Le Théâtre d’hier/Introduction/Positivisme et réalisme


III

POSITIVISME ET RÉALISME.


« Les faits, je les méprise ! » disait bellement l’idéaliste Victor Cousin. — « Enrichissez-vous », répliqua Guizot, effrayé de ce hautain mépris des réalités. Et la science, hâtant ses fécondes besognes et multipliant coup sur coup ses découvertes, jetait à tous les vents et dispersait en tous sens, dans une fièvre d’inventions pratiques et appliquées, la maxime de l’évangile nouveau : « Enrichissez-vous ». Ce fut, dès lors, contre l’idéalisme intransigeant la revanche des faits. Pour la bourgeoisie le romantisme était la première exaltation et l’ivresse du triomphe. Sur ces cimes, elle éprouvait toutefois du vertige.

L’esprit bourgeois, qui n’est pas uniquement celui de M. Homais, consiste plutôt en une lucidité avisée de l’intelligence. Du positivisme s’accommodaient mieux ses réelles et foncières aptitudes. Il ne se hausse pas volontiers aux sublimes conceptions ; ou, du moins, il n’y séjourne guère. L’oxygène, dont l’impalpable nappe s’étend sur les routes directes et le terre-à-terre appréciable des choses, est nécessaire à le maintenir en équilibre et en santé. Mais tout ce qui est ressource ou embellissement de la vie est par lui conçu vite et bien. Tout ce qui est vérité de fait, il se l’assimile aisément et en tire sa substance. Il ne convient pas de traiter avec le dédain superficiel et inconsciemment poncif de quelques humoristes ce bon sens persévérant et méthodique, qui assure à notre siècle, dans l’écoulement de l’humanité, son lot de gloire fixe et durable. De la science l’esprit bourgeois s’est emparé avec convoitise, y étant tout spécialement apte. Il a eu d’abord un admirable élan vers la richesse et toutes les vertus qui l’acquièrent : patience, activité, industrie, économie, sens précis de la réalité, vue exacte des choses. Il a été premièrement positif d’enthousiasme, et non sans grandeur. Car n’est-il pas grand aussi de dompter la nature et la vie, pour les faire meilleures, au profit de ceux qui nous sont chers, et à qui nous adoucissons le présent et préparons l’avenir ? Et n’est-ce pas encore un austère idéal et une poésie que le travail de l’homme arrachant aux sévices de l’existence et aux atteintes brutales des forces physiques, le bonheur de la famille et les secrètes joies du cœur ? Parce que cette poésie est morale, ne glissons pas dans le ridicule de la méconnaître.

Cependant le pouvoir des faits s’accroît. Un gouvernement de fait s’improvise. Le positivisme se fortifie, s’impose, et s’exaspère. Il se détourne de l’idéal, et s’attache à la logique. La loi et la science prennent sur les esprits une autorité exclusive. Les travaux des savants se traduisent en des paralogismes pseudo-scientifiques, qui envahissent la société et justifient les moins louables appétences. « Si le goût du positif, écrivait J.-J. Weîss en 1858, ne renaissait dans les esprits que pour en bannir les illusions dangereuses, pour y ramener avec le sentiment des réalités sévères de la vie, le respect des devoirs qu’elle impose, nous nous applaudirions sans réserve qu’on devienne chaque jour plus positif[1]. » Mais l’austère idéal est dépassé. Les faits seuls se cristallisent et fascinent les regards. La loi, qui fait office des principes, fait aussi illusion à la conscience et la dépossède gravement. La fortune, qui est la première des réalités, devient un devoir ; elle est presque le devoir. L’argent n’est plus seulement un moyen, dès que l’assouvissement est une fin. La morale est ébranlée par une cohue de contre-vérités de fait, à la tête desquelles se dresse la jouissance égoïste et sceptique. Le bonheur est au plus habile, qui s’enrichira, au plus malin, qui tournera le Code, au plus exempt de scrupules, qui matera ou apprivoisera l’opinion. Les contre-sens font rage, les sophismes se déchaînent, et le dilettantisme s’en rit, qui ruine définitivement les bases d’un idéalisme craqué de toutes parts, en dépit des quelques Parnassiens, ciseleurs de rimes d’or, âmes égarées, voix perdues ; — tant qu’enfin passe le détroit et franchit glorieusement nos murs la détestable erreur, fille bâtarde d’une géniale doctrine, produite au grand jour par des ignorants ou des scélérats, et qui décrète comme une loi nouvelle l’atroce égoïsme humain et l’âpre lutte pour les concupiscences.

En attendant cette barbare dépravation du positivisme, qui a chez nous un culte, le culte du moi, depuis hier, — dès longtemps une révolution dans les mœurs est accomplie, qui n’est pas la moins curieuse de celles que le siècle s’est données en spectacle. Et voici donc l’amour ravalé à la condition d’une vérité de fait, aux prises avec les faits, l’argent, la loi et la science.

Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs ?…

Qui a dit cela ? Dans quel pays ? Au sein de quelle civilisation rudimentaire cet homme a-t-il vécu ? —— Cet homme est un poète, un peu fou comme tous les poètes, qui, bourgeois à peine parvenu au pinacle, a déifié la femme pour se faire honneur, et dont, trente ans après, les fils bourgeois, mais qui en ont rabattu de ces lyriques effusions, n’entendent plus les vaines mélopées.

En fait d’amour, ils considèrent le mariage comme une affaire, la poésie comme une babiole, et tiennent la vie pour chose infiniment sérieuse, dont il importe de se tirer à son avantage. En l’espace de trente ans, la terre a fait un tour : nous sommes aux antipodes. La question d’argent d’abord, et avant tout, pour cimenter la passion. On ne bâtit point sur le sable. Voilà ce que la Jeunesse entend proclamer d’un à l’autre bout des arcades du temple de Janus, qui est la Bourse. L’amour n’est même plus rechange de deux fantaisies, mais de deux signatures. Il est un contrat, pour commencer : on verra la suite. La suite, c’est la loi qui intervient pour en assurer l’exécution ; et ce retour est plein de charme et d’imprévu. Ainsi les fils des preux de 1830, de ces preux un peu grisés par leur avènement, qui élevèrent l’autel et brûlèrent l’encens pour la plus grande gloire de la femme-déesse, ont maintenant une belle peur de l’idole, et se font tout blancs du Code, pour limiter ses spirituels et souverains caprices. Ils ne s’agenouillent plus ; ils ne prient plus ; ils ne rient plus : ils plaident, ô vicissitude ! Ils en appellent, ô décadence ! Et s’ils ont pour eux toutes les circonstances atténuantes, la providentielle sécurité du flagrant délit, et aussi, par surcroît, la protection du gendarme, ils tuent. Tue-la !… Après l’avoir intronisée, divinisée, puis marchandée, paraphée, contresignée, tue-la, Dandin : c’est la Bête de l’Apocalypse !

Mais si le progrès de l’esprit positif s’arrêtait là, ce serait presque un avortement du rire, si doux au cœur et aux entrailles des hommes. Dans le domaine des faits, il y a encore. Dieu merci, une ample cueillette de ridicules à glaner. Le progrès ne s’arrête pas, heureusement. À ces modernes cerveaux l’amour n’apparaît plus que comme un fait, mais un menu fait, un fait de second ou de troisième ordre. Demandez à M. de Ryons, qui est l’ami des femmes. Par contre l’adultère est un de ces faits royaux, primordiaux, démonstratifs, qui appellent toutes les méditations du penseur et toutes les sévérités du législateur, du sage législateur. Deux classes d’hommes y sont particulièrement intéressées : les amants, pour les commodités qu’ils y trouvent, les maris, pour les inconvénients qu’ils y voient. De l’amour on peut rire comme d’une naïveté ; mais pour l’adultère, c’est autre chose. Ceci est une seconde conséquence de l’esprit positif, qui en engendre bientôt un troisième.

Pour l’édification des uns et la consolation des autres, la science et le laboratoire interviennent, qui prouvent compendieusement et catégoriquement que l’amour dans l’adultère et l’adultère dans l’amour, ou l’amour sans l’adultère, ou encore l’adultère sans l’amour sont phénomènes similaires, réflexes, et désormais décrits, qui s’accompagnent d’une petite convulsion psychophysico-chimico-physiologique Ah ! que cela est beau d’être savant ! Lisez plutôt Une Visite de noces. — La science a parlé : à présent le mieux est d’en rire. L’amour et l’adultère, l’adultère et l’amour, voilà pour les dilettantes une source intarissable de maximes agréables et de mots heureux, frappés au coin de l’esprit le plus moderne, dans le salon de la Petite Marquise.

Enfin, le divorce vint ; et, peu confiant dans le remède, un homme plus positif que banquiers, législateurs, savants et dilettantes, surtout plus désillusionné, sourit tristement, fronce les sourcils, pince les lèvres, ouvre la bouche, et conclut, pessimiste, clairvoyant et morose : « L’amour, imagination ; l’adultère, convention. Décidément, vous aussi, moi aussi, nous sommes un peu botes avec les femmes… » — Au delà de quoi il semble que le positivisme n’offre plus rien qui relève de la littérature.

Pour suivre le train des mœurs, l’art dramatique a dû s’alléger de toutes ressources inutiles. A mesure que les faits ont pris plus de place sur la scène, et que l’observation s’est donné plus d’espace, la poésie s’est restreinte davantage et insensiblement effacée. A proportion que la vérité du théâtre moderne a été plus extérieure si je puis ainsi parler, l’imagination, cette faculté tout intime, a été plus surveillée et modérée. Le réalisme théâtral a suivi la marche du positivisme dans la société, par une progression presque parallèle et continue. Tels, deux coureurs engagés sur une même piste et qui aspirent au même but, vont coude à coude, tête droite, poitrine saillante, toujours en avant, abandonnent de leur costume et sèment sur le parcours toute parure accessoire et superflue ; tant qu’à l’un des deux la respiration manque et paralyse l’effort de l’humaine machine.

Quoi qu’on en ait dit, le bourgeoisisme d’Emile Augier est le véritable point de départ du réalisme de notre théâtre moderne. La lecture de Balzac a produit son effet. S’il en fallait fournir une preuve à ceux qui, de nos jours, regardent en pitié la poésie poncive de Gabrielle je la trouverais dans l’indignation que cette œuvre souleva au milieu du camp romantique. On y était sans doute moins choqué du « luxe d’un garçon » ou du « machin au fromage » que de cette entrée en scène d’une imagination moins intrépide, d’une observation plus proche des faits, d’une émotion plus directe et intime. Toutes les pièces qu’Emile Augier a consacrées à la défense et illustration de la famille sont autant de fenêtres ouvertes sur les réalités de la vie domestique. Je ne parle pas du Mariage d’Olimpe, drame discutable, et qui n’est pas d’ensemble. Mais de Gabrielle à Seraphine Pommeau le progrès est manifeste d’un réalisme envahissant et mesuré. De ce progrès J.-J. Weiss, classique et délicat, était tout chagrin, et même un peu plus contristé que de raison. Emile Augier avait un génie trop bourgeois (j’emploie le mot en son sens élogieux et vrai), trop amant du goût, de la sobriété, et surtout de l’équilibre moral, pour renoncer de parti pris aux douceurs d’une poésie familière et donner avec suite en des excès fâcheux et encore injustifiables. Il a fait au réalisme sa part, et lui a dit : tu n’iras pas plus loin.

La magistrale harmonie de son œuvre n’est qu’un équitable partage entre les séductions d’un idéal très accessible et la juste intelligence des mœurs et des vices qui le menacent. Il n’y a aucune candeur ni dans son optimisme ni dans son réalisme : il est poète comme il est observateur, avec sagacité et conviction. Il a la ferme croyance en un bonheur àmi-chemin des félicités du rêve, que chacun peut atteindre par delà les vilenies du monde réel, et qui n’exclut ni une imagination discrète ni une observation loyale. Il n’escamote pas les faits dans la complication de l’intrigue : il se sert de la fantaisie pour la vérité, et, tranchons le mot, pour la plus domestique et laïque vertu. Et lorsque, soucieux d’élargir son horizon, d’agrandir sa formule, sans modifier son idéal, il s’en prendra aux passions qui sont un péril pour lasociété tout entière, et encore et toujours pour la famille dans la société ; alors les coups seront plus droits, fournis d’une main plus hardie, la vérité plus forte, le sens et le choix des circonstances plus frappants, mais sans brutalité ni violence, avec une vigueur mesurée, maîtresse de soi, avec les tempéraments qu’apporte dans la vie la foi sincère et persistante en une poésie faite de devoirs naïfs et d’affections coutumières. Enfin, comme si, à tous les instants de sa carrière, il avait craint que le réalisme n’étouffàt l’imagination en fleur, il la rafraîchissait « en un bain d’ambroisie » ; et, détournant ses regards du positivisme effréné, il reprenait haleine et s’abandonnait avec délice à la robuste et toujours vivace poésie de sa jeunesse. Il écrivait Philiberte ou le Post-scriptum, comme pour faire une retraite et se rapprocher de son idéal, à l’exemple des âmes pieuses qui par instants s’éloignent du monde et s’enferment avec Dieu. Et l’imagination, pour répondre à ce sacrifice, souriait et faisait fête au pénétrant et harmonieux écrivain.

M. Edouard Pailleron, ami et adepte d’Emile Augier, est à la fois plus ancien et plus moderne. Plus proche encore du pur classicisme par le choix de quelques sujets (Le Monde où l’on s’ennuie, La Souris), il est peut-être plus voisin du théâtre de demain par son penchant à l’analyse et l’orientation de son œuvre vers l’intérieur. Bien qu’elle soit moins considérable et d’une moindre influence sur notre temps, je ne serais nullement étonné que l’avenir fût assez doux à ce Marivaux d’un réalisme mondain et subtil, qui s’est plu à peindre et préciser la chose la plus insaisissable et imprécise, qui est l’éveil du cœur de la jeune fille ; et que, sous réserve de renouveler avec plus de décision le prétexte de ses comédies, de donner du champ à son observation, et de ne point commettre en de menues habiletés sa poétique fantaisie, il laissât le renom d’un observateur très artiste et d’un analyste sensible et raffiné. Mais il en faut convenir : malgré le succès sans égal du Monde où l’on s’ennuie, M. Edouard Pailleron est un peu isolé dans le mouvement du théâtre contemporain.

Depuis longtemps M. Alexandre Dumas fils occupe la scène en maître. Son entrée fut une prise de possession ; et, dès sa seconde pièce, Diane de Lys, positivisme et réalisme en recevaient une impulsion singulière. Il a rompu l’équilibre si doux à la conscience littéraire d’Augier. Il a regardé la société en face ; et son imagination jeune et fougueuse, qui avait poétisé avec quelque candeur la peu mystique Dame aux Camélias, en fut soudainement effarouchée. Toutes les erreurs, toutes les contradictions d’un monde positiviste et superficiel lui sont apparues comme autant de spectres ou fantômes détestables. Il a pris corps à corps sophismes et scélératesses timorés de l’opinion. Il les a personnifiés, mais non pas idéalisés ; et, au contraire, il a vivement débusqué l’idéal romantique et même la poésie bourgeoise de leur nuage radieux. La fantaisie a cédé le pas à la logique. Car la seule logique pouvait réduire la morgue de tous les contre-sens prétendus spéculatifs. Ses facultés défiantes, non exemptes, des sympathies spontanées, se sont tournées vers l’esprit géométrique, juridique, scientifique, et enfin, dépassant les vanités de la science, du code, et de la géométrie, toutes inventions de la courte intelligence humaine, se sont élevées jusqu’à Dieu par l’élan d’un zèle toujours logique, déductif et impératif. Il est un apôtre, qui ne s’humilie pas au-dessous d’une certaine dialectique ; son christianisme est une conclusion, plutôt qu’une croyance ou un effet de la grâce. Cest quelque chose comme du positivisme chrétien.

Au surplus, les Idées de M. Alexandre Dumas fils ne nous semblent pas, ainsi qu’on le verra par la suite, les fondements inébranlables de son œuvre. Elles sont plutôt le fronton du monument, mais un peu à jour et en l’air. Son incontestable originalité est l’observation même des faits ; surtout son plus solide mérite consiste en l’art dont il a mis le réalisme à la scène.

Nul doute qu’il soit entré plus avant qu’aucun autre dans l’étude de la vie contemporaine. Personne n’aforcé plus de secrets, révélé plus d’antinomies, éclairé plus d’équivoques, dénoncé plus de préjugés iniques et spécieux. A tout instant, il a côtoyé l’extrême limite de ce que le théâtre peut offrir aux yeux de réels dessous, cyniques ou mystérieux. Il a poursuivi le pseudo-pusitivisme jusque dans ses pires illusions, ses plus fâcheuses ou odieuses maximes. D’un regard assuré, derrière le front du sphinx, il a percé l’énigme de la femme moderne. Il a violé le sanctuaire de la déesse ; il y est entré comme Louis XIV au Parlement, botté, la cravache à la main ; que dis-je ? il a cravaché, chapeau bas, le sourire aux lèvres. Et il en est sorti avec une provision de documents : il avait vu face à face l’Idole, et surpris le culte en pleine décadence. Au monde étonné, au demi-monde scandalisé il a fait paraître les nudités de l’amour égoïste, de l’amour notarié, de l’amour monnayé ; à coups de logique il a enfoncé sur le premier plan du théâtre les inévitables jalons du pays de Tendre-en-Adultère : instinct, curiosité, sensualité, libertinage. Il a beaucoup vu, tout dit, tout redit, et de telle manière que ses observations furent manifestes et lucides, et qu’aucune âme, je dis la plus honnête, ne s’y pût méprendre. Il a mis tous les points sur tous les i. avec une lumineuse et implacable exactitude. Si le réalisme est l’expression des réalités ambiantes, je cherche vainement un écrivain plus réaliste que celui-là.

Ce n’est pas tout. Pour édifier une société positiviste sur les vérités prises à contre-sens par elle, il a emprunté à la philosophie positive quelques-uns de ses procédés. Tellement, que Frédéric-Thomas Graindorge a du premier coup reconnu son homme, et salué l’adepte de la méthode analytique. De Ryons, Olivier de Jalin ne sont pas tant des sauveurs, que des éclaireurs d’âmes, à la façon de Taine. Et chacun sait que ces morales vivisections ne souffrent ni les surprises du cœur ni l’aveuglement de la sensibilité. Il est allé plus loin encore. Il a versé le réalisme dans le creuset du chimiste. Il a sondé les reins, pesé les foies. Par instants, il a presque pensé que la passion est un précipité, dont il suffit de connaître la formule, pour obtenir la réaction. Il a opéré sur les sels et les bases. Et cela non plus n’est point pour prendre les hommes par le sentiment et donner de la grâce aux choses. Il s’est armé parfois du calme d’un praticien, et d’une radieuse indifférence. — Et, avec tout cela, il est vraiment le maître du théâtre réaliste par la puissante démonstration qu’il a donnée pendant toute sa carrière, de la supériorité de l’art sur la réalité. Tout son génie éclate dans cette suprême antinomie.

J’ai dit plus haut que, dès la pièce qui a nom Diane de Lys, l’imagination de l’auteur avait cédé la place à la logique. J’aimai dit ainsi. Un homme qui a débuté par la Dame aux Camélias ne répudie pas de cœur léger les qualités qui l’ont révélé grand artiste. Au fond, la logique de M. Alexandre Dumas fils est beaucoup moins abstraite qu’imaginative. Toutes les fois que la thèse lui laisse quelque répit, elle combine, ordonne, éclaire, anime et crée à nouveau les faits. Grâce à cette prestigieuse ingérence, le levain de l’observation, de ce réalisme audacieux et qui paraît peu maniable, se pétrit comme de cire, s’assouplit, s’adoucit, se transforme. Sur l’ensemble du tableau cette rigoureuse fantaisie plane, verse la lumière, distribue les jours, les ombres, le clair-obscur et les valeurs, met chaque chose à son plan, situations et caractères, prépare les unes, développe les autres d’un art impeccable et précis. Contre elle se viennent briser le cynisme fanfaron et l’inutile brutalité. Elle tient lieu de goût, et presque de sensibilité. Elle est une sensibilité de tête. Pendant que positivistes, analystes, chimistes s’occupent, elle rencontre d’aventure sur son droit chemin, sans faire mine de s’en écarter d’une ligne, une naïve et instinctive affection, qui est encore un fait démonstratif parmi tant d’autres, mais d’essence plus intime, et de qualité plus humaine. Elle s’en empare, la jette dans le rapide courant de la scène et de la pièce : et c’est une source de vie, d’émotions et de larmes bien-faisantes aux esprits tendus. Pendant que de Jalin lėve le plan du Demi-Monde, discourt sur les mœurs et les usages des habitants, une jeune fille innocente et désabusée se rencontre, égarée en ces régions, dont l’intérêt nous touche et nous attache aux mœurs et aux destinées de ces espèces. Et, en effet, ce Demi-Monde vaudrait-il la peine d’être tant décrit, n’étaient cette innocence à préserver et quelques honnêtes gens à prémunir ? Il faut lire, un peu partout dans ce théâtre, les aveux de vingt malheureuses femmes, — dont M. Alexandre Dumas fils a ausculté le cœur palpitant et quelquefois disséqué les organes avec le rude sang-froid d’un anicien, — pour tressaillir et frémir d’aise ou de douleur, pour être pénétré d’un sens de la vie, qui défie et rehausse ces misères de la réalité. Et ainsi, nul écrivain dramatique n’a été un réaliste plus audacieux, ni un positiviste plus décidé ; mais nul aussi n’a plus puissamment asservi les faits aux lois d’une vérité supérieure, qui est œuvre d’imagination, de sympathie et d’art.

A force de tourner l’écueil, il a donné à d’autres la tentation de s’en jouer ou de s’y heurter.

De cette âpre dérision de nos vices et de nos illogismes sociaux est né l’adroit et spirituel dilettantisme qui rit de tout sans la moindre envie d’en pleurer. Ou, s’il pleure, c’est par accident, pour n’avoir point l’air de manquer de cœur, et d’ailleurs avec une certaine gaucherie qui trahit l’inexpérience. « Froufrou !… Pauvre Froufrou !… » L’ironie gaie adultère l’émotion ; et morose, la tarit.

Un observateur d’une pénétration égale à celle de M. Alexandre Dumas, sinon de pareille envergure, et qui était tenté de poursuivre le positivisme plus loin encore, devait fatalement dépasser les extrêmes limites, que son glorieux prédécesseur avait souvent reculées, et, pour être plus réaliste, ou s’il vous plaît mieux, pour l’être avec moins de concessions à l’art même, humilier une bonne fois et proscrire la sympathie et l’imagination, maltresses d’erreur. « Ton imagination, c’est ton ennemie », a dit M. Henry Becque, et il passé outre. On verra, dans le chapitre qui lui est consacré, par quoi il l’a cru pouvoir remplacer, au mépris de toute fiction. Il a naturellement beaucoup d’esprit ; il n’a pu se débarrasser de ce don ; il en a usé infiniment. Le calme de l’analyste a dégénéré en mélancolie, l’indifférence méthodique et tempérée en hostilité. Poussant au noir l’observation, il a poussé à l’aigu la vérité qu’il en exprime. Pour être plus proche de la réalité, plus étroitement rivé aux faits, il a écarté de son théâtre toute convention artiste, dont la plus ancienne et la plus efficace est l’émotion qu’auteur et spectateur doivent ressentir de complicité, au contact de la vie. Il a foulé aux pieds un aphorisme qui date des premiers tréteaux sur lesquels monta le premier Guignol :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

L’ironie impassible s’émousse. Les faits, la brutalité des faits n’est que tristesse inféconde. Imagination, émotion, logique même, il a tout rebuté avec une vaillante imprudence. A grand effort, il a étouffé en lui la vivifiante flamme du génie. Et, comme il y a tout de même une rare vigueur d’observation dans cette œuvre dénudée, découronnée, et une certaine grandeur dans ce douloureux holocauste, les disciples ont afflué de toutes parts, qui, n’ayant pas le génie de leur maître, n’ont pas voulu non plus avoir plus de talent que lui. De cet absolu dénûment ils ont fait une doctrine. Dans ces ouvrages éphémères, les vocables prennent une importance qu’ils n’avaient jamais eue, et les plus lamentables faits une valeur, qui n’en est pas plus glorieuse. On pille la Gazette des Tribunaux ; on scrute les Nouvelles à la main. On suspend des pièces entières, ou plutôt des fragments de pièce, à un mot, un mot entendu quelque part ou imprimé ailleurs, et dont la crudité est une joie sévère. Avec trois ou quatre de ces traits-là on est assez riche pour produire une œuvre, découpée en tranches, et saignante comme la vie.

Quant aux Philistins qui se détournent et se rebellent, curieux d’une réalité à la fois plus exacte et plus relevée, on leur répond, au rebours de l’idéaliste Victor Cousin, mais avec même dédain transcendant : « C’est un fait. On ne méprise pas les faits. »


  1. J.-J. Weiss, Le Théâtre et les Mœurs, p. 167.