Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Les Idées de M. Alexandre Dumas

VII

LES IDÉES DE M. ALEXANDRE DUMAS.


Et donc, M. Dumas a ses Idées, comme madame Aubray, et non pas seulement des idées de pièces — qui ne sont jamais banales, — mais, d’autres, moins originales peut-être, et qui sont morales, scientifiques ou religieuses. Il ne lui a pas suffi d’être un dramaturge supérieur ; il a voulu apparaître sur le théâtre comme un penseur, un savant, et un évangéliste.

Sur ses drames il a greffé ses Idées et enrichi ses observations de théories. On n’y saurait contredire départi pris ; car il me semble qu’il y aurait autant de puérilité que d’ignorance à condamner a priori la « pièce à thèse » de M. Dumas, comme s’il en était l’inventeur. Il connaît trop les maîtres pour ne pas répondre qu’il y a une thèse dans la plupart des grandes comédies de Molière, qu’elle se développe même par un raisonnement en forme au ier acte de Tartuffe, que le xviiie siècle n’a point répugné à ce genre, et qu’ainsi lui-même n’a fait que suivre l’exemple de ses prédécesseurs. Seulement, ce qui chez eux n’était qu’une tendance est devenu chez lui une méthode. Il a pensé que la représentation des mœurs et des vices d’une société, à l’aide de personnages vivants et agissants, était condamnée désormais à la banalité ou à l’impuissance, que le spectacle n’en laissait à l’esprit du spectateur qu’une impression superficielle et artiste, si je puis dire, et que l’écrivain pouvait avoir plus noble et plus haute visée que de se trainer à la remorque de son temps, et d’en refléter l’image plus ou moins déformée. En un mot, il a entrevu assez vite le théâtre civilisateur, qui joint la leçon à l’exemple, et qui impose ses conclusions.

« C’est ce que j’appelle le théâtre utile, qui ne veut pas se contenter de faire rire et pleurer, qui veut faire réfléchir aux risques et périls de l’auteur, et qui va jusqu’à interroger la conscience et troubler la quiétude des gens, qui, sur la foi d’idées reçues, de mœurs faciles, de lois incomplètes et insuffisantes, se déclarent et même se croient les plus honnêtes gens du monde[1]. »


Et plus loin :

« Autrement dit, nous devons nous faire plus que moralistes, nous faire législateurs. Pourquoi pas, puisque nous avons charge d’âmes ? »


Législateurs. — C’est peut-être beaucoup : car je me défie des lois d’exception, dont la nécessité est démontrée par des personnages d’exception, tels que ceux d’un drame, pour vivant et vécu qu’il soit. Mais enfin il n’y a aucune raison sérieuse pour rejeter d’emblée cette conception du théâtre utile ; et il y aurait, au contraire, autant de naïveté à lui objecter la formule de l’art pour l’art, qui, en vérité, ne signifie pas grandc’hose, que d’impertinence à renvoyer dédaigneusement M. Dumas à ses tréteaux, qui, après tout, sont aussi glorieux que d’autres. Reste pourtant à contrôler la valeur de ses Idées : car il est manifeste que tant vaudra la doctrine, tant vaudront l’œuvre et la salutaire influence qu’elle prétend exercer. Et cela fait, encore faudra-t-il établir que cette œuvre même en est sortie plus vraie, plus vivante, plus morale, et plus parfaite. Car notez que le théâtre utile est à ce prix. Autrement, à quoi bon perdre en plaisir ce qu’on ne gagne pas pour sa propre édification ?

Je ne ferai pas à M. Dumas l’injure (le lui dire que sa doctrine manque d’Idéal : au contraire, elle en a plusieurs, ou du moins son Idéal s’est modifié à deux reprises, et à ce point que je me demande s’il a vraiment une doctrine. Remarquez que je ne songerais même pas à poser la question, si j’avais affaire simplement à un dramatiste, mais qu’elle se pose d’elle-même, puisque dans chacune de ses pièces il y a toute une part ostensiblement faite à cette prétention. Or, j’entrevois assez distinctement quelques problèmes juridiques ou moraux qui s’agitent sur son théâtre ; mais je ne suis plus très assuré qu’après des réquisitoires semblables il ait pris des conclusions identiques. Ces variations du penseur, qui ne seraient peut-être que variété de ressources chez un dramaturge ordinaire, me laissent à présent indécis et troublé. J’ai peur que l’homme à Idées et l’homme de théâtre ne soient un peu défiants l’un de l’autre, quand il s’agit de M. Dumas, et souvent frères ennemis.

Et d’abord, son premier Idéal, le premier en date du moins, celui de la justice souveraine et de la loi réformatrice. — M. Dumas a proclamé à intervalles réguliers, surtout dans la première moitié de sa carrière, l’égalité des droits de la femme, qui, si je ne m’abuse, implique l’égalité des devoirs. D’autre part, à des intervalles aussi réguliers d ailleurs, il nous peint cette même femme comme un « ange de rebut, incomplet, disponible et instrumentaire. » Mais ce sont, dites-vous, des pièces différentes par le sujet, les personnages, et quelquefois le milieu d’où l’observation est prise. Je comprends ; et je vois que M. Dumas s’en tire par un aveu très dégagé. « … Si j’ai dit cela, écrit-il, j’ai dit une sottise. » Sans doute ; mais quel fonds puis-je faire sur une doctrine qui change de maxime en même temps que de sujet, ou de salle de spectacle ? Vérité au Gymnase, erreur à la Comédie-Française. Il parait bien que le législateur n’est pas très ferme en son propos, et que le penseur contredit ou désavoue assez lestement le dramaturge. Car, encore une fois, et il nous le faudra répéter, c’est du penseur seul qu’il s’agit en ce moment ; l’habileté de l’homme de théâtre ne peut plus être mise en doute. Et c’est grâce à cette habileté, qui est admirable, que les dénoûments de l’un ne sont pas toujours conformes aux arguments de l’autre ; et il est visible que le préfacier lui-même, le troisième Sosie conciliateur, n’est pas toujours à l’aise pour les mettre d’accord. Il arrive qu’en des sujets analogues la conclusion diffère, pour des raisons de technique nettement vues et déduites. Mais quelle gêne pour le législateur, et quelle diversité dans la doctrine ! M. Dumas a beau s’insurger et raisonner, et compendieusement énoncer, expliquer : son procédé de discussion est toujours le même, et, en vérité, il ne saurait être autre. Quand le penseur est en défaut et la justice du législateur boiteuse au dénoûment, il en appelle aux exigences de la scène» à la logique dramatique, voire même à la Fatalité, qui est dans la tradition de son art, j’en conviens, et qui est un moyen scénique, je le reconnais ; pour une maxime de légalité souveraine et d’équité supérieure, je n’oserais pourtant l’affirmer avec lui. Par exemple, il ne convaincra personne, étant donnée cette thèse que la faute du mari est identique à celle de la femme, et que la loi doit prévoir toutes deux également et y apporter même sanction, qu’ici la femme doit être frappée et là le mari épargné ; il ne persuadera personne qu’il entre dans les desseins de la justice immanente qu’où le prince Georges a péché, c’est l’innocent mouton, le pauvre étourdi de Fondette qui doit périr. Si l’on n’avait pris soin d’invoquer, tout le long de la pièce, les lois, les justes lois, ou plutôt d’incriminer nos lois aveugles et imparfaites, j’apprécierais en toute candeur ce dénoûment qui satisfait, après tout, à la justice relative du théâtre, qui termine une pièce malaisée à clore, et je m’en irais sans défiance, profondément remué par un magicien de la scène. Mais, au nom d’Idées supérieures, on m’a fait entrevoir que notre législation est incomplète, que contre des fautes pareilles pareil recours est rationnel et immédiatement exigible ; et voilà ce qu’on me donne à la fin, pour contenter le désir de justice absolue qu’on a éveillé en moi, et telle est la solution philosophique qu’on me propose, qui est un leurre du raisonnement, si elle est un prestige de l’art ! — Mais il suffit que le public quitte le spectacle, irrité, agité, averti. — Mais, outre que chaque pièce lui apporterait utilement une nouvelle assurance en la foi que la précédente lui avait prêchée, outre qu’il profiterait à l’ensemble de l’œuvre didactique de représenter une série d’Idées conformes, et non point une suite d’argumentations divergentes, il est surtout et par-dessus tout désavantageux à une doctrine, si doctrine il y a, de varier avec l’atmosphère du sujet et la température de la pièce. Dans mon trouble, je crains qu’on ne se joue de moi ; et c’est en vain qu’on prétexte, pour me rassurer, toutes les nécessités de la composition théâtrale.

Il en est une au moins, immédiate, celle-là, et contre laquelle l’auteur s’est pourtant élevé quelquefois. Le théâtre donne à l’argumentation un tel relief que la conclusion en est inévitablement prise au pied de la lettre. Ici encore, voyez le malentendu entre le législateur et le dramaturge. La logique de la scène aboutit à un point qui dépasse de beaucoup la logique de la morale. Et, comme au cours du drame l’auteur a pris mille soins pour identifier l’une à l’autre, ou masquer les défaillances de l’une par les adresses de l’autre, il se trouve qu’une conclusion extrême et pathétique est prise par nous pour la quintessence de la morale ci-incluse, pour un postulat de la doctrine, tandis qu’elle n’est que le dernier terme d’un raisonnement formel et d’une déduction dramatique. Le comte de Lys tue l’amant et épargne la femme. Claude tue la femme, et épargne l’amant. Tue-le ! Tue-la ! Spectateur, ravi par le mouvement de la pièce, en proie à l’émotion qui s’y développe si victorieusement que je me sentirais capable, moi aussi, de supprimer la coquine, je souscris à cette exécution et j’y applaudis volontiers ; mais instruit par l’auteur que c’est vraiment la justice divine qui s’accomplit, que j’assiste à l’œuvre meurtrière d’un Idéal supérieur, je réfléchis (le penseur l’a voulu), et je me dis qu’à tout prendre, cet Idéal n’est pas aussi supérieur qu’il en a l’air, qu’il répugne même à la plus simple conception de la justice terrestre, et aux plus vagues sentiments d’équité instinctive et innée en moi. Et je remarque encore qu’il y a là-dessous quelque casuistique offensante pour la raison, que le comte ne tue point Diane, parce qu’il l’aime, et que Claude tue Césarine, parce qu’il ne l’aime plus. — Mais Césarine est une voleuse. — Où a-t-on pris que le vol soit puni de mort ? — Mais Césarine est plusieurs fois adultère. — Que ne s’est-il décidé plus tôt ? Où est le flagrant délit ?… Et je songe enfin que voilà une morale étrangement civilisatrice, singulièrement édifiante et réformatrice que celle qui enseigne alternativement ce précepte : tue-le ! tue-la ! M. Dumas répond que le « tue-la n’est que le total mathématique des erreurs de la loi », et non un précepte ni un enseignement. Je vois ce que c’est : à savoir une déduction logique, dramatique, qui, pour venger la morale, la viole ; et j’ai grand’peur qu’ici surtout il ne soit plus légitime d’admirer cette science du théâtre que de se rendre à cette prescience d’une justice humanitaire, et par trop rudimentaire aussi.

Joignez que le réalisme scénique ne va pas sans une certaine altération du vrai, et que particulièrement le système dramatique de M. Dumas pousse l’unité et la logique à ses limites extrêmes. Au point de vue du spectacle, c’est une force incomparable ; au point de vue philosophique, c’est pure illusion. Légiférer sur la scène ressemble à l’erreur d’un Gulliver, qui aurait prétendu appliquer à Lilliput des lois destinées à régir des géants. Le monde du théâtre est un monde de géants, à la formation duquel concourra toujours, pour une bonne part, l’imagination ; un monde vu d’un certain biais, soumis à la rigoureuse déduction dans l’œuvre de M. Dumas, et qu’un sage équilibre tient en suspens dans celle d’Émile Augier. Or, je vous le demande, la logique absolue et exaspérée ne risque-t-elle pas d’être une maîtresse d’erreurs dans notre monde, à nous, où presque tout n’est qu’opinion, incertitude et probabilité ? M. Dumas choisit son point de départ à son gré, pousse droit devant lui, supprimant tous obstacles sur son passage, et arrivé au but, quelquefois au delà, il respire, s’essuie le front, et dogmatiquement, froidement, du ton d’un législateur qui a bien travaillé, nous dit : « Voilà le vrai. Voilà la déduction nécessaire et proprement faite. Tout le reste n’est qu’hypocrisie ou fausseté. Là aboutit mon raisonnement ; là gît la morale absolue. » D’accord, s’il est prouvé qu’une telle morale existe autre part que sur le théâtre, et à supposer qu’elle soit préférable à la nôtre, ce qui n’apparaît pas également dans toutes vos conclusions.

Car il arrive à M. Dumas, trompé par l’optique de la scène, de prendre ses raisons pour des entités, et des mots et des gestes à effet pour des vérités nécessaires. Il crée un personnage, l’agite, le pousse par les épaules, et s’écrie : « Celui-ci est de trop ! » Il est de trop dans la pièce, peut-être ; dans la vie, il est tel ou tel, rarement si mauvais, presque jamais si bon. C’est l’excellence du système dramatique qui donne l’illusion d’une pensée forte ; c’est l’absolu imaginaire qui se substitue à la réalité avec intransigeance. Ajoutez que les raisonnements les plus rigoureux, toujours saisissants et spécieux sur la scène, ne laissent pas que d’aboutir, appliqués à l’ondoyante équation de l’existence, aux résultats les plus faux. Tout n’est que nuances ici-bas, beaucoup plus que dialectique ; et la loi elle-même serait un vain mot, si elle n’était autre chose qu’une formule, la plus extensive et applicable au plus grand nombre possible de cas relatifs et circonstanciés. Enfin l’Idéal civilisateur de M. Dumas me semble pécher plus gravement. À qui prétend éclairer et réformer la société, une première obligation s’impose de voir d’une vue plus large et non pas d’un ou deux postes d’observation, ce qu’est cette société même, et de l’embrasser d’ensemble, en toutes ses parties constitutives, et encore de faire porter l’effort de la pensée et de la réflexion sur les milieux qui la dirigent, l’agitent ou la menacent, au moment même où certains symptômes la montrent compromise. Je dis seulement : compromise, pour ne pas trahir mon auteur. Lorsqu’Émile Augier entreprit de peindre les vices et les erreurs de son temps, il vit d’emblée que notre état social était dominé par la bourgeoisie, fraîche au pouvoir, partant sujette aux excès, aux travers et aux vices ; et dans ces salons bourgeois, terrains neutres, où se coudoient aristocrates impénitents, financiers véreux et politiciens aventureux, il promena son regard et cueillit ses observations. M. Dumas, qui prétend à remanier la société, nous peint le monde des « inerties distinguées[2] », un monde dont l’influence est tellement languissante, que l’individualité même en a presque disparu, un monde que M. Pailleron a fixé juste à point pour en montrer l’impersonnalité dans le ridicule. C’est le prince Georges, c’est de Riverolles, gentilshommes désœuvrés, qui ont un peu moins de poids dans les destinées de notre société que leur groom ou leur cocher, une compagnie élégante et indifférente, confinée dans un faubourg hermétique, un lot d’inutiles et d’impuissants, le résidu de la vieille société française, qui doucement abdique. Et c’est d’où il tire ses exemples, et sur quoi il fait fonds pour édifier son idéale législation de l’humanité moderne. S’il ne s’agissait de M. Dumas, on crierait au snobisme.

Entre-t-il dans un milieu bourgeois, il lui faut des hommes de génie ou des américains : ce qui pour lui semble être la même chose. Juste une fois, dans Denise, il a mis en présence André de Bardannes et Fernand de Thauzette sous l’œil de Thouvenin, qui représente le Tiers-État. Encore est-ce l’existence de château qu’on mène dans cette usine, après avoir ailleurs fait la fête. Toujours l’exception prise pour la règle, et un certain Paris pour la France contemporaine. Un autre jour, un jour d’heureuse inspiration, sans doute parce que dans l’œuvre dont je parle l’âme même de l’auteur s’agite intérieurement, il a rencontré l’occasion de plaider pour les misérables, qu’il aime au fond, s’il ne les connait guère. Il tenait un sujet actuel et social, de haute morale cette fois, et de longue portée, et tout à fait conforme aux préoccupations du législateur et du monde moderne : le Fils naturel. Clara Vignot, séduite par un viveur, moitié grand seigneur, moitié peuple, a un fils. Ce fils grandit. Vous pensez qu’il va grandir dans la pauvreté, dans la classe où il est né, se heurter à toutes les difficultés de la vie, et traîner partout la tare de son origine ; alors, vous comprenez que l’auteur réclame une loi pour ces déshérités qui n’ont pas demandé à naître ; et vous vous attendez à une peinture un peu sombre de ce peuple, qui souffre, qui monte, qui n’était rien, et qui devient tout. Le bon billet que vous avez ! Le fils naturel croit dans l’opulence, avec la particule et 25,000 livres de rentes. La vie lui est aisée, à souhait, prodigieusement. Fortune, noblesse, génie, tout conspire à son bonheur. À vingt-trois ans, il est un savant, tel que vous le voyez ; il a écrit des livres sérieux, à vingt-trois ans : il est un fils presque surnaturel. Il ne lui manque qu’un nom propre : la belle affaire ! Il est riche : il y mettra le prix. Il est supérieur : il y mettra le temps. Mais il est pressé de prendre femme, et les négociations ne vont pas toutes seules. Mon Dieu, jeune homme, tout le monde a passé par là, sans être fils naturel. Décidément, je vous trouve heureux, moi, presque trop heureux. J’attendais quelqu’un aux prises avec la vie ; et c’est un millionnaire qui apparaît, bercé par elle, admiré de tous, un gaillard charmant et triomphant ; et, dans ma désillusion, il ne s’en faut de rien que je lui en veuille un peu (moi qui ne suis ni riche, ni diplomate, ni génial, ni recherché des ministres, ni adoré des femmes), de sa lare originelle, qui est une séduction et un prestige de plus. — Mais, répond M. Dumas dans l’Édition des Comédiens, que le fils naturel soit pauvre, ou non, l’intérêt n’est pas là. — Mais, où donc ?

Et le malheur est que cette objection, que j’ai reprise à l’endroit d’une pièce, d’ailleurs intéressante en soi, et qui n’est pas sans beautés, vaut contre toute cette partie de l’œuvre, contre toutes ces idées moralisantes ; et que cette doctrine réformatrice, fût-elle cohérente, conséquente, pratique et sagement mesurée en ses conclusions, c’est-à-dire vraiment une doctrine, perd beaucoup de sa valeur, dès qu’on s’aperçoit que Paris y absorbe le royaume, qu’un coin de Paris dès longtemps silencieux et clos s’y substitue à la société moderne, autrement vivante, agissante et attirante au regard d’un moraliste, qui serait, ailleurs que sur le théâtre, un législateur et un penseur.

« Plus que personne, écrivit un jour M. Dumas dans la Préface de la Visite de Noces, nous sommes convaincu que, si l’on a composé avant nous, et si l’on doit, après nous comme de notre temps, composer des milliers d’ouvrages sur l’amour, c’est qu’on ne sait pas et qu’on ne saura jamais à quoi s’en tenir sur ce sentiment d’affection aussi varié et aussi uniforme, aussi fixe et aussi mobile que l’humanité même, dont il est le mobile et l’éternité. » Cela est fort bien dit, et l’on y sent l’expérience un peu attristée de l’observateur, qui a épié les transformations de ce sentiment propres à son époque et au milieu qu’il a fait vivre. Mais le penseur intervient ; l’Idée apparaît. La vie de la scène, la sanction du théâtre ne lui suffit plus : il lui faut un autre titre à l’admiration étonnée de ses contemporains. Ses théories morales se fondent à présent sur la science ; son Idéal, le second, se brouille de préoccupations physiologiques ; il applique à l’amour la notation chimique et la formule du chlorure de calcium. Avec beaucoup d’originalité, de mesure et de finesse il avait dessiné jadis son personnage de Montègre, un hercule platonicien. Mais il était écrit là-haut que le penseur renchérirait toujours sur le dramaturge, impatient des nuances que l’autre saisit d’instinct, et avide d’ériger en théorie les observations que l’homme de théâtre attrape au vol, par un don de nature.

Ses gens à la science aspirent pour nous plaire.


Et voici que la passion, ondoyante, diverse et si malaisément saisissable, devient matière de docte savoir et de chimie usuelle. La bibliographie du théâtre s’enrichit. Aux traités d’économie politique, de géologie que Jacques Vignot[3] composa dans l’adolescence, au Projet sur la conscription civile de M. de Cayolle[4], que feuillette, en ses chastes loisirs, la studieuse Mathilde Durieu, à l’Histoire illustrée des Inventeurs célèbres s’ajoutent les Manuels de Gynécologie, une nouvelle Physiologie du Mariage et la Psycho-chimie de l’Adultère. Les poètes, ces fous de poêles, chantaient jadis l’Art d’aimer. Les moralistes écrivaient un chapitre sur les femmes. Les écrivains dramatiques mettaient en scène tes amoureux du temps, avec leurs vices et leurs ridicules, et, s’ils étaient assez pénétrants pour en voir l’influence sur l’époque, ils ne se piquaient point d’en expliquer les précipites ni la cristallisation. M. Dumas fait comme eux, et aussi bien, lorsqu’il suit la pente de son naturel génie. Mais il a créé de Montègre : dès lors, la physiologie le hante, la chimie le tourmente, la physiologico-philosophico-chimie l’obsède.

Car, avec sa ferveur de logique, M. Alexandre Dumas ne s’arrête jamais à mi-chemin : il aborde une science, il les prend toutes d’assaut, il les met à sac. Il combine, triture, alambique, décompose tous les éléments. Il guette les réactions ; il opère lui-même, sur la scène, dans son laboratoire, au milieu de ses cornues, qui ont la forme du cœur humain. C’est Faust, c’est Méphistophélès, c’est l’alchimie moderne de la Passion. Que dis-je, l’alchimie ? N’allez pas croire au moins qu’il se perde en de vaines recherches ou s’égare en des spéculations chimériques. Il est, à lui tout seul, la Grande Encyclopédie positive : Charcot, Berthelot, Pasteur. Les plus récentes découvertes n’ont point de secret pour lui ; et plus que sa science j’admire sa réserve, et je m’étonne que la gloire d’Edison ne l’ait pas encore tenté. J’aurais goûté l’électricien Clarkson à côté du chimiste Rémonin. — Spécialiste des maladies du cœur, il les a décrites longuement ; après les descriptions, tes abstractions ; après la culture et l’observation des bacilles, l’explication bacillaire de l’amour. Le poète Shakespeare, au terme de sa carrière, dans une envolée de fantaisie, s’élevait jusqu’au domaine impalpable des génies de l’air, des Ariel et des Caliban. M. Dumas, qui est un penseur, aboutit aux vibrions. C’est donc ainsi qu’on aime« et vous comprenez de reste l’universelle portée de ces théories, et que les « bouillons de l’âme », dont parle Mathurin Régnier, sont proprement bouillons de cornues, tout grouillants de virgules, végétaux infiniment petits, aux formes ondulatoires. En ce chapitre il est traité des passions, et particulièrement de l’amour, d’après le principe des ferments.

Il faut d’ailleurs se rassurer : le microbe s’attaque seulement à des âmes toutes neuves, que la civilisation n’a pas trop entamées, celles des ducs, des princes, ou comtesses, qui, comme chacun sait, sont très rapprochées de l’état de nature et de l’époque des cavernes. Dans la bourgeoisie, le peuple, chez les paysans de Beauce, et les Bas-Bretons, il n’a pas encore paru, ou du moins M. Dumas a négligé de l’observer. On prévoit un bel avenir pour ces Idées scientifico-morales et philosophico-chimiques, et les expériences seront peut-être un jour tentées sur des hommes, qui ne seront ni ducs, ni princes, ni comtes, ni députés. Arrivé au terme suprême de la science, où toutes les sciences aboutissent et se confondent, M. Dumas a passé outre. Il s’est tourné vers la Religion, qu’il a trouvée encore vaine, et vers Dieu, le Dieu des chrétiens, à qui il a parlé, qui lui a répondu, et dont il a soumis les réponses à son exégèse dramatique. Pour la troisième fois l’Idéal de l’auteur s’est modifié. Il s’est humanisé, voilé de larmes, versant enfin dans les cœurs une émotion plus pure.

Mais est-ce un Idéal chrétien, qui laisse une impression vraiment chrétienne ? J’ai peur que M. Dumas n’altère toutes les Idées dont il s’empare. Il les façonne pour le théâtre ; il les pétrit comme de cire, tant qu’enfin il n’en subsiste qu’un peu de matière déformée et trop rudement modelée par ses mains impitoyables. Toute la morale chrétienne repose, si je ne m’abuse, sur deux essentielles vertus, dont elle a enrichi le monde : la Charité, et l’Humilité. — « Aime ton prochain comme toi-même. » — « Les premiers seront les derniers. » — Toute sa beauté, toute sa grandeur viennent de là. La Charité — qui est le fond du dogme, sublime invention ou divine révélation, qui se trouva résumer soudain et formuler d’un mot les aspirations encore vagues et pourtant convergentes de l’antique philosophie ; la Charité, dont Christ mourant sur la croix pour racheter les fautes des hommes, est le symbole grandiose ou le mythe édifiant. Et aussi l’Humilité, — dont le même Christ fournit le premier exemple, alors qu’il résigne aux mains des hommes sa volonté et sa vie, sans regret et sans effort ; l’Humilité qui fait paraître combien tout ce qui est l’humaine créature et vient d’elle n’est rien, et que seul est grand, seul est considérable ce qui émane de Dieu. Prise en sa source même et dans le mystère de la Rédemption, cette morale a pour caractère un héroïsme simple, et pour principe l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de renoncement.

M. Alexandre Dumas, qui connaît Polyeucte et qui le cite volontiers, n’a pas manqué de voir, éclairé par son instinct du théâtre, tout le parti qu’un écrivain dramatique peut tirer de la Foi et de ses sublimes effets. Le sacrifice l’a tenté, aussi bien que Corneille, parce que c’est une crise violente et un déchirement de l’âme : et comme il n’est pas timide en ses intellectuelles convoitises, le sacrifice religieux était peu : il l’a voulu dogmatique et probant. À propos ou à côté de l’Évangile il a déduit ses équivoques sophistiquées et ses dilemmes intrépides. Ses personnages font plus de sermons, plus longs et quintessenciés, certes, avant de tuer ou de pardonner, que Jésus n’en fit à ses disciples, avant de mourir. Et ils pérorent et ils s’écoutent, ce qu’il n’est point établi que Jésus ait fait. Leur Foi est officiante et solennelle, mais combien éloignée de l’humilité chrétienne, qui voit, qui sait, et qui croit. On n’imagine point sans effroi M. Nicole et le grand Arnaud, de purs et vrais chrétiens, ceux-là, occupés à lire la Femme de Claude, M. Alphonse et les Idées de Mme Aubray. Mais je me figure sans peine leur piété surprise, leur âme étonnée, et la pitié profonde que soulèveraient en eux l’immense orgueil de ces justiciers et de ces rédempteurs, et le fastueux abus qu’ils font des saintes Écritures.

Ce qui manque donc, et d’abord, à l’Idéal chrétien de M. Alexandre Dumas, c’est une certaine mesure, humaine encore, d’humilité. Il serait si beau, Montaiglin[5], s’il absolvait simplement, sans imposer les mains, et sans psalmodier : « Créature de Dieu, être vivant et pensant, qui as failli et qui as souffert, qui te repens, qui aimes et qui implores, où veux-tu que je prenne le droit de te punir ? » Il est dans une situation si pathétique et puissamment conçue par le dramaturge, si seulement il ne prenait pas d’attitude ! Il était si vigouresement enlevé sur la toile de fond, ce commandant dont le courage s’est affermi, dont le cœur et l’esprit se sont épurés au spectacle du firmament, dans les longues soirées de quart, entre la mer et Dieu ! Cette réplique un peu solennelle et guindée ne lui échappe pas ; cette bénédiction est voulue. Si Montaiglin oublie, à un moment précis, d’être l’âme simple et bonne qu’il est, habituée au devoir, et coutumière du sacrifice, s’il se dresse, le brave marin, et revêt la chasuble et promène par-dessus les fidèles prosternés le lourd ostensoir d’or, s’il cesse d’être un homme vrai, un beau modèle d’humanité moyenne, de modeste et chrétienne miséricorde, c’est qu’il accomplit un sacerdoce, c’est qu’il est « dans sa fonction totale, dans sa destinée éternelle », c’est qu’il « s’est dégagé des contingences sociales, qu’il s’est mis dans l’absolu, où il s’est constitué homme, c’est-à-dire médiateur chrétien », c’est « que cet homme marche dans la vie une main pleine de châtiments, l’autre pleine de pardons[6]. » Si vous n’aviez pas compris, au moins avez-vous entendu. En vérité, on vous le dit : ils sont dans leur fonction totale (voir la théorie des nombres), médiateurs chrétiens, (style d’encyclique), dans leur destinée éternelle, tout cela entre neuf heures et minuit, sur la scène du Gymnase, où ils gesticulent, articulent, vibrent, prêchent et bénissent, dégagés de toutes les contingences sociales et théâtrales. Ils sont plus que les représentants de Dieu sur la terre : ils l’ont supplanté pieusement.

Quant à la Charité, pensez-vous la trouver au fond de ces exagéreurs, de ces dialecticiens extrêmes en tout, comme l’esprit qui les agite et les inspire ? Pour eux non plus que pour lui il n’y a de nuances ni dans le monde religieux ni dans la vie morale. Ils pardonnent de la même manière qu’ils condamnent, avec la rigueur d’un syllogisme qui conclut. Or, je le demande, est-il rien de plus contraire à l’idéal chrétien que cette impassibilité dans l’absolu, alors que le beau, le sublime de la morale chrétienne apparaît au contraire en une justice flexible, de sentiment et d’indulgence plutôt que de vengeance imprescriptible ou d’aveugles rémissions ? Et lorsqu’on réfléchit qu’au nom d’une même Loi, interprétée avec même rigueur, mais en sens contraire, Raymonde est immédiatement pardonnée, et Césarine[7] frappée sans recours, n’a-t-on pas le droit de dire, malgré l’inégalité de la faute, que c’est une justice hallucinée ou impulsive qui pardonne et qui frappe, le sophisme exaspéré de la Foi qui rend ces arrêts, tout le contraire de la Foi naïve et douce, qui s’est insinuée en nos cœurs, à l’école du prêtre, au catéchisme, au confessionnal, que nous fréquentions petits enfants ? Ces contradictoires et brusques sanctions m’effarouchent et ne laissent en moi qu’une impression désolée d’éloquence scolastique et tendue, qui, pareillement sûre de soi dans la thèse et l’antithèse, manierait la parole de Dieu et compromettrait le dogme avec l’enthousiasme déclamatoire d’un rhéteur habitué à la controverse. « Il m’a semblé tout à coup, dit Claude, que vous me donniez l’ordre de substituer ma justice à votre justice, et d’armer ma main de votre glaive redoutable. Me suis-je trompé, mon Dieu, ai-je empiété sur vous[8] ? » Est-ce un chrétien, mes frères, qui ose parler ainsi, face à face avec Dieu, et n’entendez-vous pas l’autre langage de Celui qui s’offre en sacrifice pour racheter les fautes et non pour les frapper ?…

La parole de l’Évangile est humble et charitable, et non pervertie par le raisonnement. Claude l’ignore, Mme Aubray elle-même la méconnaît. Que le drame qui porte son nom, soit construit et conduit à merveille ; qu’allégé des sermons qui s’y espacent et des prétentions qui s’y étalent, il mette en lumière un cas de conscience pathétique et développé de quel tour de main ! encore une fois, cela n’est plus en question. Faut-il dire que le quatrième acte est en soi un chef-d’œuvre, et vaut une belle tragédie ? J’y consens, d’autant plus volontiers que ce drame est proprement une tragédie en prose, du genre sacré ; mais chrétienne, assurément non. Madame Aubray n’a pas l’esprit chrétien.

Le caractère est empreint d’une grandeur plus indulgente et modeste, cette fois, et plus proche de la foi sincère, naïve et un peu étroite ; mais je tiens que l’auteur abuse de l’Évangile contre une femme sans défense et que sa thèse heurte et déconcerte une âme élue. Elle viole les droits les plus naturels et l’affection la plus sacrée, même dans le dogme catholique, grâce à un paralogisme qui impose par le respect de l’Écriture, dont on se réclame et que l’on torture outrageusement. À cette heure, la logique est fantaisiste ; la déduction à outrance pèche en ses prémisses et gauchit aux conclusions. Mme Aubray est une sainte femme, qui a fondé une œuvre en faveur des filles repenties, qui prêche le pardon universel, et qui le prêche d’exemple par ses mœurs et son austérité sans ostentation. Elle a un fils, docteur, élevé dans les mêmes principes, en âge d’être pourvu, à qui elle destine la fille de son ami Barantin… à moins qu’il n’aime ailleurs. Le talent est de ravoir fait amoureux de Jannine, une jeune femme qui a un enfant, qui a été séduite, qui persiste à voir le père par intervalles, et qui, inconsciente, vit des ressources qu’elle en reçoit. Cet homme s’est marié à une autre femme ; et il continue à remplir son devoir d’homme correct, sinon d’honnête homme. Tous ces personnages sont vus avec une acuité de regard et mis en scène avec une maîtrise incomparables. C’est toujours la même chose et l’on ne saurait trop insister. Donc le théoricien s’en mêle et le théologien prophétise ainsi qu’il suit :

« Il résulte nécessairement de la Loi qu’une mère comme Mme Aubray ayant un fils comme Camille, se déclarant chrétienne et l’ayant voulu chrétien, si elle rencontre cette brebis égarée qu’on nomme Jannine, devra la recueillir et la ramener au bercail. Et s’il arrive que son fils chrétien aime cette pécheresse repentante, cette mère doit encore, sous peine de renoncer son Dieu et que son Dieu la renonce, unir par le mariage la repentante et le chrétien, puisque ce Dieu ne permet l’amour que dans le mariage. Et, si c’est un sacrifice pour elle, elle doit d’autant plus l’accomplir, puisque quiconque ne porte pas sa croix ne peut être disciple de Jésus. Et si cette chrétienne n’agit pas de la sorte, elle sera au-dessous de cette pécheresse puisqu’elle doit non seulement abandonner toutes les autres brebis pour celle qui est perdue, mais encore son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, ses enfants pour suivre son Dieu, qui proclame le pardon au-dessus de la vertu[9]. »

Il y aurait quelque perfidie à argumenter contre ces lignes de la préface — qui ont tout l’aspect d’une mosaïque disparate et, au premier examen, semblent un cliquetis de mots sacrés, — si elles étaient seulement un commentaire ou une glose, et non pas le fidèle résumé des arguments divers que la pièce développe et le fond même de l’étrange doctrine qu’elle veut illustrer.

Malgré moi, je suis d’abord en défiance contre un sermon, où le prédicateur choisit pour épigraphe les plus extrêmes postulats d’une morale, quelle qu’elle soit. Et, a priori, j’imagine malaisément que la doctrine chrétienne, qui sur les autres philosophies a eu l’immédiat avantage de s’adapter à la foi populaire et aux nécessités de la vie ; que la morale de cette doctrine, qui repose sur la conception du Dieu fait homme, né des entrailles de la femme pour être de notre chair et racheter notre sang, nous puissent induire à mortifier l’amour maternel, après l’avoir glorifié dans le premier de ses mystères, l’Incarnation. Mais laissons cela, qui est article de foi, et suivons M. Alexandre Dumas dans le labyrinthe de son raisonnement. Il prend avantage de deux textes de la Loi.

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi, etc… » — « Qui d’entre vous, possédant cent brebis et en ayant perdu une, ne laisse dans le désert les quatre vingt-dix-neuf autres pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avec joie sur ses épaules. Et, étant retourné en sa maison, il rassemble ses amis et ses voisins et leur dit : « Réjouissez-vous avec moi parce que j’ai retrouvé ma brebis égarée. Je vous dis qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui aura fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de pénitence. »

Pour quiconque a été nourri dans le catholicisme, cette parabole est limpide : c’est le commentaire de la Rédemption et de l’universelle Charité, qui sont l’ouvrage même de Jésus, et qui font dans le ciel la joie de Dieu le Père. C’est toute l’âme du christianisme, douce au pécheur qui se repent, maternelle et pleine d’indulgence pour l’esprit païen qui s’ouvre aux éternelles clartés. Et c’est enfin le prosélytisme chrétien, et la mission des apôtres sur terre. L’autre texte est le premier commandement de la Loi : il faut aimer Dieu de tout son cœur, c’est-à-dire qu’à l’aube du christianisme il n’y a point d’attachement ni de lien qui entrave l’homme et l’empêche de venir à Dieu, que l’autorité du père, l’amour de la femme et des enfants, des frères et des sœurs sont impuissants à le retenir, alors que Dieu rappelle et qu’il sent agir en lui la grâce et la foi ; qu’entre les hommes et Dieu il n’y a point d’hésitation permise, et qu’il vaudrait mieux haïr son père, sa mère, sa femme et ses enfants et encourir leur haine que de renoncer Dieu devant les hommes et d’être renoncé par lui dans les cieux[10]. Ou ce texte, qui est aussi maxime de prosélytisme, a ce sens, ou il est absurde. S’il est absurde, je m’étonne que M. Dumas s’en empare précisément pour faire éclater en scène les splendeurs de l’abnégation chrétienne, et s’il a le sens que j’y entends, comme tout catholique-né, ou l’auteur ne l’a pas compris chrétiennement, ou il l’a tourné en hérésie.

Mais je veux le prendre à la lettre ainsi que M. Dumas. Ce qui m’étonne, à présent, c’est que, pour une fois, il n’ait pas épuisé les conséquences de ses prémisses. Car Camille cède à la volonté de sa mère, au lieu de lui vouer la haine qu’elle a encourue, puisqu’elle ne consent point qu’il sauve la brebis égarée. Oui, mais la pièce dévierait, et l’auteur n’a pu le vouloir ainsi. Et pourtant, à ce prix seulement, l’absurdité serait complète et radieuse. C’est donc que le texte, plus modestement chrétien, signifie que la créature humaine ne peut trouver d’excuse ni dans l’affection maternelle ni dans l’amour filial pour renier son Dieu ?

Alors qui ne voit l’abus du raisonnement ? Qui ne distingue l’impétueuse et subtile traîtrise du penseur, lequel, confrontant le précepte avec la parabole, relève une désespérante contradiction entre les deux passages de l’Écriture et en tire, par violence, son dilemme dramatique et peu orthodoxe ? Une brebis s’est égarée ; le premier devoir est de la sauver, parce que le pardon de Dieu est universel, sa bonté infinie, et que seront ses élus ceux qui pardonnent et sauvent en son nom. Madame Aubray sauve donc Jannine dans les deux premiers actes, et la sauvant accomplit tout son devoir de chrétienne. Camille aime cette femme, sans savoir d’abord qui elle est, puis, mieux renseigné, l’aime encore et veut parfaire, en l’épousant, le salut de la pécheresse et l’œuvre de sa mère. Un fils élevé chrétiennement s’éprend-il et aime-t-il comme un Armand Duval ? Peut-être y aurait-il à dire là-dessus. Mais tenons-nous-en à notre propos. Voilà donc madame Aubray prise entre ses idées et son amour maternel, et en proie à une lutte de la Foi contre la plus légitime et naturelle affection. « Je n’ai jamais lutté ? s’écrie-t-elle. Eh bien, vienne la lutte, je l’attends, je l’appelle ; et quels que soient les preuves, les exemples, les sacrifices que me commandent mes idées folles, je donnerai les uns et j’accomplirai les autres. » La crise est pathétique ; mais je déclare, en toute conscience, que j’en tiens la morale pour alambiquée et fausse. Je soutiens que cette femme, qui a déjà fait son devoir, je le répète, son devoir entier, dépasse le but ; que Jannine est sauvée, sans ce mariage, et que ce mariage l’absout trop commodément, sans les épreuves de la pénitence ; que, Camille étant chrétien, il ne s’agit pour lui de renoncer ni sa foi ni son Dieu, mais de maîtriser une passion hasardeuse ; et qu’en l’espèce l’autorité maternelle garde tous ses droits. J’ajoute que même déchirant son cœur et l’immolant, cette mère est aveugle et méconnaît la Loi ; car si Dieu n’a voulu l’amour que dans le mariage, il a aussi préféré l’union de la chasteté à la chasteté, et c’est pourquoi il a sacré Vierge immaculée (nous nous cantonnons dans le dogme, cela s’entend) la mère de Jésus. Et, pour parler franc, je ne puis croire qu’il ait ordonné que ses innocents et bons serviteurs payassent de leur amour et de leur nom les fautes des coupables, fussent-ils inconscients. Cela même est le sacrifice divin, qui est au-dessus des hommes. Il suffit au pasteur que la brebis soit retrouvée ; et rentré dans sa demeure, il ne dit point à ses amis : « En vérité, ma brebis est retrouvée ; il n’y aura de joie complète au ciel que si j’immole mes autres brebis fidèles pour éviter que celle-ci s’échappe de nouveau. » Et ainsi, les prémisses, qui n’étaient pas si fortement établies, aboutissent à une conclusion qui les exagère et les pervertit encore. C’est pure hérésie, vous dis-je, que ce prétendu Idéal chrétien, sans cesse adultéré, exaspéré par une scolastique dangereuse, par une conception de l’amour très païenne et assez romantique, et les artifices manifestes du démon. C’est le démon du théâtre que je veux dire.

Et si vous considérez que madame Aubray ne fait pas seulement le sacrifice de sa joie maternelle, n’offre pas uniquement en holocauste l’intégrité de la famille, l’espérance d’une lignée digne d’elle, de son grand cœur, et de sa sainte honnêteté, mais que mère, elle compromet le bonheur et l’âme sereine de son fils, femme, elle l’expose à des repentirs et à des déboires, épouse, elle trahit la mémoire de celui qui lui avait donné un nom intact, avait fait d’elle la chrétienne qu’elle est, et qui, en retour, pouvait espérer qu’observant avec simplicité et humilité la loi de l’Évangile, elle sauvegarderait l’honneur et la pureté de sa maison ; — nierez-vous que cet héroïsme soit un peu plus ou moins — plutôt moins — que chrétien, ni modeste ni humain assurément, et qu’à peine en pourrait-on dire qu’il est une pieuse, mais cruelle hallucination ? J’en appelle, moi aussi, à toutes les mères, chrétiennes sans « idées folles », charitables sans frénésie, qui interprètent la parole de Dieu sans subtilités ni équivoques, et qui n’ont pas, dans leur enfance, entendu les voix.

Décidément, ce sont là des Idées, auxquelles on ne touche point sans en avoir et le profond respect et la religieuse accoutumance ; et c’est jouer gros jeu, que d’entreprendre à l’improviste de raisonner avec l’Écriture et de faire sur le théâtre la leçon à l’Évangile. À quoi M. Alexandre Dumas répond : « Les gens, qui nous chicanent quand même, et qui ne comprennent pas grand’chose à ce qu’on leur dit, ne s’en sont pas moins écriés : Cet auteur est fou ; il veut que nous fassions épouser à nos fils des filles qui auront préalablement fait un enfant avec un autre monsieur[11] ! » — Est-ce que d’aventure cette laborieuse exégèse aboutirait à démontrer le contraire ?…


  1. Préface du Fils naturel.
  2. Le mot est de M. Jules Lemaître, dans le Député Leveau.
  3. Le Fils naturel.
  4. La Question d’argent.
  5. Monsieur Alphonse.
  6. Préface de Monsieur Alphonse.
  7. Monsieur Alphonse. — La Femme de Claude.
  8. La Femme de Claude.
  9. Préface des Idées de Madame Aubray.
  10. V. Préface, 207.
  11. Préface des Idées de Madame Aubray.