Le Théâtre d’hier/Introduction/Hier et demain

IV

HIER ET DEMAIN.


« De la source même des plaisirs jaillit un filet d’amertume… » — Ainsi parle le poète. Et il en est du Théâtre d’hier comme de la vie. À l’admiration qu’on éprouve pour cette brillante période dramatique se mêle je ne sais quelle inquiétude, qui devient une angoisse. A mesure qu’on suit le développement continu de ces œuvres, on est moins rassuré sur les tendances d’un art assez excellent et de la société qu’il reflète. Certes, la moitié du siècle qui a fait paraître au jour les ouvrages étudiés en ce volume, est plus que la moitié d’un grand siècle dramatique. Considérable est la production de ces maîtres. Encore une fois, je les trouve grands.

Ils ont peint à larges traits la fin d’un monde, le triomphe et la décadence d’un autre. Celui qui, dans quelque cinquante années, entreprendra d’écrire l’histoire de l’aristocratie et de la bourgeoisie, et de définir l’état de la société française après 1850, devra leur emprunter des documents irrécusables. Là est, si je ne m’abuse, la substantielle originalité de la comédie contemporaine. Elle a surveillé, noté, écrit en haut relief l’action des mœurs et la dépression des caractères. Monsieur Alphonse n’est pas seulement un type ; il est partie intégrale et inséparable de l’époque où il est né ; il est le type de cette époque en mouvement, fixé par l’écrivain juste à propos, ni trop tôt, ni trop tard. Plus tôt, incompris ; plus tard, novice. Il est d’une vérité rayonnante et instantanée. Il est encore un ferment, qui poursuit son travail de désorganisation morale et sociale. Tels, Vernouillet, d’Estrigaud, Suzanne Pommeau, ou la femme de Claude. Ces semences, qui ont germé sur un terrain propice, se développent et se transforment avec le milieu qui les a vues éclore. Et notre théâtre moderne est aussi lapeinture de ces parallèles transformations. C’en est la gloire inquiétante.

A relever les faits, classer les espèces, déterminer les milieux, il s’est insensiblement écarté de l’idéal ; il a pris pour des idées toutes vives les abstractions de la thèse a priori ; et plus tard, il a tâché toujours davantage d’adapter à l’insensible brutalité de son objet ses moyens d’expression. Entraîné dans le courant d’un positivisme dévié de son vrai sens, il a incliné vers le réalisme au point d’en être absorbé, au prix de continuels sacrifices, et enfin aux dépens de la plus simple et vitale poésie, que la Nature prévoyante a déposée en nous, et qui est l’essence même de l’Art, étant la raison supérieure de la Réalité.

Un fait n’est rien en soi. Il n’a que la valeur d’un signe, et ne contient de la vérité que ce que l’intelligence et le cœur humains en expriment. Ce monde des faits n’a d’importance et de dignité que ce qu’il en emprunte de notre pensée. Il n’a de signification que par rapport à nous. Nous en sommes les infatigables créateurs. Dès qu’on s’obstine à chercher le réalisme au dehors, et seulement au dehors, à objectiver l’observation dramatique pour en accroître l’intensité et la vie, il est fatal qu’on en arrive à méconnaître l’homme intérieur et vrai, à prendre le signe pour l’objet, les apparences pour la réalité, à s’égarer en des fictions plus banales, et en même temps plus tristes. Le fait ainsi grandi et honoré n’est qu’une décevante illusion, l’illusion des prisonniers enfermés dans la caverne de Platon. Et non pas seulement décevante, mats desséchante et triviale. N’est-ce pas payer cher une équivoque ? Aussi l’admiration qu’on ressent pour l’exacte plénitude de ces œuvres fortes manque décidément de sérénité… Surgit amari aliquid.

Ceux qui ne voient dans la crise actuelle du théâtre que les méfaits du vaudeville, je le répète, ils, ont la vue courte. La technique se conforme à l’idée. Outre qu’il y aura toujours une distinction à établir entre les tours d’adresse d’une habileté professionnelle et les lois générales de l’Art, — d’autant plus impérieuses ici, que le théâtre, éternellement condamné à l’expression sensible et lucide des choses, est, plus qu’aucun autre genre littéraire, soumis aux nécessités de composition, d’ordonnance, de cohérence, de vraisemblance, de gradation et de clarté ; — non, des tableaux de la réalité ne sont pas la réalité ; les membres épars d’un poème ne sont pas un poème ; les plus beaux fragments de l’antique ne suppléent point à la ligne harmonieuse de la statue mutilée et comme morte ; et, au contraire, de ce qu’ils en laissent deviner s’augmente notre regret, qui nous gâte le plaisir. Et, cela dit, la question est plus haute, et d’un autre intérêt.

Il s’agit simplement de savoir si l’art dramatique s’engagera toujours plus avant dans un réalisme qui, réduit à ses propres forces, devient la plus vaine des conventions ; si, sans méconnaître l’influence des mœurs et des milieux, il ne fera pas la part plus grande à la vérité intérieure, s’il s’obstinera à cueillir les gestes de la vie pensant saisir le vif de la vie même, et à remplacer par l’esprit de mots la passion absente et méconnue. Il est urgent que cette faculté d’observation cesse de s’aveugler sur la surface infertile et chagrine des choses. Si elle ne reprend pied en soi, elle se traînera longtemps dans le poncif à rebours. Et le vaudeville aura de beaux jours encore.

Me sera-t-il permis de noter, en terminant, que les observateurs les mieux doués de notre époque en sont comme paralysés ? A part quelques tentatives isolées, le théâtre est en retard de quinze ans sur la société. Pendant que les dilettantes s’ingénient à nous peindre les précieuses frivolités d’un Faubourg inerte, et que les novateurs s’escriment à machiavéliser la Parisienne ou ridiculiser le boulevardier Perrichon, la France nouvelle monte et gronde, dont il serait pourtant temps d’écouter le bruit et d’entendre la voix, ne fût-ce que pour édifier les puissants sur leurs excès de pouvoir et faire paraître aux yeux des autres la clarté d’un idéal raisonnable et bienfaisant. Une pièce se prépare, qui peut être une œuvre grande, ou sombrer dans le mélodrame… Eh quoi ! toujours le mélodrame ? — Il est vrai qu’il est triste chose, étant la tragédie sans idée ; et il est véritable aussi que les péripéties nous fatiguent, que les faux hommes d’action nous débordent, et que l’Idéal est un flambeau, aux rayons duquel pourrait enfin se reconnaître une société positive — avec fureur, et se rajeunir d’une poétique sève un théâtre réaliste — jusqu’au cynisme.

H. P.

______Paris, mai 1893.