume beaucoup moins de draperie que d’ornements, et c’est la coiffure qui est leur plus grande préoccupation. Les uns s’entourent la tête de la crinière d’un zèbre, dont les poils roides leur font une auréole ; d’autres préfèrent un morceau de queue de bœuf qui se dresse, comme chez la licorne, à trente centimètres au-dessus du front ; il y a les coiffes en peau de félin ou de singe, les rouleaux, les bandelettes d’étoffe rouge, blanche ou bleue, les touffes et les couronnes de plumes d’autruche, de grue et de geai. Pour le reste du corps on a les bracelets de toute espèce, les colliers et les ceintures ; enfin les petites clochettes, que la fine fleur des élégants porte aux genoux ou à la cheville.
« Une fois en marche, le bruit est la distraction normale ; c’est à qui rivalisera avec le tambour et les cornets, et chacun de siffler, de glapir, de hurler, d’imiter le chant des oiseaux, les cris des bêtes féroces, et de proférer des paroles qui ne se disent qu’en voyage ; le tout avec redoublement aux environs des bourgades. Mais si en route on fait le plus de bruit possible, afin d’imposer aux voleurs, on garde le silence dans les kraals pour ne pas leur révéler sa présence.
« À huit heures, si l’on découvre une place ombreuse ou un étang, le drapeau rouge se déploie et le son du barghoumi, qui ressemble de loin à celui du cor de chasse, annonce une courte halte. Les fardeaux sont déposés ; on se couche ou l’on flâne, on jase, on boit, on fume, on tousse, on crache, on suffoque, ainsi qu’il arrive à tous les fumeurs de chanvre.
« Si la marche se prolonge jusqu’à midi, la caravane s’attarde, elle se débande et souffre cruellement. Dès qu’on s’arrête, les premiers cherchent l’ombre et se pelotonnent sous un buisson. Le murmure des voix grossit ; les clochettes, les tambours, les cors annoncent que l’avant-garde est logée ; le bourdonnement arrive à son comble, la bande est au complet ; on se précipite vers le kraal ; les égoïstes s’emparent des meilleures places ou des meilleures cases, si l’on est dans un village ; les querelles qui en résultent menacent d’être sérieuses, mais le couteau rentre dans la gaine sans avoir été rougi, et la lance est employée en guise de bâton. Les plus énergiques, pendant ce temps-là, abattent des arbres et réparent les abris.
« Quand les logements sont prêts, les ânes déchargés, les morceaux de bois entassés pour le feu, les cruches remplies d’eau, on s’occupe du dîner. C’est plaisir d’entendre le chant des marmitons, celui des femmes qui écrasent ou décortiquent le grain, et le bruit que fait l’esclave en pilant le café, dont il croque une bonne part. Trois pierres ou trois mottes d’argile, placées en triangle, forment un fourneau bien supérieur à ceux de nos camps et de nos piqueniques champêtres ; ce trépied supporte une marmite qu’entoure un petit groupe de convives, en dépit du soleil. Dans leur pays nos hommes jeûnaient ; mais, comme tous les peuples sobres, ils ont la faculté de réparer le temps perdu. La marmite ne s’emplit que pour se vider, se remplir et se revider sans cesse. Ils dévorent en deux jours les provisions de la semaine, puis ils font les mécontents. Je leur donnais double ration, et les misérables, qui avaient l’air de chanoines à côté de leurs confrères, osaient crier famine. Toutefois, quand ils auront la barbe blanche, ils raconteront à la jeunesse surprise les prodigalités de l’homme blanc qui les gorgea de grain pendant un long voyage, ils vanteront ses monceaux d’étoffe et de rassade, parleront de ses largesses, et regarderont en pitié les caravanes de la jeune Afrique. « Entre leurs douze repas ils fument, chiquent, mâchent des cendres, ou de la terre rouge qui provient d’une fourmilière. Ne leur demandez rien au monde ; celui que vous prieriez d’ouvrir un ballot se plaindrait amèrement, et tous ceux qui n’auraient pas la bouche pleine joindraient leurs murmures à ses cris. Donc la journée s’écoule autour de la gamelle, à savourer une pâte épaisse qui colle aux dents, à croquer du sorgho, à manger des rats cuits dans leur jus, des racines grillées, des herbes bouillies, jusqu’à ce que la panse soit gonflée comme le jabot d’une dinde à l’engrais.
« Quant à nous, le capitaine Speke et moi, notre menu alterne et va du bifteck de chèvre et d’un pain détestable détrempé dans du bouillon de haricots, à des tranches succulentes d’une venaison délicate, au riz au lait, aux poulets gras, aux perdrix et aux jeunes pintades.
« Arrive le soir ; on parque les vaches, on entrave les ânes, qui s’égarent tous les deux jours, on fait le compte des fardeaux ; puis quand les vivres ont été abondants et que la lune brille, le tambour fait rage, les mains battent avec force, et le chant monotone, que la foule dit en chœur, appelle à la danse toute la jeunesse des environs. L’exercice est laborieux ; mais ces Africains ne sont jamais las quand il s’agit de plaisir. C’est d’abord une simple ronde, ou chacun se balance avec lenteur ; peu à peu le cercle s’anime, les bras s’agitent, les corps se baissent, touchent le sol et rebondissent, le groupe se condense, le mouvement s’accélère, et une sorte de galop infernal emporte ce tourbillon satyriaque aux gestes délirants. Lorsque la frénésie est à son comble, le chant s’arrête, et les danseurs éclatant de rire, se jettent par terre pour reprendre haleine et se reposer. Les vieillards regardent ce spectacle avec une admiration profonde, et se rappellent l’époque oh ils prenaient part à la fête ; trop émus pour applaudir ou pour crier leurs bravos, ils laissent échapper des « très-bien ! parfait ! » qu’ils profèrent d’une voix attendrie. Quant aux femmes, elles dansent entre elles et refusent de se mêler au cercle des hommes, ce qui est facile à concevoir.
« Lorsqu’on ne danse pas, et qu’il n’y a plus moyen de manger, les porteurs chantent et babillent pendant que les Béloutchis et le reste de l’escorte se disputent et parlent de bombance. À huit heures, le cri « sommeil ! sommeil ! » se fait entendre, et chacun s’empresse d’obéir, excepté les femmes, qui parfois se relèvent à minuit pour jaser. Peu à peu la caravane s’endort, et le tableau devient imposant ; la flamme qui se projette au milieu des ténèbres dont la forêt s’enveloppe, éclaire, parmi les troncs noueux et feuillus, des groupes de bronze variés de forme et d’attitude ; un ciel, d’un bleu foncé, pailleté d’or, forme au-dessus de nos têtes une voûte profonde, limitée par la nuit ; à l’ouest, un croissant lumineux surmonté d’Hespérus qui étincelle, renferme dans ses bras une sphère grise qu’il entraîne. Tout est calme et revêtu de cette sublimité que la nature imprime à ses œuvres ; c’est à de pareilles nuits que le Byzantin a emprunté le croissant et l’étoile de ses armes.
« Le lendemain de notre arrivée à Kazeh, les porteurs séparèrent leurs bagages des nôtres, et sans nous dire un mot, sans nous faire un signe, ils partirent pour se rendre dans leurs foyers. Le surlendemain nos Béloutchis, leur jémadar en tête, se présentèrent en grand costume et réclamèrent la gratification qu’ils ne devaient recevoir qu’à la fin du voyage. Sur mon refus d’accéder à leur demande, ils se rabattirent sur le sel et les épices, reçurent de moi plus qu’ils n’avaient jamais possédé, se plaignirent de mon avarice et mendièrent du tabac, une chèvre, de la poudre et des balles. Toutes ces choses obtenues, ils me soutirèrent encore quelques pièces d’étoffe pour payer l’étamage de leur marmite et la réparation de la batterie de deux mousquets ; puis n’étant pas contents, ils vendirent un baril de poudre qui leur était confié.
« Les esclaves, à leur tour, établirent leurs prétentions ; Ben Sélim et Kidogo s’en mêlèrent ; c’était à qui se montrerait le plus avide et le moins soumis. Je réunis les Arabes pour en conférer avec eux ; l’affaire entendue, on me conseilla de temporiser. Sur ces entrefaites, la pluie débuta par des torrents d’eau et une averse de pierres ; c’est ainsi que la grêle est nommée dans cette région. Tous nos hommes tombèrent malades ; j’étais moi-même plus mort que vif, et ne savais plus quand nous pourrions nous en aller. Enfin, le 15 décembre, je me fis placer dans ma litière, et dis adieu à Snay ben Amir, dont les bontés s’étaient accrues en raison de mes embarras. Deux heures après j’arrivais à Yombo, petit-village récemment établi et formé de tentes circulaires entourées d’arbres, parmi lesquels je revoyais le palmyra. Cette bourgade pittoresque est située dans un endroit malsain, et l’on ne peut y avoir de vivres qu’à dose homœopathique ; mais le soir, toute la population revenait du travail en chantant, et j’écoutais avec plaisir ce récitatif simple et doux. Le coucher du soleil dans la Terre de la Lune est un instant plein de charme ; la brise s’épanche en ondes embaumées, comme si elle était produite par un immense éventail, et partout la vie éclate et se révèle avec douceur : les petits oiseaux chantent l’hymne du soir et satinent leur plumage, les antilopes reviennent à leur buisson, le bétail folâtre et bondit, et l’homme se livre au plaisir. Toutes les femmes du village, depuis l’aïeule jusqu’à la jeune fille de douze ans, s’asseyent en rond et prennent leurs grandes pipes à foyer noir ; elles paraissent y puiser de profondes jouissances ; la fumée qu’elles aspirent lentement s’exhale de leurs narines ; de temps à autre elles se rafraîchissent la bouche avec des tranches de manioc, ou un épi de maïs vert, cuit sous la cendre ; puis quelque sujet d’entretien fait déposer les pipes, et un babil général brise tout à coup le silence. Parmi ces fumeuses, j’en ai remarqué trois qui auraient été belles en tous pays : le type grec dans toute sa pureté, le regard souriant, des formes sculpturales, le buste de la Vénus coulée en bronze. Un jupon court de fibres de baobab est leur unique vêtement, et certes elles ne perdent rien à ignorer l’usage de la crinoline et du corsage. Ces ravissants animaux domestiques me souriaient avec grâce chaque fois que je leur présentais mes hommages ; et quelques feuilles de tabac que je me plaisais à leur offrir m’assuraient une place d’honneur dans ce cercle, auquel, comme à beaucoup d’autres mieux vêtus, la fumée du narcotique tenait lieu d’idées, de contenance et de conversation.
« Le 30 décembre nous entrions dans le Mséné, lieu d’entrepôt des Arabes de la côte, qui, par antipathie pour leurs frères de l’Oman, ont déserté l’Ounyanyembé. Comme le nom de cette dernière province, celui de Mséné désigne l’ensemble d’un certain nombre d’établissements qui n’ont de commun entre eux que le voisinage. Au nord se trouvent les bourgs de Kouihanga et d’Yovou, qui appartiennent aux indigènes. Défendus par une forte estacade, un fossé profond et une épaisse haie d’euphorbe, ces villages sont composés de cabanes pareilles à de grandes ruches, et séparées les unes des autres par des champs entourés de palissades.
« Le district de Mséné est doublement insalubre, en raison des eaux stagnantes qui l’environnent et de la malpropreté de ses villages ; mais l’humidité du climat rend d’autant plus fertile ce sol gras et noir, formé des débris d’une végétation exubérante ; les fleurs y croissent spontanément, les arbres y déploient leur plus riche feuillage, le riz y pousse avec une rapidité inconnue dans l’est de la province, et la quantité de manioc, de sorgho, de maïs et de millet qu’on y récolte permet l’exploitation des grains ; les tomates et le piment s’y recueillent à l’état sauvage, ainsi qu’une quantité de fruits prodigieuse ; on s’y procure à bon marché des légumes d’espèces diverses, des pastèques, d’excellents champignons, du lait, de la volaille et du tabac. Quant à l’industrie des indigènes, elle se borne à la fabrication de nattes communes, d’un peu de cotonnade, de fourneaux de pipes et d’objets en fer.
« Comme on doit s’y attendre, d’après la population qui l’occupe, Mséné est un lieu de débauche où l’orgie est en permanence. C’est l’unique endroit de cette région où l’on tire du palmyra une boisson fermentée, et chaque jour tout le monde y est ivre, depuis le chef et son conseil, jusqu’au dernier esclave ; le tambour ne cesse de battre, et la danse remplit tous les instants que n’absorbe pas le festin. Les gens de la côte ne peuvent pas s’arracher aux délices de cette Câpoue africaine, et ce fut avec une difficulté incroyable que je parvins à remettre les nôtres en marche après douze jours de résidence. Chacun d’ailleurs s’effrayait du voyage, et se sentait moins disposé que jamais à en affronter les périls. Sur la route que nous allions suivre, les villages sont plus rares, plus mal construits, et fermés aux caravanes. Comme dans le Guzérat et le Deccan, la terre après la pluie n’est plus qu’une fange noire et visqueuse ; le ciel disparaît sous des nuages violacés, qui fondent en averses torrentielles, et au milieu de cette couche d’herbe en décomposition, les sentiers linéaires sont criblés de trous qui, à chaque pas, menacent de vous engloutir.
« Huit jours après notre départ du Mséné, la caravane arrivait à Kajjanjéri, l’effroi des voyageurs. Là, saisi de frisson, le corps paralysé, les membres traversés d’aiguilles brûlantes et me refusant leur concours, le tact perdu, tandis que la douleur s’exaspérait, je vis s’entr’ouvrir les sombres portes qui mènent à l’inconnu. On se procura néanmoins des hommes pour porter mon hamac, et le 3 février nous nous arrêtions à Ougaga, petit bourg où nous avions à débattre le passage du Malagarazi[2].
« Le moutouaré, ou seigneur des eaux, nous demanda un prix exorbitant, renvoya ses pirogues, et finit par nous octroyer le droit que nous réclamions, en échange de quatorze pièces d’étoffe et d’un bracelet d’airain, c’est-à-dire de moitié des objets qu’il avait stipulés d’abord ; l’affaire conclue, on nous passa, et nous nous trouvâmes sur la rive droite du Malagarazi. »
Tradition. — Beauté de la Terre de la Lune. — Soirée de printemps. — Orage. — Faune. — Cynocéphales, chiens sauvages, oiseaux d’eau. — Ouakimbou. — Ouanyamouézi. — Toilette. — Naissances. — Éducation. — Funérailles. — Mobilier. — Lieu public. — Gouvernement. — Ordalie.
« Une ancienne tradition nous représente l’Ounyamouézi ou Terre de la Lune, comme ayant formé jadis un grand empire, sous l’autorité d’un seul chef ; d’après les indigènes, le dernier de ces empereurs mourut à l’époque où vivaient les grands-pères de leurs grands-pères, c’est-à-dire il y a environ cent cinquante ans, ce qui n’a rien d’impossible. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un territoire morcelé, dont chaque fraction est soumise à un tyranuscule indépendant. Mais si les provinces qui la constituent n’ont plus entre elles de lien politique, la Terre de la Lune n’en est pas moins restée le jardin de cette région, et repose agréablement la vue par sa beauté paisible ; les villages y sont nombreux, les champs bien cultivés ; de grands troupeaux de bêtes bovines, à bosse volumineuse comme les races de l’Inde, se mêlent à des bandes considérables de chèvres et de moutons, et donnent à la campagne un air de richesse et d’abondance. Il y a peu de scènes plus douces à contempler qu’un paysage de l’Ounyamouézi vu par une soirée de printemps. À mesure que le soleil descend à l’horizon, un calme d’une sérénité indescriptible se répand sur la terre ; pas une feuille ne s’agite, l’éclat laiteux de l’atmosphère embrasée disparaît, le jour qui s’éloigne en rougissant couvre d’une teinte rose les derniers plans du tableau que le crépuscule vient enflammer ; aux rayons de pourpre et d’or succède le jaune, puis le vert tendre et le bleu céleste qui s’éteint dans l’azur assombri. Le charme de cette heure est si profond, que les indigènes, assis au milieu de leur village, ou couchés dans la forêt, en sont vivement émus.
« La saison des pluies commence plus tôt dans l’Afrique centrale que sur la côte, et débute, dans la Terre de la Lune par des orages d’une violence excessive. Les éclairs d’une intensité aveuglante, s’entre-croisent pendant des heures, dissipent entièrement les ténèbres, et se colorent des nuances les plus vives, tandis que la foudre, en ses roulements continus, semble venir de tous les points du ciel. Quand la pluie doit se mêler de grêle, un bruit tumultueux se fait entendre, l’air se refroidit subitement, et des nuages d’un brun violet répandent une étrange obscurité. Les vents se répondent des quatre coins de l’horizon, et l’orage se précipite vers les courants inférieurs de l’atmosphère. Dans le Mozambique, les Portugais attribuent ces foudres terribles à la quantité de substances minérales qui sont éparses dans la contrée ; mais cette région n’a pas besoin d’autre batterie que son sol fumant pour produire ces décharges électriques. On y éprouve dans la saison pluvieuse, la même sensation qu’au bord de la Méditerranée lorsque règne le sirocco. Il est rare que la pluie s’y prolonge plus de douze heures, elle tombe en général pendant la nuit, et les averses du matin n’empêchent pas le jour d’être brûlant et desséché.
« La faune de l’Ounyamouézi est la même que celle de l’Ousagara et de l’Ougogo : le lion, le léopard, l’hyène d’Abyssinie, le chat sauvage en habitent les forêts ; l’éléphant, le rhinocéros, le buffle, la girafe, le zèbre, le quagga y parcourent le fond des vallées et les plaines ; dans chaque étang de quelque étendue on trouve l’hippopotame et le crocodile ; les quadrumanes y sont nombreux dans les jungles ; celles de l’Ousoukouma renferment des cynocéphales jaunes, rouges et noirs, de la taille d’un lévrier, et qui d’après les indigènes, sont la terreur du voisinage ; ils défient le léopard, et quand ils sont nombreux on assure qu’ils n’ont pas peur d’un lion. Enfin le colobe à camail y fait admirer sa palatine blanche, qu’il peigne et brosse continuellement ; très-glorieux de cette parure, dès qu’il est blessé, prétendent les Arabes, il la met en pièces afin que le chasseur n’en profite pas. On parle également de chiens sauvages qui habiteraient les environs de l’Ounyanyembé, et, qui chassant par troupes nombreuses, attaqueraient les plus grands animaux, et se jetteraient même sur l’homme.
« Vers l’époque de l’année qui correspond à notre automne, les étangs et leurs bords, sont fréquentés par des macreuses, des sarcelles grasses, d’excellentes bécassines, des courlis et des grues, des hérons et des jacanas ; on trouve quelquefois dans le pays l’oie d’Égypte et la grue couronnée qui paraît fournir aux Arabes un mets favori ; plusieurs espèces de calaos, le secrétaire, et de grands vautours, probablement le condor du Cap, y sont protégés par le mépris que les habitants font de leur chair. Le coucou indicateur y est commun ; des grillivores et une espèce de grive, de la taille d’une alouette, y sont de passage, et rendent de grands services aux agriculteurs par la guerre qu’ils font aux sauterelles. Un gros bec sociable y groupe ses nids aux branches inférieures des arbres, et une espèce de bergeronnette s’aventure dans les cases avec l’audace d’un moineau de Paris ou de LonLondres. Différentes espèces d’hirondelles, quelques-unes toutes mignonnes et d’une grâce particulière, y séjournent pendant l’été. L’autruche, le faucon, le pluvier, le corbeau, le gobe-mouche, la fauvette, le geai, la huppe, l’alouette, le roitelet et le rossignol y sont représentés, mais en petit nombre, ainsi que les chauves-souris. Quant aux ophidiens, outre le dendrophis, l’expédition ne rencontra qu’un serpent gris ardoise, à ventre argenté, qui abonde dans les cases, où il détruit les rats, et n’est pas venimeux. Les marécages sont remplis de grenouilles, dont l’affreux concert ressemble à celui qu’on entend dans le nouveau monde ; les lacs et les rivières contiennent des sangsues que les indigènes regardent comme habitées par des esprits, et qui par ce motif sont inviolables. Des myriapodes gigantesques sont communs dans les forêts et dans les champs, surtout pendant les pluies, et rien n’est plus hideux que l’aspect de ces articulés noirs à pieds rouges, traînant la masse de parasites dont ils sont couverts. À certaines époques il y a beaucoup de papillons dans le voisinage des eaux, où abondent également les libellules. Des nuées de sauterelles s’abattent de temps à autre sur le pays ; mais leur apparition n’a rien de régulier. Au printemps, des vols de criquets à ailes rouges s’élèvent de terre, couvrent les plantes, et disparaissent au commencement des pluies ; la variété noire, que les Arabes appellent âne de Satan, n’est pas rare, et sert comme aliment aux indigènes. Une mouche de la taille d’une petite guêpe et fatale aux bestiaux, infeste les bois de l’Ounyamouézi ; enfin certaines parties de la contrée sont couvertes de fourmilières, qui en vieillissant acquièrent la dureté du grès.
« Parmi les tribus qui occupent la Terre de la Lune deux seulement méritent de fixer l’attention : les Ouakimbou, venus du sud-ouest, il y a quelque vingt ans, et les Ouanyamouézi, originaires de la province. Les premiers se livrent à l’agriculture, élèvent du bétail, joignent à cela un peu de commerce, et quelques-uns font le voyage de la côte ; mais tous ces travaux ne parviennent pas à les enrichir.
« Les Ouanyamouézi, propriétaires du sol, industrieux et actifs, ont sur leurs voisins une supériorité réelle et forment le type des habitants de cette région. Leur peau, d’un brun de sépia foncé, a des effluves qui établissent leur parenté avec le nègre ; ils ont les cheveux crépus, les divisent en nombreux tire-bouchons, et les font retomber autour de la tête, comme les anciens Égyptiens ; leur barbe est courte et rare, et la plupart d’entre eux s’arrachent les cils. D’une taille élevée, ils sont bien faits et leurs membres annoncent la vigueur ; on ne voit de maigres, dans la tribu, que les adolescents, les affamés et les malades ; enfin ils passent pour être braves et pour vivre longtemps. Leur marque nationale consiste en une double rangée de cicatrices linéaires, allant du bord externe des sourcils jusqu’au milieu des joues, et qui parfois descendent jusqu’à la mâchoire inférieure ; chez quelques-uns une troisième ligne part du sommet du front, et s’arrête à la naissance du nez. Ce tatouage est fait en noir chez les hommes et bleu chez les femmes ; quelques élégantes y ajoutent de petites raies perpendiculaires, placées au-dessous des yeux ; toutes s’arrachent deux incisives de la mâchoire inférieure ; le sexe fort se contente d’enlever le coin des deux médianes supérieures. Hommes et femmes se distendent les oreilles par le poids des objets qu’ils y insèrent. Quant au costume, les riches ont des vêtements d’étoffe, les autres sont couverts de pelleteries. Les femmes, à qui leur fortune le permet, portent la longue tunique de la côte, le plus souvent attachée à la taille ; celles des classes pauvres ont sur la poitrine un plastron de cuir assoupli, et leur jupe, également en cuir, s’arrête au-dessus du genou ; chez les jeunes filles la poitrine est toujours découverte, et il est rare que les enfants ne soient pas entièrement nus. Des colliers nombreux, des fragments de coquillages, et des croissants d’ivoire d’hippopotame qui ornent la poitrine, des perles mi-parties, des grains de verre rouge enfilés dans la barbe (quand elle est assez longue pour cela), des anneaux d’airain massif, des bracelets de fil de laiton, de petites clochettes en fer, des étuis d’ivoire, forment les divers compléments de la toilette, et sont quelquefois réunis chez les merveilleux. En voyage, on porte une corne à bouquin en bandoulière ; au logis un petit cornet la remplace, et contient des talismans consacrés par le mganga.
« Les Ouanyamouézi ont peu de formalités civiles ou religieuses. Quand une femme est sur le point d’accoucher, elle se retire dans les jungles, et revient au bout de quelques heures avec son enfant sur le dos, et souvent une charge de bois sur la tête. Lorsque la couche est double, ce qui heureusement est plus rare que chez les Cafres, l’un des jumeaux est tué, et la mère emmaillotte une gourde qu’elle met dormir avec le survivant. Si l’épouse meurt sans postérité, le veuf réclame à son beau-père la somme qu’il avait donnée pour l’avoir ; si elle laisse un enfant, celui-ci hérite de la somme.
« La naissance, toutes les fois que les parents en ont le moyen, est célébrée par une orgie ; du reste, pas de cérémonies baptismales. Les enfants appartiennent au père, qui a sur eux un droit absolu, et peut les tuer ou les vendre sans encourir le moindre blâme. Ce sont les bâtards qui succèdent au père, à l’exclusion des enfants légitimes, qui, suivant l’opinion reçue, ayant une famille, ont moins besoin de fortune. Aussitôt qu’un garçon peut marcher, on commence à lui faire soigner le bétail ; quand il a quatre ans on lui donne un arc et des flèches, et on lui apprend à s’en servir ; sa dixième année révolue, on lui confie la garde du troupeau ; il se considère comme majeur, se cultive un carré de tabac, et rêve de se bâtir une cabane dont il sera le propriétaire ; il n’est pas dans la tribu un bambin de cet âge qui ne puisse suffire à ses besoins. La position des filles n’est pas moins remarquable ; dès qu’elles ont passé l’enfance, elles quittent la maison paternelle, se réunissent à leurs contemporaines, ce qui fait par village un groupe de huit à douze, et s’occupent en commun de la construction d’une grande case, où elles reçoivent qui bon leur semble. S’il arrive que l’une d’elles soit sur le point d’être mère, le coupable doit l’épouser sous peine d’amende. Si elle meurt en couches avant le mariage, le père de la défunte exige que l’amant lui paye sa fille. Tout jeune homme se marie dès qu’il a le moyen d’acheter une femme, ce qui lui coûte d’une à dix vaches, et l’épouse est tellement sa propriété qu’il a le droit, en cas d’adultère, de réclamer des dommages-intérêts au séducteur ; toutefois il ne peut vendre sa femme que lorsque l’état de ses affaires l’exige. Après les bacchanales des épousailles, le mari va s’établir chez la nouvelle épouse, jusqu’à ce qu’il lui plaise d’habiter la demeure d’une autre, car la polygamie est générale parmi ceux qui peuvent s’en donner le luxe. On comprend qu’avec de pareilles mœurs les liens de famille soient assez lâches et qu’il y ait peu d’affection entre les époux ; tel revient de la côte chargé d’étoffe, qui refusera un lambeau d’indienne à sa femme ; et celle-ci, malgré sa fortune personnelle, laissera, s’il lui plaît, son mari mourir de faim. Dans la gestion des affaires domestiques, l’homme est chargé des troupeaux et de la basse-cour, la femme des champs et des jardins ; mais chacun des deux cultive sa provision de tabac, ayant peu d’espoir d’en obtenir de son conjoint. Les veuves qui ont quelque fortune la dépensent gaiement à satisfaire leurs caprices les plus extravagants ; elles reçoivent des cadeaux en échange, d’où il résulte que pas un esclave venu de la côte ne possède un chiffon lorsqu’il quitte l’Ounyanyembé.
« Le tembé, remplacé dans l’ouest par la hutte africaine, est l’habitation ordinaire de l’Ounyamouézi oriental. On en trouve de spacieux et d’assez bien construits ; mais aucun n’est d’une propreté satisfaisante. Les murs, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, sont décorés de grandes lignes d’ovales faits avec un mortier de cendre, d’argile rouge, ou de terre noire.
« Les Ouanyamouézi fabriquent avec l’argile de grossières figures d’hommes et de serpents ; on voit aussi dans leurs villages de rudes essais de sculpture, et des croix dans certains districts ; mais ces objets qui au premier abord paraissent être des idoles, ne sont que de pure ornementation. L’ameublement est le même que dans les autres provinces : une couchette, formée de branches dépouillées de leur écorce, soutenues par des fourches et recouvertes de nattes et de peaux de vache, occupe la plus grande partie de la première pièce ; le foyer se trouve vis-à-vis de la porte, et à la muraille sont fixés de grands coffres où l’on renferme le grain ; on y voit en outre des gourdes et de petites caisses de bois blanc suspendues au plafond, des vases de terre noire, de grandes cuillères de bois, des pipes, des nattes et des armes accrochées au tronc brancha d’un arbre placé dans une encoignure à côté des pierres à moudre le grain. Mais ce qui caractérise surtout les villages de la Terre de la Lune, ce sont deux ihouanzas bâtis en général aux deux extrémités du bourg : l’un appartient aux femmes, et l’on ne peut y pénétrer ; l’autre est celui des hommes, et les voyageurs y sont admis.
« L’hiouanza est une case plus grande, plus solidement construite que ses voisines, et dont les murailles sont mieux polies, mieux décorées. Des talismans, suspendus au linteau de la porte, en protègent le soleil. On retrouve à l’intérieur le lit de camp, fait cette fois avec des planches, comme celui de nos corps de garde, les trois cônes du foyer et la pierre à moudre ; des flèches, des lances, des bâtons sont attachés aux solives et remplissent les coins. C’est là que tous les hommes du bourg vont passer leur journée, souvent la nuit, même après leur mariage, et dépensent le temps à jouer, boire, manger, fumer du tabac et du chanvre, à causer et à dormir entièrement nus, pêle-mêle comme une meute dans un chenil.
« La séparation, comme on le voit, est complète entre les deux sexes ; ils ne mangent pas même ensemble ; un bambin serait désolé qu’on lui vît partager le repas de sa mère. Avant leurs étroites relations avec les Arabes, les Ouanyamouézi ne goûtaient pas à la volaille, dont ils mettaient la chair au nombre des viandes impures ; aujourd’hui encore ils ne mangent pas d’œufs ; mais il en est, parmi ces dégoûtés, qui s’accommodent de charogne. Certains d’entre eux, qui ne voudraient pas toucher à du mouton, se repaissent de léopard, de rhinocéros, de chat sauvage et de rat ; quant aux scarabées et aux termites ; ils sont appréciés de tout le monde. Du reste, il est rare que les Ouanyamouézi mangent de la viande, à moins d’être en voyage ; de la bouillie et quelques plantes que leur fournissent les jungles forment leur nourriture ordinaire ; ils y ajoutent du miel et du petit-lait pendant la belle saison. Les chefs se vantent néanmoins de ne consommer que des aliments substantiels, entre autres du bœuf ; et depuis le premier jusqu’au dernier de la tribu, aucun ne s’avoue rassasié tant qu’il n’est pas abruti par l’excès des aliments.
« L’extension que le commerce a prise depuis quelque temps dans ces parages a modifié la manière de vivre des naturels, mais d’une manière fâcheuse ; ils ne sont plus aujourd’hui ni probes, ni hospitaliers, et n’ont acquis aucune qualité en échange de leurs vertus primitives ; leur industrie n’a fait aucun progrès, leur intelligence commerciale ne s’est pas même développée au contact des Arabes, ils emploient l’âne comme bête de somme, et n’ont pas encore eu l’idée de s’en servir comme monture ; pas un n’a su adopter la charrue, dont ils connaissent l’usage, et bien que leur idiome soit riche, ils se contentent, dans leurs chansons, d’une douzaine de mots qu’ils répètent à satiété.
« Comme nous l’avons dit plus haut, la Terre de la Lune est gouvernée par une foule de petits chefs dont le pouvoir est héréditaire, et qui, assistés d’un conseil, n’en exercent pas moins une autorité despotique. Outre les produits du domaine privé, ces chefs tirent leur revenu des présents que leur font les voyageurs, de la confiscation des biens, dans les cas de félonie et de sorcellerie, de la vente de leurs sujets et du droit d’aubaine. C’est à eux qu’appartiennent l’ivoire que l’on trouve dans les jungles, et tous les effets des esclaves décédés. L’exemple suivant pourra donner un aperçu de leur manière de vivre. Foundikira, l’un des principaux chefs de la province, faisait partie d’une caravane, en qualité de porteur, et se dirigeait vers la côte, lorsqu’il apprit la mort de son père ; il déposa immédiatement son fardeau et revint dans son pays, où il hérita des biens paternels, y compris les veuves du défunt, eut trois cents cases pour loger ses esclaves, et se trouva en outre possesseur de dix épouses et de deux mille têtes de gros bétail. Dédaignant de réclamer des étrangers le droit de passage que lui accordait la coutume, et n’en recevant pas moins des cadeaux importants, il vécut avec une certaine pompe jusqu’en 1858 ; à cette époque la bonne chère et les années l’ayant rendu malade, toute sa famille fut accusée de tramer sa mort par des procédés magiques. On eut recours au mganga. Celui-ci prit une poule, lui tordit le cou, après lui avoir fait boire un philtre mystérieux, l’ouvrit et en examina l’intérieur. Si, en pareille épreuve, la chair noircit près des ailes, ce sont les enfants et les petits-cousins du malade qu’elle dénonce ; l’échine vient-elle à s’altérer, prouve la culpabilité de la mère et de la grand’mère ; la queue celle de l’épouse ; les cuisses accusent les concubines, et les pattes condamnent les esclaves. Lorsque la catégorie qui renferme le criminel est ainsi révélée, on rassemble les prévenus, on administre une nouvelle dose d’élixir à une seconde poule, que le mganga jette au-dessus du groupe incriminé ; le malheureux sur qui elle tombe est déclaré coupable, soumis à la torture, et, suivant le caprice du docteur, il est tué à coups de lance, décapité ou assommé ; le plus souvent on lui serre la tête entre deux planches, jusqu’à ce que la cervelle ait sauté ; il existe pour les femmes un empalement spécial, et d’une horreur sans nom. À la première atteinte du mal de Foundikira, dix-huit individus périrent de la sorte. Si la maladie se prolonge, d’autres victimes sont immolées par vingtaines, et si le chef meurt, le magicien lui-même le suit dans la tombe.
« La route qui se déploie devant nous traverse un pays jadis populeux et fertile, que les Ouatouta ont ravagé, et dont ils ont fait un désert. On m’a prévenu que ce serait une rude épreuve ; en effet, le début est peu encourageant. Le district de Mpété, dans lequel nous entrons, sur la rive droite du Malagarazi, est des plus insalubres ; les moustiques nous y attaquent, même pendant le jour ; au bord de la rivière nous ne traversons que des marécages, et les montagnes que nous escaladons sont séparées les unes des autres par des torrents fangeux. Impossible, néanmoins, de ne pas admirer la puissance féconde de cette terre, toujours inondée de pluie ou de soleil. La province de Jambého, située sur l’autre rive, est certainement l’une des plus fertiles du globe ; ses villages, dont les huttes ressemblent à des nids, ses champs de patates et de millet qu’on aperçoit à la sortie des jungles, produisent l’effet du jour après une nuit ténébreuse. Nous passons le Malagarazi, et nous suivons la rive gauche de l’un de ses affluents, le Rousougi, qui, à cette époque de l’année, peut avoir cent mètres de large ; un lit de terre rouge en forme le fond ; et, comme il arrive en général dans ces parages, les berges en sont profondément déchirées par des ravins qui rendent la marche excessivement pénible. Un gué se présente, nos hommes s’y précipitent avec joie, et leurs cris et leur nombre les protègent contre les crocodiles, qui prennent la fuite. Nous passons, comme à l’ordinaire, assis sur les épaules de deux porteurs, les pieds sur celles d’un troisième ; et après avoir franchi de nouveaux marais, de nouveaux torrents, de nouvelles jungles, gravi, descendu, escaladé une quantité de roches, de côtes abruptes, de racines et de troncs d’arbres, nous atteignons l’Ouvoungoué, rivière basse et fangeuse, qui entoure une végétation impénétrable. Il faut recommencer la lutte contre les joncs, les roseaux, les herbes tranchantes, auxquels se joint une variété de fougère que nous n’avions pas encore vue : sombre manteau qui recouvre une série d’ondulations monotones, où le sentier s’égare et se brise. Dans tous les endroits où le sol est à découvert, une argile rouge, qui rappelle la surface du Londa, remplace les grès et les granités de l’est, et l’inclinaison vers le lac devient sensible. Des massifs de petits bambous et de rotin rabougri poussent dans ces jungles ; le bauhinia et le smilax y abondent ; du raisin minuscule, de la saveur la plus acerbe, y apparaît au versant des collines ; en certains endroits le sol présente des cavités d’où s’élancent des arbres gigantesques ; et bien qu’on n’aperçoive pas une âme, des plantations et des champs de sorgho annoncent que les environs sont habités.
« Le 10 février, vers la fin de l’après-midi, l’expédition, n’en pouvant plus, s’arrêta au flanc d’une colline après avoir traversé un marais. Le ciel, voilé d’un côté dénuées obscures, et de l’autre resplendissant de lumière, nous annonçait un orage ; mais à l’horizon apparaissait une rampe azurée, dont le soleil dorait la crête, et qui était pour nous ce qu’un phare est au marin en détresse. Le surlendemain nous traversions une forêt peu épaisse ; une montagne pierreuse et maigrement couverte fut escaladée à grand’peine ; l’âne de mon compagnon y trouva la mort. Quand nous en eûmes gagné la cime : « Quelle est cette ligne étincelante qu’on voit là-bas ? » demandai-je à Sidi-Bombay. « C’est de l’eau, » répondit-il. La disposition des arbres, le soleil qui n’éclairait qu’une partie du lac, en réduisait tellement l’étendue, que je me reprochai d’avoir sacrifié ma santé pour si peu de chose ; et maudissant l’exagération des Arabes, je proposai de revenir sur nos pas, afin d’aller explorer le Nyanza. M’étant néanmoins avancé, toute la scène se déploya devant nous et je tombai dans l’extase.
« Rien de plus saisissant que ce premier aspect du Tanganyika, mollement couché au sein des montagnes, et se chauffant au soleil des tropiques. À vos pieds des gorges sauvages, où le sentier rampe et se déroule ; une bande de verdure, qui ne sa flétrit jamais, et s’incline vers un ruban de sable frangé de roseaux, que déchirent les vagues. Par delà cette bordure verdoyante, le lac étend, sur un espace de vingt à vingt-cinq milles, ses eaux bleues, où le vent d’est forme des croissants d’écume. À l’horizon, une muraille d’un gris d’acier, coiffée de brume vaporeuse, détache sa crête déchiquetée sur un ciel profond, et laisse voir entre ses déchirures des collines qui paraissent plongées dans la mer. Au midi, le territoire et les caps de l’Ougouha, dominés au loin par un groupe d’îlots, varient cette perspective océanesque. Des villages, des champs cultivés, de nombreuses pirogues, enfin le murmure des vagues, donnent le mouvement et la vie au paysage. Pour rivaliser avec les plus beaux sites connus, il ne manque à ce tableau que des villas et des jardins, où l’œil puisse se reposer de l’exubérance de la nature.
« J’oubliai tout : dangers, fatigue, incertitude du retour, et chacun partagea mon ravissement. Le jour même je m’assurai d’une embarcation, et le lendemain, 14 février, nous longeâmes la côte orientale du lac, en nous dirigeant vers le district de Kaouélé.
« Impossible de décrire la beauté du paysage, les formes variées et pittoresques des montagnes, que rougissaient les premières lueurs du matin. Mais plus j’approchais de notre destination, plus j’étais étonné de ne rien voir qui indiquât un centre populeux ; c’était à peine si je découvrais quelques misérables bouges, entourés de sorgho et de cannes à sucre, et protégés contre le soleil par des massifs d’élaïs et de bananiers. D’après ce que m’avaient dit les Arabes, je m’attendais à trouver un port, un marché plus importants qu’à Zanzibar, et je devais à la carte des missionnaires de Mombaz des idées préconçues, relativement à la ville d’Oujiji. Peu à peu les hippopotames se montrèrent plus timides, et les pirogues plus nombreuses ; notre barque fut poussée dans une trouée, faite au milieu d’un fouillis de plantes aquatiques, et s’arrêta sur un fond de galets où elle n’était plus à flots. Tel est le débarcadère, le quai du grand Oujiji.
« Nous fîmes à peu près cent pas au milieu d’un tumulte qui défie toute description. Suivis d’une foule d’indigènes à peau noire, si surpris que les yeux leur en sortaient de la tête, nous passâmes à côté du bazar, c’est-à-dire d’un plateau dépouillé d’herbe et flanqué d’un arbre tortu. Là, entre dix et trois heures, lorsque le temps le permet, un certain nombre d’indigènes vendent et achètent en faisant un bruit qui s’entend à plusieurs milles à la ronde, et souvent un coup de dague ou de lame y fait éclater la guerre de tribu à tribu. On y trouve du poisson, des légumes, des bananes, des melons d’eau, surtout du vin de palme, quelquefois des chèvres, des moutons et de la volaille ; de temps en temps on y brocante un esclave, ou un morceau d’ivoire. Les gens laborieux y apportent leur ouvrage, et filent ou épluchent du coton en attendant les chalands. De ce plateau, on me conduisit à une maison délabrée, que le propriétaire avait abandonnée aux esclaves et aux tiquets. Toutefois, situé à huit cents mètres du bourg, ce tembé avait le double avantage d’être à portée des vivres et dans une position délicieuse. Le lac est agréable à contempler de ses bords ; il n’en est pas de même lorsqu’on navigue sur ses eaux ; la monotonie des nuances fatigue le regard, tout y est vert et azur, et la ligne continue de montagnes fait naître une idée de réclusion.
« La capitale de l’Oujiji, qui est une province et non pas une ville, ainsi qu’on l’avait cru d’abord, était en 1857 le bourg de Kaouélé. Les Arabes le visitèrent pour la première fois en 1840, dix ans après qu’ils eurent pénétré dans l’Ounyamouézi ; leur intention était d’y établir un centre commercial, mais ils trouvèrent le climat insalubre, la population dangereuse, et l’Oujiji n’est fréquenté que pendant la belle saison, de mai en septembre, par des caravanes qui n’y séjournent pas. ».
(La fin à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. page 305.
- ↑ On a eu tort de représenter cette rivière comme sortant du lac d’Oujiji ; d’après les voyageurs qui ont parcouru cette région, elle prend sa source dans les monts d’Ouroundi, à peu de distance de la rivière de Karagouah ; mais tandis que cette dernière va tomber dans l’Oukéréoué, le Malagarazi prend son cours vers le sud-est, jusqu’à ce que, repoussé par la base de l’Ouroundi, il tourne à l’ouest pour aller se jeter dans le Tanganyika. Ainsi qu’il arrive généralement dans les terrains primitifs et de transition, le cours de cette rivière est brisé par des rapides qui rendent impossible la navigation. Au-dessous d’Ougaga sa pente devient plus prononcée, des bancs de sable, des îlots verdoyants le divisent, et comme à chaque village on remarque un ou plusieurs canots, il est probable qu’on ne peut pas le franchir à gué.