Le Théâtre d’hier/Victorien Sardou

VICTORIEN SARDOU


I

L’INCARNATION DU THÉÂTRE.


« Ce jeune homme est l’incarnation du théâtre. » Depuis que l’auteur des Faux Bonshommes laissa tomber de ses lèvres cet aphorisme, M. Victorien Sardou est victime d’un malentendu. La critique s’est emparée du mot. Elle a élevé M. Sardou au rang des maîtres du théâtre contemporain, pour le cribler ensuite de ses insinuations et l’accabler de ses réserves. Elle ne cesse de lui reprocher ses débuts, sa longue carrière, toute son œuvre, ses châteaux, ses succès, ses échecs, et son Odette qui rappelle la Fiammina, et jusqu’à son profil qui ressemble à celui du Premier Consul. Que ne lui reproche-t-on point ? C’est à croire que la Fatalité antique pèse sur lui, et que véritablement les dieux, les terribles dieux sont jaloux des mortels trop heureux. La Némésis le poursuit sans modestie. Une jeune école s’est formée, qui a fondé un théâtre, qui a recruté un public, pour protester par des chefs-d’œuvre de quinzaine contre la littérature de M. Sardou, dont ils disent couramment ce qu’un autre a écrit de son maître Scribe : « Il aurait pu être de la famille des observateurs ; en ambitionnant moins la richesse et en respectant plus l’art, il aurait pu être un grand homme. Il ne l’a pas voulu ; que sa volonté soit faite[1] ! »

M. Sardou est victime d’un malentendu. À force d’en exiger ce qui lui manque, on finit par détester ou méconnaître ce qu’il possède. Pendant que le bon Labiche s’empare de la Comédie-Française, où il ne faut pas désespérer de voir introniser quelque jour la Cagnotte, l’agile dextérité des Pattes de mouche est honnie, et l’éclat de rire de Divorçons n’adoucit plus nos cœurs ingrats. Le Juif Polonais emplit notre première scène de sa féerique médiocrité, pendant que Patrie est exilée sur les hauteurs de Belleville ou de Montmartre. Le vaudeville, où M. Sardou triomphe, et le mélodrame, où il excelle, ne le protègent plus guère contre de rigoureuses préventions. Et pourtant, son talent ne fuit pas la lumière. Sa fécondité même et cette faculté d’adaptation aux diverses spécialités des théâtres jadis rentes par ses ouvrages, suffiraient, avec un peu de bonne volonté, à dissiper une équivoque fâcheuse, qui se perpétue.

Un homme s’est rencontré, qui doit sa première réputation à un subtil imbroglio, son plus vif succès à un vaudeville fantaisiste, son plus durable à un gros drame puissamment machiné ; qui a poussé sa pointe dans tous les genres, éventé toutes les modes, servi au public le plat du jour au plus favorable moment, depuis les petites drôleries à travestis (les Premières Armes de Figaro, Piccolino) jusqu’à la féerie, délice des petits enfants (Don Quichotte, le Crocodile), en passant par la bouffonnerie (les Pommes du Voisin) pour aboutir au spectacle archéologique (Théodora) ; qui, la même année, écrivit le Roi Carotte et Rabagas. Daniel Rochat et Marquise ; qui s’est deux fois laissé tenter par la pièce à thèse (Odette, Georgette) ; qui, placé malgré lui entre deux maîtres de la littérature dramatique, s’est efforcé à créer quelque chose qui est bien à lui, — pas tout à fait drame et non pas absolument comédie, plutôt comédie et drame ensemble, le plus souvent même vaudeville et mélodrame, ou mieux une variété hybride de l’un et de l’autre, — à quoi il a donné le nom expressif et synthétique de pièce : (Nos Intimes ; les Ganaches ; les Vieux Garçons ; la Famille Benoiton ; Nos bons Villageois, etc…) — et cet homme encore a pu composer des fantasmagories comme les Diables Noirs, un drame judiciaire, Ferréol, un drame russe, un drame américain, et, pour mettre un terme à cette évolution, que dis-je ? à ce tour du monde dramatique, incarner son talent toujours jeune, toujours fécond, dans la plus pathétique et la plus nomade des artistes contemporaines ; — et enfin ce même homme, aidé de cette incomparable interprète, a lancé son œuvre par delà les mers, naturalisé son nom dans toutes les langues, en Russie où il est très doux à entendre, en Allemagne où il se prononce un peu rudement, en Amérique où il prend des inflexions glorieuses, où il fait prime, où il résume et consacre tout le théâtre français ; — et la critique, et les lettrés, et la jeune école s’en étonnent ou s’en chagrinent, au lieu d’en être éclairés définitivement.

M. Sardou possède l’imagination, la divine imagination, capable de donner à des millions d’hommes le plaisir des yeux et des oreilles… On lui voudrait autre chose. On ne veut pas s’aviser, une fois, de réfléchir que tant d’œuvres, et si diverses, filles de la fantaisie, nées pour la joie ou l’émotion d’une heure, ne sauraient être en même temps inspirées de la vérité profonde et de l’austère observation. Cela est au-dessus de la condition humaine. La lumière ne lui pouvait apparaître de tous côtés à la fois. M. Sardou n’a pas eu le choix d’être, ou non, un observateur ; il ne l’est point. Il n’a pas répudié ce don, ne l’ayant jamais eu. Il imagine, il reconstitue, il combine avec bien de l’adresse. Cette imagination est presque un phénomène. Elle revêt toutes les apparences de la psychologie, de la vie ; elle attrape l’esprit sans peine ; elle met le feu à la verve ; elle brandit le spectre de la douleur ; ni le rire ni les larmes ne lui résistent ; elle va d’instinct aux situations amusantes ou pathétiques ; pour les ressources du métier et les machines de la scène, elle a joliment menuisé tout cela, c’est le fin du fin. Et c’est tout de même un plaisant spectacle que l’industrieux manège de cette faculté intrigante et suppléante, qui tire tout à soi, si souple et ingénieuse, qu’elle a pu donner l’illusion de l’art, et aussi de cette autre chose, qu’on lui demande en vain, et qui est l’âme même des artistes.


II

LE RÉALISME ET « L’ÉQUATION PHILOSOPHIQUE ».


Un auteur dramatique, né Français, qui pense et qui voit, a une opinion personnelle sur le sentiment dramatique et français par excellence. C’est l’amour que je veux dire. Quand il a contemplé son époque, il a percé à jour les démarches de la passion, aux prises avec les travers ou les vices de la société contemporaine. Ceci éclaire cela. Et de cette lutte, ou de ces contrariétés, ou de ces accommodements il lire une morale, qui est la philosophie même de ses ouvrages et le levain de la pâte humaine qu’il pétrit. Sur ce point, tous les dramaturges sont réalistes ; et tant vaut le réalisme, tant vaut l’observateur : l’un est la mesure de l’autre.

M. Sardou écrit pour le théâtre depuis tantôt quarante années. L’amour est à toutes les pages de son œuvre, étant l’essentielle matière du genre de littérature qu’il a préféré. Les opinions varient sur les temps que l’auteur a traversés, le second Empire et la troisième République ; mais il n’est pas un moraliste qui ose les taxer de banalité, ou qui n’y ait découvert des modifications importantes de l’art d’aimer. L’idée de progrès, la Révolution, le positivisme, le matérialisme, la question d’argent ont exercé des influences immédiates et diverses sur la passion, le mariage, le libertinage ; et profonds en ont été les retentissements dans la vie moderne, où notre société continue à évoluer.

L’amour étant éternel, M. Sardou fit apparemment cette réflexion que le plus sage était de n’y rien changer. Il n’y touche qu’avec infiniment de scrupules ; il n’y regarde pas de trop près, avec mille précautions. Il n’est ni indiscret ni même curieux sur ce point. Il tient la passion pour un sentiment primordial, qui éclate au hasard, et dont on meurt généralement, à moins de se marier et d’avoir quelques enfants. Tout ce qui n’est pas cela n’est qu’ennui, qui trouble à peine la tranquillité du cœur, — mais qui accélère le mouvement de la scène. C’est encore une fièvre de quelques heures, qui inquiète, sans l’altérer, l’honnête sérénité des femmes et fripe légèrement la « sainte mousseline » de leur âme. « Triste folle que tu es ! Tu étais heureuse, tranquille, adorée !… Il te fallait donc des terreurs et des remords !… Eh bien ! en voilà !… Mon Dieu, mon Dieu, que j’ai peur !… Il y a bien dans les Ganaches une petite fille qui en fait une maladie : mais ces petites filles sont si fragiles ! Et celle-ci est si vite remise qu’elle sera épousée demain. — Et voilà un dénomment. Parfois le ton s’élève, la passion bouillonne ; Clotilde se venge odieusement d’avoir été abandonnée par celui qu’elle aimait, et jette l’ingrat aux bras d’une fille perdue[2]. Mais ceci, c’est la haine, — d’où M. Sardou s’entend à extraire de belles scènes de mélodrame. Au fond, l’amour est un je ne sais quoi d’aventureux et aveugle, qui va et qui vient, dont on n’est jamais sûr et pas même très conscient. Mme Caussade[3], après avoir usé les ennuis de la villégiature en un flirt assez vif, et cherché quelques distractions dans le rôle presque maternel d’une sœur de charité compatissante et tendre, entrevoit l’état de son cœur, juste à temps pour faire sa retraite, — et s’orienter vers le cinquième acte.

« Depuis ce matin, j’ai la fièvre, je ne vis plus… Mais ce que je sens bien, c’est que ce n’est pas là le bonheur… Après tout, il est encore temps ! Je n’ai fait qu’un pas, un seul, et je peux bien reculer, si je veux… Ah ! je ne sais ce que c’était, de l’amour, de la haine, peut-être tous les deux… »

Quand elle aura définitivement opté entre ces deux sentiments, le sort de la pièce sera décidé : comédie ou drame ? La fantaisie de l’auteur prononcera.

À pousser un peu plus avant l’analyse, on découvrirait enfin que l’amour n’est qu’une demi-conscience, flottante et vague, de la séduction qu’exerce sur un jeune homme la femme de la maison. Laquelle ? That is the question. Le cœur humain est fertile en surprises très commodes pour tenir l’intérét dramatique en suspens. Prosper poursuit Clarisse de ses assiduités ; il aura bien de l’étonnement, lorsqu’il s’apercevra que son âme aspirait sournoisement à un autre objet. Le fils de M. Morisson a depuis des mois dressé ses machines pour investir le cœur de la baronne ; il le croit ainsi et nous pareillement ; mais il faut en finir, et s’aviser, vers le détour du troisième acte, qu’il en veut en réalité à la main de Geneviève, et qu’il n’aimait l’autre que par ricochet[4] : tant il est vrai que l’amour est une passion ondoyante et complexe, dont le moi moderne se débrouille malaisément, et qui donne au psychologue de la tablature. En revanche, l’imagination du dramaturge y trouve des ressources inattendues ; et la casuistique du quiproquo théâtral s’en réjouit. L’aimé-je ? Ou ne l’aimé-ce pas ? Est-ce Pauline ? Certes, car je la désire. Sera-ce Geneviève ? Assurément, puisque je l’épouse. Voire, ne serait-ce pas plutôt de l’amitié ? On ne réfléchit pas assez combien l’amitié est un prétexte favorable à l’amour extralégal, ni quelles délicieuses scènes filées enfante cette insidieuse équivoque. Ce distinguo est un enseignement[5]. En sorte que d’une psychologie sans prétention découle une morale qui ne s*élève pas sensiblement au-dessus du lieu commun.

« Quelle morale ? Il y en a trente-six », dit M. Benoiton. H oublie la trente-septième, qui est la morale de M. Sardou. Morale en action, s’il en fut, tour à tour souriante ou baignée de larmes, et qui est une moyenne d’opinions moyennes, à peine rétrogrades. Elle est claire, et d’un dogmatisme tempéré. Elle est à mille lieues du pédantisme, de la métaphysique, ou de l’apostolat. La loi morale, dont la conscience nous emplit l’âme autant que le spectacle du ciel infini au-dessus de nos têtes, repose sur un impératif catégorique, d’une simplicité lumineuse. « N’écrivez jamais ! » N’écrivez jamais de pattes de mouche ; les mots s’envolent, les écrits circulent. Et de ce précepte fondamental se déduit le reste de la doctrine. — Prenez garde à la papillonne ou engrenante. — Fuyez les passionnettes. — Défiez-vous des amis, dont l’écho n’a point dit le nom. — L’argent ne fait pas le bonheur. — Le luxe est un abîme d’immoralité. — Le progrès, une fatalité. — La haine, une longue folie, très dramatique. — Jeune tu te marieras, ou rival de ton fils au dernier acte te verras. — Au dénoûment, les bons se marient, et les méchants punis restent célibataires. — Quant aux immortels principes de 89… — Au fait, pourquoi M. Sardou leur tient-il rigueur ? Cette contradiction m’obsède. Il me semblait qu’entre les mains de certains démagogues, ils étaient devenus comme les imprescriptibles axiomes de toutes les égalités, de la moyenne universelle, de la banalité radieuse, dont j’avais cru découvrir enfin la formule exacte et appliquée dans cette morale mitoyenne, d’une médiocrité consolante et unie…

Aussi bien, M. Prudhomme, assis en son fauteuil d’orchestre, y retrouve les enthousiasmes de sa jeunesse et les joies réfléchies de son expérience. Cette morale est faite pour lui ; il vient pour elle ; il l’attend ; il la flaire ; l’auteur la lui cuisine à petit feu, et, quand elle est à point, la lui sert toute parée. Un trémolo discret annonce le service. Car c’est peu de dire la vérité ; le point est de la dire au bon moment. Foin de ces auteurs présomptueux qui brusquent le parterre pour lui imposer le régal de leurs idées ! Toute idée, même morale, qui n’est pas relevée d’une piquante imagination scénique, court le risque de déconcerter les esprits. Et voilà pourquoi, si les maximes de M. Sardou ne sont pas profondes, profondes, ni neuves, neuves, elles visent du moins au mérite d’être gaies ou pathétiques, et si dextrement amenées, que notre sensibilité naïve se laisse ravir d’une douce émotion à cette douce banalité. Elles sont comme des ressorts apparents qui tendent ou détendent à discrétion le jeu de la scène ; un signal met la machine en mouvement, qui tend ou détend nos esprits à l’unisson.

Alors le personnage, qui est sur le théâtre, se tutoie ; et ce tutoiement est le présage d’une leçon émue et familière qu’il nous veut donner.

« Travaille donc, forçat ! Épuise-toi le corps et l’âme pour ta femme et ton enfant !… »

Ou bien les épithètes et les images expressives et exclamatives se déversent en cascades.

« La fortune que ses parents lui avaient acquise par toute une vie de luttes et de privations héroïques… Disparue ! Engloutie !… Le travail paternel enrichit des escrocs… Les saintes économies de sa mère ornent de guipures le lit infâme des drôlesses… Et ce que le jeu lui a dévoré, ce n’est pas seulement son or tombé là pièce à pièce, mais tout le sang de la jeunesse versé goutte à goutte. »

Tantôt la lumière jaillit du choc des mots…

« Ah ! famille sans devoirs, sans dignité, sans vertu honneur, ni morale… Ô famille de lucre et de luxe ! »

Et tantôt la saveur des métaphores adoucit l’amertume de renseignement : tel, le médecin enduit de miel les bords de la coupe.

«… Égoïstes, blasés, malappris, abrutis par le tabac, par le jeu, par les filles, et portant bien la trace de leurs sales veilles sur des fronts blêmes comme l’argent et jaunes comme l’or ! »

Mais, lorsque la vérité presse l’auteur, et s’épand d’abondance, du sein d’une morale vibrante et persuasive, alors ni apostrophe, ni métaphore, ni tirade saccadée, ni litanies impérieuses ne suffisent ; toutes les figures de la rhétorique s’entre-croisent et se confondent dans les austères splendeurs de l’hypotypose.

« Tes larmes, ton désespoir, pauvre père !… Il est bien question de cela ! Je gage, malheureux enfant, qu’en vous jetant à l’aventure dans ce gouffre, vous n’avez pas seulement songé à votre père !… Mais, fils ingrat, pensez-y donc !… Il dort, tenez, à cette heure… Il rêve… des rêves, qui ne sont que vous !… Il vous voit heureux, honoré, aimé !… il vous marie… Il revit dans votre bonheur, dans vos petits enfants, qu’il fait sauter sur ses genoux… Réveille-toi, vieillard !… Ton fils ne conduit pas une honnête fille à l’autel ; mais il est conduit au tribunal par deux gendarmes ! »

Sermon laïc, en vérité, d’un habile homme, qui secoue nos nerfs, et escompte nos réflexes, qui n’hésite pas, pour trouver l’accès de nos cœurs et s’y frayer un chemin en l’honneur de la morale, à mettre en branle cette sensibilité inférieure qui est l’abord de nous-mêmes, malgré nous. De cette stratégie l’étude ne laisse que déboire, une certaine honte et un grand mépris pour l’enveloppe humaine et l’appareil nerveux que nous sommes, et aussi pour cette glande lacrymale, insoumise à la volonté, et d’une féminine complaisance. Quand on réfléchit, après coup, à ces surprises des sens, on s’aperçoit trop vite que ni la pensée n’était de qualité, ni l’émotion de celles dont on est fier. On découvre qu’on a failli pâmer d’aise à déguster cette apologie du Progrès.

« Dans cette sainte croisade l’humanité tout entière est liguée contre le mal… Et je vole partout chevauchant la vapeur… Et hurrah !… Le convoi à travers les plaines !… Par-dessus les fleuves !… Et dans le sein des monts !… Hurrah !… l’humanité qui vole à l’air libre et à tire d’aile vers l’avenir !… Et quant aux ruines que je disperse en passant, belle affaire !… Je sème des villes sur la route !… Bonsoir, poussière, et en avant !… Hurrah !… Les morts sont morts !… C’est pour que les vivants aillent plus vite ! »

On s’avise sans orgueil qu’on a versé un pleur sur ce dithyrambe à la gloire du sexe…

« Ah ! monsieur, et votre mère !… qui n’a peut-être pas autant d’esprit que vous, mais qui avait assez de cœur pour vous bercer toute la nuit !… Et votre sœur, peut-être un peu coquette, mais qui met ses bijoux en gage pour payer vos dettes de jeu ?… Et votre femme !… Et le jour où la misère et la maladie vous jettent sur un grabat d’hôpital !… »

Notre auteur a risqué vingt fois de ces édifiantes vérités ; et vingt fois, au sortir du spectacle, M. Prudhomme, les yeux à peine séchés, encore tout frémissant, a modifié d’enthousiasme, pour sa femme, sa sœur et sa fille, le mot de Louis XIV après la représentation d’Esther : « M. Sardou a bien de l’esprit ! »

Est-ce à dire que cet écrivain ait traversé la société actuelle, les yeux bandés, et que son œuvre ne contienne d’autres indications sur les mœurs de notre temps, que les adroits boniments de cette philosophie de pacotille ? Personne, au contraire, n’a offert aux yeux le spectacle plus fidèle et le détail plus minutieux de révolution réaliste qui s’opérait parallèlement dans l’existence et sur le théâtre moderne. Rien de ce qui frappe l’imagination ne lui a échappé ; il a vu, noté, copié et reconstitué sur la scène tous les dehors de la vie contemporaine, celle du second Empire surtout. Il est instruit, autant que les spécialistes, de toutes les variations de la mode. Il en a pris des croquis ; il est un décorateur de goût, plein de scrupules. Il a suivi d’un regard attentif les travaux du baron Haussmann, qui éventrait Paris, perçait les boulevards, ramenait vers le centre le commerce du Marais, faisait la toilette de la capitale, séjour de luxe et de plaisir, arbitre de toutes les élégances. Il a remplacé, lui aussi, sur le fronton de son théâtre, la vieille enseigne : À la cocarde, par une inscription plus reluisante : Au bouton d’or. Il a fait maison neuve sur la scène. De lui datent la recherche, la minutie, l’érudite et somptueuse exactitude des costumes et du décor. Il a remplacé les meubles démodés et fanés du salon classique par d’autres tout battants neufs. Il est un amateur de premier ordre, s’il n’est pas un observateur. Ce n’est pas lui qu’on abuse sur le prix du bibelot, ni qui se laisse prendre au toc ni au clinquant, « Tes salons ! Un malheureux appartement, qui ment depuis les bourrelets de la porte jusqu’aux cendres du foyer ! Partout la singerie du beau et du riche !… Frottez, ça s’efface ! Frappez, ça s’écaille ! » Il ne se trompe guère que sur la valeur des observations qu’il recueille, associant par une fausse sensiblerie le progrès de l’industrie à toutes les catastrophes domestiques, et la démoralisation publique à l’usage du ruolz. Quant à déchirer le voile des apparences et à scruter les raisons économiques de cette inéluctable transformation, il ne s’en doute même pas. Il n’a pas vu Séraphine Pommeau, laquelle se fournit encore chez une marchande à la toilette, et il ignore les grands magasins du Bonheur des Dames, où, exempts de sentimentalité vieillotte, ses directeurs et ses actrices font leurs emplettes à la moderne. Mais il a vu les gentilhommières de province, ensevelies dans leurs traditions et leurs courtines, et il les a mises en scène avec une fantaisie très artiste. Seulement, comme les dessous lui sont lettre close, et que les contradictions ne l’embarrassent point, il arrive que cette effroyable et perverse élégance parisienne, source de toutes les faillites dans une Maison neuve, opère sur les Ganaches de dissemblables effets, et que Paris renvoie au manoir de Job un Magnus converti et touché de la grâce.

Je vois, je sais, je crois, je suis désabuse !


Cette frénésie du luxe s’est compliquée de la fièvre d’argent. M. Sardou aborde la question d’un autre biais qu’un Augier ou un Dumas, il a dressé des plans de maisons de campagne ; il s’est tenu au courant, toujours premier, des nouveaux modèles d’éventail-cravache et des dernières créations de Worth. Dès 1866, il avait l’œil très exercé et la main très sûre. Ses dessins de la Famille Benoiton, et les caricatures du chiffreur qu’il y a semées, dépassent Cham et valent Daumier. Et les légendes sont dignes de l’un et de l’autre, avec une malice plus indulgente peut être.

Il s’est aperçu que cette manie du chiffre était fâcheuse à la coutume du mariage et à la sécurité du ménage. Mais, pour peu que vous passiez condamnation sur leur manie, tous ces gens-là sont de braves gens, et pas tant positifs qu’ils en ont l’air. Avouez que nous avons mieux, oh ! beaucoup mieux dans le genre. Cela est vif, spirituel, d’une verve amusante, et qui n’entame guère que l’écorce. J’y cherche la réalité plus intérieure et émouvante, qui apparaît dans Un Beau Mariage, par exemple, ou qui éclate au milieu du salon de M. Durieu, notamment. Cela est moderne, mais par les dehors et le geste de la modernité. Tout ce qui frappe la vue, ou fait ombre dans le tableau, y est accusé, et enlevé de la belle manière. Rubens a sa tache rouge ; M. Sardou a sa tache exotique. Exquis, les rastaquouères et les américains, qui égaient les tonalités de son théâtre. Ils forment des groupes lumineux ; la fantaisie du peintre s’y donne carrière. Mais d’étudier le ferment qu’ils importent dans nos mœurs, comme un Dumas ou un Pailleron, M. Sardou n’en fait point l’effort. Il les palpe, il les manie, il les encadre, il les entoure d’accessoires inédits ; et cela suffit à son ingéniosité d’exhibitionniste. Jules Verne les raconte, et, au besoin, les invente ; M. Sardou les meuble. Si l’on réunissait trois ou quatre actes, que vous savez, on aurait un curieux panopticum, et qui ferait une dangereuse concurrence au musée Grévin. Premier numéro : le salon des premières d’un steamboat, toile de fond brossée par Jambon ; des Yankees se donnent la main, ne saluent personne, et s’asseyent sur le chapeau d’un Français. Second numéro : un hôtel de la cinquième avenue, décor de Rubé, cabinet d’affaires, agence de mariages, un five oclock tea, un duel au revolver dans l’escalier[6], etc… Great attraction

Si vous voulez sentir pleinement la différence entre ce talent de reconstitution et l’observation véritable, comparez le premier acte du Demi-Monde et celui de Fernande, par exemple. D’une part, le réalisme sobre et ramassé dans le mouvement du dialogue, peu ou point d’accessoires, mais seulement, de minute en minute, un coin de rideau qui se soulève, une porte qui s’entr’ouvre sur la réalité plus intime, qu’on devine, et qui donne à penser ; — de l’autre, la fête et aussi le scandale des yeux, le réalisme de brocante, la table d’hôte, la table de jeu, le commandant égyptien et le reste, la reproduction inédite d’un tripot clandestin, qui se pourrait sans inconvénient appréciable détacher du drame, mais propre à contenter cet intermittent désir de curiosité malsaine qui sommeille au fond des plus honnêtes gens, et à leur donner ce petit frisson très particulier, dont se sentent saisir, à une certaine heure de nuit, dans le voisinage des endroits équivoques, les gourmets de la « vie intense ». N’y a-t-il point là une jeune veuve qui veut voir cela, ne fût-ce qu’une demi-heure ? Je le répète, la pièce se passerait aisément de ce prologue ; mais quelle perte pour la chromolithographie et les journaux illustrés !

Je m’en voudrais de rien exagérer. Mais il est véritable aussi que l’imagination de M. Sardou empiéta toujours davantage. Le premier acte de Daniel Rochat se recommande aux connaisseurs. Si la comédie avait pu être sauvée, elle l’eût été par le poêle de Ferney. Et même, si parmi ce nombre considérable d’ouvrages divers quelque évolution se dessine, c’est assurément celle d’un goût de plus en plus marqué pour l’art du décorateur, la recherche du spectacle, et la grandiose érudition des tableaux.

« J’optai pour Sienne, écrit l’auteur dans la préface de la Haine. Cette ville montueuse, ces ruelles étroites, ces costarelles bordées de murs sinistres, et commandées par ces tours que tout Siennois avait le droit d’élever après une action d’éclat, et qui se trouvèrent un jour si nombreuses, qu’il fallut en raser les trois quarts !… tout cela garde à tel point, aujourd’hui même, sa vieille figure d’autrefois, que mes décors semblaient tout placés, et n’attendaient plus que l’entrée de mes personnages. »


Et peut-être n’est-il pas inadmissible que, bien avant Théodora, M. Sardou ait pensé ouvrir les voies au théâtre de demain, régénéré par le mélodrame féerique et la féerie archéologique. Où l’imagination est souveraine, les machinistes occupent les premiers emplois.

Dans la même préface, l’auteur a livré au public le secret de sa pensée. « J’ignore comment l’idée dramatique se révèle à mes confrères. Mais pour moi le procédé est invariablement le même. Elle ne m’apparait jamais que sous la forme d’une équation philosophique, dont il s’agit de dégager l’inconnue. » Et il ajoute aussitôt ce précieux commentaire : « Je dis que ma pièce (la Haine) avait son âme, parce qu’il n’est pas de pièce viable, si elle ne repose sur une idée primitive, éternellement juste et vraie, et que j’avais le bonheur d’être en possession d’une idée de cette sorte : La femme versant à boire à son propre bourreau… » — Je vois ce que c’est. L’équation philosophique, la morale, l’observation et le réalisme de M. Sardou se formulent d’un mot, le dernier mot du metteur en scène : tableau !


III

CARACTÈRES ET SITUATIONS.


Les imaginatifs sont optimistes. En cela même ils se distinguent des observateurs. Pour M. Sardou l’homme est bon, sortant des mains de la nature ; il n’est pas mauvais non plus, à très peu d’exceptions près, quand, le rideau baissé ; il quitte la scène pour rentrer dans la coulisse. C’est une bénigne influence que la faveur du ciel ne laisse pas uniquement tomber sur les raisonneurs de ce théâtre — Olivier de Jajin, de Ryons plus pacifiques et doux — mais qu’elle verse à profusion sur le grand nombre de ces élus. Je ne sais même rien de plus réconfortant que ce jour favorable projeté sur l’humanité que nous sommes depuis quelque cinquante années ; et l’on se réjouit d’être venu à temps pour vivre parmi des générations si foncièrement bonnes, que le pessimisme de Schopenhauer n’a aucunement entamées. Ces hommes et ces femmes ont des travers, des ridicules, et peut-être des vices ; mais ils ont aussi l’esprit de s’en guérir avant la fin de la représentation. Disons mieux : ils n ont que des ombres de tra- vers, de ridicules et de vices, ombres eux-mêmes, à cette réserve près, qu’ils parlent, qu’ils gesticulent, qu’ils sont vêtus à la mode, et qu’ils rient ou pleurent congrûment. Ils sont des abstractions, qui ont toute l’apparence de vivre.

Le procédé de l’auteur est limpide. Pour faire une pièce, il faut des rôles. Il imagine donc deux, trois, quatre, dix, vingt rôles selon les exigences du sujet et les dimensions de l’appartement. Le satirique Aristophane représentait Euripide confectionnant une tragédie au milieu de sa garde-robe dramatique. M. Sardou, qui n’est pas Euripide, travaille dans son atelier. Il a un magasin. Il habille sur mesure ; il tient aussi le tout fait. Il a un salon d’essayage, par où le rôle passe d’abord. Un rayon du meuble est adjoint à celui du vêtement. Relisez cette analyse psychologique du personnage complexe qui a nom Séraphine ; Séraphine avant et après. Avant.

« Pense que nous étions, il y a quelques années à peine, la femme la plus adulée, la plus adorée ! Ce n’était que spectacles, fêtes, bals et concerts !… Et des toilettes !… Notre apparition dans un salon faisait événement ; nous étions d’un consentement unanime la belle madame Rosanges ! En 45, à l’aurore de la polka, Séraphine dansant la polka suivant la méthode Laborde ou Cellarius… Quel tableau ! »

Après.

« Regarde ce salon, où la mondaine d’autrefois le dispute encore à la nouvelle convertie ! Le tapis est sombre, mais il est doux au pied. Les meubles affectent des formes austères qui protestent contre les contorsions avachies du mobilier moderne ; mais les coussins sont d’un moelleux qui rappelle que la chair a ses droits… Une chapelle dans un boudoir. »

Dans l’entr’acte la toilette est changée, le mobilier renouvelé ; c’est une façon de complexité qui donne la vie aux caractères. Les premiers actes, et quelquefois les seconds, sont à la fois des exhibitions de décors et des expositions de modèles de coupe. Ajouterai-je que M. Sardou, qui connaît son affaire, appuie le trait au bon endroit, justement à l’endroit qu’il faut pour donner un tour d’actualité aux physionomies ? Ses personnages de second plan, qui figurent une innocente manie ou le ridicule du jour, sont fort spirituellement attrapés. C’est de la meilleure caricature. Tel, le timide Fridolin de la Papillonne, ou, parmi les Vieux Garçons, Vaucourtois, qui promène sa myopie et son extinction de voix dans les coulisses de l’Opéra, et, à force de chercher la femme, ne trouve plus ses mots. Tel, enlevé d’une touche plus légère, le moderne Pontarmé, dans Maison Neuve, l’héritier un peu éteint du baron d’Estrigaud[7]. D’un coup de son crayon malin, il campe de profil de bons types d’égoïstes, de ganaches, d’intimes, les Marécat, les Vigneux, et Profilet, un ex-fêtard défenseur de la morale, et Rennequin, le cousin pauvre, susceptible et agressif. Chapelard encore est un bon sybarite de sacristie, avantageusement établi aux yeux du monde dans une dévotion souriante et confortable. Quant aux toilettes d’Adolphine, de la précieuse et bilieuse Adolphine, quant à sa robe havane, sa robe lilas, sa robe groseille, cette psychologie à coutures rabattues est d’une agréable fantaisie.

Or, je ne vois pas que les personnages du premier plan soient sensiblement plus compliqués. Si vous voulez savoir ce que M. Sardou pense des hommes de son temps, vous aurez de la peine à le trouver dans ses pièces. J’y cherche un caractère vraiment moderne, et surtout autrement que par la coupe de l’habit et un certain tour de langage. Diderot imagina jadis de rajeunir la peinture des caractères par celle des conditions. 11 échoua où M. Sardou réussit pleinement. Celui-là est un critique sagace, qui dit dans Divorçons : « En somme, tous les maris peuvent être ramenés à un type unique : le mari. Et tous les amants à un autre type : l’amant. La différence n’est pas dans l’individu, elle est dans la fonction. »

L’un est un intime ; l’autre un villageois ; ici l’américain, là le rastaquouère ; ils sont ganaches ou politiciens comme ils sont blonds ou bruns, et ils le sont jusqu’à ce qu’il leur plaise, au dénoûment, de se faire teindre. Quelques-uns paraissent d’abord plus complexes, qui cumulent simplement deux fonctions. Didier est à la fois commerçant et mari, c’est-à-dire capable de se montrer tour à tour chiffreur effréné et mari grondeur, tant qu’enfin après avoir balancé entre l’un et l’autre, dans le sens des oscillations de la pièce, qui tantôt penche vers le drame et tantôt incline vers la comédie, il se décide à être mari tragique, et adieu le génie ou le démon du chiffre ! Il est vrai que le mari tragique s’apaise et tourne au mari content, et à la bonne heure ! Cet homme est un enseignement. Il nous apprend à dompter les passions. À vrai dire, il n’en a fait paraître que les symptômes et les indices professionnels. La manie du chiffre se traduit par le tic de porter une serviette d’homme d’affaires sous le bras, par un mouvement d’écureuil en cage, par des tressaillements à rappel du cornet de la gare, par la précipitation haletante du débit, qui est, comme chacun sait, la maladie nerveuse du haut commerce. Il veut atteindre son chiffre ; il s’est marié pour le chiffre ; il tracasse sa femme sur les chiffres, tout cela très vite : c’est le Jacques Inaudi de la rue du Sentier. Viennent les ennuis domestiques, du chiffre il n’est plus question ; la jalousie l’a délogé. L’un était dans la fonction du commerçant ; l’autre est dans la fonction du mari. Il n’entend plus rien, ne calcule plus rien, ne croit plus à rien. Il a une petite fille qu’il aimait, au point que les affaires lui laissaient à peine le loisir de l’embrasser. Voici qu’il doute de sa femme, qu’il hésite sur son enfant, qu’il ne reconnaît plus sa signature. « Ah ! misérables femmes, y pensez-vous, quand vous courez chez votre amant !… Misérables, misérables femmes ! » Il semblait un calculateur, et ce n’était donc qu’un mari jaloux de sa femme. Il a changé de fonction soudainement, incapable en tous cas de se tenir dans la juste mesure. Il avait l’air d’être cela ; il a l’air d’être ceci, jusqu’à ce que, contraint par la situation, il ne soit plus ni ceci ni cela, et s’écrie, oubliant tout (le mot est dans la brochure) : « Ma fille ! ma fille ! » — pareillement outré et superficiel dans la comédie initiale et dans le drame qui s’y juxtapose. Oubliant tout est héroïque. Oubliant tout nous désarme. Il n’est pas le seul d’ailleurs qui oublie. Champrosé oublie Camille sur le turf, Benoiton oublie de prévenir sa fille qu’il la marie. Madame Benoiton oublie son ombrelle, et l’auteur oublie les caractères pour ne songer qu’aux situations.

Ces personnages ne se définissent point ; ils sont flottants, à la surface de l’intrigue. Ils plient au gré des événements. Un trait indique un travers ; un tic marque un ridicule : plaisantes étiquettes sur des fioles vides. À mesure que les événements se précipitent, le trait s’épaissit, la caricature apparaît, et se noie dans les scènes pathétiques qui emportent tout cela parmi les sanglots. Au fond, tous ces hommes-là sont bons parce qu’ils font une belle fin ; dépouillés de la livrée du rôle, ils n’ont point de caractère, ils sont insignifiants. Et ils sont tous ainsi, avec des dehors plus ou moins sombres ou gais, mannequins articulés et flexibles maris, amants, commerçants, ganaches, villageois, et américains, factotums de vaudeville ou de drame, à la disposition de la fantaisie qui les enfanta et des situations qui s’en jouent.

Les hommes sont donc les jouets des péripéties. Les femmes en sont les victimes. M. Sardou a donné sa mesure d’observateur dans un jugement qu’il a porté sur la femme moderne et qui mérite de rester célèbre.

« Au risque de passer pour bien naïf, dit-il, j’avoue que j’ai la dévotion de la femme, et que mon estime pour elle s’accroît tous les jours. Dans cet abaissement trop sensible de l’esprit public, dans ce désarroi de notre intelligence sans clartés, et de notre raison sans boussole, je ne vois debout que l’éternelle bonté de la femme, qui me semble grandie de tout l’écroulement du reste… »[8].

Et ainsi soit-il ! Non, M. Sardou n’est pas un naïf. Il est même assez adroit. Il se connaît ; il sait ce que son talent peut faire ; il se doute de ce qu’il ne fait point. Cet optimisme est d’une louange délicate, et venge les pauvres femmes. Car leur fonction, à elles, est d’être excellentes : elles le sont. Est-ce leur faute, si les situations où elles se trouvent engagées pendant cinq actes et trois heures d’horloge, leur donnent l’apparence d’être tout le contraire de ce qu’elles sont réellement ? Leur malice, fantaisie ! Leur faiblesse, imagination ! Et il faut convenir, en effet, qu’ici l’observation serait même dommageable à l’intérêt dramatique. On ne songe point sans effroi à ce qui pourrait advenir, si Marthe, la femme de Didier, avait un caractère. Elle n’en a point, au surplus, et cela est mieux ainsi. Elle a des toilettes, comme toutes les femmes ; elle s’ennuie, mais toutes les femmes s’ennuient ; c’est le ragoût de leur bonté. Au demeurant, elle ne s’ennuie ni plus ni moins que madame Caussade, ou madame la baronne, et leurs compagnes, qui sont en l’état de mariage. Seule, madame Benoiton ne s’ennuie pas. On dirait que Marthe va prendre son parti d’être sortie, à l’instar de sa mère. Mais on en dirait autant des autres ; rien n’est trompeur comme l’apparence. On dirait que M. Champrosé a été son amant ; et l’on médirait, puisqu’il s’est contenté de lui prêter de l’argent, qu’elle lui a remboursé d’ailleurs, sans intérêts. On croirait que Fernande est une fille, et c’est la meilleure nature que je connaisse. Seulement, elles sont toutes prises dans un engrenage de situations romanesques, qui égarent et troublent le jugement des hommes : le drame est à ce prix. C’est la fantaisie de l’auteur, qui s’emploie, qui se travaille, qui invente mille moyens scéniques pour mettre en hasard ces foncières et unanimes vertus.

À peine goûtent-elles en ces aventures l’agrément de la surprise ; à peine éprouvent-elles une secrète joie, pas du tout scélérate, à frôler le danger. Il approche ; elle sourit. Pardonnez-lui, Seigneur, car elle va beaucoup pécher. D’ennui en ennui, de flirt en flirt, de situation en situation, l’auteur l’amène à deux doigts de la suprême péripétie. Dans la salle, les hommes ressentent une petite secousse de réalisme, et les femmes un imperceptible tressaillement de scandale. Plusieurs ferment les yeux à demi pour ne presque rien voir de l’irréparable convulsion. Oh ! ces maisons neuves !… Spectateur, mon ami, vous êtes un niais, qui ne connaissez point M. Sardou ni l’état qu’il fait de l’honneur de la femme moderne.

  … Laissez-le faire ;
Il vous en donnera de toutes les façons.


Oui, le gentilhomme au bouquet, qui s’est déclaré, qui est attendu, voici qu’il enjambe le balcon, qu’il pénètre dans la chambre, dans la chambre de Madame, de Madame coquette, bouleversée, imprudente. Quelle situation ! Mais ne voyez-vous pas que le gentilhomme est ivre, que Roméo s’est grisé pendant l’entr’acte, et que Madame se retrouve avec toute son honnêteté, et qu’elle tue le manant ? Enfin elle a un caractère. Eh ! non ; il semblait, on croyait, elle pensait l’avoir tué. Ne pleurez point. Il n’est plus mort, elle n’est plus coquette, plus ennuyée, plus hésitante, et plus moderne ; elle rentre dans la vieille maison de son vieux père, où assise au vieux comptoir, elle donnera l’exemple de toutes les vieilles vertus, domestiques, commerciales et autres. Qui aurait craint le contraire, se serait trompé ; et qui s’entêterait dans cette crainte, serait aveugle. Elle est passive ; elle n a ni caractère, ni volonté, ni tempérament, ni individualité, mais seulement une remarquable aptitude à s’acclimater dans les divers milieux et circonstances où l’auteur l’a induite. C’est une allégresse d’exécution.

Il est vrai que M. Sardou ne se tire pas toujours d’embarras aussi aisément. Il lui est arrivé plus d’une fois de mettre à la scène une situation saisissante, prise sur le vif de la vie moderne. Car, à défaut d’observer, il est capable d’intuition, qui est encore l’imagination des privilégiés. Alors, l’intérét est si puissant, qu’il donne d’abord aux personnages un relief, qu’il n’est pas commode ensuite d’user et d’aplanir. Témoin dame Séraphine, dont nous visitions l’appartement tout à l’heure. Non que la psychologie soit plus fouillée, ni le caractère beaucoup plus complexe. Elle a été coquette ; elle est dévote. Elle triomphait autrefois dans le monde. Son désir de paraître se retrouve en une certaine démangeaison d’être présidente de quelque chose et d’avoir un salon[9]. Sa religion repaît aujourd’hui son égoïsme, comme je pense que le flattaient jadis ses intrigues galantes. Mais depuis Tartufe et Saint-Agathe, on ne touche pas impunément à ces « renards » de dévotion. Leur image prend en nos esprits des proportions telles que l’auteur est irrésistiblement emporté par son sujet.

Séraphine est donc une ancienne pécheresse, qui soigne son salut et prépare son succès dans l’autre monde. Autoritaire, cela va de soi, et d’une charité sèche et exclusive, cela s’entend. Elle a un gendre, à qui elle prétend imposer toutes les abstinences, un mari, À qui c’est tout juste si elle ne donne pas la discipline, et une fille cadette, le fruit de sa galanterie passée, qui s’ensevelira dans un couvent pour racheter devant le tribunal de Dieu les fautes de sa mère. C’est une maîtresse femme enfin. Arsinoé dévote et mère, — et si peu mère ! Les événements se précipitent. Yvonne n’a point de vocation. Le père revient ; tout le passé, qu’elle a hâte de rayer de sa vie, se dresse devant Séraphine, qui brusque le dénoûment et brutalise sa fille. La situation est poignante. Yvonne supplie, câline, éplorée, éperdue ; Séraphine gronde, menace, caresse, supplie à son tour, abuse d’aveux naïfs qu’elle a sollicités, tyrannise, condamne, et mure à jamais « tant d’innocence unie à tant de beauté » — Ah ! vous écrivez et recevez des lettres clandestines !… Et vous jugez votre mère encore !… « Vous rentrerez au couvent ce soir ; je suis votre mère, et je le veux. » Il parait bien que la scène, exécutée de main d’ouvrier, nous ravit vers le mélodrame, que dame Séraphine, avec sa bigoterie déchaînée, tourne au rôle de traître, et que, malgré sa ferveur toute chrétienne, elle semble les mauvaises femmes de d’Ennery. Et cela ne nous déplaît point, à nous qui conservons encore, dans le secret du cœur, une nuance d’irréparable chagrin, et la légère meurtrissure de certaines insinuantes et impérieuses douceurs, de quelque amène et indiscrète autorité, qui force parfois le mystère de l’âme, déchire le voile des candeurs, trouble l’instinctif et pur idéal de justice et d’indépendance qui éclaire d’une si douce lumière l’intérieur des tout petits, pour les prosterner rudement à deux genoux, les mains jointes, devant l’autel d’un Dieu vengeur et aigri…

Et je me dis : « Enfin M. Sardou a percé les apparences ; il a pénétré plus avant que le décor, le costume, les litanies et le flux des mots. Et celle-ci est peut-être une femme, pour laquelle il n’a ni indulgence ni admiration, en dépit de cette physionomie austère et onctueuse, et malgré le masque d’une liturgique bonté. Enfin, voici une créature qui n’est plus au gré des événements, et qui, au contraire, les dirige et les domine d’une certaine hauteur, où elle a situé son âme. » Je me dis cela, et je me suis encore mépris, et ma honte s’en accroît de la satisfaction une fois éprouvée, et qui m’échappe Séraphine n’est pas elle ; elle est d’après les situations de la pièce. Elle adore son enfant, dès que le père véritable la lui enlève ; et voici qu’elle se révèle mère et femme, mère passionnée, et toujours femme, c’est-à-dire capable de faiblesses, d’hésitations, d’angoisses, et, par surcroit, d’humilité et de suprême bonté.

« Viens, viens, ma chérie ! Viens dans mes bras, viens ! Et pardonne-moi ! Je te bénis, moi ! Non, tu n’es pas coupable ! C’est moi seule ! C’est ma faute, mais je suis bien punie, va ! Je souffre assez ! Pardonne-moi ! mon ange adoré, mon amour, mon sang, ma vie, ma fille ! »

— Et c’est toujours la même suite, et pareille désillusion, parce que pendant les deux premiers actes M. Sardou festonne spirituellement et brode à la moderne la parure et l’ajustement du personnage ; la pièce se développe ; la crise s’engage ; la parure est froissée, l’ajustement déchiré ; on croyait découvrir une femme, et c’est un rôle qui apparaît, le rôle de « l’éternelle bonté de la femme, qui semble grandie de l’écroulement de tout le reste., » Les scènes s’enchainent ; les situations se précipitent. Cela rit bien ; cela crie proprement. De vérité et de vie nous parlerons à une occasion meilleure.

Il n’y a rien à dire des jeunes filles de M. Sardou. Il a pris soin de déclarer que « c’est une collection dont il est fier[10] ». Et, en effet, elles ont un rôle d’innocence, de tendresse et de sacrifice, qui est de se marier au cinquième acte et de ménager le dénoûment. L’une donne la petite clef du parc à celui qu’elle aime, sans penser à mal. L’autre brûle les lettres de sa mère avec une touchante naïveté. Et lorsque Gabrielle, fille du prince de Monaco, saute au cou de son cousin, pour en finir avec les intrigues du palais, ce mouvement naturel me plait. Elles ont des naïvetés très profitables au scénario de la pièce. Celle-ci interroge son cœur pour savoir qui elle aime davantage de papa, de maman, ou de parrain. La réponse à cette consultation ne sera pas inutile tout à l’heure. D’autres marivaudent avec bien de l’ingénuité.

« Un rayon de soleil a ses entrées partout. » — « Et quand on n’est pas rayon de soleil, Monsieur ? » — Qu’importe, Mademoiselle, si l’on est parfum de rose ? »

Parfois elles s’analysent avec une singulière pénétration, pour leur âge :

« Ce que nous faisons là n’est pas bien… Ce n’est pas bien…Non, je ne vous écoute plus… Laissez-moi ; je souffre trop depuis que vous êtes là… J’ai le cœur serré… Je n’ose vous regarder… Vos paroles me choquent… Vos regards me blessent… »

Parfois elles font des remarques qui témoignent en faveur de leur judiciaire.

« Et que trouvez-vous en lui, mignonne, qui force votre inclination à ce point ? » — « Oh ! mille choses… mais surtout (car j’y ai bien réfléchi, allez)… surtout ses idées sur la vie, qui sont tout à fait d’accord avec les miennes ».

M. Sardou peut être fier de cette fille-là. On l’épouserait, comme il dit ; on les épouserait toutes, avec un peu de musique, sur un refrain de vaudeville, ainsi qu’au bon vieux temps.

Qu’est-ce à dire ?… Que Divorçons est un vaudeville étourdissant, et Patrie un drame superbe ; que, depuis Beaumarchais, un auteur dramatique qui aborde la scène, a le choix entre le théâtre de situations et le théâtre de caractères ; que, s’il est à la fois un observateur et un imaginatif, Balzac et Scribe, tout son effort, tout son talent, toute la loyauté et l’harmonie de ses ouvrages doivent tendre à l’étroite et logique dépendance des situations et des caractères ; que, s’il est conscient de ses moyens, doué d’une vue sensible aux images et aux apparences, mais courte, c’est-à-dire impuissante à percer les dehors et à dégager les dessous, il lui est encore possible d’être un dramatiste émouvant ou un vaudevilliste rare, selon que les personnages qu’il met en scène sont un peu supérieurs ou un peu inférieurs à la réalité ; et que, s’il possède le don du rire avec celui du pathétique, et surtout, oh ! surtout une inépuisable fantaisie, soutenue d’une incomparable science du métier, il a tout de même devant lui des succès de gaîté ou de larmes à espérer, à la condition de régler ses visées sur ses ressources, et de ne point donner pour vérité morale ou comédie de caractères le prestige de l’imagination ou l’adresse d’un fin ouvrier.


IV

LA PIECE À FAIRE.


L’influence de Balzac n’a aucunement pesé sur le talent de M. Sardou. Mais de le river au nom de Scribe, c’est faire injustice à tous deux, il me semble que l’habileté professionnelle de Scribe recouvre un peu plus de commune vérité, de bon sens bourgeois, qui porte sa date et qui eut son heure[11].

En revanche, l’exécution de M. Sardou est plus raffinée, presque artiste, et supplée à l’absence de matière psychologique par un travail plus dissimulé, des tours de force moins apparents. À tout coup, son agile et industrieuse imagination accomplit à la sourdine de menus et secrets miracles inexpliqués. Cela rehausse singulièrement le métier. C’est une perpétuelle surprise que cette ingéniosité d’invention, qui s’évertue aux plus délicates besognes. Après une étude réfléchie, l’esprit en garde un sentiment déplaisir presque douloureux, comme d’une triomphante détresse.

Il me souvient d’avoir vu, en mon enfance, chez des charpentiers champenois, une précieuse relique, qui faisait l’orgueil de la maison. C’était le chef-d’œuvre de l’aïeul exécuté aux temps héroïques, où il fallait un chef-d’œuvre pour passer maitre : un minuscule escalier tournant dans une cage minuscule, et raboté, assemblé, chevillé d’une main experte et minutieuse. Cette lilliputienne charpente régnait sur la hauteur du manteau de la cheminée, exposée sous un globe de verre aux regards des visiteurs, couvée par le respect de toute une famille, et préservée des attouchements profanes. Elle avait coûté des mois et des mois d’inutile peine, si délicatement ouvrée et finie qu’elle semblait le point de maturité de l’équerre et du compas. Et j’admirai, du bon de mon cœur, la patience de l’ouvrier. Mais je me rappelle encore l’étrange impression qui m’envahit en présence de ce fragile et vain labeur, et que, plus les braves gens s’efforçaient à m’en détailler les mérites techniques, plus j’en demeurais effaré, non sans quelque mélancolie.

Le « chef-d’œuvre » qui imposa M. Sardou au public, est l’imbroglio des Pattes de mouche. En son genre la comédie est complète, dans sa sphère elle est supérieure. L’auteur d’Une Chaîne, sous le buste duquel M. Sardou travaillait, n’a jamais dépassé ni peut-être atteint ce degré de dextérité. C’est la quintessence du métier, le suprême de ce doigté dramatique, qui sait à propos toucher, non point la passion, mais la situation harmonique, comme sur un clavier. C’est l’odyssée, enjouée et fertile en aventures, d’une lettre oubliée pendant trois ans sous une statuette, retrouvée par le destinataire, glissée dans un vase, ressaisie par une jeune fille, rattrapée par un tiers, qui en allume une lampe ; tant y a que les restes à demi consumés tombent aux mains d’un collectionneur, qui en fait un cornet pour y enfermer un insecte, puis servent à un collégien, qui écrit au verso une déclaration, laquelle sera brûlée enfin par le mari jaloux et rassuré.

Respirons, dit la mouche aussitôt.

Labiche s’est plus d’une fois exercé à ce jeu, notamment dans le Plus heureux des trois. Au lieu d’un saxe, il a imaginé une pendule symbolique, surmontée d’une tête de cerf. Labiche est plus gai ; mais la main de M. Sardou est autrement légère. Elle ravaude l’intrigue avec une autre finesse. La pièce eut un succès prodigieux. Il tenait du prodige, aussi, ce débutant plus subtil que Scribe et plus aisé que Beaumarchais. Sur un canevas si délié l’auteur avait brodé des situations agrémentées de jeux de scène et de tableaux inspirés d’une verve délicate. Pas un instant l’intérét n’avait langui. L’esprit était tenu jusqu’à la fin en haleine par ces maudites et charmantes pattes de mouche, dont le voyage circulaire soulevait plus d’inquiétudes à mesure que le format s’allait rétrécissant. Et tout cela leste, allègre, sans empâtement, à peine indiquera l’image de la féminine écriture ; et pour mouvoir tout cela, non pas des ficelles, mais des fils ténus, imperceptibles, qui transmettaient un air de vie à de légères et diaphanes marionnettes. Et ces marionnettes évoluaient, sans embrouiller les fils conducteurs. D’ores et déjà la stratégie du manœuvrier, autant que l’imbroglio, autant que le succès, était prodigieux. De quelles épithètes se pourra-t-on donc servir, quand M. Sardou fera mieux encore ?

Car, s’il ne fut point ingrat pour ses « chères petites pattes de mouche », qui lui valurent la première faveur du public, et même si, encouragé par cette heureuse expérience, il prit souvent le succès au pied de la lettre, de quel art il sut relever, de quelle fantaisie renouveler cet irrésistible fétiche, ce deus ex machina ! Tantôt l’écriture est tremblée, à peine lisible, l’écrivain ayant gagné une entorse à sauter du haut des balcons amoureux. Une autre fois, le papier dénonciateur, léché par la flamme du foyer, semble un texte précieux, digne d’exercer la perspicacité des érudits[12].

      Mon bon petit ch…
  Attends-moi ce soir à la sortie de l’O…
 et n’oublie pas de m’apporter l’argent pour mon sac…
…issier.

Paq…

Et c’est un plaisir à peu près complet et très distingué que de voir tout le parti qu’un homme compétent et méthodique peut tirer de ce suggestif et fragmentaire manuscrit. À mesure que l’auteur avance dans sa carrière, sa fantaisie multiplie les trouvailles de ce genre. Elle prodigue l’imprévu, elle abonde en trucs proprement délectables. Elle est d’une gaîté qui saute aux yeux d’abord. Un clou chasse l’autre, si je puis ainsi dire dans l’argot du théâtre. Rappelez-vous Nos Intimes. Une souche de dahlia tombe dans un jardin : voilà la guerre allumée. Puis, c’est la fleur du cactus, le feuilleton du journal, le cigare de Raphaël, le flacon bouché à l’émeri, et le renard, et tout ce que j’oublie, citant de mémoire. La désopilante imagination de Labiche ne s’entendait pas mieux à donner ainsi une traduction immédiate et sensible d’une situation ridicule.

Personne encore, mieux que M. Sardou, ne sait à l’aide d’un bibelot, d’un ustensile, d’un accessoire, souligner le mouvement même de la scène et en doubler le plaisir. Je note, parmi beaucoup d’autres, celle des Femmes fortes, où Claire fait sa malle sous les yeux de Jonathan qui voudrait bien la retenir. C’est un délice que ce manège de séduisante et tout à fait domestique coquetterie d’une Andromaque, petite bonne femme, qui sauve les siens en manipulant collerettes et camisoles, et par les soins qu’elle apporte à préparer cette malle, qui ne sera jamais pleine, et demeurera victorieuse dans la maison. Et, par-dessus le marché, c’est un tableau de genre, dans le ton de la pièce.

Drame ou comédie — quand M. Sardou tient une situation, personne n’en exécute la scène ou les scènes avec une pareille sûreté de main. Il vous prend dans les imperceptibles filets de son imagination, et vous êtes son prisonnier pendant tout le temps qu’il lui plaît de tirer d’un événement comique ou dramatique les conséquences les plus neuves et inattendues. Il ne vous lâche que baigné de larmes ou exténué de rire. Trouvez-moi un autre homme qui soit capable de tenir toute une salle en joie par l’effet de calculs arithmétiques, de l’abstraite arithmétique. Nommez-en un autre qui, ayant l’audace de revenir à la charge et de refaire la même scène au cours d’une même pièce, gagne derechef une partie déjà risquée, et s’arrange de façon que la seconde soit encore plus amusante que la première, que le tableau se complète et s’achève, avec, dans un coin, ce bout d’enfant qui plonge dans le coffre-fort de papa[13]. En est-il un seul, parmi plus grands que lui, qui excelle au même point que lui, à extraire, par une savante économie des effets, toute l’émotion qu’une péripétie comporte, à multiplier la scène par la scène jusqu’au moment où le spectateur s’avoue vaincu et délicieusement épuisé ?

En faut-il un exemple ? Dans la Commode de Victorine, Labiche imagine les préliminaires d’un duel, où les témoins, alléchés par le plaisir d’un spectacle nouveau pour eux, repoussent à l’envi toute conciliation. Labiche vous enlève ce dialogue avec esprit et belle humeur. D’une scène M. Sardou en fait trois. Gandin ? Gredin ? Ou Dandin ? Il faut qu’il s’explique, ce monsieur. S’il ne fait pas d’excuses, il aura affaire… à Caussade. Tous les intimes rivalisent d’amical empressement à gâter l’affaire. Et c’est la première scène. Les témoins s’abouchent, et l’on se guinde dans un dévoûment ergoteur, et l’on fait blanc d’une chatouilleuse susceptibilité sur le point d’honneur de l’ami, qui ne se trouve point tant offensé. Et l’on a des mots impayables pour résumer l’aventure. « Mais si tu ne te bats pas pour toi… fais-le au moins pour tes amis. » Et c’est la seconde scène. Mais voici que tous ces braves gens, ces gens dévoués, ces cœurs d’élite battent en retraite, qu’ils ont soif de conciliation, de paix, de tranquillité : ils ont simplement appris qu’en cas de mort d’un des adversaires, les témoins sont passibles de la prison. Et c’est la troisième scène, qui est aussi la plus neuve et gaie. Il n’y a que lui, en vérité, pour réserver au public ces surprises agréables et graduées[14].

Comédie ou drame — c’est une précellence d’imaginative. Aux vieilleries mélodramatiques il puise le pathétique à pleins bords. Il répare les clichés romantiques ; il rajeunit « la voix du sang » . Tout cet attirail, qu’on pensait usé et qu’on jetait au rebut, il le ramasse et l’utilise. Ces ressorts fatigués reprennent de l’élasticité sous ses doigts. Relisez le ive acte des Bons Villageois. Toute l’horreur d’un naturalisme effréné et aviné, après avoir passé par le travail de ses mains, excite l’émotion sans atteindre au dégoût. Je vous renvoie à la scène déjà citée de Maison Neuve. Pendant trois actes de la Haine il nous intéresse à une jeune patricienne violée par un soudard, sans éveiller en notre esprit la moindre idée fâcheuse, sans exciter en notre cœur d’autre sentiment qu’une douloureuse sympathie. Et puis, on dirait d’une gageure. De la haine cette jeune fille s’achemine vers la charité, et ses révoltes se fondent en amour insensiblement. Ce n’étaient qu’exclamations farouches et cruels désirs de vengeance : « Oh ! misérable ! Je t’arracherai le cœur et le déchirerai avec mes ongles ! Oh ! misérable, misérable ! » Et ce langage s’adoucit, se calme, par une sourde transition, dans un couplet d’une facture admirable, en une sonatine d’un mouvement presque Shakespearien.

«… J’entends comme un gémissement… Non, c’est le vent dans les arbres et l’eau qui coule sur la place. Oui, c’est la brise du soir qui se lève !… calme… calme enchanteur de la nuit !… Repos, fraîcheur, oubli !… Le bruit du combat s’éteint tout au loin !… Il semble qu’un orage a fondu sur nous !… qui maintenant se disperse, et tout s’apaise dans la nature comme dans mon cœur… Triomphe, à présent, ô mon honneur vengé… et respire à pleine gorgée l’ivresse du salut… ! Debout mon âme, et renais à la liberté reconquise !… Ô Cordelia… Tu n’es plus à personne qu’à toi-même ! »


Oh ! l’habile, l’habile homme, qui, de quelques mots glissés tout uniment au milieu d’une tirade, esquisse tout un travail d’évolution intérieure et le développement dramatique qui déjà s’entrevoit. La scène suit sa pente, et déjà les conséquences apparaissent sur l’horizon du théâtre. Ainsi des actes entiers sont suspendus comme à un fil, et c’est une angoisse haletante qui nous étreint.

Entre tant d’autres je cite le IIIe de Fernande. Que de difficultés ! Que de précautions ! Quelle avisée et technique clairvoyance ! Et surtout quelles situations ! Quelles scènes ! Clotilde se venge d’André, qui l’a délaissée, en lui donnant pour femme une fille cueillie dans un tripot. Le jour attendu est arrivé : à onze heures, le mariage à la mairie, à onze heures et demie, la bénédiction nuptiale. Le seul homme qui connaisse Fernande, pour s’être jadis intéressé à la sauver de son triste milieu, est Pomerol. Pomerol est en Corse. Non, Pomerol est de retour, et il débarque chez Clotilde. S’il voit la fiancée, tout est perdu. Il voit tout le monde, sauf elle. C’est tour à tour un déploiement d’ingéniosité à l’éloigner et à le retenir. Il va s’habiller pour la cérémonie. Et d’un ! Mais André et Fernande sont en présence, et nous devinons sous leurs paroles que Clotilde s’est toujours trouvée en tiers dans leurs tête-à-tête. Ils sont seuls, pour la première fois. Fernande a des scrupules. Elle comprend, elle devine qu’il ne sait rien de son passé, que Clotilde n’a rien dit, et qu’on l’a trompé… Autre angoisse. Clotilde arrive à temps. Mais Fernande s’entête et veut écrire la vérité à son fiancé. Voici bien un autre embarras. Elle écrit. André revient. La lettre lui est remise. Vengeance manquée ? Cet auteur est fou, et joue avec le danger. — Cet auteur est plein d’esprit et de ressources. — André reçoit la lettre ; impatient et amoureux, il oublie de la lire ; même il la remet à Clotilde, qui la lui escamote, avec promesse de la lui rendre après la cérémonie. Vengeance assurée ? — Non certes, car Pomerol revient aussi, habillé, cravaté, essoufflé. À l’autre ! Les fiancés sont à la mairie. On n’est pas perfide comme cette Clotilde ; on n’est pas agile comme M. Sardou. C’est plus fort que l’Ulysse Polymèchanos. Clotilde a froid aux pieds ; une bûche dans le foyer ! Pomerol n’a pas eu le temps de fumer après son repas ; elle lui permet une cigarette. Et tout justement l’entretien tombe sur Fernande, sa protégée, leur protégée : il passe dans le parterre comme un frisson. Notez que la pendule est bien en vue, sur la cheminée, qu’elle est en scène, qu’elle joue son rôle, que l’aiguille tourne. — Il est le quart. — Nous avons le temps. — Croiriez-vous que Pomerol vient de plaider en Corse une affaire, qui est le pendant de la vengeance de Clotilde, et le plus exact résumé des trois premiers actes du drame ? — C’est à défaillir. Premier acte : Ginevra aime Orio, et lui donne des preuves trop positives. Deuxième acte : l’infidèle Orio s’amourache de Pépa et l’épouse. Troisième acte… — « Vous savez qu’il est la demie. » Il est la demie, Thérèse paraît, annonce que la bénédiction est donnée, et qu’on revient de l’église. L’œuvre de vengeance est accomplie. Clotilde-Ginevra éclate. Elle va jeter la vérité à la face d’André. Elle a la lettre. Pomerol l’entraîne violemment dans une chambre contiguë, où il l’enferme. Les mariés rentrent. Fernande reconnait Pomerol, qui met un doigt sur sa bouche. Et cet acte d’angoisses se termine sur cette promesse d'angoisses plus vives encore. « J’ai sauvé aujourd’hui, mais demain… » C’est une maîtrise d’invention dramatique……

Et c’est une détresse de l’imagination, qui s’exerce dans le vide, et se dépense dans le néant. Quand la réflexion intervient, cette triomphante et artificieuse habileté attriste. La scène est d’une adresse incomparable, à la vérité près, qui en est absente. L’acte est supérieurement conduit, à la vraisemblance près, qui ne s’y trouve point. Rare ouvrier, besogne futile et frivole.

… Et donc, Pomerol met un doigt sur sa bouche. Et l’auteur aussi met un doigt sur sa bouche. Donc un homme du monde, qui n’est plus un Éliacin, épouse une jeune fille à l’aveuglette, sans avoir relevé les traces du passé, qu’un changement de prénom suffit à effacer. Donc, il se marie sans avoir pu jusqu’ici causer seul à seul avec sa fiancée ; et, par un malencontreux hasard, tous ceux qui le pouvaient renseigner apparaissent successivement après la cérémonie. Donc, est-ce qu’on se moquerait de nous ici ? Cela seul est vraisemblable, à voir le soin dont le machiniste emmêle ses ficelles et l’inconscient mépris qu’il étale pour la plus rudimentaire réalité. Le rôle de Pomerol, en cette affaire, fait la nique au bon sens. Qu’est-ce que cet avocat qui, retour de Corse, débarque chez sa cousine, faute d’avoir averti sa femme, par coquetterie ? Coquetterie n’est pas sans charme. « Et me voilà, et te voilà, et nous voilà ! » Si vous n’êtes pas satisfait, vous êtes trop délicat. — Mais ne fallait-il pas l’attirer chez Clotilde, et qu’il n’y apprît que ce qu’elle voulait qu’il sût ? Assûrement. Qu’est-ce que ce psychologue avisé, qui demande si nettement à André : Et Clotilde, elle ne t’a pas empoisonné, ni étranglé ? et qui ne s’étonne point de n’avoir pas reçu la lettre qui lui annonçait ce mariage ? et qui jacasse, et qui avocasse, pendant que sa femme court à la mairie ? et qui fait de l’esprit sur l’adjoint, sur les mariés, sur les invités, sur la Corse, sur la vendetta, sur ses succès, et qui regarde l’heure vingt fois, sans se décider à prendre son chapeau et à offrir son bras pour assister de sa présence un ami qui se marie ? — Mais ne fallait-il pas… ? Probablement. Qu’est-ce que cet André, qui roucoule, qui joue du célibataire converti, de la bonté d’âme, qui sollicite inconsciemment l’aveu, qui reçoit une lettre de la part de sa fiancée, qui néglige de la lire, et qui la confie, à qui ? À son ancienne maîtresse ! — Mais, s’il la lit, n’est-il pas évident qu’il n’y a plus de mariage, plus de vengeance, plus de drame ? Je ne dis pas autre chose. Qu’est-ce que cette Fernande, si délicate et bonne, malgré son éducation première et ses malheurs, qui se repose sur autrui du soin de livrer le secret de son passé et consolider l’avenir ? si humble et scrupuleuse, qui se décide enfin à écrire, au lieu de parler, à écrire une lettre qu’elle confie, à qui ? À la femme de chambre, mon Dieu, oui, à la femme de chambre de cette Clotilde qu’elle soupçonne de mensonge ? Qu’est-ce que cette intrigue oblique et tortueuse, qui aboutit au plus odieux méfait, celui de Clotilde, grâce à la plus incroyable des niaiseries, celle d’André ? Qu’est-ce enfin que ce dédale, à grand’peine éclairé d’une maligne lumière qui menace il chaque instant de s’éteindre, en les détours duquel l’Ariane vengeresse nous guide d’un fil si fragile et ténu, qu’à tout coup il rompt et se rattache au prix de quels efforts ! On abuse du mot de Pascal : « la vérité est une pointe subtile ». On bâtit malicieusement l’invraisemblance sur une pointe d’aiguille. On abuse de nous.

L’imagination est parfois mauvaise conseillère. Elle tire vanité de son industrie ; elle se pique aux jeux d’adresse. Elle est une jolie femme, d’humeur facile, aux allures indépendantes, qui se plait à coqueter avec le bon sens. Ce sûr instinct des situations, qui est la caractéristique du talent de M. Sardou, est sans cesse faussé par cette maîtresse d’erreur. Faute de matière plus solide, et manque de discipline intellectuelle, il traîne en longueur les scènes amenées avec adresse. Il les tourne et retourne avec plus d’agilité quede logique. Il ne va pas droit au but ; le plus souvent il s’y achemine en fourrageant. Il multiplie les tableaux, les effets et les transitions, avant d’attraper le coup de théâtre. La folle du logis fait l’école buissonnière ; elle use le temps à marauder parmi les digressions, les demi-scènes, les quasi-développements, sur les lisières du vaudeville ou du mélodrame. Malgré la rapidité du mouvement, les actes s’espacent, à la fois compacts et vides. Il en veut à la ligne brisée. Et, après qu’il s’est amusé au décor du premier acte, attardé à l’exposition du second, ingénié aux complications du troisième, il semble d’ordinaire qu’un mot suffise à brusquer le dénoûment. Un mot, un seul mot mettrait fin à ces aventures.

Alors, seulement, le quiproquo prend consistance. Alors la fantaisie de l’auteur se complique et, le plus souvent, tourne au noir. Il faut faire un quatrième acte, et peut-être y coudre un cinquième. Alors, les personnages se battent les flancs, et par raisonnements quintessenciés et monologues sophistiqués se persuadent qu’ils ont tous les devoirs de se taire, de ravaler le mot de l’énigme, par un effort d’héroïsme, et dans un esprit de sacrifice, la pièce ne pouvant se terminer si vite. Ils sont impudents de scrupules ; ils s’escriment à la casuistique avec une méritoire impertinence. Dans Nos bons Villageois, Henri est surpris, de nuit, chez le baron. Aime-t-il Pauline ou Geneviève ? Nous avons constaté combien il est hésitant sur ce point. Si Geneviève, — qui est la sœur de la baronne, tout est dit, et l’on vient trop tard… Voyez plutôt le dénoûment. Mais si Pauline — quel esclandre, dût-il se donner pour un voleur et encourir la prison ! Et bellement, il s’offre à l’esclandre, comme Polyeucte à la gloire, martyr des deux actes qui sont encore à faire. « Pour qui donc veniez-vous ?… Je compromettais deux femmes, pour en sauver une, et je ne sauvais rien ! » Bon jeune homme, vous sauviez la pièce, qui maintenant ne se soutient qu’à prix d’équivoques et incidents surprenants. C’est d’ordinaire le moment précis, où commence sur la scène un remue-ménage, dans lequel on tâche par tous moyens à surprendre notre émotion. Les personnages vont, viennent, entrent, sortent, l’adjoint chez monsieur, le commissaire chez madame, le conseil municipal au premier, tout le village au rez-de-chaussée. Un duel ? Non. Un coup de pistolet ? Oui. Point de cadavre ? Allons, tant mieux. L’imagination se démène sans contrôle ; c’est la débandade de toutes les qualités inquiétantes de l’auteur. Le stratégiste, le le manœuvrier s’épuise en précautions dramatiques, dont le moindre défaut est d’accuser davantage l’invraisemblance de ces artifices.

Et de tous le plus invraisemblable est précisément la formule adoptée par M. Sardou pendant la plus grande partie de sa carrière. Parce qu’il excellait à intriguer l’imbroglio du vaudeville et à dresser la machine pathétique et compliquée du mélodrame, il a eu l’ambition de juxtaposer ceci à cela, et, par une coquetterie raffinée, de compliquer la complication. Deux actes gais ; trois actes tristes : c’est le type de la pièce. Plus tard le sombre envahit, de la gaité ne subsiste plus que le premier acte, souriant tableau de genre, pour mettre en goût le public. Cette formule dramatique a soulevé plus d’une objection. On a reproché à l’auteur de ne pas assez fondre les nuances, de ne pas ménager suffisamment la transition entre le rire et les larmes, de déplacer trop brusquement notre émotion. Tout cela n’est pas sans réplique ; et chacun sait que Gargantua pleurait en riant et riait en pleurant. « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. »

M. Sardou a les siennes. Son esthétique se résume en quatre mots : la pièce à faire. À court d’observation, il sait mieux que personne tout ce qu’il faut de matériaux pour construire une pièce. N’ayant jamais de quoi en faire une, il en fait deux. Il a une idée de comédie, empruntée des mœurs du jour, qui donne le titre à l’ouvrage. Par une heureuse disposition de sa nature, il cueille sans effort une situation au cœur de l’actualité. Il tient donc son sujet. S’il avait le don de le nourrir, et de le mûrir par l’observation attentive et pénétrante, il atteindrait peut-être à la plénitude et à la sérénité de la haute comédie sociale. Mais faut-il le redire ? Il imagine. Sur l’idée de comédie se greffe une idée de théâtre. Quand vous lisez l’affiche : pièce en cinq actes de M. Victorien Sardou, défiez-vous de ce cliché ; et traduisez : comédie-vaudeville en un ou deux actes, augmentée d’un mélodrame par M. Victorien Sardou. Il n’écrit point de pièce en cinq actes ; il donne cinq actes, d’un spectacle coupé. La comédie change avec le sujet ; pour le mélodrame, il est immuable. Parfois seulement, dans les jours de hâte, quand il est pressé par la commande et débordé par les directeurs étrangers, il simplifie la besogne, et se contente d’un prologue décoratif, qu’il ajuste à deux actes de la Haine, qu’il garnit d’un épilogue très foncé. À vrai dire, quand le mélodrame commence, M. Sardou n’abandonne pas son sujet, comme on l’a injustement répété, il n’esquive pas l’étude qu’il s’était proposée. Il en a fini avec l’un et l’autre ; il a épuisé ce qu’il en savait ; et n’ayant plus rien à dire, il y ajoute quelque chose. Si nous reprenions l’histoire de Jacques et de ses amours… ? Nos Intimes sont nos pires ennemis ; si nous reprenions l’histoire d’une femme mariée qui s’ennuie… ? Nos bons Villageois de la banlieue sont des légumiers ignorants, doublés de Parisiens corrompus ; si nous reprenions l’histoire d’une baronne qui s’en laisse conter ?… Un capitaine de la garde russe, Wladimir Garischkine[15], est soupçonné d’avoir attiré un homme dans un guet-apens et de l’avoir tué ; si nous reprenions l’histoire de la Haine ?… Ce n’est pas une faillite, mais une liquidation. Pendant l’entr’acte les personnages modifient leur costume, et la pièce de l’an passé, d’il y a deux ans, d’il y a dix ans, reprend le train de son succès.

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Cela se termine en queue de poisson, ou de renard[16]. Qu’importe ? L’essentiel est de terminer. M. Alexandre Dumas a écrit qu’un auteur dramatique ne doit prendre la plume qu’à la condition d’avoir son dénoûment, auquel, sous aucun prétexte, il ne peut rien changer. M. Sardou est peut-être le seul qui se soit fait une règle dé cette maxime. Il ne change rien à ses dénoûments ; ses dénoûments ne changent point. Prenez garde que de cette œuvre complexe apparaît ici l’unité caractéristique, qui est déjà celle de sa première pièce célèbre : la lettre, la dramatique lettre, la conclusion des chères petites Pattes de mouche. Ainsi s’achève le spectacle ; à ce stratagème classique aboutit l’effort de l’imagination exténuée ; là s’arrête le mécanisme des combinaisons de la pièce à faire. Entre le premier acte et le dernier, beaucoup plus près de celui-là que de celui-ci, règne la ligne frontière qui sépare l’étude de mœurs du reste, un fossé large et profond, que les personnages franchissent en steeple-chase. « Saute, saute, mais saute donc !… C’est une affaire d’adresse[17]. »

V

LES PIÈCES POLITIQUES.


« À Rabagas, notre sauteur ! »

Par trois fois M. Sardou fit une glissade sur le terrain mouvant de la politique. En dehors des États-Unis, les républiques lui plaisent médiocrement ; il n’est suspect d’aucune tendresse pour les « nouvelles couches ». Il n’a pas encore pris son parti « du bloc » de la Révolution ; cet événement déjà ancien le contriste et lui donne de l’humeur. Par trois fois donc il s’est attaqué aux institutions et aux hommes qui ont succédé au second empire, avec un redoublement de zèle estimable. Car la première fois, en 1872, Rabagas parut ; et s’éleva d’enthousiasme un concert de notes aiguës et stridentes, que le spectateur fait entendre en ramenant la lèvre supérieure en auvent par-dessus l’inférieure, laquelle est préalablement munie d’une clé forée. La seconde fois, en 1880, Daniel Rachat parut ; la comédie fut saluée de la même musique et accompagnée d’un semblable divertissement. La troisième fois, en 1891, Thermidor parut ; ici le succès fut tel, que le Parlement en prit ombrage, et que les représentations durent se poursuivre sur un théâtre de Berlin. Il y avait pourtant une belle scène, comme dit l’autre.

À distance et après réflexion, il parait bien que M. Sardou ne spécule point sur le scandale, et que l’opinion s’est premièrement fourvoyée, à propos du vaudeville en cinq actes et en prose, qui a nom Rabagas. Si l’auteur avait donné la pièce quinze ans plus tard, elle eût peut-être paru une douce plaisanterie à l’adresse d’un certain parti déchu. Il n’était que de changer le titre Rabagas en Monaco. Avec les gens d’esprit il y a de la ressource. Et ce n’est pas l’esprit qui manque à cette pochade. Il y en a tant (et d’assez gros et bouffon), que les plus farouches convictions seules résistent à cela. Au surplus, M. Sardou a procédé comme à son ordinaire. Il s’est avisé que, les choses prenant un autre cours, à un personnel d’ardélions succède un personnel d’ardélions, le même en grande partie. Les sous-ordre ne changent guère. Et Rabagas ?…

L’auteur a d’abord été frappé de la différence des manières et du costume. « La culotte est un pantalon plus court. » Et de cette remarque il a tiré encore quelques tableaux, brossés de verve, d’une verve un peu épaisse, une Soirée au Palais de Monaco, une Soirée au Café Procope, et mis en scène, pour consoler les uns le souvenir de Compiègne, pour amorcer les autres la légende de l’Estaminet. Et Rabagas ?…

M. Sardou nous a introduits dans les bureaux de la Carmagnole, journal à manchettes et à un sou, le sanctuaire du Progrès, où le nom de Dieu (dont les âmes simples font un fâcheux abus) est passible d’une amende, où s’élaborent les nouvelles à sensation et les entrefilets révolutionnaires, sur un coin de table, la pipe aux lèvres, en bras de chemise. Cela est gai et pas trop méchant. Je regrette seulement qu’il ne nous ait pas ouvert l’accès de la Gazette de Monaco, journal officiel et quotidien de la principauté. Peut-être se cuisine-t-elle en jabots, à points de Malines, dans la correcte tenue de M. de Buffon. Mais tout cela est bénin. D’une réplique Émile Augier en disait plus long et portait un plus rude coup. « Donne-moi la chronique des tribunaux », insinue Giboyer à son directeur. — « Gourmand, va », répond Vernouillet. Et Rabagas ?…

Je vous dis que les égratignures n’intéressent point le muscle. Le prince de Monaco lui-même, qui me semble le plus atteint, n’en a pas trop souffert. Je sais bien, oui, qu’il est un peu niais, ce philanthrope ondoyant, et point heureux dans ses velléités de réformes. Il n’est pas du tout un Machiavel, oh ! non, et je distingue même que tout le monde se gausse de lui : son peuple, ses officiers et sa propre fille qui vous le réduit à quia en un tourne-main. Et même il semble un peu falot, ce soliveau humanitaire et réformiste, que les plaisirs de Paris attirent, et qui donnerait sa principauté pour une messe basse, célébrée dans un entresol confortable. Et décidément, c’est un fantoche, qui bouleverse tout son gouvernement à l’arrivée d’un minois, à qui, sous le prétexte qu’il lui fit jadis un doigt de cour, il confie aujourd’hui l’empire de son rocher et l’éducation de sa fille. Je reconnais la main qui crayonna l’âme du Roi Carotte. Mais Rabagas ?…

Rabagas est dessiné de la même main. Je cherche dans cette caricature un trait de vérité plus profonde et mesurée, qui entame l’épiderme, qui pénètre un peu plus avant que le tour du visage, l’épaisseur de l’encolure, et le flux méridional du verbe. De la verve, de l’esprit, des répliques drôles, de piquantes définitions de l’émeute, des aphorismes réjouissants, les lieux communs de l’opposition rajeunis par une fantaisie qui s’ébat ; et aussi des procédés scéniques, empruntés au bon et rudimentaire théâtre Guignol, l’autorité bafouée, la police rouée de coups ; et de l’éloquence et des plaidoyers à l’avenant, et de la charge désopilante, si elle était sans prétention : tout cela y foisonne, à plaisir. Voulez-vous un échantillon de la parole de Rabagas, l’orateur des foules ?

« Fils d’un père assassin, assassin lui-même, membre déshérité de l’ordre social, et doué par la nature d’instincts malfaisants et féroces, Bézuchard avait droit à tout mon appui. Et là, où la justice me dénonçait un meurtrier, je n’ai dû voir et je n’ai vu qu’une victime… Et enfin, citoyens, qu’était ce vieillard assommé ? Un garde champêtre !… Un de ces agents d’une autorité tracassière, qui ne voient dans le mandat qui leur est confié qu’une occasion de vexer les citoyens. Non, assommer un garde champêtre, ce n’est pas assommer un homme, c’est écraser un principe. »

C’est un échappé du Club champenois ; sa politique n’attristerait pas le spectacle de Robert Houdin. Je vous renvoie au dénoûment, au sans-culotte muselé, ficelé, empaqueté sous la table. Lorsque l’autre affrontait le tumulte des « esclaves ivres », qui donc a empaqueté, ficelé, muselé le monstre lui-même ? — Il fallait la passion du moment, avivée des inquiétudes de l’avenir, pour s’émouvoir de cet élémentaire vaudeville. Cela n’est pas sérieux. Et tant mieux.

Daniel Rochat est une œuvre d’aspect plus grave, qui n’a pas laissé que d’ennuyer les plus honnêtes gens. C’est un fait indéniable. Et j’en crois débrouiller assez clairement les causes, à présent que les esprits se sont calmés et l’émotion refroidie. M. Sardou, qui a la vue courte, s’exagère volontiers l’importance de ce qu’il découvre. Il n’est pas philosophe ; il manque de flegme ; il écrit d’humeur, et quand il se prend aux idées nouvelles, de méchante humeur. Je veux croire qu’il a été heurté en ses croyances par l’indiscret étalage de la libre-pensée, par l’athéisme musiquant des Bidaches, et la déclamation tapageuse de certains voltairiens, qui ont passablement compromis le bon sens et le libéralisme en la personne de Voltaire. Et il a mis à la scène le docteur jacobin, sans épargner le ridicule dont cet important se barbouille. Mais ce politicien hannetonnant ne contentait pas son cœur. Il a voulu atteindre le matérialisme, le positivisme et l’esprit systématique : il a créé Daniel Rochat, pensant faire son Tartufe. Il n’a point pardonné à cet homme de n’être pas tourmenté par l’infini. Il lui a voulu donner une leçon de tolérance, d’un esprit aussi peu libéral qu’il est possible. Car, s’il semble tenir la balance égale au début de la pièce, nous verrons trop tôt que cette impartialité ne dure guère. Et puis matérialistes, positivistes convaincus et militants sont-ils ceux qui font le plus de bruit et de grimace ? Ou s’il ne s’agit que des Bidaches, much ado about nothing… C’est une première raison, pourquoi cette pièce ne prit pas aux entrailles le public, que tout cela laisse assez calme, qui pratique sa religion comme il l’entend, se marie à l’église, s’il lui plait, et ne vient pas au théâtre pour y entendre une conférence contradictoire. Tant d’autres sont gratuites, où il se divertira plus sûrement ou s’instruira davantage.

La pièce eut à souffrir d’une erreur plus fâcheuse encore. L’auteur y est aux prises avec des idées graves, et qui valent, de part et d’autre, qu’on les traite avec quelque respect. Toute la fable de Daniel Rachat repose sur un quiproquo. C’est l’obsession du vaudeville qui le poursuit. Et quel quiproquo ! Un athée systématique s’éprend d’une Américaine, qui est une croyante résolue. Il la courtise pendant trois semaines, et l’épouse en Suisse, devant l’adjoint, à la vapeur, parce qu’il doit parler le surlendemain à la Chambre. Ira-t-on au temple ? Léa dit oui ; Daniel, non. Toute la pièce est à la merci d’une équivoque. « Pas d’église, pas de prêtre », avait déclaré Daniel. Dès le premier jour, J.-J. Weiss renversait d’une chiquenaude ce château de cartes.

« Il faut remarquer, disait-il, que le quiproquo d’église et de temple n’est pas plus possible grammaticalement qu’il ne l’est moralement. M. Sardou suppose que Daniel Rochat, avant le mariage, ayant dit : « Nous n’irons pas à l’église ». Léa a pu et dû croire que la question du mariage devant le pasteur restait intacte, parce que les lieux du culte chez les protestants s’appellent des temples et non des églises. Chez les protestants français, oui ; mais pas chez les protestants américains ou anglais ; ceux-ci disent church en leur langue ; et, quand ils parlent français, ils ne dirent pas comme leurs coreligionnaires du pays de France : « je vais au temple », ils disent : « je vais à l’église[18]. »

Et voilà donc une pièce de haute envergure, qui ne prétend à rien moins qu’à discuter sur la scène des idées considérables, et dont l’essentiel argument est une double erreur de mots, imputée aux personnages, imputable au seul M. Sardou. La restriction mentale s’aggrave d’un contre-sens. Rétablissez le texte, éclaircissez l’équivoque, adieu chansons, vendanges sont faites. El de cette comédie en cinq actes, dont l’intention sérieuse ne nous saurait échapper, subsiste seulement un acte, qui est le troisième, et dans cet acte une scène qui est la dernière, et qui pourrait être la seule. Tout le reste n’est qu’artifice et vaine casuistique.

Le moyen de concilier cette initiale contrariété ? Tous les raisonnements ne servent qu’à séparer davantage les victimes d’une mystification regrettable. Un quiproquo, à l’origine ; un acte, une scène, et plus rien d’essentiel, plus rien que broderie ou froide déclamation. Dès que le défaut de la pièce apparaît, l’échafaudage s’écroule. L’habileté est impuissante à masquer pareille invraisemblance. Cela pourrait s’appeler l’Étourdi, si Molière n’avait jadis galvaudé ce titre. Que ne se sont-ils expliqués plus tôt ? Qu’allaient-ils faire en ce guêpier ? Pourquoi Daniel, qui a voyagé avec « ces dames », n’a-t-il pas vu qu’elles faisaient leur prière avant de se mettre à table ? Pourquoi n’a-t-il pas vu le jeu des petites brochures ? Pourquoi Léa n’a-t-elle point vu qu’une conciliation était impossible entre sa foi pratiquante et l’incrédulité doctrinaire du leader ? Ils n’ont rien vu, rien su, rien entendu ? Ou ce Daniel n’est qu’un Bidache ?… Mais souffler n’est pas jouer. Ou Léa une évangéliste tortueuse ? Alors…

M. Sardou rompt le pacte du début et l’équilibre même de son œuvre. Sous le prétexte que Rochat est un homme politique, il donne dans le snobisme de le charger de toutes les vilenies. L’auteur semblait s’être d’abord résigné à la mansuétude. Il nous le présente comme un orateur abondant, voltairien un peu exclusif, athée systématique, honnête homme au demeurant, et digne des plus solides amitiés. Même de l’avis de la vieille mistress, c’est un parfait gentleman : pour une « nouvelle couche », ce n’est pas trop mal, et l’on jurerait que M. Sardou s’humanise. Seulement, si Daniel est tout cela, la pièce n’est plus possible. De le faire déclamer, il est aisé ; céder, je vous en défie. J’ai tort. Il ne faut pas défier M. Sardou. Sa malicieuse fantaisie se plait aux surprises qu’elle nous réserve ; elle s’intrigue ; elle s’évertue ; tant et si bien que Rochat, de répliques en couplets, et de fil en aiguille, use le caractère qu’il faisait mine d’avoir, et parmi ce tissu d’inventions scéniques égrène ses plus inébranlables convictions. Il ira au temple, la nuit ; il ira, le jour ; il ira en famille, en procession, en pèlerinage, as you like it. Il renonce à la popularité ; il répudie ses doctrines : anathème ! Et, finalement, il est répudié par sa femme, second Bidache, tumultueux nigaud. Qui donc nous disait que ce Rochat était un rocher, c’est-à-dire ferme en son propos et inébranlable en ses idées ? Bidache ne daigne, Monaco ne puis. Pour malmener le libre-penseur, M. Sardou escamote le caractère. Le tour est joué : mais on voit la ficelle.

D’ailleurs la partie n’est pas égale. Si Rochat tourne au politique de tréteaux, miss Léa a du mélodrame dans le sang. Cette Anglaise-Américaine n’est pas sans analogie avec Séraphine, à l’âge près, et à la différence de la complexion, qui est plus froide. Ne faut-il pas bien qu’elle ait la tête et le cœur assez libres pour courber le fier Sicambre ? Il est vrai qu’elle se prosterne, qu’elle parle d’amour, d’ivresse et de bonheur : elle a la clé et le geste du vocabulaire passionné. Elle chante sa romance. « Les étoiles nous regardent, le lac est bleu, l’air est plein de parfums, tout s’est mis en fête pour fêter notre nuit de noces… Viens donc, viens-tu ?… » Tout à l’heure. Car voici qu’elle repousse Satan, même humilié, même mortifié. Elle chante son cantique. Au reste sèche et insidieuse, avec sa coquetterie offensive, Célimène de l’armée du Salut. À mesure que la pièce se développe, le traître apparaît davantage en elle. Chacune de ses victoires est douce à sa foi, et indifférente à son cœur, tant qu’enfin, ayant obtenu toutes les capitulations, elle se montre telle qu’elle est véritablement, souveraine et puritaine, vengeant par sa froideur hiératique, avec des airs de martyre résignée, sa religion et son temple méconnus « Ah ! malheureuse !… Quelle affreuse vengeance as-tu trouvée, de te donner froide, glacée, morte ! » Il ne lui suffit pas d’avoir disqualifié l’homme, et humilié le doctrinaire ; elle se déprend de lui, désespérant de le convertir. C’était donc le but de ses plus intimes convoitises, de ses caresses, de ses attitudes, de ses inflexions de voix et de tout le rôle de femme qu’elle avait composé. « Je ne voulais pas vous faire céder, Daniel ; mais je voulais vous faire croire. » Là tendait sa tactique, plus dangereuse, en vérité, que le jeu des petites brochures. Non, non, la lutte n’était pas égale. Que vouliez-vous qu’il fit, cet homme public, dont le discours s’envole à tous les vents, contre une partie si avisée, impénétrable et secrète ? J’en atteste le docteur Fargis lui-même, le seul voltairien libéral et tolérant de la pièce, qui déteste les bourreaux, mais qui se sent peu de goût, j’imagine, pour les victimes intrigantes et assiégeantes ; que la démagogique fanfare des Bidaches a plus d’une fois agacé, mais qui respecte toutes les opinions sérieuses, et dont la sage raison, justement parce qu’elle est tolérante et libérale, se détourne avec chagrin du fanatisme militant, à qui toutes pratiques sont autant de grâces envoyées d’en haut pour forcer l’accès des consciences. Exagération de toutes parts ; Monaco et Rodin ; et, en fin de compte, une comédie sociale, faite d’un quiproquo sans vraisemblance et d’un mélodrame qui n’aboutit point. Daniel Rochat ne s’écarte pas sensiblement de la formule chère à l’auteur.

De Thermidor la critique se tait. L'affaire est trop récente. L’interdiction de l’œuvre n’a pas manqué de soulever le redoutable problème de la liberté de l’art. À quel point l’art y était-il intéressé ? Je crains que la conclusion de cette étude générale ne nous permette de l’induire avec quelque vraisemblance. Induction d’autant plus légitime que M. Sardou l’a rendue nécessaire. Depuis plusieurs années, il n’imprime plus ses œuvres, jaloux de sauvegarder, les uns disent sa propriété, d’autres sa réputation littéraire.


VI

L’ÉCRIVAIN ET L’ART DRAMATIQUE.


Pour certaines renommées, l’impression est l’écueil. Assurément, une pièce de théâtre est d abord et surtout écrite pour la représentation. Mais elle n’est œuvre d’art dramatique qu’à la condition de supporter l’examen loyal et d’appeler l’admiration réfléchie de la lecture. La gloire est à ce prix. Après que l’illusion s’est envolée, que la voix de l’interprète s’est éteinte, et que le silence s’est fait sur la scène, alors la lettre moulée, d’une précision implacable, remet toute chose en sa place, fixe la matière de l’œuvre, en arrête les contours, écarte la tromperie des yeux et les surprises des sens, expose à nu le talent, la conscience et les procédés de l’écrivain. Car le style du théâtre a cela pour lui, qu’affranchi, par le voisinage de la réalité et la fiction de la vie, de la plupart des contraintes qui pèsent sur les autres genres littéraires, il est aussi plus transparent, et irrécusable en ses indices.

L’écriture de M. Sardou a une qualité dont on est d’abord frappé : c’est l’esprit, qui est étourdissant. Étourdissant ; je ne dis pas toujours naturel et mesuré. Étourdissant, mais sans rebuter les mots d’auteur, ni se défier des fautes de goût. M. Sardou a beaucoup d’esprit, et il en fait. Et comme il arrive à tous ceux qui font de l’esprit, il n’est pas suffisamment armé contre sa verve. La vraisemblance en souffre quelquefois.

« Vous faites de l’opposition. » — « Oh ! on commence toujours par là. » — « Mais enfin vous avez des principes. » — « Si j’en ai, Monsieur le maire, j’en ai à choisir. »

Sa fantaisie, partout agissante, et toujours en peine de combler le vide débordant des cinq actes, se contente trop souvent de la quantité. De ces nécessaires défaillances elle paye ses aptitudes au vaudeville et à la caricature.

« Le moment est solennel, déclame un Parisien en villégiature… Les campagnes manquent de bras. La terre nourrice voit ses enfants déserter le labeur des champs pour l’industrie forcenée de la capitale. C’est aux Parisiens à corriger le mal et à profiter de la belle saison pour reboiser les forêts, dessécher les marais, fertiliser les landes (les landes de Ville-d’Avray), et retremper la nature dans leur sein en se retrempant eux-mêmes dans le sein de la nature. »

C’est le coq-à-l’âne de Labiche, moins épanoui et inconscient. M. Sardou a de la verve ; il a toute sorte d’esprit, hormis l’esprit de sacrifice.

Son imagination fait merveille dans l’écriture pittoresque et imagée. Il brosse adroitement son style, comme ses décors. Je n’affirmerais pas que ses peintures fussent toujours enlevées en pleine pâte, ni sa poésie d’une originalité saisissante, ni ses analyses psychologiques d’une nouveauté rare, ni ses métaphores exactes et scrupuleuses. Il enlumine volontiers ; la chromolithographie ne lui inspire pas de dédain ; le lac bleu, la fête des étoiles lui sont des thèmes à variations agréables, et dont il est assuré qu’elles feront impression sur le grand public. Il se plait à ce qui réussit, sans fausse délicatesse. Il ne raffine ni sur la sensation, ni sur l’expression.

« Je ne l’attends plus avec la même impatience, dit une femme un peu lasse. Cette inquiétude, quand il tardait un peu ! Cette émotion si douce au bruit de sa voiture, au son de sa voix, au son de ses pas… »

Il soigne son effet, et ne fait pas sa phrase. Il a des euphémismes très concrets et très exquis.

« Non, je ne vous ai pas fait l’injure de vous apporter ici les restes d’un amour prodigué aux pieds d’une autre. »

Ses images, qui sont le plus souvent vives, ne manquent pas parfois d’imprévu.

« Tu me fais l’effet d’un corsaire qui veut devenir confiseur. Tu vides tes barils de poudre pour y verser du sirop… »

En revanche, il prend son bien où il le trouve, et utilise sans fausse honte les clichés qui ont déjà servi. Il promène le « char conjugal » sur le chemin battu du couplet sentimental ; et nous savons, pour l’avoir étudié plus haut, de quels agréments de forme il rehausse une morale sans prétention. Et il est vrai que son imagination ne se pique pas d’une originalité à rebours.

Mais il possède le style de son métier, haché, rapide, haletant, saccadé, tout en formules, en répliques, en tirades, en litanies ; inachevé, quand il convient, déclamatoire à propos, larmoyant à point nommé ; qui éclate en apostrophes ; qui se marie au trémolo, qui souligne tous les jeux de scène, qui ne néglige aucun des accessoires.

« Travaille, forçat !… » — « Ah ! Dieu, oui !» — « Ah ! Dieu, non ! » — « Je coupe consciencieusement tous les feuillets… Henri ! Mais en tête de chaque chapitre… Henri ! Tous les personnages… Henri !… Tous les mots… Henri ! Henri ! Henri !… »

C’est un semis de points suspensifs et exclamatifs, où germe le pathétique, où fleurit la gaité.

Sous ces membres épars de phrases fragmentaires se devine le flonflon vibrant et articulé du comédien. L’incidente rit ou sanglote dans un mouvement réglé à l’avance. Tout cela relevé de digressions piquantes, d’apologues spirituels, de prières et de confessions émouvantes, qui résolument s’enchâssent dans le moule classique de la tirade. C’est une joie aisée pour l’oreille, un régal pour la sensibilité. Tout cela est ajusté, agencé, machiné ; cela porte, et passe la rampe, comme on dit, sans dépasser le technique et le procédé d’un spécialiste, qui se répète et se connaît…

Car si M. Sardou est victime d’un malentendu, personnellement il n’en est pas la dupe. Pour avoir toujours su ce qu’il faisait, il a longtemps apprivoisé le succès. Il l’a même exporté. Sa réputation s’étend du côté de l’Orient et de l’Occident jusqu’aux régions extrêmes, où le soleil se lève et se couche. Et j’ose dire qu’elle est proportionnée à son talent. Il est l’heureux artisan de sa fortune. L’étranger le cite avec admiration. Il a des intermédiaires et des comptoirs qui sont en pleine prospérité. Il fait au dehors honneur à l’article de Paris. Il en est bien l’adroit et imaginatif ouvrier. Seulement, si nos successeurs lui réservent une place dans l’histoire du Théâtre d’Hier, il devra cet équivoque honneur moins aux qualités de son esprit qu’à l’abus qu’il en a fait, moins aux ouvrages qu’il laisse et qui lui donneront l’illusion de la gloire tant que, lui vivant, ils garderont leur valeur marchande, qu’à la réaction qu’ils ont soulevée contre les règles les plus élémentaires de la composition et de l’invention dramatiques. Et l’on peut craindre que le jugement des hommes ne lui soit d’autant plus sévère, que cette réaction aura été plus violente et dommageable à l’Art.



  1. Alexandre Dumas fils. Préface du Père prodigue.
  2. Fernande
  3. Nos Intimes.
  4. Nos bons villageois.
  5. Nos Intimes, 19 sqq. Cf. Lionnes pauvres. Émile Augier, iv, 2. D’une scène saisissante et simple, et qui serre la réalité de près, M. Sardou fait quelque chose de spirituel, sans plus, et prend son bien où il le trouve. Les Lionnes pauvres sont de 1858 et Nos Intimes de 1861. « Ô amitié, que de crimes on commet en ton nom ! »
  6. L’oncle Sam.
  7. Émile Augier. La Contagion.
  8. Préface de la Haine.
  9. Est-il utile d’indiquer le souvenir du salon de la baronne Pfeffers qui hante M. Sardou au point qu’une partie du premier acte de Séraphine (dont certains détails sur la religion qui aime ses aises et « le Sermon sur la charité ») est sans déguisement empruntée du Fils de Giboyer, iv, 6, 148 sqq. ? Au fait, est-il utile … ?
  10. Préface de la Haine.
  11. V. Introduction. II. Scribe et le vaudeville.
  12. Cinquième acte de Séraphine.
  13. La Famille Benoîton.
  14. Nos Intimes.
  15. Fédora.
  16. Le trop fameux renard de Nos Intimes.
  17. Nos Intimes.
  18. J.-J. Weiss. Le Théâtre et les mœurs, 260.