Le Théâtre d’hier/Meilhac et Halévy/L’opérette

II

L’OPÉRETTE. — La Belle Hélène.


L’opérette de MM. Meilhac et Halévy n’est ni un diminutif de l’opéra, ni une charge de la tragédie, ni une parodie de l’épopée, ni une caricature de l’histoire ; elle n’est ni ceci, ni cela : c’est une transposition d’art. Elle s’élève donc fort au-dessus de presque toutes les imitations qui en ont été faites, où le musicien, toujours envahissant, réduit le livret à n’être guère qu’un ramas de pauvretés.

MM. Meilhac et Halévy ne délayent pas un fait-divers ou une nouvelle à la main. Oh ! non. Pareils en leurs hautes conceptions aux plus grands d’entre les anciens, ils puisent en pleine légende, légende de la guerre de Troie ou des contes de Perrault, légende des cours d’Allemagne, des placers du Pérou, des magnificences de la vie parisienne. Mais ils sont de leur siècle scientifique par la profondeur du doute, dont ils réduisent la légende aux proportions de la commune vérité, et de leur époque dilettante par la qualité du plaisir intellectuel qu’ils y apportent ou qu’ils y trouvent. Point de grand homme, de héros, ni de prince au regard de leur claire observation ; mais partout des « messieurs » et des « petites femmes du monde », qui de toute éternité ont manœuvré sur l’asphalte, depuis le temple de Calchas jusqu’au Café Riche, et du Café Riche jusqu’au temple de Calchas. Ainsi l’art s’emploie à resserrer sur le boulevard la chaîne des peuples… « Je suis étranger ; vous l’êtes aussi ; oserais-je, en qualité de compatriote ?… » à renouer la tradition de l’humanité continue, à faire paraître, avec la complicité guillerette de la musique, la genèse du baccarat qui remonte au joli jeu de l’oie, et la poésie archaïque du quadrille, dont les premiers accents ont réjoui le berceau des races par la symphonique ébauche de la Marche des Rois. Non, on ne saura jamais tout ce qu’il y a d’art transposé dans la Belle Hélène.

…« Hélène, dit le bon Homère, le couvre d’un voile brillant, et sort du palais en versant quelques larmes. Elle n’était point seule ; deux femmes la suivaient : Ethra, fille de Pitthée, et la belle Clymène. Bientôt elles arrivèrent aux portes Scées. Priam, Panthoüs, Tymétès, Lampus, Clytius, Hicétaon, rejetons du dieu Mars, le prudent Ucalégon, et le sage Anténor, tous anciens du peuple, étaient assis au-dessus des portes Scées. La vieillesse les éloignait des combats ; mais, pleins de sagesse, ils discouraient, semblables à des cigales, qui, sur la cime d’un arbre, font retentir la forêt de leurs voix mélodieuses ; ainsi les chefs des Troyens étaient assis au sommet de la tour. Quand ils virent approcher Hélène, ils dirent entre eux, à voix basse : « Ce n’est pas sans raison que les Troyens valeureux supportent pour une telle femme de si longues souffrances : elle ressemble tout à fait aux déesses immortelles ; mais, malgré sa beauté, qu’elle retourne sur les vaisseaux des Grecs, de peur qu’elle n’entraîne notre ruine et celle de nos enfants. »

Et Priam, élevant la voix, appelle Hélène près de lui : « Approche, ô ma chère enfant ; viens t’asseoir a mes côtés, afin que tu reconnaisses ton premier époux, tes amis et tes parents : ce n’est point toi, ce sont les dieux qui furent la cause de nos maux, et suscitèrent cette guerre, source de tant de larmes… »

Hélène lui répond en ces mots, Hélène, la plus belle des femmes : « Je suis honteuse et craintive devant vous, ô mon noble père. Plût aux dieux que j’eusse reçu la mort, le jour où je suivis votre fils, lorsque j’abandonnai le palais de mon époux, mes parents, ma fille chérie, et les aimables compagnes de ma jeunesse… »[1].


Ainsi parlait Hélène, et les vieillards de contempler avec tremblement l’idéale beauté, qu’ils n’ont pas le courage de maudire. Et le vieux Priam, dont les fils tombent dans la mêlée, trouve malgré l’amertume de son cœur, quelques paroles douces comme le miel pour cette femme radieuse et désolée. Et ç’a été, je pense, une époque unique dans l’épopée humaine que la naissance de cette peuplade grecque, si prodigieusement éprise d’art, que de l’idée du Beau elle fit sa pensée, sa morale, sa religion, sa vie. L’Iliade n’est pas uniquement une inestimable poème guerrier ; elle est l’âme même, l’âme artiste de l’Hellade, de cette Hellade lumineuse et chérie d’Apollon. Rien n’est vrai, bon, divin que le Beau sous ce ciel privilégié. C’est l’immatérielle attache qui relie l’Olympe à la terre. « Ne me reproche pas les dons aimables de Vénus, répond Paris à Hector ; il ne faut pas rejeter les nobles présents que nous accorde le ciel, puisque personne ne peut se les donner à son gré. » De l’antique choc de l’Orient et de l’Occident ce qui survit dans l’esprit grec, c’est l’admiration jalouse de l’Asie, lorsque pour la première fois fut révélée à ses regards étonnés l’excellence plastique de la beauté autochtone. Ce que les Achéens ne pardonnent point aux Dardaniens, c’est le vol de leur Idéal, la profanation de leur plus pure joie. Et n’est-ce pas bien le même peuple qui plus tard, aux jours solennels des Panathénées, s’acheminera en une religieuse théorie, vers le sanctuaire de Minerve, protectrice de la ville, immortalisée par le ciseau de Phidias ? La légende romaine se glorifie du brutal enlèvement des Sabines, qui est une lutte pour la race ; l’épopée homérique chante une rivalité sacrilège, et perpétue la mémoire d’Hélène, la plus belle des femmes, lâchement ravie.

Hélène n’est pas coupable ; elle est l’instrument de Vénus, qui, pour l’accomplissement des destinées, la pousse impitoyable aux bras du Phrygien. Elle est une âme mortifiée dans la gloire du corps. Elle est si peu la femme adultère, qu’au milieu de l’admiration attristée qu’elle soulève sur ses pas, aucun mot ne l’accuse, et que même les poètes postérieurs à Homère s’efforceront d’effacer de la mémoire des hommes jusqu’au souvenir même de la faute, du détestable ouvrage d’Aphrodite qui entretient avec volupté la vigueur féconde des peuples. Hélène se lamente, parce qu’elle se sent déchue, et sacrifiée à d’impénétrables desseins. Elle obéit avec la révolte sur les lèvres ; elle cède sans passion à un charme irrésistible, qui la réduit, sans la séduire.

« Implacable Vénus, pourquoi veux-tu m’entrainer encore ? Puisqu’aujourd’hui Ménélas, vainqueur de Pâris, veut ramener dans ses foyers une indigne épouse, pourquoi venir ici méditer de nouvelles perfidies ? Va t’asseoir auprès de tes Troyen, renonce aux sentiers des Immortels, et ne porte plus tes pas vers l’Olympe ; sans cesse inquiète pour lui, garde-le soigneusement, heureuse d’être son épouse, ou même son esclave. Pour moi, je n’irai point partager sa couche… »

Cependant la déesse au tendre sourire la glace de crainte ; Hélène se couvre d’un voile blanc, se dérobe aux yeux des Troyennes, et monte à la chambre de l’hyménée, où Paris l’attend, gracieux et lâche, sourd aux reproches, insensible aux paroles amères, plus embrasé de désir que jamais.

Pour cet esthétique génie de la race, la beauté n’est pas uniquement l’amour, elle est l’autorité. Elle sera la pensée de Platon, et la sagesse du stoïcien. Elle est le signe des rois. Dès Homère, elle occupe l’esprit de cet aimable peuple, qui ne se débrouillera jamais entièrement de sa passion pour la splendeur harmonieuse des lignes.

« Apprends-nous, dit à Hélène le vieux Priam, le nom de ce héros remarquable, de ce Grec si Tort et si majestueux ; d’autres peut-être le surpassent par la hauteur de la taille. Mais tant de beauté unie à tant de noblesse n’a jamais frappé nos regards. Sans doute ce héros est un roi. » — « … Ce prince est le fils d’Atrée, le puissant Agamemnon. »

Quand un héros surpasse les autres par la beauté et le courage, il est né d’une déesse. Une déesse seule peut avoir conçu Achille, fils de Thélis. Alors la fantaisie s’exalte. Achille est grand, fort, rapide à la course ; son âme courroucée se fond aux accents de la lyre, et se retrempe dans les amères délices de l’amitié vengeresse. Il serait un habitant de l’Olympe, s’il n’était mortel et vulnérable par quelque endroit. « Si Dieu a fait l’homme à son image, disait Voltaire, l’homme le lui a rendu. »

Et Dieu s’en est vengé. Car l’humaine beauté est périssable : les héros d’Homère le savent. Ils connaissent le jour et les circonstances de leur mort marquée par le Destin. Et c’est une des plus touchantes émotions de cette antique épopée, que l’exacte prescience du terme où doivent s’échouer beauté, puissance et gloire, qui à l’ombre de ce sentiment se voilent d’une vague tristesse. C’est la Fatalité, à qui rien n’échappe, qui précipite toutes les grandeurs : la rude consolation des humbles, qui remplira de terreur le théâtre d’Eschyle. Elle plane sur l’œuvre d’Homère ; elle met au cœur de ses héros une mélancolie résignée, dont ils se dégourdissent par l’action. Elle est l’inflexible loi des destinées incomprises et acceptées. Elle est une douceur qui humanise l’héroïque figure d’Achille, et la douloureuse rédemption d’Hélène aux bras blancs, la plus belle des femmes…

 Ah ! malheureuses que nous sommes,
 Beauté, fatal présent des cieux !
 Il faut lutter contre les hommes ;
 Il faut lutter contre les dieux…
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu
À faire ainsi cascader ma vertu ?…


Ainsi chante la belle Hélène de MM. Meilhac et Halévy, une petite mariée cascadeuse, qui a bien du montant. Elle est gentille, et elle n’en peut mais ; mariée, et il n’était que temps ; cocotte, parce qu’elle est la fille d’un oiseau : et tout cela par la fatalité. Et voilà justement la transposition. Je n’affirme pas que l’art consiste en ce que la belle Hélène « a mal tourné », comme il est dit en cette œuvre rare ; mais plutôt dans l’esprit qu’elle dépense à entraîner tout un cortège d’idées, de croyances, de mœurs et de fantaisies très poétiques dans son évolution très moderne.

Qu’est-ce encore que la belle Hélène de MM. Meilhac et Halévy ? Belle ? Que sais-je ? Le nez surtout, avez-vous vu le nez ? C’est la Fatalité. On dirait d’un bec friand et badin. Voulez-vous qu’avec un tel bec une femme préserve de sa vertu, pour peu que la Fatalité s’en mêle ? C’est tout le bec de Leœna, qui joue les grues sur le chariot de Thespis, aggravé de la frimousse de Parthénice, à qui un philosophe de l’Académie… nationale de musique a fait comprendre « que le Beau et le Bon, c’est la même chose. » La belle Hélène n’est donc pas la femme adultère. Elle est une petite créature pas sage du tout, mais qui ne peut pas faire autrement. C’est la Fatalité qui sonde les reins et met les sens en joie. C’est la faute à la Vénus d’hier, frivole, insouciante et heureuse de vivre vers la fin du second Empire. C’est la faute à la société, à la littérature, à la « Babylone moderne », qui ont fait de la femme une tête si chère, si folle, si capricieuse, si éventée, et si adorablement vide. C’est la faute aux maris, qui voyagent sur la foi d’un oracle ; aux irrésistibles bergers, qui sollicitent la curiosité des « femmes du monde » par une auréole de fête qui leur ceint le front, et la patte d’oie qu’ils ont aux tempes, par la gloire qu’ils traînent dans leur sillage d’avoir un jour prononcé sur les charmes secrets de trois déesses fameuses et court-vêtues. Ce sont toutes les superstitions du vieil Homère chiffonnées par des mains espiègles, pour la vogue des restaurants de nuit. C’est une Fatalité de roman réaliste et mondain, l’épopée des spirituelles défaillances, une Ἀνάγϰη, de Vie parisienne, qui glisse inéluctablement au Grand-Seize.

Transposition ingénieuse et artiste. Les auteurs ont répandu autour de leur belle Hélène une atmosphère d’hellénisme singulier, où elle se meut avec grâce. Le sacrifice, l’oracle, le tonnerre, les jeux publics sont une restitution archéologique d’un goût qu’on ne saurait trop louer. Le discours inaugural du grand Agamemnon, salué par les bravos d’Oreste et les premières mesures de la « Phocéenne », évoque en nous l’Isthme, Némée, Corinthe, Pindare, la Grèce assemblée, toute une mer multicolore de robes et d’hermine, tout un personnel de Sorbonne. Art discret et suggestif, s’il en fut. J’aime la lutte des calembours, la composition en bouts rimés et l’inédit de la charade « locomotive », quatre mille ans avant l’invention des chemins de fer.

Admirable matière à mettre en vers latins.

Et voici que je me souviens d’avoir lu sur le même sujet une copie couronnée au Concours général entre les lycées et les collèges de Paris et des départements. Bienfaisante coïncidence ! C’est une sensation que cela ! À peine regretté-je de ne point trouver là le rude exercice des « combles », qui était un sport à la mode vers la même époque, et qui, complété d’une autre gymnastique intellectuelle, très recommandée aux environs de 1865 : Cons-tantino-polis-toire-tistement-songère-mitage-ioscope-ération-teusement… eût agréablement parfait le « pentathie ». C’est évidemment une lacune. Il est vrai que les auteurs y suppléent par la partie d’oie. « Après le rude labeur du gouvernement de mes peuples, dit Agamemnon, il est doux de déposer la couronne et d’en tailler une avec de vieux amis… » Autour de la table verte, les exclamations des joueurs nous emplissent d’aise et d’étonnement : « Dix mines ! Cinquante louis ! » Quant à l’épidémie d’infidélité conjugale qui sévit à Leucade, elle fait la joie secrète du conseil municipal de Trouville. Et vous voyez le procédé qui est un perpétuel changement, une plaisante chute d’une gamme en l’autre, une mosaïque d’Homère et d’argot (Argos dans le texte), dont bien fin serait celui qui trouverait les soudures et les traces du travail, à tout coup dissimulé par un éclat de rire inextinguible. « Je vous défends de m’appeler oie. » — « Comment voulez-vous que je vous appelle ? Ne l’êtes-vous pas, roi de Phtiotide ? » Et la gaité convulsive se change en un chatouilleux frisson, dès qu’Offenbach entre en jeu.

Il y a mieux encore. Cet art si léger ne serait qu’une parodie équivoque, si les auteurs n’avaient pris le soin de la rendre inoffensive. À la poésie homérique ils ont mêlé quelques franches repues de verve, de gaie science, de tradition gauloise. Au culte dont les Grecs honorent la beauté virile se substitue en sous-œuvre la légende toute française du beau gars bête comme l’oie des oies, et celle toute rabelaisienne du singe aimé des femmes. Tel, Achille aux pieds légers, qui abat 100 à la tête-de-turc, tête-de-turc lui-même. Tel, le prédestiné ravisseur Pâris, un Michu d’épopée, doué d’un charme énigmatique et d’un oval douteux. Calchas encore est un bon moine paillard, raillard et « joueur comme les dés. » Pour le blond Ménélas, chéri de Mars, c’est le plus épique des cocus de fabliau. Mari, il nous éloigne un peu de l’Iliade ; mais, roi, comme il nous y ramène !

« Qu’est-ce que je désire, moi ? Que tout s’arrange. Qu’est-ce qu’il faut pour ça ? Que la reine fasse un petit voyage à Cythère et sacrifie cent génisses blanches ? Rien de mieux ! La reine fera ce voyage, et c’est mon peuple qui paiera les génisses blanches. » — « Vive Ménélas !» — « Oui, mes enfants, vous les paierez. »

Cette spirituelle et profane synthèse des arts et des civilisations est une vue précieuse, et la Belle Hélène un chef-d’œuvre exquis, — dont le plaisir inquiète.


  1. Iliade, ch. iii.