Le Théâtre d’hier/Introduction/Scribe et le vaudeville


II

SCRIBE ET LE VAUDEVILLE.


Scribe a eu un mérite que les plus intrépides d’entre les modernistes feront sagement de méditer. Il a écrit pour le public, et non contre lui. Hormis le style, il a rendu au théâtre moderne à peu près le même service que Corneille au théâtre de Molière. Il a été un initiateur. Il a frayé les voies. Son imagination a rajeuni tous les genres dramatiques. Opéra, opéra-comique, comédie de mœurs, comédie politique en ont emprunté une vie nouvelle. D’un coup de sa magicienne baguette il a tiré de l’ornière le char de Thespis embourbé. Si l’honneur d’avoir été joué en plusieurs langues a pu donner quelque orgueil à l’auteur du Cid, cette satisfaction internationale n’a pas été marchandée à Scribe. Il n’est pas le Corneille du Cid et tant s’en faut ; mais nous lui sommes presque autant redevables que Molière et Regnard au Corneille du Menteur. Ou nos pères étaient des sots, ou ils ont eu quelques solides raisons de se plaire à Scribe.

Il a simplement renoué la tradition de l’art dramatique. Le drame de Victor Hugo, pour magnifiques qu’en soient les envolées, marque un temps d’arrêt dans le développement du théâtre d’observation. Il est constant que le lyrisme romantique faillit faire dévier de son cours et déborder par delà ses rives naturelles l’nspiration des dramaturges. Ce n’était pas trop du souple talent de Scribe pour la contenir et la redresser. Toutes les aspirations confuses, toutes les obscures tendances, toutes les théories plus ou moins lucides des Sedaine, Diderot et Beaumarchais aboutissent à Scribe, qui d’emblée leur donne une forme arrêtée. Il résout le problème de la pièce contemporaine, que, pour avoir pris trop d’avance sur la société, ses devanciers avaient seulement entrevue. Il dépasse la comédie de caractères, et prépare la comédie sociale. Il ne dit plus : condition avec Diderot ; il ne dit point : couleur locale avec Victor Hugo. Il se prend aux mœurs.

Tout le xviiie siècle dramatique s’est heurté contre un obstacle insurmonté. Ou cherche une formule plus large, qui serait la peinture des milieux ; et l’on est enfermé dans celle des prédécesseurs, qui est la peinture des caractères. Il faut attendre que la Révolution ait brisé les cadres. Dans une société hiérarchiquement constituée, l’unité, qui vient d’en haut, établit et maintient entre les classes des murs d’airain qu’on ne franchit guère. L’homme suit sa voie, sans beaucoup de chance d’en sortir Malherbe et Richelieu ont poursuivi une œuvre parallèle. Ni les genres littéraires ni les classes sociales ne se confondent. Au regard du dramaturge, travers et ridicules apparaissent, en cet état, plus généraux, et les caractères plus tranchés. Mais voici que le principe d’égalité renouvelle la face ou la surface de la société, que les diverses parties se frottent, se pénètrent, s’infiltrent les unes dans les autres. C’est un déchaînement légitime de toutes les individualités en tous les milieux. Alors l’accessoire devient presque l’essentiel. Les mœurs dominent la scène. Elles ont plus de prises sur les caractères, qui en reçoivent d’en haut et d’en bas la pressante influence. Pour instaurer la comédie de mœurs, Eugène Scribe arrivait à temps.

Et, comme il opère en douceur une véritable révolution, il n’a garde d’éviter l’ordinaire excès des révolutionnaires, même les plus doux, qui est de sacrifier à l’idée nouvelle un peu trop du passé.

Scribe n’a point créé de caractères, ni dressé en pied de ces types qui sont la gloire d’un observateur : Ne cherchez dans son œuvre ni Tartufe ni Giboyer ni M. Alphonse. Il n’esquisse que des silhouettes, il ne trace que des physionomies. Cela est vrai, et cela est peu. Mais il a donné l’exemple de la peinture des mœurs avec une rare intelligence de son époque. Il a ignoré, ou à peu près, les secrets du cœur humain. Mais il a connu et représenté avec finesse et tact la société française aux environs de 1830.

La moyenne des sentiments autochtones, des affections coutumières, des passions ménagères et mitoyennes prend enfin vie et corps sur son théâtre. Il assiste à l’avènement de la bourgeoisie ; il en démêle la modeste superbe ; il la met en son vrai jour, dans une demi-clarté assez glorieuse, qui est tout justement l’optimisme malicieux de Scribe. Il ne sonne pas, avec les romantiques, la fanfare d’une aristocratie de fraîche date. Il est à mi-chemin entre Ruy-Blas, qui s’égare, et M. Poirier, qui se prépare. Il se tient tout proche du noyau de la bourgeoisie, qui monte avec contentement, mais sans éclats. Il a le bon sens hardi, qui est la force sereine du Tiers. Il est Tiers, avec une sage ironie. Secouez le flacon romantique : vous y verrez, au fond, comme un dépôt de tragédie. L’auteur d’Une Chaîne est plus familial. Il est Tiers. Il loge son idéal confortablement, dans le bien-être de la bonne honnêteté quotidienne. Il est à mille lieues de s’exalter. Une discrète poésie contente son cœur, et suffit à parer les vertus de famille qu’il prise davantage, les vertus en bonnet rond ou en capote pensée. Il a le sens de la vie moderne, avec une vague appréhension des excès où elle décline. Mais l’heure des Effrontés n’est pas encore venue. Il est Tiers, poète, et romanesque à la mode du Tiers, avec ce chauvinisme bonhomme qu’il a respiré dans l’atmosphère de la légende impériale, et qui, sur son théâtre, en regard de la veuve éplorée, place le colonel, que nous appelons aujourd’hui pompier. Dans Maître Guérin, dans Jean de Thommeray, Émile Augier usera encore de ces pompiers-là. Il l’est jusque dans cet optimisme tout intime, qui est une date, au début d’un siècle adolescent et encore ébloui : optimisme nullement encombrant d’ailleurs, pas trop égoïste non plus, qui trahit la satisfaction, exempte de morgue, d’un fils de bourgeois, bourgeois lui-même, à qui ne déplait pas trop que, depuis les derniers États généraux, on ait un peu bouleversé l’ordre des préséances.

Scribe a été l’homme de son temps, — et de son métier. Ceci lui fait plus de tort. Au moment où il élargissait la formule de l’art dramatique, et poursuivait ce mouvement vers l’extérieur, auquel ont aspiré les dramatistes du xviiie siècle, il ne crut pas que le spectacle du dehors pût, sans adaptation ni arrangement, cautionner l’intérét du spectacle scénique ; il pensa et dit (avec quelque excès, sans doute) que le théâtre est une fiction, et que la commune vérité n’y saurait entrer de plain-pied ; et il pensa aussi que le théâre est un art ensemble et un métier, qui se sert de l’imagination pour corriger l’incohérence brutale ou l’apparente insignifiance de la réalité. Et donc, il s’ingénie à éclairer, illustrer, ordonner les menus faits, les plus ordinaires catastrophes ou influences. Les moindres événements journaliers pèsent d’un poids considérable, le « grain de sable » a une industrieuse action sur les destinées de ses personnages. Son théâtre est tout plein d’un merveilleux sans mystère, d’une fatalité bénigne, engrenante et aisée. Cette logique superstitieuse des petites causes et des grands effets était dans l’air. C’est l’époque des estampes enluminées, qui représentent le petit caporal montant la garde. C’est l’heure de Béranger.

Il s’est assis là, grand’mère !
______Il s’est assis là !

Sans doute l’histoire, ainsi conçue, est une pauvreté, mais la pauvreté parfois magnifique de la légende.

Elle peut être aussi une certaine conception philosophique de la vie, qui, étant essentiellement populaire, n’est déjà pas tant misérable sur le théâtre. Qui donc, après sa journée faite, revoyant en son esprit la suite des incidents qui l’ont remplie, n’est pas soudainement étonné de découvrir un obscur travail de mobiles secrets et d’influences insoupçonnées, qui ont déterminé quelques-uns de ses actes par une adroite surprise de la volonté ? Et qui n’a pas songé, au moins une fois, que l’magination serait comme une intelligence au delà, une manière de seconde vue, qui tire au clair les fils les plus imperceptibles et ténus de la trame sur laquelle se brodent les festons accidentés de l’existence ?…

S’il n’a pas eu cette philosophie. Scribe a eu ce don, qu’il a tourné au profit du métier théâtral. Peignant les mœurs, c’est-à-dire la diversité complexe de la réalité, il a perfectionné la machine dramatique, multiplié et alésé les rouages. Il a mis la dernière main à l’engrenage de Beaumarchais, en y ajustant partout souplesse et clarté. Il en a rhabillé toutes les pièces, et adouci le frottement. Il a excellé à exprimer des situations tout ce qu’elles contiennent, voire un peu davantage ; il a, suivant le dicton, tiré maintes fois deux moutures d’un même sac ; mais, sortant de ses mains, le mécanisme est précis, réglé avec exactitude, — jusqu’à la minutie. Qu’il ait été un ouvrier trop confiant en son tour de main, il n’en fut pas moins un ouvrier nécessaire. Il n’a pas été Balzac ; mais tout de même il a été Scribe, un homme de théâtre qui, d’instinct et d’imagination, amena la comédie contemporaine à deux doigts de son point de maturité. Il a fourni aux observateurs les moyens de mettre en scène le sérieux de leurs pensées, s’il a facilité aux amuseurs l’exploitation de leur réjouissante ou frivole fantaisie.

Et puis, de bonne casse est bonne ; et le vaudeville n’est pas condamnable en soi. Une chose nous manque à l’heure présente : c’est la gaieté ; et il y a une chose que nous avons de trop, c’est l’opinion, dont nous sommes férus, que nos pères n’aient pu être gais sans sottise. Depuis que nous nous sommes mis en tête d’être désolés, et que la plaintive élégie assombrit l’esprit de la jeune France, nous sommes proprement incapables de comprendre l’état moral, qui a pu créer et propager la contagion du vaudeville. Il faut le dire, au risque d’être repris : le vaudeville est éminemment populaire par la dose d’imagination et la moyenne d’observation légère qu’il comporte. Nous venons de voir qu’il est né à son heure ; quant à la violente opposition qu’il soulève aujourd’hui, elle n’est que le terme nécessaire de son développement, et la rançon des abus que son nom a pu couvrir.

Il a donc débuté par être l’entre-deux de l’exaltation romantique et de l’illusion du peuple, par l’optimisme souriant et machiné de Scribe. Après 1852, le rire, d’abord forcé, est plus sonore et l’esprit plus gros. On rit par hygiène, à coups de fantaisie extravagante ; on rit du bourgeois installé, tranquille et gaillard. On rit de la question d’argent, de l’adultère, du plus heureux des trois, et de tous les dangers sociaux que dénoncent les tréteaux du voisin. Cest le vaudeville inextinguible de Labiche. Il faut avouer qu’il n’est pas modeste. Il nous envahit. Je ne m’associe nullement aux rigueurs de Boileau, et j’aime les Fourberies de Scapin. Mais je serais tout de même fâché que tout le théâtre de Molière se fût enscapiné, et que le Misanthrope eût fait le personnage d’un Géronte de la bastonnade. Déjà dans les dix premiers volumes de Labiche (je ne parle pas de l’édition complémentaire), plus d’une pièce s’est insinuée, dont la lecture est une contrition. Un monsieur qui a brûlé une femme. Un garçon de chez Véry… A quoi bon insister ? Le minimum d’observation en est absent. La gaieté y fuse, mais véritablement trop épaisse et un peu humiliante. Il va sans dire que ce qui tente surtout les successeurs de Labiche, c’est la bouffonnerie du quiproquo, l’abracadabrant des situations et des postures. Après lui, on pouvait croire que tout était dit ; après Gondinet, que les autres venaient trop tard. Pouou ! De tous côtés on voit jaillir et sourdre quiproquos, faits-divers, bévues, doubles-portes, fausses fenêtres, surprises du téléphone et gaietés du divorce. Pour quelques drôleries drues et de belle venue, c’est un renchérissement sur la niaiserie des situations et des fantoches. Le vaudeville devient une industrie encombrante, et souvent une contrebande.

Vers la fin de l’Empire, la gaieté avait tourné au dilettantisme, armée d’ironie, d’une ironie un peu folle et surélégante, qui est une variété, ou mieux, l’innocence scélérate de la blague. Et voici l’opérette, un vaudeville en musique, moins frénétique, mais plus pervers, et dont les couplets égrillards annoncentlafin de quelque chose, si tant est qu’au plaisant pays de France tout finit par des chansons.

Alors l’éloquence se moque de l’éloquence, et le vaudeville du vaudeville. Crémieux blague la mythologie, MM. Meilhac et Halévy, la légende, la tradition, le passé, le présent, la gaieté, le théâtre, le métier, l’esprit et eux-mêmes, « … Trop de fleurs ! Trop de fleurs ! » Rien n’échappe à leur boulevardière opérette. Ils ravaudent, raffinent, ravagent Labiche avec une impertinence espiègle ; ils rajeunissent les brimades de Pourceaugnac, réparent le quiproquo, autant rapièceté déjà que l’antique vaisseau de Thésée, et soulignent d’un sourire sceptique l’amusant abus qu’ils en font. Ils épuisent l’artifice, et le dénoncent gentiment. Ils ne dédaignent point les traditions, et, au contraire, ils les exploitent avec une candeur traîtresse. Ils ne sont ni optimistes, ni pessimistes, ni franchement gais, ni surtout tristes : ils sont dilettantes et spirituels, et donnent dans le convenu du vaudeville avec une délicieuse perfidie. De vrai, ils sont la hache de Scribe et de Labiche, qu’ils sapent gantés. Et vive la Grande Duchesse ! Seulement, l’opérette est l’enfant terrible du vaudeville ; d’aucuns disent : l’enfant vicieux. Elle dégénère élégamment ; elle est une capiteuse décadence. De l’ironie à l’amertume la distance est moindre que de la franche gaité à l’ironie. « L’opérette nous guette », a dit plaisamment M. Meilhac. Labiche pouvait ajouter : « L’opérette nous gâte ». Et déjà, en ce temps-là, M. Henry Becque guettait l’opérette, le vaudeville, Meilhac, Labiche — et M. Victorien Sardou.

On connaît l’histoire du pauvre honteux, qui avait une tenue digne et irréprochable, — la tenue d’un moraliste ou d’un notaire, — et qui, après des années de son ingénieuse profession, laisse à ses héritiers des titres de rente authentiques avec les prochains coupons à détacher. C’est toute l’histoire du vaudeville inavoué, auquel les modernistes pardonnent le moins. Pour protester contre lui, ils conspuent le métier, la composition, toute convention ou fiction de théâtre, et tiennent en une même aversion Scribe, le maître, et M. Sardou, le prodigieux disciple. Et, en effet, M. Sardou est le continuateur de Scribe. Seulement, ce qui, à nos yeux, fut un mérite chez celui-ci, venu en son temps, est tout le contraire chez l’autre, en qui l’on ne saurait vraiment saluer un précurseur. Il a ramené la comédie en arrière, après que la suprême étape était franchie, alors que la comédie de mœurs et la comédie sociale atteignaient leur plein développement, et que peinture des milieux et peinture des caractères s’harmoniaient en un équilibre ou une logique sévère. Il n’a eu plus ample visée que de « faire la pièce » mieux que Scribe : et il y a réussi. Il n’a guère été travaillé d’une autre ambition dans le secret du laboratoire. L’affiche du spectacle et les titres de ses ouvrages l’ont continuellement trahi. Il est un admirable vaudevilliste, un mélodramatiste précieux, un maître charpentier qui défie la concurrence. Il a bâti à chevilles et à mortaises, avec une incomparable habileté. Il a des prix de séries, et des minimums de devis, qui font le désespoir de ses rivaux. Il a élevé nombre d’édifices, maisons, maisonnettes, villas propres d’aspect et avenantes à l’œil, qui sont à claire-voie, et où se joue le caprice mélodieux du vent. C’est tout justement la moderne élégance qu’il raille dans Maison neuve. Son architecture n’est qu’en façade ; à l’intérieur sont utilisés des matériaux de démolition.

Il a le génie de l’enseigne. Presque tous ses sujets sont pris sur le vif, dans la moyenne des mœurs contemporaines : Nos bons Villageois, la Famille Benoiton, les Vieux Garçons, Séraphine. Il est, avec M. Jules Lemaitre[1], je pense, un des rares dramatistes qui aient percé à jour le ridicule de quelques politiciens. Il a discerné l’amusant abus des mots, qui s’est fait depuis vingt années, et dont on écrirait un bon livre. Mais les aitres de sa bâtisse ne répondent point à l’extérieur. Les parois sont de verre ; et les habitants sans consistance. Mme Benoiton, le type de la femme qui est toujours sortie, est mère de cinq enfants ! On n’a qu’à choisir parmi ces traits d’une rare justesse. On en citerait vingt et vingt de cette qualité. Au reste, le vaudeville exploité, le mélodrame ajusté au vaudeville, toutes les conventions adroitement maçonnées, et le magasin aux accessoires au grand complet et en état. Ce ne sont que marionnettes, ombres de revenants, spirituelles pendant deux actes, et, à l’ordinaire, courroucées dès le troisième, dès l’instant que Pixérécourt pousse Labiche par les épaules.

Les forgerons de la dernière heure, qui se heurtaient partout aux illusoires commodités de cette architecture, ont organisé contre elle une levée de marteaux. Avec l’enthousiasme de la jeunesse, ils ont foncé, tête baissée, sur ces portes ouvertes. Scribe, le vaudeville, Labiche et le reste ont porté la peine de l’état de trouble qui règne pour un temps sur le théâtre. La formule d’hier est maudite, et il semble qu’elle soit entièrement responsable des chefs-d’œuvre incompris. Comme si ceux qui dans cette formule trop incriminée ont fait le plus entrer de substantielle matière, en avaient été autrement gênés ou amoindris que Racine fut par les fameuses règles ! Alors quoi… ?

  1. Le Député Leveau, par M. Jules Lamaitre.