Le Théâtre d’hier/Meilhac et Halévy


MEILHAC ET HALÉVY


I

L’ESPRIT


La raison sociale Meilhac et Halévy a bien de l’esprit, tout moderne et parisien. Elle en a tant et tant, que c’est à la fois le charme et l’originalité de son œuvre, la marque déposée de son élégante production. Sur le « boulevardisme » de cet esprit on a tout dit ; et c’est peu que d’avoir dit cela. La verve de MM. Meilhac et Halévy est un mélange autrement compliqué, dosé, savoureux, excitant et fondant

Ils sont les héritiers distingués, mais directs de Labiche. Ils ne font nullement fi de ce rire hygiénique, qui élargit la bouche jusqu’au double rempart des oreilles ; ils ne redoutent point l’ahurissement joyeux et convulsif. « Soyons gais ! » professe le grand augure Calchas. Ils ont, quand il leur plaît, les stupéfiantes saillies, et non pas seulement dans l’opéra-bouffe, mais aussi dans la comédie de mœurs. Les mots de nature jaillissent ; le calembour s’étale ; le coq-à-l’âne est de la partie. « Je suis luministe. » — « Est-il possible ? De quoi ? De l’intérieur ? De l’agriculture ? » Je cueille cette innocente beauté dans la Cigale. Comme Labiche, ils se conjouissent parfois dans une plénitude de niaiserie, qui a du piquant. « Femme de toutes les voluptés ! » dit un pauvre diable d’instrumentiste à sa Périchole, qui voudrait bien déjeuner. La phrase mélodique de Wagner, inventée par Labiche, leur est un procédé agréable. « La première fois que je la rencontrai, c’était chez un pâtissier, en face du Conservatoire… » Ils excellent à tirer parti des infirmités du pauvre monde ; ils y mettent une malice inoffensive, qui est de belle tradition française. L’oncle Vésinet, le sourd importun du Chapeau de paille d’Italie, ressuscite en la personne encombrante du chevalier dans la Petite Marquise ; et, depuis la ligne du nez jusq’*au timbre de la voix de leurs interprètes, tout est une ressource pour leur avisée fantaisie.

Ils en tirent des effets qui consacrent un acteur, et assurent la vogue d’un théâtre… « Sérieusement, Monsieur, est-ce qu’il ne vous serait pas possible de me dire cela avec une autre voix ? » — « Non, madame, cela ne me serait pas possible. » Et, si cette voix possède deux ou trois interjections inimitables, vous en trouverez, même dans les œuvres de tenue, certains rôles constellés. « Eh là ! Eh là ! — Et voilà ! — Eh bien, alors ? » Je sais un homme du meilleur monde, qui trouve ces ornements spirituels au possible ; je n’y contredis point. Je confesse même que Labiche n’a pas été plus fertile en ces impayables drôleries, qui veulent, pour atteindre à leur plein effet, la collaboration de pitres à la mode. Pourvu, ô mon Dieu, qu’un directeur peu sagace ne s’avise pas, dans quelque cinquante ans, de confier le rôle de Marignan à un acteur d’agréable tournure ! Toute la philosophie de la pièce en serait obscurcie ; et quel serait le sort de certains mots pleins de suc ? « C’est un beau garçon, n’est-ce pas, ma tante ? Et encore maintenant, il n’est pas à son avantage. Si vous le voyiez, quand il est sec ! » Quant à M. Camusot, qui s’agite sur son siège de juge délégué, dans l’angoisse de l’attente de la nouvelle de la naissance de sa huitième fille, non, Labiche n’avait pas trouvé celui-là[1].

MM. Meilhac et Halévy n’ont pas renié la verve bouffonne de Labiche ; mais ils y ont ajouté autre chose, dont l’analyse n’est pas déjà si commode. Un jour qu’ils se promenaient de compagnie sur le boulevard, — celui qui s’éloigne de plus en plus de l’Ambigu pour prendre aux Variétés et se terminer un peu au delà de l’Opéra, — ils virent passer, appuyé sur le bras de Vernouillet, le baron d’Estrigaud, légèrement vieilli et fripé. Le boulevardier Tricoche poussa du coude le parisien Cacolet, et tous deux se comprirent, et filèrent le grand homme par habitude et curiosité. Devisant donc et filant, voici ce qu’ils entendaient : « …Nous avons eu notre temps, mon cher. On ne peut pas être et avoir été. N’est-ce pas d’ailleurs une consolation que l’assurance de laisser dans Paris, dans ce Paris qui nous coudoie sans nous reconnaître, de gais compagnons, intelligents fils de leurs papas ? Sont-ils vraiment plus forts que nous ? À la vérité, ils sont plus jeunes. Et puis, c’est la seconde génération, qui a eu moins de peine à se débrouiller et à forcer les portes du vrai monde. Ils en sont. Ils le renouvellent. Ils le modernisent. Nous avions inventé la blague, un instrument d’usage et de précision. Ils l’ont perfectionnée, les gaillards ! Notre scepticisme pérorait, toujours un peu de sa hauteur. Nous frappions nos aphorismes en médailles ; le relief et les contours étaient impeccables. Quelques mots d’anglais et d’argot pour entrer chez Navarette, mais à peine. En somme, trop corrects, trop dessinés, Vernouillet et d’Estrigaud, trop arrêtés de lignes et de langage ; cyniques, mais cravatés. Pas assez veules, ni flous. Ah ! qu’ils ont changé tout cela, les gentils coquins, les petits mondains ! Ils ont assoupli la blague, ils l’ont simplifiée, inachevée. Ils sont, comme Pascal, plus beaux en fragments. Nous avions du genre ; ils vous ont un détachement de tout ! Nous sapions la déclamation : à leur tour, ils sapent nos aphorismes : un lot d’adjectifs leur suffit, qui répond à tout ; et s’il ne suffit pas absolument, leur phrase reste en panne ; et cela est d’un joli effet, cela laisse une impression toute neuve de scepticisme supérieur et de paresseuse ironie, qui en sait long. Ils ne déclament plus, ne gouaillent plus, ne blaguent plus : positifs plutôt que poseurs, ils sont « fumistes ». C’est un flegme rentré, qui est le fond de leur positivisme, pessimisme, dilettantisme, agrémenté d’anglais sportif et d’argot théâtral ; et cela est plus jeune que nous, mon cher… » — Ainsi parlait l’immortel baron ; et MM. Meilhac et Halévy eurent l’intuition que c’était là de quoi réparer le vieux jeu d’Augier et de Labiche, un je ne sais quoi d’impassible et de vicieux, qui est la blague contemporaine. « Comme j’aime votre genre de conversation, insinue la Grande Duchesse au comte Grog… Vous dites des choses à faire sauter ; et votre figure ne bronche pas. »

Cette gaité qui a ce montant d’ironie, est relevée encore d’un bouquet de classicisme authentique, qui chatouille et réveille le palais le plus blasé. Cela fait une contrariété succulente. MM. Meilhac et Halévy « possèdent leurs auteurs. » Ils sont des modernes, qui seraient des classiques, à qui tout cela serait bien égal. Leur style (eh bien ! eh bien !), leur écriture (eh là ! eh là !), le tissu délié de vocables qu’ils mettent aux lèvres de leurs personnages est une artistique broderie de disparates juxtaposées, estompées, dentelées, pointillées, au crochet. Le transport tragique y éclate en une fusée de rire. Ô rage ! Ô fureur ! La patriotique exaltation d’Horace :

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères !


se mue en un sublime lyrique et indécis :

  Voici le sabre de mon père ;
  Tu vas le mettre à ton côté !
 ...............
Vont pouvez sans terreur confier à mon bras
Le sabre vénéré de Monsieur votre père.

Leur prose surtout est jonchée des roses du répertoire, qui se sont effeuillées sous leurs doigts malicieux et agiles.

Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps, le sait-tu ?

Ce souvenir cornélien se traduit dans la bouche de M. Carcassonne par un large mouvement d’orgueil professionnel.

« Quand, demain, une foule idolâtre envahira notre espectacle, quand messieurs les espectateurs et mesdames leurs épouses se feront l’honneur de nous demander ce que la Cigale est devenue, sais-tu ce que nous leur répondrons, dis, le sais-tu ? » — « Non, je ne le sais pas. » — « Nous leur répondrons… qu’à la corde raide de la vertu la Cigale a préféré le tremplin du déshonneur. »

Et dites si ce n’est pas là une des sensations les plus complètes qu’un esprit français et bachelier puisse éprouver. Je choisis cet exemple entre cent. Leur verve émoustillante jaillit des plus pures fontaines d’Hélicon. Toutes les splendeurs de l’art font sur leur langage des reflets inopinés. Boulotte parait.

  C’est un Rubens !
Ce qu’on appelle une gaillarde !

Saphir implore sa bergère en une pose « à la Watteau ». L’influence moralisante de Greuze est peut-être la seule dont on n’y puisse relever les traces. Quant à l’élégante précision de la ligne grecque, elle y est partout. Je le dis sans sourire. Sur ces piquantes oppositions règne la lumineuse concision des maîtres. C’est, à son ordinaire, M. Jules Lemaitre qui a risqué le mot, à propos de la Belle Hélène[2] : il y a de l’atticisme là-dessous, c’est-à-dire de la mesure et de la grâce, de l’aisance enjouée, une clarté heureuse, alerte, une fantaisie dégagée et décente, qui exprime moins de désirs qu’elle n’en éveille. M. Halévy hasarde sa pointe de sentiment, que M. Meilhac trempe aussitôt de malice. Et cela même est leur style, qui est tout leur esprit.

Cet esprit sobre et affiné, et si uniment complexe, s’insinue jusque dans le technique du théâtre. Ils connaissent tous les détours du labyrinthe, qui est le vaudeville. L’inventive dextérité de Labiche et les secrets de « l’intrigue circulatoire » n’ont aucun mystère pour les auteurs de Tricoche et Cacolet. Ils ont débuté par se faire la main dans l’apprentissage du quiproquo. Mais leur fantaisie s’unit plus volontiers pour façonner un peu moins de matière que trop. Ils ont excellé dans la pièce en un acte : Toto chez Tata, le Petit Hôtel, l’Été de la Saint-Martin sont des modèles du genre. Leur opérette est un vaudeville allégé, où la musique frétille avec ravissement. Leur comédie est une opérette, qui a de la tenue, dont l’intrigue est à peine plus surveillée et attentive, et qui n’a pas toujours la cruauté de fermer sa porte au musicien. De la complicité des violons et des voix ils se sont fait une douce habitude, comme l’opéra des jetés-battus. Jusque dans Froufrou, ils ont glissé quelques fredons. Où la ritournelle n’est pas, on la devine, et, la devinant, on la regrette. Elle donne le ton de l’œuvre et adoucit les rigueurs du dénouement. « Musique de qui ce mariage-là ? » Musique d’Offenbach, plus que de Haydn, musique d’aujourd’hui, et qui sera demain ce qu’elle pourra. Qu’importe, bonnes gens ?

 Après avoir tant bien que mal
 Joué son rôle, on se marie.
 C’est imprévu, mais c’est moral.
 Ainsi finit la comédie.

Encore classiques par le détachement avec lequel ils dénouent leurs pièces, MM. Meilhac et Halévy. Au surplus, très enclins à s emparer de toutes scènes traditionnelles, qui ont réussi, et aucunement confondus par la difficulté de renouveler le métier dramatique en ce beau pays de France. Ils travaillent sous le buste des maîtres, qu’ils « déterrent du monument », tout en leur faisant la nique. Ils ont démarqué Ménandre, oui, Ménandre : à moins qu’ils n’aient seulement pratiqué les Fourberies de Scapin, Barbe-Bleue et la Cigale sont pures fables antiques : c’est l’aventure d’une princesse, que les parents ont égarée enfant et qu’ils retrouvent bergère ou saltimbanque. Ἀνάγνωσις ! Que dis-je ? La corbeille de la princesse Fleurette, je la reconnais, moi aussi : c’est le panier de Moise sauvé des eaux. Voilà de l’érudition. Que dis-je encore ? La scène intime au palais du roi Bobèche, l’explication entre la reine Clémentine et son royal époux au sujet de la petite princesse Hermia, ô Clytemnestre, ô Agamemnon, c’est toute l’Iphigénie de Racine. Le prince Paul joue les Hermione à la cour de la Grande-Duchesse, et le comte Grog se tire du rôle d’Oreste à son avantage. Ailleurs, j’entends comme un écho affaibli de Cinna, « la Clémence d’Auguss, ou les coupables récompensés, qui auraient dû être punis ». Et ailleurs encore, je retrouve avec joie la thaumaturgie tragique des songes, — ou l’« avenir par les cartes » de la Cigale, ou l’oracle fatidique de la Belle Hélène. Aimez-vous Molière ? Il est là comme chez lui. C’est, dans la Petite marquise, don Juan-Boisgommeux entre Catherine et Charlotte, dans le Petit Hôtel toute la fin du second acte de Tartufe :

… Il souffre à me voir ; ma présence le chasse.
Et je ferai bien mieux de lui céder la place.

La Vie Parisienne est bâtie sur le quiproquo des Précieuses ridicules, et égayée de brimades à la Pourceaugnac. Froufrou refait à rebours la scène d’Armande et d’Henriette des Femmes savantes ; dans la Cigale je crois revoir le déguisement de Toinette en médecin vert-galant. Je rencontre ici Marivaux, là Beaumarchais, ailleurs de Musset, et jusque dans le cachot des maris récalcitrants est-ce que ne voilà pas Latude ou trente-cinq ans de captivité ? Tant de classicisme m’effare.

MM. Meilhac et Halévy ont de la littérature ; et, comme ils ont encore plus d’esprit, leur littérature ne leur est pas une gêne. Oh ! qu’elle ne leur est pas une gêne, leur littérature ! Adroits et malins ouvriers de théâtre, du minuscule et coquet théâtre des Variétés, ils brochent sur les plus sacrées traditions les motifs les plus modernes, avec une discrétion effrontée. Leurs expositions sont étincelantes ; leurs narrations étourdissantes (voir celles de la Cigale et de Marignan) ; leurs déclarations stupéfiantes, et leurs dénoûments philosophiques. Je recommande aux amateurs de logique inédite la fin de la Petite Marquise, — et le dernier acte de la Boule, qui est d’une moralité supérieure.

« Ah çà, mais est-ce que vous vous figurez que c’est pour mon plaisir que j’ai des maîtresses ? » — « Pourquoi ? » — « Parce que je ne puis pas faire autrement, parce que je suis né pour ça, parce qu’il y a une fatalité qui me pousse… »

Et c’est la clé d’un chef-d’œuvre, la Belle Hélène. L’algèbre du théâtre est pour eux un jeu d’adresse, où ils prennent plus de plaisir que de peine, et déploient plus de grâce que d’effort Et des frises s’épand sur la scène comme un parfum d’ironie volatile : opérette ou comédie, selon la dose.

II

L’OPÉRETTE. — La Belle Hélène.


L’opérette de MM. Meilhac et Halévy n’est ni un diminutif de l’opéra, ni une charge de la tragédie, ni une parodie de l’épopée, ni une caricature de l’histoire ; elle n’est ni ceci, ni cela : c’est une transposition d’art. Elle s’élève donc fort au-dessus de presque toutes les imitations qui en ont été faites, où le musicien, toujours envahissant, réduit le livret à n’être guère qu’un ramas de pauvretés.

MM. Meilhac et Halévy ne délayent pas un fait-divers ou une nouvelle à la main. Oh ! non. Pareils en leurs hautes conceptions aux plus grands d’entre les anciens, ils puisent en pleine légende, légende de la guerre de Troie ou des contes de Perrault, légende des cours d’Allemagne, des placers du Pérou, des magnificences de la vie parisienne. Mais ils sont de leur siècle scientifique par la profondeur du doute, dont ils réduisent la légende aux proportions de la commune vérité, et de leur époque dilettante par la qualité du plaisir intellectuel qu’ils y apportent ou qu’ils y trouvent. Point de grand homme, de héros, ni de prince au regard de leur claire observation ; mais partout des « messieurs » et des « petites femmes du monde », qui de toute éternité ont manœuvré sur l’asphalte, depuis le temple de Calchas jusqu’au Café Riche, et du Café Riche jusqu’au temple de Calchas. Ainsi l’art s’emploie à resserrer sur le boulevard la chaîne des peuples… « Je suis étranger ; vous l’êtes aussi ; oserais-je, en qualité de compatriote ?… » à renouer la tradition de l’humanité continue, à faire paraître, avec la complicité guillerette de la musique, la genèse du baccarat qui remonte au joli jeu de l’oie, et la poésie archaïque du quadrille, dont les premiers accents ont réjoui le berceau des races par la symphonique ébauche de la Marche des Rois. Non, on ne saura jamais tout ce qu’il y a d’art transposé dans la Belle Hélène.

…« Hélène, dit le bon Homère, le couvre d’un voile brillant, et sort du palais en versant quelques larmes. Elle n’était point seule ; deux femmes la suivaient : Ethra, fille de Pitthée, et la belle Clymène. Bientôt elles arrivèrent aux portes Scées. Priam, Panthoüs, Tymétès, Lampus, Clytius, Hicétaon, rejetons du dieu Mars, le prudent Ucalégon, et le sage Anténor, tous anciens du peuple, étaient assis au-dessus des portes Scées. La vieillesse les éloignait des combats ; mais, pleins de sagesse, ils discouraient, semblables à des cigales, qui, sur la cime d’un arbre, font retentir la forêt de leurs voix mélodieuses ; ainsi les chefs des Troyens étaient assis au sommet de la tour. Quand ils virent approcher Hélène, ils dirent entre eux, à voix basse : « Ce n’est pas sans raison que les Troyens valeureux supportent pour une telle femme de si longues souffrances : elle ressemble tout à fait aux déesses immortelles ; mais, malgré sa beauté, qu’elle retourne sur les vaisseaux des Grecs, de peur qu’elle n’entraîne notre ruine et celle de nos enfants. »

Et Priam, élevant la voix, appelle Hélène près de lui : « Approche, ô ma chère enfant ; viens t’asseoir a mes côtés, afin que tu reconnaisses ton premier époux, tes amis et tes parents : ce n’est point toi, ce sont les dieux qui furent la cause de nos maux, et suscitèrent cette guerre, source de tant de larmes… »

Hélène lui répond en ces mots, Hélène, la plus belle des femmes : « Je suis honteuse et craintive devant vous, ô mon noble père. Plût aux dieux que j’eusse reçu la mort, le jour où je suivis votre fils, lorsque j’abandonnai le palais de mon époux, mes parents, ma fille chérie, et les aimables compagnes de ma jeunesse… »[3].


Ainsi parlait Hélène, et les vieillards de contempler avec tremblement l’idéale beauté, qu’ils n’ont pas le courage de maudire. Et le vieux Priam, dont les fils tombent dans la mêlée, trouve malgré l’amertume de son cœur, quelques paroles douces comme le miel pour cette femme radieuse et désolée. Et ç’a été, je pense, une époque unique dans l’épopée humaine que la naissance de cette peuplade grecque, si prodigieusement éprise d’art, que de l’idée du Beau elle fit sa pensée, sa morale, sa religion, sa vie. L’Iliade n’est pas uniquement une inestimable poème guerrier ; elle est l’âme même, l’âme artiste de l’Hellade, de cette Hellade lumineuse et chérie d’Apollon. Rien n’est vrai, bon, divin que le Beau sous ce ciel privilégié. C’est l’immatérielle attache qui relie l’Olympe à la terre. « Ne me reproche pas les dons aimables de Vénus, répond Paris à Hector ; il ne faut pas rejeter les nobles présents que nous accorde le ciel, puisque personne ne peut se les donner à son gré. » De l’antique choc de l’Orient et de l’Occident ce qui survit dans l’esprit grec, c’est l’admiration jalouse de l’Asie, lorsque pour la première fois fut révélée à ses regards étonnés l’excellence plastique de la beauté autochtone. Ce que les Achéens ne pardonnent point aux Dardaniens, c’est le vol de leur Idéal, la profanation de leur plus pure joie. Et n’est-ce pas bien le même peuple qui plus tard, aux jours solennels des Panathénées, s’acheminera en une religieuse théorie, vers le sanctuaire de Minerve, protectrice de la ville, immortalisée par le ciseau de Phidias ? La légende romaine se glorifie du brutal enlèvement des Sabines, qui est une lutte pour la race ; l’épopée homérique chante une rivalité sacrilège, et perpétue la mémoire d’Hélène, la plus belle des femmes, lâchement ravie.

Hélène n’est pas coupable ; elle est l’instrument de Vénus, qui, pour l’accomplissement des destinées, la pousse impitoyable aux bras du Phrygien. Elle est une âme mortifiée dans la gloire du corps. Elle est si peu la femme adultère, qu’au milieu de l’admiration attristée qu’elle soulève sur ses pas, aucun mot ne l’accuse, et que même les poètes postérieurs à Homère s’efforceront d’effacer de la mémoire des hommes jusqu’au souvenir même de la faute, du détestable ouvrage d’Aphrodite qui entretient avec volupté la vigueur féconde des peuples. Hélène se lamente, parce qu’elle se sent déchue, et sacrifiée à d’impénétrables desseins. Elle obéit avec la révolte sur les lèvres ; elle cède sans passion à un charme irrésistible, qui la réduit, sans la séduire.

« Implacable Vénus, pourquoi veux-tu m’entrainer encore ? Puisqu’aujourd’hui Ménélas, vainqueur de Pâris, veut ramener dans ses foyers une indigne épouse, pourquoi venir ici méditer de nouvelles perfidies ? Va t’asseoir auprès de tes Troyen, renonce aux sentiers des Immortels, et ne porte plus tes pas vers l’Olympe ; sans cesse inquiète pour lui, garde-le soigneusement, heureuse d’être son épouse, ou même son esclave. Pour moi, je n’irai point partager sa couche… »

Cependant la déesse au tendre sourire la glace de crainte ; Hélène se couvre d’un voile blanc, se dérobe aux yeux des Troyennes, et monte à la chambre de l’hyménée, où Paris l’attend, gracieux et lâche, sourd aux reproches, insensible aux paroles amères, plus embrasé de désir que jamais.

Pour cet esthétique génie de la race, la beauté n’est pas uniquement l’amour, elle est l’autorité. Elle sera la pensée de Platon, et la sagesse du stoïcien. Elle est le signe des rois. Dès Homère, elle occupe l’esprit de cet aimable peuple, qui ne se débrouillera jamais entièrement de sa passion pour la splendeur harmonieuse des lignes.

« Apprends-nous, dit à Hélène le vieux Priam, le nom de ce héros remarquable, de ce Grec si Tort et si majestueux ; d’autres peut-être le surpassent par la hauteur de la taille. Mais tant de beauté unie à tant de noblesse n’a jamais frappé nos regards. Sans doute ce héros est un roi. » — « … Ce prince est le fils d’Atrée, le puissant Agamemnon. »

Quand un héros surpasse les autres par la beauté et le courage, il est né d’une déesse. Une déesse seule peut avoir conçu Achille, fils de Thélis. Alors la fantaisie s’exalte. Achille est grand, fort, rapide à la course ; son âme courroucée se fond aux accents de la lyre, et se retrempe dans les amères délices de l’amitié vengeresse. Il serait un habitant de l’Olympe, s’il n’était mortel et vulnérable par quelque endroit. « Si Dieu a fait l’homme à son image, disait Voltaire, l’homme le lui a rendu. »

Et Dieu s’en est vengé. Car l’humaine beauté est périssable : les héros d’Homère le savent. Ils connaissent le jour et les circonstances de leur mort marquée par le Destin. Et c’est une des plus touchantes émotions de cette antique épopée, que l’exacte prescience du terme où doivent s’échouer beauté, puissance et gloire, qui à l’ombre de ce sentiment se voilent d’une vague tristesse. C’est la Fatalité, à qui rien n’échappe, qui précipite toutes les grandeurs : la rude consolation des humbles, qui remplira de terreur le théâtre d’Eschyle. Elle plane sur l’œuvre d’Homère ; elle met au cœur de ses héros une mélancolie résignée, dont ils se dégourdissent par l’action. Elle est l’inflexible loi des destinées incomprises et acceptées. Elle est une douceur qui humanise l’héroïque figure d’Achille, et la douloureuse rédemption d’Hélène aux bras blancs, la plus belle des femmes…

 Ah ! malheureuses que nous sommes,
 Beauté, fatal présent des cieux !
 Il faut lutter contre les hommes ;
 Il faut lutter contre les dieux…
Dis-moi, Vénus, quel plaisir trouves-tu
À faire ainsi cascader ma vertu ?…


Ainsi chante la belle Hélène de MM. Meilhac et Halévy, une petite mariée cascadeuse, qui a bien du montant. Elle est gentille, et elle n’en peut mais ; mariée, et il n’était que temps ; cocotte, parce qu’elle est la fille d’un oiseau : et tout cela par la fatalité. Et voilà justement la transposition. Je n’affirme pas que l’art consiste en ce que la belle Hélène « a mal tourné », comme il est dit en cette œuvre rare ; mais plutôt dans l’esprit qu’elle dépense à entraîner tout un cortège d’idées, de croyances, de mœurs et de fantaisies très poétiques dans son évolution très moderne.

Qu’est-ce encore que la belle Hélène de MM. Meilhac et Halévy ? Belle ? Que sais-je ? Le nez surtout, avez-vous vu le nez ? C’est la Fatalité. On dirait d’un bec friand et badin. Voulez-vous qu’avec un tel bec une femme préserve de sa vertu, pour peu que la Fatalité s’en mêle ? C’est tout le bec de Leœna, qui joue les grues sur le chariot de Thespis, aggravé de la frimousse de Parthénice, à qui un philosophe de l’Académie… nationale de musique a fait comprendre « que le Beau et le Bon, c’est la même chose. » La belle Hélène n’est donc pas la femme adultère. Elle est une petite créature pas sage du tout, mais qui ne peut pas faire autrement. C’est la Fatalité qui sonde les reins et met les sens en joie. C’est la faute à la Vénus d’hier, frivole, insouciante et heureuse de vivre vers la fin du second Empire. C’est la faute à la société, à la littérature, à la « Babylone moderne », qui ont fait de la femme une tête si chère, si folle, si capricieuse, si éventée, et si adorablement vide. C’est la faute aux maris, qui voyagent sur la foi d’un oracle ; aux irrésistibles bergers, qui sollicitent la curiosité des « femmes du monde » par une auréole de fête qui leur ceint le front, et la patte d’oie qu’ils ont aux tempes, par la gloire qu’ils traînent dans leur sillage d’avoir un jour prononcé sur les charmes secrets de trois déesses fameuses et court-vêtues. Ce sont toutes les superstitions du vieil Homère chiffonnées par des mains espiègles, pour la vogue des restaurants de nuit. C’est une Fatalité de roman réaliste et mondain, l’épopée des spirituelles défaillances, une Ἀνάγϰη, de Vie parisienne, qui glisse inéluctablement au Grand-Seize.

Transposition ingénieuse et artiste. Les auteurs ont répandu autour de leur belle Hélène une atmosphère d’hellénisme singulier, où elle se meut avec grâce. Le sacrifice, l’oracle, le tonnerre, les jeux publics sont une restitution archéologique d’un goût qu’on ne saurait trop louer. Le discours inaugural du grand Agamemnon, salué par les bravos d’Oreste et les premières mesures de la « Phocéenne », évoque en nous l’Isthme, Némée, Corinthe, Pindare, la Grèce assemblée, toute une mer multicolore de robes et d’hermine, tout un personnel de Sorbonne. Art discret et suggestif, s’il en fut. J’aime la lutte des calembours, la composition en bouts rimés et l’inédit de la charade « locomotive », quatre mille ans avant l’invention des chemins de fer.

Admirable matière à mettre en vers latins.

Et voici que je me souviens d’avoir lu sur le même sujet une copie couronnée au Concours général entre les lycées et les collèges de Paris et des départements. Bienfaisante coïncidence ! C’est une sensation que cela ! À peine regretté-je de ne point trouver là le rude exercice des « combles », qui était un sport à la mode vers la même époque, et qui, complété d’une autre gymnastique intellectuelle, très recommandée aux environs de 1865 : Cons-tantino-polis-toire-tistement-songère-mitage-ioscope-ération-teusement… eût agréablement parfait le « pentathie ». C’est évidemment une lacune. Il est vrai que les auteurs y suppléent par la partie d’oie. « Après le rude labeur du gouvernement de mes peuples, dit Agamemnon, il est doux de déposer la couronne et d’en tailler une avec de vieux amis… » Autour de la table verte, les exclamations des joueurs nous emplissent d’aise et d’étonnement : « Dix mines ! Cinquante louis ! » Quant à l’épidémie d’infidélité conjugale qui sévit à Leucade, elle fait la joie secrète du conseil municipal de Trouville. Et vous voyez le procédé qui est un perpétuel changement, une plaisante chute d’une gamme en l’autre, une mosaïque d’Homère et d’argot (Argos dans le texte), dont bien fin serait celui qui trouverait les soudures et les traces du travail, à tout coup dissimulé par un éclat de rire inextinguible. « Je vous défends de m’appeler oie. » — « Comment voulez-vous que je vous appelle ? Ne l’êtes-vous pas, roi de Phtiotide ? » Et la gaité convulsive se change en un chatouilleux frisson, dès qu’Offenbach entre en jeu.

Il y a mieux encore. Cet art si léger ne serait qu’une parodie équivoque, si les auteurs n’avaient pris le soin de la rendre inoffensive. À la poésie homérique ils ont mêlé quelques franches repues de verve, de gaie science, de tradition gauloise. Au culte dont les Grecs honorent la beauté virile se substitue en sous-œuvre la légende toute française du beau gars bête comme l’oie des oies, et celle toute rabelaisienne du singe aimé des femmes. Tel, Achille aux pieds légers, qui abat 100 à la tête-de-turc, tête-de-turc lui-même. Tel, le prédestiné ravisseur Pâris, un Michu d’épopée, doué d’un charme énigmatique et d’un oval douteux. Calchas encore est un bon moine paillard, raillard et « joueur comme les dés. » Pour le blond Ménélas, chéri de Mars, c’est le plus épique des cocus de fabliau. Mari, il nous éloigne un peu de l’Iliade ; mais, roi, comme il nous y ramène !

« Qu’est-ce que je désire, moi ? Que tout s’arrange. Qu’est-ce qu’il faut pour ça ? Que la reine fasse un petit voyage à Cythère et sacrifie cent génisses blanches ? Rien de mieux ! La reine fera ce voyage, et c’est mon peuple qui paiera les génisses blanches. » — « Vive Ménélas !» — « Oui, mes enfants, vous les paierez. »

Cette spirituelle et profane synthèse des arts et des civilisations est une vue précieuse, et la Belle Hélène un chef-d’œuvre exquis, — dont le plaisir inquiète.



III

MŒURS ET CARACTÈRES.

La Petite Marquise. — Froufou.

Cette double impression s’avive et s’affine dans les comédies de mœurs écrites en collaboration par MM. Meilhac et Halévy. Je n’écrirai pas qu’ils sont des petits-fils de Voltaire, n’ayant nul dessein de contrister M. Halévy. Mais il est véritable qu’un souffle de tolérance a effleuré leur œuvre commune. Je ne les rattacherai pas davantage à cette littérature galante, qui prit ses plus intimes ébats dans la seconde moitié du xviiie siècle, et dont Charles Monselet se pourléchait avec gourmandise : pourquoi suspecter M. Meilhac ? Mais il est manifeste qu’un démon, qui fait le bon apôtre, s’est insinué parmi les froufrous de leur théâtre, et que, dans les soudaines et décentes envolées du dialogue, il imprime aux plus blasés la petite secousse, qui est une friandise.

À la vérité, ils procèdent de Labiche, comme j’ai dit ; mais ils opèrent sur le domaine de M. Pailleron. Leur observation est plus aiguë que chez le premier, moins émue que chez le second. À mesure que le champ de la vision se restreint, après Émile Augier, Alexandre Dumas fils, Édouard Pailleron, on est insensiblement conduit à y mettre plus d’esprit. Et sous l’esprit plus délié se devine l’imperceptible détachement, qui n’est pas encore l’humeur morose, mais qui n’est déjà plus la belle humeur. C’est de l’humour, à la française. Le comique est plus acéré, moins sympathique aux hommes et aux choses. Il trahit une indulgence sagace et un peu indifférente aussi. Il semble que tout ce qui dépasse cette mesure soit un pédantisme. Aussi MM. Meilhac et Halévy ont-ils étudié le monde, les hommes du monde, la vie de Paris, les mœurs des quelques centaines d’« inerties distinguées », sur lesquelles le théâtre contemporain s’obstine à nous faire entendre que Paris et la France ont les yeux. Et avec une modestie, peut-être excessive, ils se sont cantonnés dans un coin de cette réduction de la société ; ils ont étudié un certain monde dans le monde, un monde mitoyen et limitrophe ; ils nous ont produit quelque chose comme l’image de l’existence moderne, telle qu’on la suppose imprimée dans le cerveau d’un clubman très boulevardier. Leur observation, leur philosophie, l’angle sous lequel ils voient la comédie humaine, tout cela, sent son homme d’esprit, un peu fatigué, qui contemple sans angoisse le défilé des ridicules élégants, insouciants et à la dernière mode, assis dans un fauteuil capitonné, contre la fenêtre de son Cercle.

De ce poste d’observation, soit qu’il dirige ses yeux sur le boulevard, ou qu’il se contente de prendre garde aux propos qui se tiennent autour de lui, cet homme d’esprit trouve également de quoi intéresser son dilettantisme curieux d’un tout petit nombre de choses toujours les mêmes. Ce Max, moins troubadour et plus sceptique que celui de M. Pailleron, ne prend de réel plaisir qu’aux lieux communs de la parlotte ou du club élégant. Sa philosophie est faite de tous les potins des salons et des boudoirs, des ateliers et des tribunaux, des théâtres et des alcôves, des théâtres qui ont un dégagement sur les alcôves, et des alcôves qui ont une ouverture sur les théâtres. Lardons scandaleux, séparations de corps, l’exposition select de Rouge et Noir, l’exhibition plus select de Noir et Rouge, les luministes dont le monde se moque, et les intentionnistes qui se moquent du monde, le succès de la Petite Poularde, les cocottes qui sont actrices, les actrices qui sont cocottes, et les petites mondaines qui s’improvisent actrices en attendant mieux, tout cela emplit et occupe sa pensée sans encombrement ; et il en parle, comme on en parle alentour, d’un certain ton dégagé, mesuré, presque gai, sans effusion. Et MM. Meilhac et Halévy voient le même monde de la même fenêtre, en écoutent l’entretien, assis dans le même fauteuil du même Cercle ; ils n’en perdent ni un geste ni un sous-entendu ; et, d’un esprit plus alerte et mordant ils rendent à ce public d’un parisianisme surperfin ce qu’il leur a prêté.

Point d’amertume en eux ni d’insistance dans la satire. Les types qui ont posé devant leur crayon, sont enlevés de profil, quelquefois de dos, rarement de trois quarts. Les portraits de face ne les tentent guère : il y a là trop de dessous à étudier, de nuances à ménager, de valeurs à pousser. Demandez-leur le croquis d’un avoué, l’esquisse d’un avocat, la silhouette d’un peintre : leurs cartons en sont remplis, et les études sont d’une verve pincée, originale. Il faut lire l’audience du iiie acte de la Boule, ou le iiie acte de la Cigale. C’est bouffonnerie, mais non pas de médiocre qualité. Cela est mordant, inoffensif et léger.

Les plus hautes conceptions de l’homme à la mode sont l’âme même de ce comique. Les malicieux auteurs ont dévoilé les mystères de Vénus et de Thalie, qui tiennent tant de place en cette existence dorée et factice. Le théâtre surtout, avec son personnel et son laboratoire, le théâtre d’Indiana et Charlemagne, ils en ont entr’ouvert les coulisses ; ils ont révélé les moins innocents secrets de la pièce vue à l’envers. La légendaire vanité de la gent comédienne, encouragée par l’incomparable snobisme de la fine fleur boulevardière, est égratignée par eux ; la vertu des étoiles chiffonnée, la niaiserie des satellites étalée sans ostentation. Ils ont créé un La Musardière d’un romantisme falot, et un mari de débutante arrivée, qui constituent une plaisante trahison du secret professionnel. Ils ont fait voir jusque dans Froufrou l’empiètement du théâtre dans les salons, et les immédiats effets du cabotinage séculier sur ces petites cervelles affolées de « chic ». Et, de toutes les frivolités mondaines cet art d’un lyrisme et d’un goût douteux étant la plus frivole et la plus envahissante, ils n’ont pas manqué d’en extraire une manière de morale peu dogmatique, qui passe la rampe et s’insinue joyeusement en ces têtes peu rebelles. La morale relative de l’opérette complète la sagesse dilettante du Cercle. Et tous ces caractères, en somme, procèdent assez directement, pour la psychologie et le dessin, des sententieux fantoches de la Vie parisienne.

  Mes bons amis, je vous présente
  Une gantière autrefois innocente.
Et qui pour moi renonce à vingt ans de vertu.
   — Turlututu !

N’allez pas croire au moins que l’observation en soit absente ; elle y est, au contraire, pénétrante, et philosophique, et d’une agréable insouciance. Turlututu ! Ce mot dit plus de choses qu’il n’est gros. Il est le symbole d’une demi-croyance ; il signifie qu’ainsi va le monde, et qu’il pourrait peut-être aller autrement, et que cela nous est égal d’ailleurs.

MM. Meilhac et Halévy, en gentils esprits qu’ils sont, n’insultent pas une femme qui tombe, mignonne brebis de Panurge ; ils se gardent de la frapper, même avec des fleurs. Ces entorses de la vertu ont si peu, mais si peu d’importance, que ce commun accident ne mérite plus une satire, et que le jeu, comme on dit, n’en vaut pas la chandelle.

« Les mœurs s’adoucissent de jour en jour. » Gardez-vous aussi d’en inférer qu’ils aient méconnu le problème de la femme moderne, si résolument posé par M. Alexandre Dumas fils. Ils l’ont indiqué — par métaphore. « Vous vous dites : oh ! ces femmes du monde, coquettes, dépensières, toquées… tout cela est vrai ; mais à qui la faute ? À la société moderne qui ne laisse aux femmes qu’une place insuffisante » — « Oh ! quant à cela… » observe le baron de Gondremark en se reculant, à moitié submergé par le flot des jupes qui déferlent. « Voyez-vous, dira plus tard Froufrou, vous m’avez toujours placée beaucoup plus haut qu’il ne fallait. » D’où MM. Meilhac et Halévy concluent, en souriant, que tout cela n’est pas sérieux, ou mieux, d’où ils ne concluent pas que l’amour est une bêtise, s’il n’est une commodité décente et plaisante, mais le laissent entendre. D’où ils tirent de jolies scènes, dans lesquelles les conventions du vocabulaire galant se rajeunissent d’argot ; d’où ils empruntent des types lestement pris en leur mesure, d’une ironie pratique, piquée comme un colifichet à la mode à tout bout de phrase, et d’une sensibilité très émoussée par l’esprit, et presque véritablement nulle. C’est, encore un coup, le charme subtil de ces comédies et de ces caractères, qui se complique ou se gâte d’une certaine impuissance à exprimer le sentiment vrai.

La Petite Marquise est peut-être le chef-d’œuvre des comédies de mœurs de MM. Meilhac et Halévy. Là toutes leurs qualités de verve, d’esprit, d’imprévu, d’observation acérée, de pensée indulgente et de morale pratique, se sont précieusement confondues. Le sujet même est le fond de leur opinion douce aux aimables ennuyées, qui signent leurs pattes de mouche d’une innocente formule : « Ta petite femme du monde qui t’aime bien. » L’ouvrage encore est aristocratique par un nouveau ridicule du mari, qui n’est ni gourmand, ni jaloux, ni congestionné, ni soupçonneux, mais érudit[4]. Cet homme se distrait des félicités du mariage par contenter son goût pour les études romanes. Et ce travers inélégant est fait pour étonner et réjouir nos sporstmen. Que dire de Boisgommeux ? Qu’il a des bois et qu’il est gommeux, et que ses compagnons de baccarat le reconnaissent, et que c’est bien lui, et que c’est bien eux. C’est elle aussi, oh ! que c’est elle, la petite marquise, avec son horreur du mariage inspirée par le timbre de voix du mari ! Sujet, situations, personnages, tout y est d’une modernité très spéciale.

Le nœud même de l’intrigue, l’introduction de la concubine dans le domicile conjugal, et le jeu de l’amour et du hasard qui remplace la « professionnelle » par la soubrette, et je ne sais quel platonisme qui se répand sur ces scènes inédites, sont d’un Marivaux du second Empire. Les déclarations, le dépit, la brouille, la réconciliation, tout en est succulent. « Extase, longue, longue extase !… My little marchioness ! » Le « nouveau point de vue », le « sage législateur » ; les habituelles misères des amours furtives, les trois numéros des trois fiacres, le marmiton sur le palier sont d’une fantaisie démonstrative. La diplomatie galante des salons, « un petit coup d’œil, un éclat de rire à propos de rien, quelques mots insignifiants derrière l’éventail, et puis, quand vous me quittiez, un regard bien d’aplomb… J’en appelle à tous ceux qui ont l’habitude des femmes du monde… est-ce que cela ne veut pas dire : vous pouvez marcher ?… » le dénoûment même si adroitement aiguillé par une manœuvre inattendue, ce mari qui par un retour de crédulité pousse sa femme au bras de l’amant qu’il invite à dîner, et le soupir final : « troubadour ! » qui n’est pas indigne du suprême : « hélas ! » de Bérénice : autant de traits heureux d’une observation menuisée et tout de même directe.

Voilà donc un délicat chef-d’œuvre, dont l’infini détail nous remplit d’aise, — dont les ingénieuses surprises nous chatouillent, et dont l’esprit n’est bientôt qu’agacerie. Pas un mot de sensibilité naïve ; rien de vrai, d’uniment vrai. Cela est agile, minutieux, gracieux et crispant. La femme, le mari et l’amant n’ont pas pour un liard de simplicité. L’ironie les démange ; ils ont des transports mutins et gamins ; ils ne font pas leurs phrases, et ils s’écoutent parler ; au moment de s’attendrir, bon, voici qu’ils tirent la langue…

« Et vous, femmes, qui seriez tentées de m’imiter, femmes, qui avez, ainsi que moi, rêvé l’amour venant vous consoler des déboires du mariage !… Que n’êtes-vous là, mes sœurs !… Je ne vous donnerais pas de conseils, je ne vous ferait pas de tirade, je vous dirais simplement : écoutez, regardez, et souvenez-vous, mes sœurs, souvenez-vous ! »

Je regarde, et je vois le geste espiègle de l’actrice, l’ahurissement de Boisgommeux, et je me souviens qu’en effet tout cela n’est pas sérieux, que tout cela n’a pas d’importance, que j’étais une bonne bête de me laisser aller à mon émotion que je refoule piteusement, dans l’attente d’une occasion meilleure. J’éprouve, mêlée à un plaisir très vif, une vague angoisse que ces hommes d’esprit, ces hommes du monde, ces observateurs qui clignent des yeux et ces amoureux qui à tout moment ricanent, ne se gaussent de quelqu’un, qui pourrait bien être le naïf et pas du tout aristocrate spectateur que je suis. Cette verve et ces voix blanches me gênent. Ces traits d’ironie sournoise et de fausse naïveté entrent en moi comme autant de pointes sèches. Cette grimace du sentiment me pique et m’énerve. Je suis à présent comme « une pelotte d’épingles, qui aurait conscience de son état », une pelotte à qui le destin aurait accordé la faculté d’être agacée.

Cette ironie continue est un défaut rare, savoureux, distingué, mais c’est un défaut, qui me gâte les meilleurs ouvrages de MM. Meilhac et Halévy. Encore une fois, il y a du clubman là-dessous, et un peu du « m’as-tu vu ? » Le théâtre, dont ils ont dévoilé les ridicules, s’est vengé sur leur talent. La source de sensibilité s’en est desséchée et tarie. Quand ils y veulent puiser, en vain ils frappent le rocher de leur magique baguette. Ils en sont réduits aux procédés factices, aux humiliations du mélodrame, du vulgaire mélodrame, eux, les observateurs délicats, les attiques ; on voit alors MM. Meilhac et Halévy « rivaliser » M. Sardou, selon le mot de la Cigale.

Les trois premiers actes de Froufrou sont proprement un délice. En aucune autre pièce ils n’ont tissé une trame plus légère et solide ; nulle part ailleurs ils n’ont attrapé un sujet qui convint davantage à l’agilité ténue de leur talent. C’est la Petite Marquise, avec moins de convention parisienne, de concession à la légende de la vie de Paris, qu’ils n’ont d’ailleurs pas peu contribué à former. Il y a là beaucoup plus de ce qu’on voit ou entrevoit dans la pénombre de certains salons mondains, où une discrète senteur d’encens monte, à la gloire — et à la tête de la femme-joujou, de la femme-froufrou. Une atmosphère de gâterie, de fleurette, de caprice et d’insouciance enveloppe ce château des Charmerettes, ainsi appelé d’un coquet diminutif qui lui sied. Brigard, le père, — non, certes, le père Brigard — ce La Musardière adouci,… qui, malgré ses cheveux teints et ses fredaines de vert-galant,… est tout de même père à sa façon, par à peu près,… comme il est amant, ou à peu près ; qui adore la plus fringante de ses filles et se prosterne devant l’autre… et qui peut-être préfère celle qu’il adore… parce qu’elle est plus femme… plus telle enfin qu’il les préfère et les adore toutes ; père malgré tout, plein de bonne volonté fortifiée de morale, par à-coup, de morale fragmentaire, intermittente, ébauchée, je ne dis pas débauchée… est un papa bien moderne et combien peu patriarche, surtout avec une toque féminine à la main ! Quelle silhouette encore que ce Valréas, irrésistible, léger, heureux de vivre et de faire le geste de l’amour ! Quelle désinvolture il déploie dans ses déclarations à pirouettes, moitié salon, moitié boudoir ! « Enfin, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement… Mais je suis désolé… maintenant, j’en suis sûr, il ne me reste plus aucune chance de vous convaincre de mon… de ma… non, n’est-ce pas ? » Il a de la race. Allons, saute, marquis ! — Et jusqu’à cette frivole baronne de Cambri, qui émoustille tous ces papillons, et préserve ses ailes de la flambée. Et jusqu’à cette opposition toute classique de la bonne sœur Louise, cette raison même, une Eliante plus bourgeoise et vaillante. C’est en toute cette pièce une illusion de vie aisée, qui moutonne, rayonne, fredonne autour de la surfine petite personne, dont le surnom fait à peine un bruit.

Ici, l’analyse est sémillante, et l’écriture frôleuse, comme un flirt. Le réalisme même perce par éclaircies, et avec quelle réserve ! Les scènes intimes sont tempérées et vraies, en sourdine : l’ambassade refusée, Froufrou sans Paris, et l’absolue incapacité de cette voltigeante cervelle, quand il s’agit de se fixer, de donner dans le sérieux de quelque chose, de se prendre à une idée, qui ne soit ni chiffon, ni fête, ni caprice, ni froufrou. Tout est froufrou en elle, jusqu’à ses velléités maternelles. Et froufrou de même, c’est-à-dire indiquées plutôt que déduites, l’appréhension de la faute, la révolte de l’honneur, le désir de vie sérieuse, l’élan vers le rôle de femme, de mère, d’épouse ; froufrou enfin l’intime et voilée gradation de ses vains efforts, de sa jalousie, de sa colère, qui aboutit au coup de tête irréparable d’un enfant gâté. — Froufrou ?…

Est-ce bien Froufrou que nous retrouvons à Venise ? Pourquoi là et non plus à Paris, ou aux Charmerettes ? — À cause de l’amour qu’elle a ressenti pour ce petit Valréas ? Froufrou si amoureuse que cela ? Coup de tête, amour de tête. Mais cette folle mésange en proie à ces calamités de la passion ! — La jalousie ? Vous m’étonnez. Froufrou n’est pas jalouse, ayant toujours été trop aimée ; et s’il arrive qu’un sentiment de cette violence éclate dans son cœur, elle ne cède point la place, elle la garde avec la pleine conscience de sa toute-puissante frivolité. Et donc, cette délicieuse personne, qui a nom Froufrou, est tristement installée à Venise, dans un grand palais romantique, criblée de dettes, en compagnie de ce Valréas, un chérubin que sa maman réclame, un mouton frisé que le mari va sacrifier à son honneur. (Celui-là aussi, on nous l’a changé d’un acte à l’autre.) Mais ce n’est pas sa faute, à elle, non plus qu’à la belle Hélène ; ce n’est pas sa faute, à lui, non plus qu’au berger Pâris ; tout cela est fâcheux, oh ! que cela est fâcheux ! Est-ce qu’en vérité d’aussi fâcheux effets peuvent naître de ces espiègles bagatelles du sentiment ?

Je vois poindre et s’enfler le mélodrame, et j’en ai du dépit, contre ce Sartorys d’abord, de qui vient tout le mal, et contre des auteurs spirituels qui, après avoir montré tant de mesure dans l’observation, sont condamnés par leur esprit même à n’en garder aucune dans l’émotion. L’un fait tort à l’autre. Ce Sartorys, qui relie en sa main les fils de l’intérêt dramatique, est un mari de Labiche, avec ses airs tragiques et d’un rodomont. S’il a l’étoffe d’un ambassadeur, je consens qu’on l’envoie à Rome, où ses éclats de voix seront au diapason du concert européen. Pourquoi faut-il qu’on ait confié à ce cuistre déguisé en diplomate les destinées d’une œuvre charmante ? Il a l’émotion collégienne et prudhommesque. Cet homme grave s’éprend, comme un novice, d’une exquise créature qui est aux antipodes de la gravité. Il l’aime comme un fou, et consent à régler sa volonté sur les désirs de celle qu’il aime ; il est guindé dans ses tendresses et gauche, et aussi peu clairvoyant qu’il est possible à un diplomate de carrière ; on dirait qu’il se modèle sur la maxime connue : « Il ne suffit pas d’être un sot, il faut avoir de la tenue. » Il en a ; et si sa femme s’avise un jour d’être la maîtresse de sa maison, il s’entête à ne point satisfaire ce suprême caprice. À cet homme grave la compagnie de deux femmes est nécessaire, l’une qui est toute jeunesse, toute grâce, toute plaisir, l’autre toute raison, toute ordre, toute sagesse. C’est un ministre qu’il faut accréditer auprès du sérail. Il tient la comptabilité de son privé en partie double, comme M. Perrichon le carnet de ses voyages : côté des impressions, côté de la dépense. Il moralise, il est près de déclamer, par ma foi. Il joue alternativement de la syncope et du fleuret ; en garde ou à genoux, telle est sa devise. Il précipite les plus gros effets du mélodrame sans sourciller. C’est encore l’éperdue Froufrou qui a le mot judicieux en cette affaire.

« Deux hommes s’entre-tuer à cause de moi, Froufrou ?… Est-ce que cela est possible ?… Songes donc !… Froufrou, des fêtes, des chiffons, toute ma vie était là… C’est pour cela que j’étais faite, pour cela seulement… Qui donc m’a jetée au milieu de ces choses si terriblement sérieuses et qui m’épouvantent ?

Qui donc ? Mais ce Sartorys, pauvre chérie, Sartorys, l’implacable instrument de deux auteurs inhabiles à s’attendrir, et à sentir vraiment. Ces choses si terriblement sérieuses sont la rançon d’opérettes triomphantes et de comédies ironiques. La pièce s’assombrit et se machine aux dépens de la grâce et du goût. De MM. Meilhac et Halévy on attendait quelque délicatesse. Froufrou se flétrit et se meurt ; la Croix de ma mère, le Petit Georges qui veut sa maman, la Dame aux Camélias, Mimi Pinson, la tirade du cercueil et de la robe de bal se suivent et se complètent irrémédiablement. Brigard en a oublié de teindre ses cheveux ; tant d’infortune et de banalité le défrise. Du refrain d’Indiana et Charlemagne il retombe ahuri dans le trémolo de M. Sardou. Ainsi finit une délicate étude de psychologie parisienne en trois actes, par un drame de cape et d’épée aggravé d’une maladie de poitrine. Au moins la moralité du dénoûment est-elle sans reproche ; elle prévient les plus honnêtes scrupules de la censure. « N’exigeait-on pas, écrivit un jour Émile Augier, que, dans les Lionnes pauvres, Séraphine, entre le quatrième et le cinquième acte, fût victime de la petite vérole, châtiment naturel de sa perversité ? » Froufrou étant moins coupable, MM. Meilhac et Halévy se sont contentés de la phtisie ; dans Fanny Lear, il avait tâté de la folie : dures contraintes pour des hommes d’esprit. Pauvre Froufrou !…

IV

LE DILETTANTISME AU THÉÂTRE.


Elle a bien de l’esprit, la raison sociale Meilhac et Halévy. Tous les excès se payent, même celui-là. Et je pense que voilà de la morale. Un Aristarque, plus passionné pour le théâtre et plus soucieux des destinées qui l’attendent que curieux d’opinions distinguées et de scepticisme croustillant, aurait le courage de dire, après s’être arraché à la spirituelle griserie du chef-d’œuvre qui a nom la Belle Hélène :

« Ô Thalie, n’est-il pas vrai que ces deux Parisiens, les plus Parisiens de Paris, t’ont compromise ? Leur plus beau succès fut presque un sacrilège. Un souffle d’irrévérencieuse opérette a traversé tous leurs ouvrages L’ironie en a figé le sentiment. Ils ont apporté sur le chariot de Thespis un dilettantisme qui fane et dessèche la petite fleur d’illusion. Rien n’a échappé à leur espièglerie caustique, pas même la technique du théâtre, dont tu leur avais prodigué tous les dons dans un sourire. De ces dons ils se sont amusés, confiants en ce sourire. Ils ont raillé le métier et plaisanté les plus élémentaires procédés. Combien de fois ne se sont-ils pas arrêtés, au détour de la scène commencée, pour se jouer des nécessités de la composition dramatique, et faire la nique aux traditions dont ils s’emparent ! Le mariage, la crise, les narrations, les tableaux, rien n’évite les traits de leur malice. À tout coup ils éclatent de rire, à la barbe du spectateur étonné. « Ah ! ces choses-là sont très jolies au théâtre… Tous les soirs au théâtre, un jeune homme épouse une jeune fille, que jamais il n’aurait dû épouser. » Ou encore : « Voulez-vous savoir où il y a une lutte ? C’est là (montrant son cœur) qu’il y a une lutte ? » Le récit de Théramène passe un mauvais quart d’heure. « Ah ! vous avez quelque chose à nous raconter… Ça se trouve bien, car nous avions mis au programme une scène intime… », et l’on vous le coupe de répliques inattendues. « Ran, plan, plan, plan, plan ! » Au regard des tableaux dramatiques, ô Diderot, ô M. Sardou, ils sont sans pitié dans la Cigale. « Qu’est-ce que c’est, banquistes ? Faites-moi un groupe : Hercule hésitant entre la vertu et la volupté… À la bonne heure, n’est-ce pas que c’est beau ? » Et le dernier mot de leur dilettantisme est encore l’agrément qu’ils prennent à se moquer de leur propre esprit. « Ah ! c’est joli cela, c’est très joli ! » dit un personnage du Petit Hôtel. À quoi l’autre repart : « Je ne dis pas qu’en s’appliquant on ne pourrait pas trouver mieux. Mais enfin, pour la conversation courante… il me semble… »

« …Oui, tout cela est très joli, ô Thalie de la Belle Hélène ; mais le théâtre est un jeu de croyants, j’allais dire d’enfants, et non pas de dilettantes. Cette subtile ironie trouble et déconcerte la foi sensible que nous apportons au grand Guignol. Tout ce qui la heurte ou la dédaigne risque dépasser avec la mode.

« Le moindre défaut de ce dilettantisme est d’être compris d’un public très restreint, que les badauds suivent, ou ne suivent pas. Le moindre danger est de détourner la comédie de son large courant, à force de limiter le champ d’où l’observation est prise. C’est méconnaître le mouvement des mœurs contemporaines, que de se fixer dans un coin de Paris, du Paris élégant et inerte, comme en une tour d’ivoire. Et j’ajoute que l’acuité de l’observation n’écarte pas toujours la crainte qui entre en l’esprit du public, que ces élégantes inepties ne soient que convention, artifice et légende. Et comme il n’est pas à la portée d’un chacun d’en contrôler l’exactitude, c’est l’esprit qui plait, plutôt que la vérité. Et cela même n’est pas un bon signe.

« Ce dilettantisme, ô Thalie, a de pires effets. Entre les auteurs de la Vie parisienne et celui de la Parisienne, il n’y a pas un abime. Ils sont gais ; il est amer : mais amertume et gaité sont pareillement armées d’une ironie indifférente, qui le plus souvent n’est ni comique, ni satirique, mais esprit d’auteur. On y sent une pleine conscience d’avoir plus d’esprit que le commun des hommes, qui n’est jamais inoffensive, surtout au théâtre. Elle paralyse le cœur de qui écoute ; elle peut dessécher aussi le génie de l’écrivain. La verve dilettante de MM. Meilhac et Halévy est peut-être comptable, à quelque degré, de l’humeur morose de M. Henry Becque. Et ce serait, à mon sens, une influence d’autant plus fâcheuse, que celui dont je parle était un observateur-né, d’un autre puissance et envergure, si seulement il avait moins méprisé et le métier et l’imagination et la vie même, et tout ce que ceux-là ont agréablement blagué.

« Ô Thalie, il faut tout dire, puisque nous sommes embarqués. Il n’est pas question de reprocher à MM. Meilhac et Halévy les malencontreuses facéties de la Grande Duchesse. À plaisanter de tout, il est naturel qu’on risque d’égarer ses plaisanteries. Leur collaboration a débuté au milieu d’une époque joyeuse et insouciante ; et ils en ont emprunté cette indulgence supérieure, que les bons rigoristes de Port-Royal n’auraient pas manqué de flétrir comme « empoisonneuse publique ». Et il est vrai qu’entre leur philosophie et celle de M. Alexandre Dumas il y a quelque nuance : personne ne les taxera d’évangélisme. Mais je ne suis pas certain que du grief contraire ils soient tout à fait absous. M. Halévy a fait pénitence. M. Meilhac n’imprime plus ses œuvres. Peut-être, ô Thalie, ont-ils tous deux songé, sur le tard, à la profession de foi bourgeoise de leur loyal devancier :

« Vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui vous dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens ni bons citoyens[5]. »

L’Aristarque pédant, qui parlerait ainsi, ne manquerait ni de clairvoyance ni d’une certaine intrépide naïveté d’opinion. Et bientôt il entendrait chanter à son oreille l’ironie de ce refrain :

  À Leucade, l’empêcheur !
  À Leucade, le géneur !



  1. La Boule.
  2. Jules Lemaître, Impressions de théâtre, I, page 220. (Lecène, Oudin et Cie.)
  3. Iliade, ch. iii.
  4. Cf. Le Monde où l’on s’ennuie ; —L’Âge ingrat d’Édouard Pailleron.
  5. Émile Augier. La Contagion, i, 3.