Le Théâtre d’hier/Introduction

INTRODUCTION


I

HIER ET AUJOURD’HUI.


Ceci est un livre de bonne foi, dont le titre est sans malice. Succédant au romantisme, une autre évolution dramatique semble à présent accomplie, qu’il importe à cette heure même d’étudier d’ensemble, et qu’on peut résumer sous cette rubrique : le Théâtre d’hier.

Un souffle de renouveau a traversé la scène. Un Théâtre libre s’est constitué, où d’ardentes aspirations enflamment les esprits et activent la production. Les maîtres d’hier s’effraient de voir où ont abouti leurs tendances, qu’ils ne reconnaissent plus. Il n’est pas jusqu’à M. Henry Becque, que cette généreuse jeunesse proclame divin, qui parmi les douceurs d’une légitime fierté ne doive ressentir quelque effarement de son apothéose. Le piédestal qu’ils lui ont élevé, l’isole en le grandissant. Ils l’ont quasiment relégué dans l’Olympe, comme Lucrèce fit ses dieux inertes. En vérité. dans cette fournaise dramatique, dont il convient de louer le labeur, mais où trop souvent sur l’enclume sonore se forge et se tenaille le scandale chauffé à blanc, on n’adore aucun dieu, on ne reconnaît aucune loi, on peine d’ahan, avec confiance, dans l’anarchie. Plusieurs talents s’y sont révélés, qui grandiront ailleurs, sous le bénéfice d’une autre discipline artistique. Car on y « fait du théâtre », ainsi que jadis on faisait des fables, un peu tout le monde, chacun à sa façon et sans façon, au hasard de la fourchette.

Les critiques instruits et compétents sont fort en peine : ils épient l’occasion d’encourager, et le plus souvent hésitent ou se désespèrent. Ils accueillent l’effort, surveillent le symbole, guettent les révélations exotiques : sur quoi ils se rabattent pour se consoler du reste.

Cependant les ardélions de l’anarchie clament et entretiennent un tel tapage, que le public ahuri ne s’y reconnaît plus, n’entend plus ses guides, ne sait plus ce qu’il veut, ne veut point ce qu’on lui impose. Étourdi de cette bruyante confusion, il prend son plaisir où il le trouve, sans équivoquer sur la qualité, s’empresse au plus béotien vaudeville, se conjouit aux insanités de la chansonnette. S’il ne réclame plus les ours et les gladiateurs, c’est qu’il se plait mieux aux matchs de la vélocipédie.

Et puis, on se lamente sur ce goût si français du théâtre, qui se perd, quand c’est le goût tout court qui disparaît, quand toute règle est détestée, toute mesure méconnue, alors que le sens du beau s’émousse par l’abus de toutes licences et trivialités féroces. C’est un désarroi de la conscience littéraire. On semble avoir perdu jusqu’à la faculté d’acheter le plaisir esthétique au prix de quelque peine. Tout ce qui n’amuse pas immédiatement et directement, ennuie. Le scandale même nous lasse : on nous en a trop donné. Demanderez-vous au public d’être plus délicat que la plupart de ceux que l’on voit prendre en main la mission de l’éclairer ? Les mots ont perdu leur valeur ; la moindre drôlerie est saluée du nom de chef-d’œuvre ; le parler français n’a pas de terme assez fort pour célébrer les mérites de l’opérette ou de la pantomime. Il y faut les sonorités de l’italien ; « brio », « maestria », « diva » (diva !) saluent la voix blanche et les minauderies pincées de la chanteuse en renom.

Et ainsi, une brillante période de l’art dramatique s’achève dans le désordre artistique et moral. « Je me sens dépaysé dans mon pays, disait Émile Augier. Il me semble que mes congénères ont changé de mœurs et de langage. On se pâme à des audaces où je ne vois que des fautes de goût, et devant des virtuosités où je ne trouve que des fautes de français[1]. » Manque d’en chercher les raisons profondes, on crie haro sur Scribe. On l’accuse d avoir ravalé, monnayé le théâtre. Et il est vrai que ce pelé, ce galeux ne s’en peut plus défendre.


II

SCRIBE ET LE VAUDEVILLE.


Scribe a eu un mérite que les plus intrépides d’entre les modernistes feront sagement de méditer. Il a écrit pour le public, et non contre lui. Hormis le style, il a rendu au théâtre moderne à peu près le même service que Corneille au théâtre de Molière. Il a été un initiateur. Il a frayé les voies. Son imagination a rajeuni tous les genres dramatiques. Opéra, opéra-comique, comédie de mœurs, comédie politique en ont emprunté une vie nouvelle. D’un coup de sa magicienne baguette il a tiré de l’ornière le char de Thespis embourbé. Si l’honneur d’avoir été joué en plusieurs langues a pu donner quelque orgueil à l’auteur du Cid, cette satisfaction internationale n’a pas été marchandée à Scribe. Il n’est pas le Corneille du Cid et tant s’en faut ; mais nous lui sommes presque autant redevables que Molière et Regnard au Corneille du Menteur. Ou nos pères étaient des sots, ou ils ont eu quelques solides raisons de se plaire à Scribe.

Il a simplement renoué la tradition de l’art dramatique. Le drame de Victor Hugo, pour magnifiques qu’en soient les envolées, marque un temps d’arrêt dans le développement du théâtre d’observation. Il est constant que le lyrisme romantique faillit faire dévier de son cours et déborder par delà ses rives naturelles l’nspiration des dramaturges. Ce n’était pas trop du souple talent de Scribe pour la contenir et la redresser. Toutes les aspirations confuses, toutes les obscures tendances, toutes les théories plus ou moins lucides des Sedaine, Diderot et Beaumarchais aboutissent à Scribe, qui d’emblée leur donne une forme arrêtée. Il résout le problème de la pièce contemporaine, que, pour avoir pris trop d’avance sur la société, ses devanciers avaient seulement entrevue. Il dépasse la comédie de caractères, et prépare la comédie sociale. Il ne dit plus : condition avec Diderot ; il ne dit point : couleur locale avec Victor Hugo. Il se prend aux mœurs.

Tout le xviiie siècle dramatique s’est heurté contre un obstacle insurmonté. Ou cherche une formule plus large, qui serait la peinture des milieux ; et l’on est enfermé dans celle des prédécesseurs, qui est la peinture des caractères. Il faut attendre que la Révolution ait brisé les cadres. Dans une société hiérarchiquement constituée, l’unité, qui vient d’en haut, établit et maintient entre les classes des murs d’airain qu’on ne franchit guère. L’homme suit sa voie, sans beaucoup de chance d’en sortir Malherbe et Richelieu ont poursuivi une œuvre parallèle. Ni les genres littéraires ni les classes sociales ne se confondent. Au regard du dramaturge, travers et ridicules apparaissent, en cet état, plus généraux, et les caractères plus tranchés. Mais voici que le principe d’égalité renouvelle la face ou la surface de la société, que les diverses parties se frottent, se pénètrent, s’infiltrent les unes dans les autres. C’est un déchaînement légitime de toutes les individualités en tous les milieux. Alors l’accessoire devient presque l’essentiel. Les mœurs dominent la scène. Elles ont plus de prises sur les caractères, qui en reçoivent d’en haut et d’en bas la pressante influence. Pour instaurer la comédie de mœurs, Eugène Scribe arrivait à temps.

Et, comme il opère en douceur une véritable révolution, il n’a garde d’éviter l’ordinaire excès des révolutionnaires, même les plus doux, qui est de sacrifier à l’idée nouvelle un peu trop du passé.

Scribe n’a point créé de caractères, ni dressé en pied de ces types qui sont la gloire d’un observateur : Ne cherchez dans son œuvre ni Tartufe ni Giboyer ni M. Alphonse. Il n’esquisse que des silhouettes, il ne trace que des physionomies. Cela est vrai, et cela est peu. Mais il a donné l’exemple de la peinture des mœurs avec une rare intelligence de son époque. Il a ignoré, ou à peu près, les secrets du cœur humain. Mais il a connu et représenté avec finesse et tact la société française aux environs de 1830.

La moyenne des sentiments autochtones, des affections coutumières, des passions ménagères et mitoyennes prend enfin vie et corps sur son théâtre. Il assiste à l’avènement de la bourgeoisie ; il en démêle la modeste superbe ; il la met en son vrai jour, dans une demi-clarté assez glorieuse, qui est tout justement l’optimisme malicieux de Scribe. Il ne sonne pas, avec les romantiques, la fanfare d’une aristocratie de fraîche date. Il est à mi-chemin entre Ruy-Blas, qui s’égare, et M. Poirier, qui se prépare. Il se tient tout proche du noyau de la bourgeoisie, qui monte avec contentement, mais sans éclats. Il a le bon sens hardi, qui est la force sereine du Tiers. Il est Tiers, avec une sage ironie. Secouez le flacon romantique : vous y verrez, au fond, comme un dépôt de tragédie. L’auteur d’Une Chaîne est plus familial. Il est Tiers. Il loge son idéal confortablement, dans le bien-être de la bonne honnêteté quotidienne. Il est à mille lieues de s’exalter. Une discrète poésie contente son cœur, et suffit à parer les vertus de famille qu’il prise davantage, les vertus en bonnet rond ou en capote pensée. Il a le sens de la vie moderne, avec une vague appréhension des excès où elle décline. Mais l’heure des Effrontés n’est pas encore venue. Il est Tiers, poète, et romanesque à la mode du Tiers, avec ce chauvinisme bonhomme qu’il a respiré dans l’atmosphère de la légende impériale, et qui, sur son théâtre, en regard de la veuve éplorée, place le colonel, que nous appelons aujourd’hui pompier. Dans Maître Guérin, dans Jean de Thommeray, Émile Augier usera encore de ces pompiers-là. Il l’est jusque dans cet optimisme tout intime, qui est une date, au début d’un siècle adolescent et encore ébloui : optimisme nullement encombrant d’ailleurs, pas trop égoïste non plus, qui trahit la satisfaction, exempte de morgue, d’un fils de bourgeois, bourgeois lui-même, à qui ne déplait pas trop que, depuis les derniers États généraux, on ait un peu bouleversé l’ordre des préséances.

Scribe a été l’homme de son temps, — et de son métier. Ceci lui fait plus de tort. Au moment où il élargissait la formule de l’art dramatique, et poursuivait ce mouvement vers l’extérieur, auquel ont aspiré les dramatistes du xviiie siècle, il ne crut pas que le spectacle du dehors pût, sans adaptation ni arrangement, cautionner l’intérét du spectacle scénique ; il pensa et dit (avec quelque excès, sans doute) que le théâtre est une fiction, et que la commune vérité n’y saurait entrer de plain-pied ; et il pensa aussi que le théâre est un art ensemble et un métier, qui se sert de l’imagination pour corriger l’incohérence brutale ou l’apparente insignifiance de la réalité. Et donc, il s’ingénie à éclairer, illustrer, ordonner les menus faits, les plus ordinaires catastrophes ou influences. Les moindres événements journaliers pèsent d’un poids considérable, le « grain de sable » a une industrieuse action sur les destinées de ses personnages. Son théâtre est tout plein d’un merveilleux sans mystère, d’une fatalité bénigne, engrenante et aisée. Cette logique superstitieuse des petites causes et des grands effets était dans l’air. C’est l’époque des estampes enluminées, qui représentent le petit caporal montant la garde. C’est l’heure de Béranger.

Il s’est assis là, grand’mère !
______Il s’est assis là !

Sans doute l’histoire, ainsi conçue, est une pauvreté, mais la pauvreté parfois magnifique de la légende.

Elle peut être aussi une certaine conception philosophique de la vie, qui, étant essentiellement populaire, n’est déjà pas tant misérable sur le théâtre. Qui donc, après sa journée faite, revoyant en son esprit la suite des incidents qui l’ont remplie, n’est pas soudainement étonné de découvrir un obscur travail de mobiles secrets et d’influences insoupçonnées, qui ont déterminé quelques-uns de ses actes par une adroite surprise de la volonté ? Et qui n’a pas songé, au moins une fois, que l’magination serait comme une intelligence au delà, une manière de seconde vue, qui tire au clair les fils les plus imperceptibles et ténus de la trame sur laquelle se brodent les festons accidentés de l’existence ?…

S’il n’a pas eu cette philosophie. Scribe a eu ce don, qu’il a tourné au profit du métier théâtral. Peignant les mœurs, c’est-à-dire la diversité complexe de la réalité, il a perfectionné la machine dramatique, multiplié et alésé les rouages. Il a mis la dernière main à l’engrenage de Beaumarchais, en y ajustant partout souplesse et clarté. Il en a rhabillé toutes les pièces, et adouci le frottement. Il a excellé à exprimer des situations tout ce qu’elles contiennent, voire un peu davantage ; il a, suivant le dicton, tiré maintes fois deux moutures d’un même sac ; mais, sortant de ses mains, le mécanisme est précis, réglé avec exactitude, — jusqu’à la minutie. Qu’il ait été un ouvrier trop confiant en son tour de main, il n’en fut pas moins un ouvrier nécessaire. Il n’a pas été Balzac ; mais tout de même il a été Scribe, un homme de théâtre qui, d’instinct et d’imagination, amena la comédie contemporaine à deux doigts de son point de maturité. Il a fourni aux observateurs les moyens de mettre en scène le sérieux de leurs pensées, s’il a facilité aux amuseurs l’exploitation de leur réjouissante ou frivole fantaisie.

Et puis, de bonne casse est bonne ; et le vaudeville n’est pas condamnable en soi. Une chose nous manque à l’heure présente : c’est la gaieté ; et il y a une chose que nous avons de trop, c’est l’opinion, dont nous sommes férus, que nos pères n’aient pu être gais sans sottise. Depuis que nous nous sommes mis en tête d’être désolés, et que la plaintive élégie assombrit l’esprit de la jeune France, nous sommes proprement incapables de comprendre l’état moral, qui a pu créer et propager la contagion du vaudeville. Il faut le dire, au risque d’être repris : le vaudeville est éminemment populaire par la dose d’imagination et la moyenne d’observation légère qu’il comporte. Nous venons de voir qu’il est né à son heure ; quant à la violente opposition qu’il soulève aujourd’hui, elle n’est que le terme nécessaire de son développement, et la rançon des abus que son nom a pu couvrir.

Il a donc débuté par être l’entre-deux de l’exaltation romantique et de l’illusion du peuple, par l’optimisme souriant et machiné de Scribe. Après 1852, le rire, d’abord forcé, est plus sonore et l’esprit plus gros. On rit par hygiène, à coups de fantaisie extravagante ; on rit du bourgeois installé, tranquille et gaillard. On rit de la question d’argent, de l’adultère, du plus heureux des trois, et de tous les dangers sociaux que dénoncent les tréteaux du voisin. Cest le vaudeville inextinguible de Labiche. Il faut avouer qu’il n’est pas modeste. Il nous envahit. Je ne m’associe nullement aux rigueurs de Boileau, et j’aime les Fourberies de Scapin. Mais je serais tout de même fâché que tout le théâtre de Molière se fût enscapiné, et que le Misanthrope eût fait le personnage d’un Géronte de la bastonnade. Déjà dans les dix premiers volumes de Labiche (je ne parle pas de l’édition complémentaire), plus d’une pièce s’est insinuée, dont la lecture est une contrition. Un monsieur qui a brûlé une femme. Un garçon de chez Véry… A quoi bon insister ? Le minimum d’observation en est absent. La gaieté y fuse, mais véritablement trop épaisse et un peu humiliante. Il va sans dire que ce qui tente surtout les successeurs de Labiche, c’est la bouffonnerie du quiproquo, l’abracadabrant des situations et des postures. Après lui, on pouvait croire que tout était dit ; après Gondinet, que les autres venaient trop tard. Pouou ! De tous côtés on voit jaillir et sourdre quiproquos, faits-divers, bévues, doubles-portes, fausses fenêtres, surprises du téléphone et gaietés du divorce. Pour quelques drôleries drues et de belle venue, c’est un renchérissement sur la niaiserie des situations et des fantoches. Le vaudeville devient une industrie encombrante, et souvent une contrebande.

Vers la fin de l’Empire, la gaieté avait tourné au dilettantisme, armée d’ironie, d’une ironie un peu folle et surélégante, qui est une variété, ou mieux, l’innocence scélérate de la blague. Et voici l’opérette, un vaudeville en musique, moins frénétique, mais plus pervers, et dont les couplets égrillards annoncentlafin de quelque chose, si tant est qu’au plaisant pays de France tout finit par des chansons.

Alors l’éloquence se moque de l’éloquence, et le vaudeville du vaudeville. Crémieux blague la mythologie, MM. Meilhac et Halévy, la légende, la tradition, le passé, le présent, la gaieté, le théâtre, le métier, l’esprit et eux-mêmes, « … Trop de fleurs ! Trop de fleurs ! » Rien n’échappe à leur boulevardière opérette. Ils ravaudent, raffinent, ravagent Labiche avec une impertinence espiègle ; ils rajeunissent les brimades de Pourceaugnac, réparent le quiproquo, autant rapièceté déjà que l’antique vaisseau de Thésée, et soulignent d’un sourire sceptique l’amusant abus qu’ils en font. Ils épuisent l’artifice, et le dénoncent gentiment. Ils ne dédaignent point les traditions, et, au contraire, ils les exploitent avec une candeur traîtresse. Ils ne sont ni optimistes, ni pessimistes, ni franchement gais, ni surtout tristes : ils sont dilettantes et spirituels, et donnent dans le convenu du vaudeville avec une délicieuse perfidie. De vrai, ils sont la hache de Scribe et de Labiche, qu’ils sapent gantés. Et vive la Grande Duchesse ! Seulement, l’opérette est l’enfant terrible du vaudeville ; d’aucuns disent : l’enfant vicieux. Elle dégénère élégamment ; elle est une capiteuse décadence. De l’ironie à l’amertume la distance est moindre que de la franche gaité à l’ironie. « L’opérette nous guette », a dit plaisamment M. Meilhac. Labiche pouvait ajouter : « L’opérette nous gâte ». Et déjà, en ce temps-là, M. Henry Becque guettait l’opérette, le vaudeville, Meilhac, Labiche — et M. Victorien Sardou.

On connaît l’histoire du pauvre honteux, qui avait une tenue digne et irréprochable, — la tenue d’un moraliste ou d’un notaire, — et qui, après des années de son ingénieuse profession, laisse à ses héritiers des titres de rente authentiques avec les prochains coupons à détacher. C’est toute l’histoire du vaudeville inavoué, auquel les modernistes pardonnent le moins. Pour protester contre lui, ils conspuent le métier, la composition, toute convention ou fiction de théâtre, et tiennent en une même aversion Scribe, le maître, et M. Sardou, le prodigieux disciple. Et, en effet, M. Sardou est le continuateur de Scribe. Seulement, ce qui, à nos yeux, fut un mérite chez celui-ci, venu en son temps, est tout le contraire chez l’autre, en qui l’on ne saurait vraiment saluer un précurseur. Il a ramené la comédie en arrière, après que la suprême étape était franchie, alors que la comédie de mœurs et la comédie sociale atteignaient leur plein développement, et que peinture des milieux et peinture des caractères s’harmoniaient en un équilibre ou une logique sévère. Il n’a eu plus ample visée que de « faire la pièce » mieux que Scribe : et il y a réussi. Il n’a guère été travaillé d’une autre ambition dans le secret du laboratoire. L’affiche du spectacle et les titres de ses ouvrages l’ont continuellement trahi. Il est un admirable vaudevilliste, un mélodramatiste précieux, un maître charpentier qui défie la concurrence. Il a bâti à chevilles et à mortaises, avec une incomparable habileté. Il a des prix de séries, et des minimums de devis, qui font le désespoir de ses rivaux. Il a élevé nombre d’édifices, maisons, maisonnettes, villas propres d’aspect et avenantes à l’œil, qui sont à claire-voie, et où se joue le caprice mélodieux du vent. C’est tout justement la moderne élégance qu’il raille dans Maison neuve. Son architecture n’est qu’en façade ; à l’intérieur sont utilisés des matériaux de démolition.

Il a le génie de l’enseigne. Presque tous ses sujets sont pris sur le vif, dans la moyenne des mœurs contemporaines : Nos bons Villageois, la Famille Benoiton, les Vieux Garçons, Séraphine. Il est, avec M. Jules Lemaitre[2], je pense, un des rares dramatistes qui aient percé à jour le ridicule de quelques politiciens. Il a discerné l’amusant abus des mots, qui s’est fait depuis vingt années, et dont on écrirait un bon livre. Mais les aitres de sa bâtisse ne répondent point à l’extérieur. Les parois sont de verre ; et les habitants sans consistance. Mme Benoiton, le type de la femme qui est toujours sortie, est mère de cinq enfants ! On n’a qu’à choisir parmi ces traits d’une rare justesse. On en citerait vingt et vingt de cette qualité. Au reste, le vaudeville exploité, le mélodrame ajusté au vaudeville, toutes les conventions adroitement maçonnées, et le magasin aux accessoires au grand complet et en état. Ce ne sont que marionnettes, ombres de revenants, spirituelles pendant deux actes, et, à l’ordinaire, courroucées dès le troisième, dès l’instant que Pixérécourt pousse Labiche par les épaules.

Les forgerons de la dernière heure, qui se heurtaient partout aux illusoires commodités de cette architecture, ont organisé contre elle une levée de marteaux. Avec l’enthousiasme de la jeunesse, ils ont foncé, tête baissée, sur ces portes ouvertes. Scribe, le vaudeville, Labiche et le reste ont porté la peine de l’état de trouble qui règne pour un temps sur le théâtre. La formule d’hier est maudite, et il semble qu’elle soit entièrement responsable des chefs-d’œuvre incompris. Comme si ceux qui dans cette formule trop incriminée ont fait le plus entrer de substantielle matière, en avaient été autrement gênés ou amoindris que Racine fut par les fameuses règles ! Alors quoi… ?


III

POSITIVISME ET RÉALISME.


« Les faits, je les méprise ! » disait bellement l’idéaliste Victor Cousin. — « Enrichissez-vous », répliqua Guizot, effrayé de ce hautain mépris des réalités. Et la science, hâtant ses fécondes besognes et multipliant coup sur coup ses découvertes, jetait à tous les vents et dispersait en tous sens, dans une fièvre d’inventions pratiques et appliquées, la maxime de l’évangile nouveau : « Enrichissez-vous ». Ce fut, dès lors, contre l’idéalisme intransigeant la revanche des faits. Pour la bourgeoisie le romantisme était la première exaltation et l’ivresse du triomphe. Sur ces cimes, elle éprouvait toutefois du vertige.

L’esprit bourgeois, qui n’est pas uniquement celui de M. Homais, consiste plutôt en une lucidité avisée de l’intelligence. Du positivisme s’accommodaient mieux ses réelles et foncières aptitudes. Il ne se hausse pas volontiers aux sublimes conceptions ; ou, du moins, il n’y séjourne guère. L’oxygène, dont l’impalpable nappe s’étend sur les routes directes et le terre-à-terre appréciable des choses, est nécessaire à le maintenir en équilibre et en santé. Mais tout ce qui est ressource ou embellissement de la vie est par lui conçu vite et bien. Tout ce qui est vérité de fait, il se l’assimile aisément et en tire sa substance. Il ne convient pas de traiter avec le dédain superficiel et inconsciemment poncif de quelques humoristes ce bon sens persévérant et méthodique, qui assure à notre siècle, dans l’écoulement de l’humanité, son lot de gloire fixe et durable. De la science l’esprit bourgeois s’est emparé avec convoitise, y étant tout spécialement apte. Il a eu d’abord un admirable élan vers la richesse et toutes les vertus qui l’acquièrent : patience, activité, industrie, économie, sens précis de la réalité, vue exacte des choses. Il a été premièrement positif d’enthousiasme, et non sans grandeur. Car n’est-il pas grand aussi de dompter la nature et la vie, pour les faire meilleures, au profit de ceux qui nous sont chers, et à qui nous adoucissons le présent et préparons l’avenir ? Et n’est-ce pas encore un austère idéal et une poésie que le travail de l’homme arrachant aux sévices de l’existence et aux atteintes brutales des forces physiques, le bonheur de la famille et les secrètes joies du cœur ? Parce que cette poésie est morale, ne glissons pas dans le ridicule de la méconnaître.

Cependant le pouvoir des faits s’accroît. Un gouvernement de fait s’improvise. Le positivisme se fortifie, s’impose, et s’exaspère. Il se détourne de l’idéal, et s’attache à la logique. La loi et la science prennent sur les esprits une autorité exclusive. Les travaux des savants se traduisent en des paralogismes pseudo-scientifiques, qui envahissent la société et justifient les moins louables appétences. « Si le goût du positif, écrivait J.-J. Weîss en 1858, ne renaissait dans les esprits que pour en bannir les illusions dangereuses, pour y ramener avec le sentiment des réalités sévères de la vie, le respect des devoirs qu’elle impose, nous nous applaudirions sans réserve qu’on devienne chaque jour plus positif[3]. » Mais l’austère idéal est dépassé. Les faits seuls se cristallisent et fascinent les regards. La loi, qui fait office des principes, fait aussi illusion à la conscience et la dépossède gravement. La fortune, qui est la première des réalités, devient un devoir ; elle est presque le devoir. L’argent n’est plus seulement un moyen, dès que l’assouvissement est une fin. La morale est ébranlée par une cohue de contre-vérités de fait, à la tête desquelles se dresse la jouissance égoïste et sceptique. Le bonheur est au plus habile, qui s’enrichira, au plus malin, qui tournera le Code, au plus exempt de scrupules, qui matera ou apprivoisera l’opinion. Les contre-sens font rage, les sophismes se déchaînent, et le dilettantisme s’en rit, qui ruine définitivement les bases d’un idéalisme craqué de toutes parts, en dépit des quelques Parnassiens, ciseleurs de rimes d’or, âmes égarées, voix perdues ; — tant qu’enfin passe le détroit et franchit glorieusement nos murs la détestable erreur, fille bâtarde d’une géniale doctrine, produite au grand jour par des ignorants ou des scélérats, et qui décrète comme une loi nouvelle l’atroce égoïsme humain et l’âpre lutte pour les concupiscences.

En attendant cette barbare dépravation du positivisme, qui a chez nous un culte, le culte du moi, depuis hier, — dès longtemps une révolution dans les mœurs est accomplie, qui n’est pas la moins curieuse de celles que le siècle s’est données en spectacle. Et voici donc l’amour ravalé à la condition d’une vérité de fait, aux prises avec les faits, l’argent, la loi et la science.

Ah ! quand l’amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s’emplit de tempêtes,
Qu’importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempête et d’éclairs ?…

Qui a dit cela ? Dans quel pays ? Au sein de quelle civilisation rudimentaire cet homme a-t-il vécu ? —— Cet homme est un poète, un peu fou comme tous les poètes, qui, bourgeois à peine parvenu au pinacle, a déifié la femme pour se faire honneur, et dont, trente ans après, les fils bourgeois, mais qui en ont rabattu de ces lyriques effusions, n’entendent plus les vaines mélopées.

En fait d’amour, ils considèrent le mariage comme une affaire, la poésie comme une babiole, et tiennent la vie pour chose infiniment sérieuse, dont il importe de se tirer à son avantage. En l’espace de trente ans, la terre a fait un tour : nous sommes aux antipodes. La question d’argent d’abord, et avant tout, pour cimenter la passion. On ne bâtit point sur le sable. Voilà ce que la Jeunesse entend proclamer d’un à l’autre bout des arcades du temple de Janus, qui est la Bourse. L’amour n’est même plus rechange de deux fantaisies, mais de deux signatures. Il est un contrat, pour commencer : on verra la suite. La suite, c’est la loi qui intervient pour en assurer l’exécution ; et ce retour est plein de charme et d’imprévu. Ainsi les fils des preux de 1830, de ces preux un peu grisés par leur avènement, qui élevèrent l’autel et brûlèrent l’encens pour la plus grande gloire de la femme-déesse, ont maintenant une belle peur de l’idole, et se font tout blancs du Code, pour limiter ses spirituels et souverains caprices. Ils ne s’agenouillent plus ; ils ne prient plus ; ils ne rient plus : ils plaident, ô vicissitude ! Ils en appellent, ô décadence ! Et s’ils ont pour eux toutes les circonstances atténuantes, la providentielle sécurité du flagrant délit, et aussi, par surcroît, la protection du gendarme, ils tuent. Tue-la !… Après l’avoir intronisée, divinisée, puis marchandée, paraphée, contresignée, tue-la, Dandin : c’est la Bête de l’Apocalypse !

Mais si le progrès de l’esprit positif s’arrêtait là, ce serait presque un avortement du rire, si doux au cœur et aux entrailles des hommes. Dans le domaine des faits, il y a encore. Dieu merci, une ample cueillette de ridicules à glaner. Le progrès ne s’arrête pas, heureusement. À ces modernes cerveaux l’amour n’apparaît plus que comme un fait, mais un menu fait, un fait de second ou de troisième ordre. Demandez à M. de Ryons, qui est l’ami des femmes. Par contre l’adultère est un de ces faits royaux, primordiaux, démonstratifs, qui appellent toutes les méditations du penseur et toutes les sévérités du législateur, du sage législateur. Deux classes d’hommes y sont particulièrement intéressées : les amants, pour les commodités qu’ils y trouvent, les maris, pour les inconvénients qu’ils y voient. De l’amour on peut rire comme d’une naïveté ; mais pour l’adultère, c’est autre chose. Ceci est une seconde conséquence de l’esprit positif, qui en engendre bientôt un troisième.

Pour l’édification des uns et la consolation des autres, la science et le laboratoire interviennent, qui prouvent compendieusement et catégoriquement que l’amour dans l’adultère et l’adultère dans l’amour, ou l’amour sans l’adultère, ou encore l’adultère sans l’amour sont phénomènes similaires, réflexes, et désormais décrits, qui s’accompagnent d’une petite convulsion psychophysico-chimico-physiologique Ah ! que cela est beau d’être savant ! Lisez plutôt Une Visite de noces. — La science a parlé : à présent le mieux est d’en rire. L’amour et l’adultère, l’adultère et l’amour, voilà pour les dilettantes une source intarissable de maximes agréables et de mots heureux, frappés au coin de l’esprit le plus moderne, dans le salon de la Petite Marquise.

Enfin, le divorce vint ; et, peu confiant dans le remède, un homme plus positif que banquiers, législateurs, savants et dilettantes, surtout plus désillusionné, sourit tristement, fronce les sourcils, pince les lèvres, ouvre la bouche, et conclut, pessimiste, clairvoyant et morose : « L’amour, imagination ; l’adultère, convention. Décidément, vous aussi, moi aussi, nous sommes un peu botes avec les femmes… » — Au delà de quoi il semble que le positivisme n’offre plus rien qui relève de la littérature.

Pour suivre le train des mœurs, l’art dramatique a dû s’alléger de toutes ressources inutiles. A mesure que les faits ont pris plus de place sur la scène, et que l’observation s’est donné plus d’espace, la poésie s’est restreinte davantage et insensiblement effacée. A proportion que la vérité du théâtre moderne a été plus extérieure si je puis ainsi parler, l’imagination, cette faculté tout intime, a été plus surveillée et modérée. Le réalisme théâtral a suivi la marche du positivisme dans la société, par une progression presque parallèle et continue. Tels, deux coureurs engagés sur une même piste et qui aspirent au même but, vont coude à coude, tête droite, poitrine saillante, toujours en avant, abandonnent de leur costume et sèment sur le parcours toute parure accessoire et superflue ; tant qu’à l’un des deux la respiration manque et paralyse l’effort de l’humaine machine.

Quoi qu’on en ait dit, le bourgeoisisme d’Emile Augier est le véritable point de départ du réalisme de notre théâtre moderne. La lecture de Balzac a produit son effet. S’il en fallait fournir une preuve à ceux qui, de nos jours, regardent en pitié la poésie poncive de Gabrielle je la trouverais dans l’indignation que cette œuvre souleva au milieu du camp romantique. On y était sans doute moins choqué du « luxe d’un garçon » ou du « machin au fromage » que de cette entrée en scène d’une imagination moins intrépide, d’une observation plus proche des faits, d’une émotion plus directe et intime. Toutes les pièces qu’Emile Augier a consacrées à la défense et illustration de la famille sont autant de fenêtres ouvertes sur les réalités de la vie domestique. Je ne parle pas du Mariage d’Olimpe, drame discutable, et qui n’est pas d’ensemble. Mais de Gabrielle à Seraphine Pommeau le progrès est manifeste d’un réalisme envahissant et mesuré. De ce progrès J.-J. Weiss, classique et délicat, était tout chagrin, et même un peu plus contristé que de raison. Emile Augier avait un génie trop bourgeois (j’emploie le mot en son sens élogieux et vrai), trop amant du goût, de la sobriété, et surtout de l’équilibre moral, pour renoncer de parti pris aux douceurs d’une poésie familière et donner avec suite en des excès fâcheux et encore injustifiables. Il a fait au réalisme sa part, et lui a dit : tu n’iras pas plus loin.

La magistrale harmonie de son œuvre n’est qu’un équitable partage entre les séductions d’un idéal très accessible et la juste intelligence des mœurs et des vices qui le menacent. Il n’y a aucune candeur ni dans son optimisme ni dans son réalisme : il est poète comme il est observateur, avec sagacité et conviction. Il a la ferme croyance en un bonheur àmi-chemin des félicités du rêve, que chacun peut atteindre par delà les vilenies du monde réel, et qui n’exclut ni une imagination discrète ni une observation loyale. Il n’escamote pas les faits dans la complication de l’intrigue : il se sert de la fantaisie pour la vérité, et, tranchons le mot, pour la plus domestique et laïque vertu. Et lorsque, soucieux d’élargir son horizon, d’agrandir sa formule, sans modifier son idéal, il s’en prendra aux passions qui sont un péril pour lasociété tout entière, et encore et toujours pour la famille dans la société ; alors les coups seront plus droits, fournis d’une main plus hardie, la vérité plus forte, le sens et le choix des circonstances plus frappants, mais sans brutalité ni violence, avec une vigueur mesurée, maîtresse de soi, avec les tempéraments qu’apporte dans la vie la foi sincère et persistante en une poésie faite de devoirs naïfs et d’affections coutumières. Enfin, comme si, à tous les instants de sa carrière, il avait craint que le réalisme n’étouffàt l’imagination en fleur, il la rafraîchissait « en un bain d’ambroisie » ; et, détournant ses regards du positivisme effréné, il reprenait haleine et s’abandonnait avec délice à la robuste et toujours vivace poésie de sa jeunesse. Il écrivait Philiberte ou le Post-scriptum, comme pour faire une retraite et se rapprocher de son idéal, à l’exemple des âmes pieuses qui par instants s’éloignent du monde et s’enferment avec Dieu. Et l’imagination, pour répondre à ce sacrifice, souriait et faisait fête au pénétrant et harmonieux écrivain.

M. Edouard Pailleron, ami et adepte d’Emile Augier, est à la fois plus ancien et plus moderne. Plus proche encore du pur classicisme par le choix de quelques sujets (Le Monde où l’on s’ennuie, La Souris), il est peut-être plus voisin du théâtre de demain par son penchant à l’analyse et l’orientation de son œuvre vers l’intérieur. Bien qu’elle soit moins considérable et d’une moindre influence sur notre temps, je ne serais nullement étonné que l’avenir fût assez doux à ce Marivaux d’un réalisme mondain et subtil, qui s’est plu à peindre et préciser la chose la plus insaisissable et imprécise, qui est l’éveil du cœur de la jeune fille ; et que, sous réserve de renouveler avec plus de décision le prétexte de ses comédies, de donner du champ à son observation, et de ne point commettre en de menues habiletés sa poétique fantaisie, il laissât le renom d’un observateur très artiste et d’un analyste sensible et raffiné. Mais il en faut convenir : malgré le succès sans égal du Monde où l’on s’ennuie, M. Edouard Pailleron est un peu isolé dans le mouvement du théâtre contemporain.

Depuis longtemps M. Alexandre Dumas fils occupe la scène en maître. Son entrée fut une prise de possession ; et, dès sa seconde pièce, Diane de Lys, positivisme et réalisme en recevaient une impulsion singulière. Il a rompu l’équilibre si doux à la conscience littéraire d’Augier. Il a regardé la société en face ; et son imagination jeune et fougueuse, qui avait poétisé avec quelque candeur la peu mystique Dame aux Camélias, en fut soudainement effarouchée. Toutes les erreurs, toutes les contradictions d’un monde positiviste et superficiel lui sont apparues comme autant de spectres ou fantômes détestables. Il a pris corps à corps sophismes et scélératesses timorés de l’opinion. Il les a personnifiés, mais non pas idéalisés ; et, au contraire, il a vivement débusqué l’idéal romantique et même la poésie bourgeoise de leur nuage radieux. La fantaisie a cédé le pas à la logique. Car la seule logique pouvait réduire la morgue de tous les contre-sens prétendus spéculatifs. Ses facultés défiantes, non exemptes, des sympathies spontanées, se sont tournées vers l’esprit géométrique, juridique, scientifique, et enfin, dépassant les vanités de la science, du code, et de la géométrie, toutes inventions de la courte intelligence humaine, se sont élevées jusqu’à Dieu par l’élan d’un zèle toujours logique, déductif et impératif. Il est un apôtre, qui ne s’humilie pas au-dessous d’une certaine dialectique ; son christianisme est une conclusion, plutôt qu’une croyance ou un effet de la grâce. Cest quelque chose comme du positivisme chrétien.

Au surplus, les Idées de M. Alexandre Dumas fils ne nous semblent pas, ainsi qu’on le verra par la suite, les fondements inébranlables de son œuvre. Elles sont plutôt le fronton du monument, mais un peu à jour et en l’air. Son incontestable originalité est l’observation même des faits ; surtout son plus solide mérite consiste en l’art dont il a mis le réalisme à la scène.

Nul doute qu’il soit entré plus avant qu’aucun autre dans l’étude de la vie contemporaine. Personne n’aforcé plus de secrets, révélé plus d’antinomies, éclairé plus d’équivoques, dénoncé plus de préjugés iniques et spécieux. A tout instant, il a côtoyé l’extrême limite de ce que le théâtre peut offrir aux yeux de réels dessous, cyniques ou mystérieux. Il a poursuivi le pseudo-pusitivisme jusque dans ses pires illusions, ses plus fâcheuses ou odieuses maximes. D’un regard assuré, derrière le front du sphinx, il a percé l’énigme de la femme moderne. Il a violé le sanctuaire de la déesse ; il y est entré comme Louis XIV au Parlement, botté, la cravache à la main ; que dis-je ? il a cravaché, chapeau bas, le sourire aux lèvres. Et il en est sorti avec une provision de documents : il avait vu face à face l’Idole, et surpris le culte en pleine décadence. Au monde étonné, au demi-monde scandalisé il a fait paraître les nudités de l’amour égoïste, de l’amour notarié, de l’amour monnayé ; à coups de logique il a enfoncé sur le premier plan du théâtre les inévitables jalons du pays de Tendre-en-Adultère : instinct, curiosité, sensualité, libertinage. Il a beaucoup vu, tout dit, tout redit, et de telle manière que ses observations furent manifestes et lucides, et qu’aucune âme, je dis la plus honnête, ne s’y pût méprendre. Il a mis tous les points sur tous les i. avec une lumineuse et implacable exactitude. Si le réalisme est l’expression des réalités ambiantes, je cherche vainement un écrivain plus réaliste que celui-là.

Ce n’est pas tout. Pour édifier une société positiviste sur les vérités prises à contre-sens par elle, il a emprunté à la philosophie positive quelques-uns de ses procédés. Tellement, que Frédéric-Thomas Graindorge a du premier coup reconnu son homme, et salué l’adepte de la méthode analytique. De Ryons, Olivier de Jalin ne sont pas tant des sauveurs, que des éclaireurs d’âmes, à la façon de Taine. Et chacun sait que ces morales vivisections ne souffrent ni les surprises du cœur ni l’aveuglement de la sensibilité. Il est allé plus loin encore. Il a versé le réalisme dans le creuset du chimiste. Il a sondé les reins, pesé les foies. Par instants, il a presque pensé que la passion est un précipité, dont il suffit de connaître la formule, pour obtenir la réaction. Il a opéré sur les sels et les bases. Et cela non plus n’est point pour prendre les hommes par le sentiment et donner de la grâce aux choses. Il s’est armé parfois du calme d’un praticien, et d’une radieuse indifférence. — Et, avec tout cela, il est vraiment le maître du théâtre réaliste par la puissante démonstration qu’il a donnée pendant toute sa carrière, de la supériorité de l’art sur la réalité. Tout son génie éclate dans cette suprême antinomie.

J’ai dit plus haut que, dès la pièce qui a nom Diane de Lys, l’imagination de l’auteur avait cédé la place à la logique. J’aimai dit ainsi. Un homme qui a débuté par la Dame aux Camélias ne répudie pas de cœur léger les qualités qui l’ont révélé grand artiste. Au fond, la logique de M. Alexandre Dumas fils est beaucoup moins abstraite qu’imaginative. Toutes les fois que la thèse lui laisse quelque répit, elle combine, ordonne, éclaire, anime et crée à nouveau les faits. Grâce à cette prestigieuse ingérence, le levain de l’observation, de ce réalisme audacieux et qui paraît peu maniable, se pétrit comme de cire, s’assouplit, s’adoucit, se transforme. Sur l’ensemble du tableau cette rigoureuse fantaisie plane, verse la lumière, distribue les jours, les ombres, le clair-obscur et les valeurs, met chaque chose à son plan, situations et caractères, prépare les unes, développe les autres d’un art impeccable et précis. Contre elle se viennent briser le cynisme fanfaron et l’inutile brutalité. Elle tient lieu de goût, et presque de sensibilité. Elle est une sensibilité de tête. Pendant que positivistes, analystes, chimistes s’occupent, elle rencontre d’aventure sur son droit chemin, sans faire mine de s’en écarter d’une ligne, une naïve et instinctive affection, qui est encore un fait démonstratif parmi tant d’autres, mais d’essence plus intime, et de qualité plus humaine. Elle s’en empare, la jette dans le rapide courant de la scène et de la pièce : et c’est une source de vie, d’émotions et de larmes bien-faisantes aux esprits tendus. Pendant que de Jalin lėve le plan du Demi-Monde, discourt sur les mœurs et les usages des habitants, une jeune fille innocente et désabusée se rencontre, égarée en ces régions, dont l’intérêt nous touche et nous attache aux mœurs et aux destinées de ces espèces. Et, en effet, ce Demi-Monde vaudrait-il la peine d’être tant décrit, n’étaient cette innocence à préserver et quelques honnêtes gens à prémunir ? Il faut lire, un peu partout dans ce théâtre, les aveux de vingt malheureuses femmes, — dont M. Alexandre Dumas fils a ausculté le cœur palpitant et quelquefois disséqué les organes avec le rude sang-froid d’un anicien, — pour tressaillir et frémir d’aise ou de douleur, pour être pénétré d’un sens de la vie, qui défie et rehausse ces misères de la réalité. Et ainsi, nul écrivain dramatique n’a été un réaliste plus audacieux, ni un positiviste plus décidé ; mais nul aussi n’a plus puissamment asservi les faits aux lois d’une vérité supérieure, qui est œuvre d’imagination, de sympathie et d’art.

A force de tourner l’écueil, il a donné à d’autres la tentation de s’en jouer ou de s’y heurter.

De cette âpre dérision de nos vices et de nos illogismes sociaux est né l’adroit et spirituel dilettantisme qui rit de tout sans la moindre envie d’en pleurer. Ou, s’il pleure, c’est par accident, pour n’avoir point l’air de manquer de cœur, et d’ailleurs avec une certaine gaucherie qui trahit l’inexpérience. « Froufrou !… Pauvre Froufrou !… » L’ironie gaie adultère l’émotion ; et morose, la tarit.

Un observateur d’une pénétration égale à celle de M. Alexandre Dumas, sinon de pareille envergure, et qui était tenté de poursuivre le positivisme plus loin encore, devait fatalement dépasser les extrêmes limites, que son glorieux prédécesseur avait souvent reculées, et, pour être plus réaliste, ou s’il vous plaît mieux, pour l’être avec moins de concessions à l’art même, humilier une bonne fois et proscrire la sympathie et l’imagination, maltresses d’erreur. « Ton imagination, c’est ton ennemie », a dit M. Henry Becque, et il passé outre. On verra, dans le chapitre qui lui est consacré, par quoi il l’a cru pouvoir remplacer, au mépris de toute fiction. Il a naturellement beaucoup d’esprit ; il n’a pu se débarrasser de ce don ; il en a usé infiniment. Le calme de l’analyste a dégénéré en mélancolie, l’indifférence méthodique et tempérée en hostilité. Poussant au noir l’observation, il a poussé à l’aigu la vérité qu’il en exprime. Pour être plus proche de la réalité, plus étroitement rivé aux faits, il a écarté de son théâtre toute convention artiste, dont la plus ancienne et la plus efficace est l’émotion qu’auteur et spectateur doivent ressentir de complicité, au contact de la vie. Il a foulé aux pieds un aphorisme qui date des premiers tréteaux sur lesquels monta le premier Guignol :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

L’ironie impassible s’émousse. Les faits, la brutalité des faits n’est que tristesse inféconde. Imagination, émotion, logique même, il a tout rebuté avec une vaillante imprudence. A grand effort, il a étouffé en lui la vivifiante flamme du génie. Et, comme il y a tout de même une rare vigueur d’observation dans cette œuvre dénudée, découronnée, et une certaine grandeur dans ce douloureux holocauste, les disciples ont afflué de toutes parts, qui, n’ayant pas le génie de leur maître, n’ont pas voulu non plus avoir plus de talent que lui. De cet absolu dénûment ils ont fait une doctrine. Dans ces ouvrages éphémères, les vocables prennent une importance qu’ils n’avaient jamais eue, et les plus lamentables faits une valeur, qui n’en est pas plus glorieuse. On pille la Gazette des Tribunaux ; on scrute les Nouvelles à la main. On suspend des pièces entières, ou plutôt des fragments de pièce, à un mot, un mot entendu quelque part ou imprimé ailleurs, et dont la crudité est une joie sévère. Avec trois ou quatre de ces traits-là on est assez riche pour produire une œuvre, découpée en tranches, et saignante comme la vie.

Quant aux Philistins qui se détournent et se rebellent, curieux d’une réalité à la fois plus exacte et plus relevée, on leur répond, au rebours de l’idéaliste Victor Cousin, mais avec même dédain transcendant : « C’est un fait. On ne méprise pas les faits. »


IV

HIER ET DEMAIN.


« De la source même des plaisirs jaillit un filet d’amertume… » — Ainsi parle le poète. Et il en est du Théâtre d’hier comme de la vie. À l’admiration qu’on éprouve pour cette brillante période dramatique se mêle je ne sais quelle inquiétude, qui devient une angoisse. A mesure qu’on suit le développement continu de ces œuvres, on est moins rassuré sur les tendances d’un art assez excellent et de la société qu’il reflète. Certes, la moitié du siècle qui a fait paraître au jour les ouvrages étudiés en ce volume, est plus que la moitié d’un grand siècle dramatique. Considérable est la production de ces maîtres. Encore une fois, je les trouve grands.

Ils ont peint à larges traits la fin d’un monde, le triomphe et la décadence d’un autre. Celui qui, dans quelque cinquante années, entreprendra d’écrire l’histoire de l’aristocratie et de la bourgeoisie, et de définir l’état de la société française après 1850, devra leur emprunter des documents irrécusables. Là est, si je ne m’abuse, la substantielle originalité de la comédie contemporaine. Elle a surveillé, noté, écrit en haut relief l’action des mœurs et la dépression des caractères. Monsieur Alphonse n’est pas seulement un type ; il est partie intégrale et inséparable de l’époque où il est né ; il est le type de cette époque en mouvement, fixé par l’écrivain juste à propos, ni trop tôt, ni trop tard. Plus tôt, incompris ; plus tard, novice. Il est d’une vérité rayonnante et instantanée. Il est encore un ferment, qui poursuit son travail de désorganisation morale et sociale. Tels, Vernouillet, d’Estrigaud, Suzanne Pommeau, ou la femme de Claude. Ces semences, qui ont germé sur un terrain propice, se développent et se transforment avec le milieu qui les a vues éclore. Et notre théâtre moderne est aussi lapeinture de ces parallèles transformations. C’en est la gloire inquiétante.

A relever les faits, classer les espèces, déterminer les milieux, il s’est insensiblement écarté de l’idéal ; il a pris pour des idées toutes vives les abstractions de la thèse a priori ; et plus tard, il a tâché toujours davantage d’adapter à l’insensible brutalité de son objet ses moyens d’expression. Entraîné dans le courant d’un positivisme dévié de son vrai sens, il a incliné vers le réalisme au point d’en être absorbé, au prix de continuels sacrifices, et enfin aux dépens de la plus simple et vitale poésie, que la Nature prévoyante a déposée en nous, et qui est l’essence même de l’Art, étant la raison supérieure de la Réalité.

Un fait n’est rien en soi. Il n’a que la valeur d’un signe, et ne contient de la vérité que ce que l’intelligence et le cœur humains en expriment. Ce monde des faits n’a d’importance et de dignité que ce qu’il en emprunte de notre pensée. Il n’a de signification que par rapport à nous. Nous en sommes les infatigables créateurs. Dès qu’on s’obstine à chercher le réalisme au dehors, et seulement au dehors, à objectiver l’observation dramatique pour en accroître l’intensité et la vie, il est fatal qu’on en arrive à méconnaître l’homme intérieur et vrai, à prendre le signe pour l’objet, les apparences pour la réalité, à s’égarer en des fictions plus banales, et en même temps plus tristes. Le fait ainsi grandi et honoré n’est qu’une décevante illusion, l’illusion des prisonniers enfermés dans la caverne de Platon. Et non pas seulement décevante, mats desséchante et triviale. N’est-ce pas payer cher une équivoque ? Aussi l’admiration qu’on ressent pour l’exacte plénitude de ces œuvres fortes manque décidément de sérénité… Surgit amari aliquid.

Ceux qui ne voient dans la crise actuelle du théâtre que les méfaits du vaudeville, je le répète, ils, ont la vue courte. La technique se conforme à l’idée. Outre qu’il y aura toujours une distinction à établir entre les tours d’adresse d’une habileté professionnelle et les lois générales de l’Art, — d’autant plus impérieuses ici, que le théâtre, éternellement condamné à l’expression sensible et lucide des choses, est, plus qu’aucun autre genre littéraire, soumis aux nécessités de composition, d’ordonnance, de cohérence, de vraisemblance, de gradation et de clarté ; — non, des tableaux de la réalité ne sont pas la réalité ; les membres épars d’un poème ne sont pas un poème ; les plus beaux fragments de l’antique ne suppléent point à la ligne harmonieuse de la statue mutilée et comme morte ; et, au contraire, de ce qu’ils en laissent deviner s’augmente notre regret, qui nous gâte le plaisir. Et, cela dit, la question est plus haute, et d’un autre intérêt.

Il s’agit simplement de savoir si l’art dramatique s’engagera toujours plus avant dans un réalisme qui, réduit à ses propres forces, devient la plus vaine des conventions ; si, sans méconnaître l’influence des mœurs et des milieux, il ne fera pas la part plus grande à la vérité intérieure, s’il s’obstinera à cueillir les gestes de la vie pensant saisir le vif de la vie même, et à remplacer par l’esprit de mots la passion absente et méconnue. Il est urgent que cette faculté d’observation cesse de s’aveugler sur la surface infertile et chagrine des choses. Si elle ne reprend pied en soi, elle se traînera longtemps dans le poncif à rebours. Et le vaudeville aura de beaux jours encore.

Me sera-t-il permis de noter, en terminant, que les observateurs les mieux doués de notre époque en sont comme paralysés ? A part quelques tentatives isolées, le théâtre est en retard de quinze ans sur la société. Pendant que les dilettantes s’ingénient à nous peindre les précieuses frivolités d’un Faubourg inerte, et que les novateurs s’escriment à machiavéliser la Parisienne ou ridiculiser le boulevardier Perrichon, la France nouvelle monte et gronde, dont il serait pourtant temps d’écouter le bruit et d’entendre la voix, ne fût-ce que pour édifier les puissants sur leurs excès de pouvoir et faire paraître aux yeux des autres la clarté d’un idéal raisonnable et bienfaisant. Une pièce se prépare, qui peut être une œuvre grande, ou sombrer dans le mélodrame… Eh quoi ! toujours le mélodrame ? — Il est vrai qu’il est triste chose, étant la tragédie sans idée ; et il est véritable aussi que les péripéties nous fatiguent, que les faux hommes d’action nous débordent, et que l’Idéal est un flambeau, aux rayons duquel pourrait enfin se reconnaître une société positive — avec fureur, et se rajeunir d’une poétique sève un théâtre réaliste — jusqu’au cynisme.

H. P.

______Paris, mai 1893.


  1. Émile Augier, par Edouard Pailleron, p. 15.
  2. Le Député Leveau, par M. Jules Lamaitre.
  3. J.-J. Weiss, Le Théâtre et les Mœurs, p. 167.