Le Théâtre d’hier/Meilhac et Halévy/L’esprit


MEILHAC ET HALÉVY


I

L’ESPRIT


La raison sociale Meilhac et Halévy a bien de l’esprit, tout moderne et parisien. Elle en a tant et tant, que c’est à la fois le charme et l’originalité de son œuvre, la marque déposée de son élégante production. Sur le « boulevardisme » de cet esprit on a tout dit ; et c’est peu que d’avoir dit cela. La verve de MM. Meilhac et Halévy est un mélange autrement compliqué, dosé, savoureux, excitant et fondant

Ils sont les héritiers distingués, mais directs de Labiche. Ils ne font nullement fi de ce rire hygiénique, qui élargit la bouche jusqu’au double rempart des oreilles ; ils ne redoutent point l’ahurissement joyeux et convulsif. « Soyons gais ! » professe le grand augure Calchas. Ils ont, quand il leur plaît, les stupéfiantes saillies, et non pas seulement dans l’opéra-bouffe, mais aussi dans la comédie de mœurs. Les mots de nature jaillissent ; le calembour s’étale ; le coq-à-l’âne est de la partie. « Je suis luministe. » — « Est-il possible ? De quoi ? De l’intérieur ? De l’agriculture ? » Je cueille cette innocente beauté dans la Cigale. Comme Labiche, ils se conjouissent parfois dans une plénitude de niaiserie, qui a du piquant. « Femme de toutes les voluptés ! » dit un pauvre diable d’instrumentiste à sa Périchole, qui voudrait bien déjeuner. La phrase mélodique de Wagner, inventée par Labiche, leur est un procédé agréable. « La première fois que je la rencontrai, c’était chez un pâtissier, en face du Conservatoire… » Ils excellent à tirer parti des infirmités du pauvre monde ; ils y mettent une malice inoffensive, qui est de belle tradition française. L’oncle Vésinet, le sourd importun du Chapeau de paille d’Italie, ressuscite en la personne encombrante du chevalier dans la Petite Marquise ; et, depuis la ligne du nez jusq’*au timbre de la voix de leurs interprètes, tout est une ressource pour leur avisée fantaisie.

Ils en tirent des effets qui consacrent un acteur, et assurent la vogue d’un théâtre… « Sérieusement, Monsieur, est-ce qu’il ne vous serait pas possible de me dire cela avec une autre voix ? » — « Non, madame, cela ne me serait pas possible. » Et, si cette voix possède deux ou trois interjections inimitables, vous en trouverez, même dans les œuvres de tenue, certains rôles constellés. « Eh là ! Eh là ! — Et voilà ! — Eh bien, alors ? » Je sais un homme du meilleur monde, qui trouve ces ornements spirituels au possible ; je n’y contredis point. Je confesse même que Labiche n’a pas été plus fertile en ces impayables drôleries, qui veulent, pour atteindre à leur plein effet, la collaboration de pitres à la mode. Pourvu, ô mon Dieu, qu’un directeur peu sagace ne s’avise pas, dans quelque cinquante ans, de confier le rôle de Marignan à un acteur d’agréable tournure ! Toute la philosophie de la pièce en serait obscurcie ; et quel serait le sort de certains mots pleins de suc ? « C’est un beau garçon, n’est-ce pas, ma tante ? Et encore maintenant, il n’est pas à son avantage. Si vous le voyiez, quand il est sec ! » Quant à M. Camusot, qui s’agite sur son siège de juge délégué, dans l’angoisse de l’attente de la nouvelle de la naissance de sa huitième fille, non, Labiche n’avait pas trouvé celui-là[1].

MM. Meilhac et Halévy n’ont pas renié la verve bouffonne de Labiche ; mais ils y ont ajouté autre chose, dont l’analyse n’est pas déjà si commode. Un jour qu’ils se promenaient de compagnie sur le boulevard, — celui qui s’éloigne de plus en plus de l’Ambigu pour prendre aux Variétés et se terminer un peu au delà de l’Opéra, — ils virent passer, appuyé sur le bras de Vernouillet, le baron d’Estrigaud, légèrement vieilli et fripé. Le boulevardier Tricoche poussa du coude le parisien Cacolet, et tous deux se comprirent, et filèrent le grand homme par habitude et curiosité. Devisant donc et filant, voici ce qu’ils entendaient : « …Nous avons eu notre temps, mon cher. On ne peut pas être et avoir été. N’est-ce pas d’ailleurs une consolation que l’assurance de laisser dans Paris, dans ce Paris qui nous coudoie sans nous reconnaître, de gais compagnons, intelligents fils de leurs papas ? Sont-ils vraiment plus forts que nous ? À la vérité, ils sont plus jeunes. Et puis, c’est la seconde génération, qui a eu moins de peine à se débrouiller et à forcer les portes du vrai monde. Ils en sont. Ils le renouvellent. Ils le modernisent. Nous avions inventé la blague, un instrument d’usage et de précision. Ils l’ont perfectionnée, les gaillards ! Notre scepticisme pérorait, toujours un peu de sa hauteur. Nous frappions nos aphorismes en médailles ; le relief et les contours étaient impeccables. Quelques mots d’anglais et d’argot pour entrer chez Navarette, mais à peine. En somme, trop corrects, trop dessinés, Vernouillet et d’Estrigaud, trop arrêtés de lignes et de langage ; cyniques, mais cravatés. Pas assez veules, ni flous. Ah ! qu’ils ont changé tout cela, les gentils coquins, les petits mondains ! Ils ont assoupli la blague, ils l’ont simplifiée, inachevée. Ils sont, comme Pascal, plus beaux en fragments. Nous avions du genre ; ils vous ont un détachement de tout ! Nous sapions la déclamation : à leur tour, ils sapent nos aphorismes : un lot d’adjectifs leur suffit, qui répond à tout ; et s’il ne suffit pas absolument, leur phrase reste en panne ; et cela est d’un joli effet, cela laisse une impression toute neuve de scepticisme supérieur et de paresseuse ironie, qui en sait long. Ils ne déclament plus, ne gouaillent plus, ne blaguent plus : positifs plutôt que poseurs, ils sont « fumistes ». C’est un flegme rentré, qui est le fond de leur positivisme, pessimisme, dilettantisme, agrémenté d’anglais sportif et d’argot théâtral ; et cela est plus jeune que nous, mon cher… » — Ainsi parlait l’immortel baron ; et MM. Meilhac et Halévy eurent l’intuition que c’était là de quoi réparer le vieux jeu d’Augier et de Labiche, un je ne sais quoi d’impassible et de vicieux, qui est la blague contemporaine. « Comme j’aime votre genre de conversation, insinue la Grande Duchesse au comte Grog… Vous dites des choses à faire sauter ; et votre figure ne bronche pas. »

Cette gaité qui a ce montant d’ironie, est relevée encore d’un bouquet de classicisme authentique, qui chatouille et réveille le palais le plus blasé. Cela fait une contrariété succulente. MM. Meilhac et Halévy « possèdent leurs auteurs. » Ils sont des modernes, qui seraient des classiques, à qui tout cela serait bien égal. Leur style (eh bien ! eh bien !), leur écriture (eh là ! eh là !), le tissu délié de vocables qu’ils mettent aux lèvres de leurs personnages est une artistique broderie de disparates juxtaposées, estompées, dentelées, pointillées, au crochet. Le transport tragique y éclate en une fusée de rire. Ô rage ! Ô fureur ! La patriotique exaltation d’Horace :

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères !


se mue en un sublime lyrique et indécis :

  Voici le sabre de mon père ;
  Tu vas le mettre à ton côté !
 ...............
Vont pouvez sans terreur confier à mon bras
Le sabre vénéré de Monsieur votre père.

Leur prose surtout est jonchée des roses du répertoire, qui se sont effeuillées sous leurs doigts malicieux et agiles.

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps, le sait-tu ?

Ce souvenir cornélien se traduit dans la bouche de M. Carcassonne par un large mouvement d’orgueil professionnel.

« Quand, demain, une foule idolâtre envahira notre espectacle, quand messieurs les espectateurs et mesdames leurs épouses se feront l’honneur de nous demander ce que la Cigale est devenue, sais-tu ce que nous leur répondrons, dis, le sais-tu ? » — « Non, je ne le sais pas. » — « Nous leur répondrons… qu’à la corde raide de la vertu la Cigale a préféré le tremplin du déshonneur. »

Et dites si ce n’est pas là une des sensations les plus complètes qu’un esprit français et bachelier puisse éprouver. Je choisis cet exemple entre cent. Leur verve émoustillante jaillit des plus pures fontaines d’Hélicon. Toutes les splendeurs de l’art font sur leur langage des reflets inopinés. Boulotte parait.

  C’est un Rubens !
Ce qu’on appelle une gaillarde !

Saphir implore sa bergère en une pose « à la Watteau ». L’influence moralisante de Greuze est peut-être la seule dont on n’y puisse relever les traces. Quant à l’élégante précision de la ligne grecque, elle y est partout. Je le dis sans sourire. Sur ces piquantes oppositions règne la lumineuse concision des maîtres. C’est, à son ordinaire, M. Jules Lemaitre qui a risqué le mot, à propos de la Belle Hélène[2] : il y a de l’atticisme là-dessous, c’est-à-dire de la mesure et de la grâce, de l’aisance enjouée, une clarté heureuse, alerte, une fantaisie dégagée et décente, qui exprime moins de désirs qu’elle n’en éveille. M. Halévy hasarde sa pointe de sentiment, que M. Meilhac trempe aussitôt de malice. Et cela même est leur style, qui est tout leur esprit.

Cet esprit sobre et affiné, et si uniment complexe, s’insinue jusque dans le technique du théâtre. Ils connaissent tous les détours du labyrinthe, qui est le vaudeville. L’inventive dextérité de Labiche et les secrets de « l’intrigue circulatoire » n’ont aucun mystère pour les auteurs de Tricoche et Cacolet. Ils ont débuté par se faire la main dans l’apprentissage du quiproquo. Mais leur fantaisie s’unit plus volontiers pour façonner un peu moins de matière que trop. Ils ont excellé dans la pièce en un acte : Toto chez Tata, le Petit Hôtel, l’Été de la Saint-Martin sont des modèles du genre. Leur opérette est un vaudeville allégé, où la musique frétille avec ravissement. Leur comédie est une opérette, qui a de la tenue, dont l’intrigue est à peine plus surveillée et attentive, et qui n’a pas toujours la cruauté de fermer sa porte au musicien. De la complicité des violons et des voix ils se sont fait une douce habitude, comme l’opéra des jetés-battus. Jusque dans Froufrou, ils ont glissé quelques fredons. Où la ritournelle n’est pas, on la devine, et, la devinant, on la regrette. Elle donne le ton de l’œuvre et adoucit les rigueurs du dénouement. « Musique de qui ce mariage-là ? » Musique d’Offenbach, plus que de Haydn, musique d’aujourd’hui, et qui sera demain ce qu’elle pourra. Qu’importe, bonnes gens ?

 Après avoir tant bien que mal
 Joué son rôle, on se marie.
 C’est imprévu, mais c’est moral.
 Ainsi finit la comédie.

Encore classiques par le détachement avec lequel ils dénouent leurs pièces, MM. Meilhac et Halévy. Au surplus, très enclins à s emparer de toutes scènes traditionnelles, qui ont réussi, et aucunement confondus par la difficulté de renouveler le métier dramatique en ce beau pays de France. Ils travaillent sous le buste des maîtres, qu’ils « déterrent du monument », tout en leur faisant la nique. Ils ont démarqué Ménandre, oui, Ménandre : à moins qu’ils n’aient seulement pratiqué les Fourberies de Scapin, Barbe-Bleue et la Cigale sont pures fables antiques : c’est l’aventure d’une princesse, que les parents ont égarée enfant et qu’ils retrouvent bergère ou saltimbanque. Ἀνάγνωσις ! Que dis-je ? La corbeille de la princesse Fleurette, je la reconnais, moi aussi : c’est le panier de Moise sauvé des eaux. Voilà de l’érudition. Que dis-je encore ? La scène intime au palais du roi Bobèche, l’explication entre la reine Clémentine et son royal époux au sujet de la petite princesse Hermia, ô Clytemnestre, ô Agamemnon, c’est toute l’Iphigénie de Racine. Le prince Paul joue les Hermione à la cour de la Grande-Duchesse, et le comte Grog se tire du rôle d’Oreste à son avantage. Ailleurs, j’entends comme un écho affaibli de Cinna, « la Clémence d’Auguss, ou les coupables récompensés, qui auraient dû être punis ». Et ailleurs encore, je retrouve avec joie la thaumaturgie tragique des songes, — ou l’« avenir par les cartes » de la Cigale, ou l’oracle fatidique de la Belle Hélène. Aimez-vous Molière ? Il est là comme chez lui. C’est, dans la Petite marquise, don Juan-Boisgommeux entre Catherine et Charlotte, dans le Petit Hôtel toute la fin du second acte de Tartufe :

… Il souffre à me voir ; ma présence le chasse.
Et je ferai bien mieux de lui céder la place.

La Vie Parisienne est bâtie sur le quiproquo des Précieuses ridicules, et égayée de brimades à la Pourceaugnac. Froufrou refait à rebours la scène d’Armande et d’Henriette des Femmes savantes ; dans la Cigale je crois revoir le déguisement de Toinette en médecin vert-galant. Je rencontre ici Marivaux, là Beaumarchais, ailleurs de Musset, et jusque dans le cachot des maris récalcitrants est-ce que ne voilà pas Latude ou trente-cinq ans de captivité ? Tant de classicisme m’effare.

MM. Meilhac et Halévy ont de la littérature ; et, comme ils ont encore plus d’esprit, leur littérature ne leur est pas une gêne. Oh ! qu’elle ne leur est pas une gêne, leur littérature ! Adroits et malins ouvriers de théâtre, du minuscule et coquet théâtre des Variétés, ils brochent sur les plus sacrées traditions les motifs les plus modernes, avec une discrétion effrontée. Leurs expositions sont étincelantes ; leurs narrations étourdissantes (voir celles de la Cigale et de Marignan) ; leurs déclarations stupéfiantes, et leurs dénoûments philosophiques. Je recommande aux amateurs de logique inédite la fin de la Petite Marquise, — et le dernier acte de la Boule, qui est d’une moralité supérieure.

« Ah çà, mais est-ce que vous vous figurez que c’est pour mon plaisir que j’ai des maîtresses ? » — « Pourquoi ? » — « Parce que je ne puis pas faire autrement, parce que je suis né pour ça, parce qu’il y a une fatalité qui me pousse… »

Et c’est la clé d’un chef-d’œuvre, la Belle Hélène. L’algèbre du théâtre est pour eux un jeu d’adresse, où ils prennent plus de plaisir que de peine, et déploient plus de grâce que d’effort Et des frises s’épand sur la scène comme un parfum d’ironie volatile : opérette ou comédie, selon la dose.

  1. La Boule.
  2. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, I, page 220. (Lecène, Oudin et Cie.)