Le Théâtre d’hier/Meilhac et Halévy/Les mœurs et les caractères


III

MŒURS ET CARACTÈRES.

La Petite Marquise. — Froufou.

Cette double impression s’avive et s’affine dans les comédies de mœurs écrites en collaboration par MM. Meilhac et Halévy. Je n’écrirai pas qu’ils sont des petits-fils de Voltaire, n’ayant nul dessein de contrister M. Halévy. Mais il est véritable qu’un souffle de tolérance a effleuré leur œuvre commune. Je ne les rattacherai pas davantage à cette littérature galante, qui prit ses plus intimes ébats dans la seconde moitié du xviiie siècle, et dont Charles Monselet se pourléchait avec gourmandise : pourquoi suspecter M. Meilhac ? Mais il est manifeste qu’un démon, qui fait le bon apôtre, s’est insinué parmi les froufrous de leur théâtre, et que, dans les soudaines et décentes envolées du dialogue, il imprime aux plus blasés la petite secousse, qui est une friandise.

À la vérité, ils procèdent de Labiche, comme j’ai dit ; mais ils opèrent sur le domaine de M. Pailleron. Leur observation est plus aiguë que chez le premier, moins émue que chez le second. À mesure que le champ de la vision se restreint, après Émile Augier, Alexandre Dumas fils, Édouard Pailleron, on est insensiblement conduit à y mettre plus d’esprit. Et sous l’esprit plus délié se devine l’imperceptible détachement, qui n’est pas encore l’humeur morose, mais qui n’est déjà plus la belle humeur. C’est de l’humour, à la française. Le comique est plus acéré, moins sympathique aux hommes et aux choses. Il trahit une indulgence sagace et un peu indifférente aussi. Il semble que tout ce qui dépasse cette mesure soit un pédantisme. Aussi MM. Meilhac et Halévy ont-ils étudié le monde, les hommes du monde, la vie de Paris, les mœurs des quelques centaines d’« inerties distinguées », sur lesquelles le théâtre contemporain s’obstine à nous faire entendre que Paris et la France ont les yeux. Et avec une modestie, peut-être excessive, ils se sont cantonnés dans un coin de cette réduction de la société ; ils ont étudié un certain monde dans le monde, un monde mitoyen et limitrophe ; ils nous ont produit quelque chose comme l’image de l’existence moderne, telle qu’on la suppose imprimée dans le cerveau d’un clubman très boulevardier. Leur observation, leur philosophie, l’angle sous lequel ils voient la comédie humaine, tout cela, sent son homme d’esprit, un peu fatigué, qui contemple sans angoisse le défilé des ridicules élégants, insouciants et à la dernière mode, assis dans un fauteuil capitonné, contre la fenêtre de son Cercle.

De ce poste d’observation, soit qu’il dirige ses yeux sur le boulevard, ou qu’il se contente de prendre garde aux propos qui se tiennent autour de lui, cet homme d’esprit trouve également de quoi intéresser son dilettantisme curieux d’un tout petit nombre de choses toujours les mêmes. Ce Max, moins troubadour et plus sceptique que celui de M. Pailleron, ne prend de réel plaisir qu’aux lieux communs de la parlotte ou du club élégant. Sa philosophie est faite de tous les potins des salons et des boudoirs, des ateliers et des tribunaux, des théâtres et des alcôves, des théâtres qui ont un dégagement sur les alcôves, et des alcôves qui ont une ouverture sur les théâtres. Lardons scandaleux, séparations de corps, l’exposition select de Rouge et Noir, l’exhibition plus select de Noir et Rouge, les luministes dont le monde se moque, et les intentionnistes qui se moquent du monde, le succès de la Petite Poularde, les cocottes qui sont actrices, les actrices qui sont cocottes, et les petites mondaines qui s’improvisent actrices en attendant mieux, tout cela emplit et occupe sa pensée sans encombrement ; et il en parle, comme on en parle alentour, d’un certain ton dégagé, mesuré, presque gai, sans effusion. Et MM. Meilhac et Halévy voient le même monde de la même fenêtre, en écoutent l’entretien, assis dans le même fauteuil du même Cercle ; ils n’en perdent ni un geste ni un sous-entendu ; et, d’un esprit plus alerte et mordant ils rendent à ce public d’un parisianisme surperfin ce qu’il leur a prêté.

Point d’amertume en eux ni d’insistance dans la satire. Les types qui ont posé devant leur crayon, sont enlevés de profil, quelquefois de dos, rarement de trois quarts. Les portraits de face ne les tentent guère : il y a là trop de dessous à étudier, de nuances à ménager, de valeurs à pousser. Demandez-leur le croquis d’un avoué, l’esquisse d’un avocat, la silhouette d’un peintre : leurs cartons en sont remplis, et les études sont d’une verve pincée, originale. Il faut lire l’audience du iiie acte de la Boule, ou le iiie acte de la Cigale. C’est bouffonnerie, mais non pas de médiocre qualité. Cela est mordant, inoffensif et léger.

Les plus hautes conceptions de l’homme à la mode sont l’âme même de ce comique. Les malicieux auteurs ont dévoilé les mystères de Vénus et de Thalie, qui tiennent tant de place en cette existence dorée et factice. Le théâtre surtout, avec son personnel et son laboratoire, le théâtre d’Indiana et Charlemagne, ils en ont entr’ouvert les coulisses ; ils ont révélé les moins innocents secrets de la pièce vue à l’envers. La légendaire vanité de la gent comédienne, encouragée par l’incomparable snobisme de la fine fleur boulevardière, est égratignée par eux ; la vertu des étoiles chiffonnée, la niaiserie des satellites étalée sans ostentation. Ils ont créé un La Musardière d’un romantisme falot, et un mari de débutante arrivée, qui constituent une plaisante trahison du secret professionnel. Ils ont fait voir jusque dans Froufrou l’empiètement du théâtre dans les salons, et les immédiats effets du cabotinage séculier sur ces petites cervelles affolées de « chic ». Et, de toutes les frivolités mondaines cet art d’un lyrisme et d’un goût douteux étant la plus frivole et la plus envahissante, ils n’ont pas manqué d’en extraire une manière de morale peu dogmatique, qui passe la rampe et s’insinue joyeusement en ces têtes peu rebelles. La morale relative de l’opérette complète la sagesse dilettante du Cercle. Et tous ces caractères, en somme, procèdent assez directement, pour la psychologie et le dessin, des sententieux fantoches de la Vie parisienne.

  Mes bons amis, je vous présente
  Une gantière autrefois innocente.
Et qui pour moi renonce à vingt ans de vertu.
   — Turlututu !

N’allez pas croire au moins que l’observation en soit absente ; elle y est, au contraire, pénétrante, et philosophique, et d’une agréable insouciance. Turlututu ! Ce mot dit plus de choses qu’il n’est gros. Il est le symbole d’une demi-croyance ; il signifie qu’ainsi va le monde, et qu’il pourrait peut-être aller autrement, et que cela nous est égal d’ailleurs.

MM. Meilhac et Halévy, en gentils esprits qu’ils sont, n’insultent pas une femme qui tombe, mignonne brebis de Panurge ; ils se gardent de la frapper, même avec des fleurs. Ces entorses de la vertu ont si peu, mais si peu d’importance, que ce commun accident ne mérite plus une satire, et que le jeu, comme on dit, n’en vaut pas la chandelle.

« Les mœurs s’adoucissent de jour en jour. » Gardez-vous aussi d’en inférer qu’ils aient méconnu le problème de la femme moderne, si résolument posé par M. Alexandre Dumas fils. Ils l’ont indiqué — par métaphore. « Vous vous dites : oh ! ces femmes du monde, coquettes, dépensières, toquées… tout cela est vrai ; mais à qui la faute ? À la société moderne qui ne laisse aux femmes qu’une place insuffisante » — « Oh ! quant à cela… » observe le baron de Gondremark en se reculant, à moitié submergé par le flot des jupes qui déferlent. « Voyez-vous, dira plus tard Froufrou, vous m’avez toujours placée beaucoup plus haut qu’il ne fallait. » D’où MM. Meilhac et Halévy concluent, en souriant, que tout cela n’est pas sérieux, ou mieux, d’où ils ne concluent pas que l’amour est une bêtise, s’il n’est une commodité décente et plaisante, mais le laissent entendre. D’où ils tirent de jolies scènes, dans lesquelles les conventions du vocabulaire galant se rajeunissent d’argot ; d’où ils empruntent des types lestement pris en leur mesure, d’une ironie pratique, piquée comme un colifichet à la mode à tout bout de phrase, et d’une sensibilité très émoussée par l’esprit, et presque véritablement nulle. C’est, encore un coup, le charme subtil de ces comédies et de ces caractères, qui se complique ou se gâte d’une certaine impuissance à exprimer le sentiment vrai.

La Petite Marquise est peut-être le chef-d’œuvre des comédies de mœurs de MM. Meilhac et Halévy. Là toutes leurs qualités de verve, d’esprit, d’imprévu, d’observation acérée, de pensée indulgente et de morale pratique, se sont précieusement confondues. Le sujet même est le fond de leur opinion douce aux aimables ennuyées, qui signent leurs pattes de mouche d’une innocente formule : « Ta petite femme du monde qui t’aime bien. » L’ouvrage encore est aristocratique par un nouveau ridicule du mari, qui n’est ni gourmand, ni jaloux, ni congestionné, ni soupçonneux, mais érudit[1]. Cet homme se distrait des félicités du mariage par contenter son goût pour les études romanes. Et ce travers inélégant est fait pour étonner et réjouir nos sporstmen. Que dire de Boisgommeux ? Qu’il a des bois et qu’il est gommeux, et que ses compagnons de baccarat le reconnaissent, et que c’est bien lui, et que c’est bien eux. C’est elle aussi, oh ! que c’est elle, la petite marquise, avec son horreur du mariage inspirée par le timbre de voix du mari ! Sujet, situations, personnages, tout y est d’une modernité très spéciale.

Le nœud même de l’intrigue, l’introduction de la concubine dans le domicile conjugal, et le jeu de l’amour et du hasard qui remplace la « professionnelle » par la soubrette, et je ne sais quel platonisme qui se répand sur ces scènes inédites, sont d’un Marivaux du second Empire. Les déclarations, le dépit, la brouille, la réconciliation, tout en est succulent. « Extase, longue, longue extase !… My little marchioness ! » Le « nouveau point de vue », le « sage législateur » ; les habituelles misères des amours furtives, les trois numéros des trois fiacres, le marmiton sur le palier sont d’une fantaisie démonstrative. La diplomatie galante des salons, « un petit coup d’œil, un éclat de rire à propos de rien, quelques mots insignifiants derrière l’éventail, et puis, quand vous me quittiez, un regard bien d’aplomb… J’en appelle à tous ceux qui ont l’habitude des femmes du monde… est-ce que cela ne veut pas dire : vous pouvez marcher ?… » le dénoûment même si adroitement aiguillé par une manœuvre inattendue, ce mari qui par un retour de crédulité pousse sa femme au bras de l’amant qu’il invite à dîner, et le soupir final : « troubadour ! » qui n’est pas indigne du suprême : « hélas ! » de Bérénice : autant de traits heureux d’une observation menuisée et tout de même directe.

Voilà donc un délicat chef-d’œuvre, dont l’infini détail nous remplit d’aise, — dont les ingénieuses surprises nous chatouillent, et dont l’esprit n’est bientôt qu’agacerie. Pas un mot de sensibilité naïve ; rien de vrai, d’uniment vrai. Cela est agile, minutieux, gracieux et crispant. La femme, le mari et l’amant n’ont pas pour un liard de simplicité. L’ironie les démange ; ils ont des transports mutins et gamins ; ils ne font pas leurs phrases, et ils s’écoutent parler ; au moment de s’attendrir, bon, voici qu’ils tirent la langue…

« Et vous, femmes, qui seriez tentées de m’imiter, femmes, qui avez, ainsi que moi, rêvé l’amour venant vous consoler des déboires du mariage !… Que n’êtes-vous là, mes sœurs !… Je ne vous donnerais pas de conseils, je ne vous ferait pas de tirade, je vous dirais simplement : écoutez, regardez, et souvenez-vous, mes sœurs, souvenez-vous ! »

Je regarde, et je vois le geste espiègle de l’actrice, l’ahurissement de Boisgommeux, et je me souviens qu’en effet tout cela n’est pas sérieux, que tout cela n’a pas d’importance, que j’étais une bonne bête de me laisser aller à mon émotion que je refoule piteusement, dans l’attente d’une occasion meilleure. J’éprouve, mêlée à un plaisir très vif, une vague angoisse que ces hommes d’esprit, ces hommes du monde, ces observateurs qui clignent des yeux et ces amoureux qui à tout moment ricanent, ne se gaussent de quelqu’un, qui pourrait bien être le naïf et pas du tout aristocrate spectateur que je suis. Cette verve et ces voix blanches me gênent. Ces traits d’ironie sournoise et de fausse naïveté entrent en moi comme autant de pointes sèches. Cette grimace du sentiment me pique et m’énerve. Je suis à présent comme « une pelotte d’épingles, qui aurait conscience de son état », une pelotte à qui le destin aurait accordé la faculté d’être agacée.

Cette ironie continue est un défaut rare, savoureux, distingué, mais c’est un défaut, qui me gâte les meilleurs ouvrages de MM. Meilhac et Halévy. Encore une fois, il y a du clubman là-dessous, et un peu du « m’as-tu vu ? » Le théâtre, dont ils ont dévoilé les ridicules, s’est vengé sur leur talent. La source de sensibilité s’en est desséchée et tarie. Quand ils y veulent puiser, en vain ils frappent le rocher de leur magique baguette. Ils en sont réduits aux procédés factices, aux humiliations du mélodrame, du vulgaire mélodrame, eux, les observateurs délicats, les attiques ; on voit alors MM. Meilhac et Halévy « rivaliser » M. Sardou, selon le mot de la Cigale.

Les trois premiers actes de Froufrou sont proprement un délice. En aucune autre pièce ils n’ont tissé une trame plus légère et solide ; nulle part ailleurs ils n’ont attrapé un sujet qui convint davantage à l’agilité ténue de leur talent. C’est la Petite Marquise, avec moins de convention parisienne, de concession à la légende de la vie de Paris, qu’ils n’ont d’ailleurs pas peu contribué à former. Il y a là beaucoup plus de ce qu’on voit ou entrevoit dans la pénombre de certains salons mondains, où une discrète senteur d’encens monte, à la gloire — et à la tête de la femme-joujou, de la femme-froufrou. Une atmosphère de gâterie, de fleurette, de caprice et d’insouciance enveloppe ce château des Charmerettes, ainsi appelé d’un coquet diminutif qui lui sied. Brigard, le père, — non, certes, le père Brigard — ce La Musardière adouci,… qui, malgré ses cheveux teints et ses fredaines de vert-galant,… est tout de même père à sa façon, par à peu près,… comme il est amant, ou à peu près ; qui adore la plus fringante de ses filles et se prosterne devant l’autre… et qui peut-être préfère celle qu’il adore… parce qu’elle est plus femme… plus telle enfin qu’il les préfère et les adore toutes ; père malgré tout, plein de bonne volonté fortifiée de morale, par à-coup, de morale fragmentaire, intermittente, ébauchée, je ne dis pas débauchée… est un papa bien moderne et combien peu patriarche, surtout avec une toque féminine à la main ! Quelle silhouette encore que ce Valréas, irrésistible, léger, heureux de vivre et de faire le geste de l’amour ! Quelle désinvolture il déploie dans ses déclarations à pirouettes, moitié salon, moitié boudoir ! « Enfin, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement… Mais je suis désolé… maintenant, j’en suis sûr, il ne me reste plus aucune chance de vous convaincre de mon… de ma… non, n’est-ce pas ? » Il a de la race. Allons, saute, marquis ! — Et jusqu’à cette frivole baronne de Cambri, qui émoustille tous ces papillons, et préserve ses ailes de la flambée. Et jusqu’à cette opposition toute classique de la bonne sœur Louise, cette raison même, une Eliante plus bourgeoise et vaillante. C’est en toute cette pièce une illusion de vie aisée, qui moutonne, rayonne, fredonne autour de la surfine petite personne, dont le surnom fait à peine un bruit.

Ici, l’analyse est sémillante, et l’écriture frôleuse, comme un flirt. Le réalisme même perce par éclaircies, et avec quelle réserve ! Les scènes intimes sont tempérées et vraies, en sourdine : l’ambassade refusée, Froufrou sans Paris, et l’absolue incapacité de cette voltigeante cervelle, quand il s’agit de se fixer, de donner dans le sérieux de quelque chose, de se prendre à une idée, qui ne soit ni chiffon, ni fête, ni caprice, ni froufrou. Tout est froufrou en elle, jusqu’à ses velléités maternelles. Et froufrou de même, c’est-à-dire indiquées plutôt que déduites, l’appréhension de la faute, la révolte de l’honneur, le désir de vie sérieuse, l’élan vers le rôle de femme, de mère, d’épouse ; froufrou enfin l’intime et voilée gradation de ses vains efforts, de sa jalousie, de sa colère, qui aboutit au coup de tête irréparable d’un enfant gâté. — Froufrou ?…

Est-ce bien Froufrou que nous retrouvons à Venise ? Pourquoi là et non plus à Paris, ou aux Charmerettes ? — À cause de l’amour qu’elle a ressenti pour ce petit Valréas ? Froufrou si amoureuse que cela ? Coup de tête, amour de tête. Mais cette folle mésange en proie à ces calamités de la passion ! — La jalousie ? Vous m’étonnez. Froufrou n’est pas jalouse, ayant toujours été trop aimée ; et s’il arrive qu’un sentiment de cette violence éclate dans son cœur, elle ne cède point la place, elle la garde avec la pleine conscience de sa toute-puissante frivolité. Et donc, cette délicieuse personne, qui a nom Froufrou, est tristement installée à Venise, dans un grand palais romantique, criblée de dettes, en compagnie de ce Valréas, un chérubin que sa maman réclame, un mouton frisé que le mari va sacrifier à son honneur. (Celui-là aussi, on nous l’a changé d’un acte à l’autre.) Mais ce n’est pas sa faute, à elle, non plus qu’à la belle Hélène ; ce n’est pas sa faute, à lui, non plus qu’au berger Pâris ; tout cela est fâcheux, oh ! que cela est fâcheux ! Est-ce qu’en vérité d’aussi fâcheux effets peuvent naître de ces espiègles bagatelles du sentiment ?

Je vois poindre et s’enfler le mélodrame, et j’en ai du dépit, contre ce Sartorys d’abord, de qui vient tout le mal, et contre des auteurs spirituels qui, après avoir montré tant de mesure dans l’observation, sont condamnés par leur esprit même à n’en garder aucune dans l’émotion. L’un fait tort à l’autre. Ce Sartorys, qui relie en sa main les fils de l’intérêt dramatique, est un mari de Labiche, avec ses airs tragiques et d’un rodomont. S’il a l’étoffe d’un ambassadeur, je consens qu’on l’envoie à Rome, où ses éclats de voix seront au diapason du concert européen. Pourquoi faut-il qu’on ait confié à ce cuistre déguisé en diplomate les destinées d’une œuvre charmante ? Il a l’émotion collégienne et prudhommesque. Cet homme grave s’éprend, comme un novice, d’une exquise créature qui est aux antipodes de la gravité. Il l’aime comme un fou, et consent à régler sa volonté sur les désirs de celle qu’il aime ; il est guindé dans ses tendresses et gauche, et aussi peu clairvoyant qu’il est possible à un diplomate de carrière ; on dirait qu’il se modèle sur la maxime connue : « Il ne suffit pas d’être un sot, il faut avoir de la tenue. » Il en a ; et si sa femme s’avise un jour d’être la maîtresse de sa maison, il s’entête à ne point satisfaire ce suprême caprice. À cet homme grave la compagnie de deux femmes est nécessaire, l’une qui est toute jeunesse, toute grâce, toute plaisir, l’autre toute raison, toute ordre, toute sagesse. C’est un ministre qu’il faut accréditer auprès du sérail. Il tient la comptabilité de son privé en partie double, comme M. Perrichon le carnet de ses voyages : côté des impressions, côté de la dépense. Il moralise, il est près de déclamer, par ma foi. Il joue alternativement de la syncope et du fleuret ; en garde ou à genoux, telle est sa devise. Il précipite les plus gros effets du mélodrame sans sourciller. C’est encore l’éperdue Froufrou qui a le mot judicieux en cette affaire.

« Deux hommes s’entre-tuer à cause de moi, Froufrou ?… Est-ce que cela est possible ?… Songes donc !… Froufrou, des fêtes, des chiffons, toute ma vie était là… C’est pour cela que j’étais faite, pour cela seulement… Qui donc m’a jetée au milieu de ces choses si terriblement sérieuses et qui m’épouvantent ?

Qui donc ? Mais ce Sartorys, pauvre chérie, Sartorys, l’implacable instrument de deux auteurs inhabiles à s’attendrir, et à sentir vraiment. Ces choses si terriblement sérieuses sont la rançon d’opérettes triomphantes et de comédies ironiques. La pièce s’assombrit et se machine aux dépens de la grâce et du goût. De MM. Meilhac et Halévy on attendait quelque délicatesse. Froufrou se flétrit et se meurt ; la Croix de ma mère, le Petit Georges qui veut sa maman, la Dame aux Camélias, Mimi Pinson, la tirade du cercueil et de la robe de bal se suivent et se complètent irrémédiablement. Brigard en a oublié de teindre ses cheveux ; tant d’infortune et de banalité le défrise. Du refrain d’Indiana et Charlemagne il retombe ahuri dans le trémolo de M. Sardou. Ainsi finit une délicate étude de psychologie parisienne en trois actes, par un drame de cape et d’épée aggravé d’une maladie de poitrine. Au moins la moralité du dénoûment est-elle sans reproche ; elle prévient les plus honnêtes scrupules de la censure. « N’exigeait-on pas, écrivit un jour Émile Augier, que, dans les Lionnes pauvres, Séraphine, entre le quatrième et le cinquième acte, fût victime de la petite vérole, châtiment naturel de sa perversité ? » Froufrou étant moins coupable, MM. Meilhac et Halévy se sont contentés de la phtisie ; dans Fanny Lear, il avait tâté de la folie : dures contraintes pour des hommes d’esprit. Pauvre Froufrou !…

  1. Cf. Le Monde où l’on s’ennuie ; —L’Âge ingrat d’Édouard Pailleron.