Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Influence des Idées sur l’œuvre

VIII

INFLUENCE DES IDÉES SUR L’ŒUVRE.


Il n’y aurait pas lieu d’insister sur les Idées de M. Alexandre Dumas, si elles n’avaient eu pour effet de lui dicter certaines pièces à thèse, où la thèse envahit le théâtre, et s’accrochant au drame l’alourdit. Il est dès à présent visible que de ces brillantes et fantaisistes parabases le dramaturge et l’observateur ont été trop souvent victimes. Aux idées de M. Dumas sur le théâtre utile et législateur nous devons ces interminables discussions théoriques, qui rappellent les sorbonniques d’antan. Joutes oratoires, dont le moindre vice est d’arrêter l’action et de refroidir l’émotion, qu’il est si malaisé de réchauffer ensuite. C’est à elles qu’il faut attribuer la fatigante ingérence d’une logique massive, qui nous semblait tout à l’heure donner la force et la clarté à ces pièces, à la condition d’être déliée et mesurée, et de se glisser en sous-œuvre plutôt que de surplomber la surface du dialogue. Quelle figure voulez-vous que fasse le spectateur, je dis le plus patient et débonnaire, quand au point culminant de la comédie une dispute est instituée, et deux orateurs proposent là-bas, sur la scène, comme au bon temps de la scolastique, par syllogismes en barbara et baralipton, pour s’essouffler enfin en des péroraisons de ce goût :

« Mais prenez garde, Monsieur : vos déductions peuvent nous conduire au renversement des lois naturelles les plus sacrées… Qui me montrera l’endroit de votre raisonnement où la société finit, où la nature commence ? Puisque le monde ne sait pas, puisqu’il ne doit pas savoir que je suis votre fils, il ne voit en nous que deux hommes étrangers l’un à l’autre : eh bien, supposons que je suis la logique de ma situation comme vous suivez la logique de la vôtre, et que je vous demande raison, non plus comme un fils à son père, mais comme un homme à un homme, du déshonneur de ma mère, que me répondrez-vous[1] ? »


L’invraisemblance est le moindre défaut de cette logique encombrante. Il en résulte un autre, plus fâcheux, qui ne tend à rien moins qu’à rompre l’équilibre de l’œuvre, et à faire parfois aux personnages raisonneurs la place si grande, qu’ils absorbent tout, même l’intérêt dramatique, qui s’évapore avec la fumée de leurs arguments. Tels les choristes d’opéra-comique attendant leur tour, les types de l’observation, qui incarnent nos mœurs, nos travers et nos ridicules, se retirent effarés au second plan, sous l’œil hautain de l’orateur. Et comme l’orateur et l’auteur ne sont qu’un, il se produit ce phénomène étrange, que celui-ci intervient perpétuellement sur la scène, rompt le charme, et coupe court à l’imagination. On voudrait lui crier : « Plus bas donc, je n’entends plus les autres ! » Aussi bien, quand les autres affrontent de nouveau la rampe, dociles à ses avis, et prêts à réaliser ses prévisions, je le devine encore derrière le portant, qui les surveille et nous dit : « Vous voyez ; vous avais-je assez prévenu ? » et je grille de lui répondre : « La belle adresse ! Vous tenez les ficelles ! » Et ces émotions hétérogènes amènent la fatigue, qui entraîne l’incrédulité détestable au théâtre. Mais aussi pourquoi cet antique Prologue se fait-il un malin plaisir, à tout coup et à toute heure, de me déconcerter par son insistance déclamatoire ?

Les pièces les mieux faites ne résistent pas à cette impression de scepticisme et de dépit. M. Alexandre Dumas n’a pas écrit de comédie plus originale, plus fine, plus spirituelle, plus actuelle et plus observée que l’Ami des femmes. Encore un coup, cela est vif, cela est moderne, cela est vrai, cela est tout à fait supérieur et d’une verve incomparable. Pour ma part, je n’y vois qu’une tache, qui est l’ami des femmes. Rôle brillant, enlevé, réussi, à merveille ; mais trop directeur, trop prestidigitateur, trop sûr de son succès, enclin à démontrer ses tours de passe-passe, et qui parvient seulement à faire sentir que tout cela est trop préparé, trop expliqué, et tout artificiel : dont je ne me serais point douté sans lui. Il finit par agacer fâcheusement, ce Robert Houdin, qui débine ses trucs, pensant faire avancer la science. Et puisque truc décidément il y a, je songe qu’il y en a beaucoup. Je vois des invités à dîner ici qui s’en vont diner là-bas. Je flaire une adresse qui me les escamote pour le besoin du spectacle. Et alors, le voyage à Strasbourg, la voilette, les petits pieds, la phrase d’anglais, les dissertations me laissent en un doute provisoire et bien gênant. Il est là, Robert Houdin ; vous êtes là, Monsieur Dumas ; ne dites pas non ; vous soufflez si haut, et si continuellement, que je vous demande en grâce de consentir à vous dissimuler un peu et ne pas effaroucher mon illusion. L’Ami des femmes est un chef-d’œuvre, dont vous pouvez être fier (là-dessus tous les délicats sont d’accord), à qui ne manque qu’un peu de discrétion dans le génie. Hélas ! les Perrichons sont légion : ils ont quelque effroi des sauveteurs humanitaires, qui nous tirent de dangers par eux imaginés, sans merci, sans répit, avec quelque dédain.

Et nous touchons à un point délicat. À ceux qui enseignent la science de la vie s’ajoutent ceux qui professent la science. Les uns et les autres font des expériences in anima vili, vivent dans une atmosphère un peu sèche, praticiens de sang-froid et nullement, oh ! nullement exposés à la sensiblerie. Je ne sais quelle bise souffle sur le théâtre, qui glace et cristallise les sentiments les plus naturels. De Jalin, de Ryons, Rémonin, qui ont passé leur tablier avant d’entrer en scène, vous dissèquent une âme sans un frisson. Ils tirent leurs malades d’affaire par profession. Ils ont ouvertement conscience de faire sur le cœur de belles opérations, impassibles pendant, satisfaits après ; et ce dilettantisme chirurgical attriste la grande âme du bon public, et la refroidit sur l’admiration que mérite d’ailleurs un si remarquable talent. En cela, M. Alexandre Dumas est responsable de l’esprit macabre d’une certaine école, qui proscrit de l’art la sympathie douloureuse, et notamment il aura là-haut à rendre compte des humeurs noires et du rictus morose du plus brillant et du moins fécond parmi ses successeurs. Il a fait bon marché de l’adage : « Si vis me flere » ; et M. Francisque Sarcey a pu sans paradoxe lui reprocher un jour de ne point assez aimer les femmes qu’il défend[2]. De sorte que ces théories personnelles et ces thèses scientifiques, qui démasquent l’auteur avec insistance, n’ont même pas l’intérêt de nous révéler l’homme et de nous ouvrir un cœur qui palpite. Cette indifférence professionnelle enlève à l’émotion, sans ajouter à la morale.

À force d’étudier, observer, palper, ausculter, opérer et systématiser, il semble que M. Alexandre Dumas, qui passe pour un précepteur rigide, ait quelquefois le sens moral un peu émoussé ou atonique. Il serait imprudent de soutenir que sa science de la vie est immorale ; pour amorale, cela est certain ; et il est assuré aussi qu’il en arrive à exprimer les vérités les plus graves en un langage suffocant. Sans doute son théâtre n’est pas pour les enfants ; peut-être n’y a-t-il pas que les enfants qui en souffrent. Cette transposition des méthodes déroute le goût, et je sais tel petit chef-d’œuvre écrit pour l’édification de notre faible et coupable humanité, d’un style, d’une crudité qui m’étourdit. Je ne crie pas au scandale, par la crainte d’être taxé d’hypocrisie ; mais tout de même, j’aime assez l’honnêteté dans les mots comme ailleurs. Nous ne sommes pas des enfants, non ; mais nous sommes au moins trois au théâtre, si j’ai bonne mémoire, et il me paraît délicat de regarder à trois, dont une femme peut-être, que nous supposerons honnête, s’il vous plaît, un manuel de physiologie avec descriptions, planches et gravures. « Il n’y a point de pièces immorales ; il n’y a que des pièces mal faites. » Mais si, au contraire, la Visite de noces est une pièce très habilement faite ?…

Alors, c’est le penseur qui compromet une fois de plus le dramaturge. Même, si la pensée de M. Dumas est parfois indécente, tant elle est morale, il lui arrive d’être insondable, à force d’austérité. Les témérités de sa religion se perdent dans le mysticisme, s’offusquent de métaphysique, par delà les limites de la vraisemblance et de la clarté, dont nous avons constaté d’abord que l’homme de théâtre a le sens très affiné. L’imagination s’échappe, la fantaisie se donne carrière, aux dépens de l’observation et de la réalité dramatiques. Madame Aubray présente son fils à Valmoreau… « C’est que les âmes toujours pures, réplique d’emblée à un étranger qu’il voit pour la première fois l’interne évangéliste, font les âmes toujours jeunes ; c’est que la vertu triomphe même du temps. J’aime à entendre ce que vous venez de dire. Monsieur, (le monsieur l’espère au moins), et je l’entends souvent ; je suis si fier de cette mère-là (tout de suite, devant un inconnu). On nous prend partout pour le frère et la sœur, et, si ça continue, dans quelques années on nous prendra pour le père et la fille… Quand on nous rencontre bras-dessus bras-dessous dans la rue, on dit : « Oh ! le joli petit ménage. » — « En voilà une famille », — observe judicieusement Valmoreau. — « Vous en verrez bien d'autres » , repart Barantin. En effet, il n’est pas au bout de ses étonnements. Il verra que madame Aubray entre dans la vie des gens comme dans un moulin, ou, si vous préférez, comme dans une église ; qu’elle confesse tous ceux qu’elle rencontre, et qu’à tout pécheur elle remet les péchés, au prix d’un sermon expiatoire. Elle aborde Jannine dans un Casino de plage, pour la remercier d’un morceau de musique « que vous m’avez si gracieusement fait remettre. » — À genoux, mon enfant, récitez le Confiteor. — Mais, Madame, comme cela, sans préambule ? — Dites : ma mère, et voyez comme vous répondrez. Vous n’avez que cet enfant ? Vous l’avez eu bien jeune ? Vous ne songez pas à vous remarier ? Vous vivez toute seule ? Vous vous consacrez entièrement à votre fils ?… Quoi encore ?… — On ne dira pas du moins que cette sainte n’est pas une femme par la curiosité. Après la confession, le prêche. « La maternité est une mission si difficile, surtout quand le père n’est plus là, que nous nous devons appui les unes aux autres… L’expérience que m’a donnée l’éducation de mon fils, faite par moi seule, tout cela me met en droit, me fait un devoir de vous questionner et de vous conseiller, puisque le hasard nous rapproche… Oh ! je sais quels dangers… etc… Aussi me suis-je promis de faire, en toute circonstance, bénéficier notre pauvre sexe de ce que la vie m’a appris, de ce que m’a révélé le meilleur et le plus juste des hommes… » — On ne dira pas du moins que cette sainte n’est pas une femme par la langue… — « qui avait mille fois plus que moi l’amour du bien et l’intelligence pour l’accomplir… Et, à ce propos, je vous ferai remarquer, mon enfant… qu’il y a, dans les légendes et les contes de fées, des personnages invisibles pour tout le monde, visibles pour une seule personne qui possède un certain talisman… » — « Oh ! Madame, vous ne sauriez croire comme c’est doux et facile de causer avec vous », insinue, avec un rare bonheur d’expression, la fine pénitente, qui n’a pas encore eu le loisir de placer un mot. Qui donc a dit que l’esprit de conversation se meurt, et que l’éloquence de la chaire s’en va ? Entre deux sentences madame Aubray vous écoule l’oraison funèbre de son mari, un sermon sur la mort, une méditation sur le pardon universel, sans plus d’apprêt et de coquetterie qu’elle n’en met à se coiffer.

« Aveugles que vous êtes, vous ne voyez donc pas qu’elle ne suffit plus, cette morale courante de la société, et qu’il va falloir en venir ouvertement et franchement à celle de la miséricorde et de la réconciliation ? Que jamais celle-ci n’a été plus nécessaire qu’à présent ? Que la conscience humaine traverse à cette heure une de ses plus grandes crises, et que tous ceux qui croient en Dieu doivent ramener à lui, par les grands moyens qu’il nous a donnés lui-même, tous les malheureux qui siégèrent ? La colère, la vengeance ont fait leur temps. Le pardon et la pitié doivent se mettre à l’œuvre… »


Spectateur, mon ami, notre voisin, je crains que vous ne vous soyez fourvoyé : vous êtes entré, par mégarde, au Théâtre du Salut, et vous êtes en passe d’entendre la messe, vêpres et complies. Et, en effet, voici que le fils monte en chaire à son tour, que pour nos péchés il nous faut l’écouter aussi. Le temps passe, il est onze heures ; je n’ai jamais ouï prêcher ni si longuement, ni si tard. Je cède alors, selon le mot d’un moraliste plus court, incapable de souffrir davantage ces prêcheurs et ceux qui les souffrent[3].

La pensée de M. Alexandre Dumas ne s’est pas arrêtée là. Il a rêvé un Idéal encore supérieur, et tellement mystique, que l’expression dramatique étant impuissante, il a tenté, lui, le dramaturge excellent, de mettre en scène une œuvre symbolique. La Femme de Claude est une œuvre symbolique. Elle a paru devant la rampe, aux chandelles. Et ni l’observateur qui avait percé à jour cette créature d’hier perverse et scélérate, ni l’écrivain théâtral qui lui avait su donner un étonnant relief n’ont dit au penseur : « Tu n’iras pas plus loin. » Ni l’un n’a interposé sa connaissance du théâtre et du public, ni l’autre son sens pénétrant de la vérité scénique pour l’arrêter en cette voie périlleuse, et lui objecter ce précepte de M. Dumas lui-même : « La scène n’est pas le livre. » (Le livre peut dire par périphrases et paraboles ce que le théâtre doit dire clairement et brièvement ; le livre peut se répandre en mystiques rêveries jusqu’aux raffinements du quiétisme ; la scène est condamnée à la clarté et à la raison, et à la poésie sereine, mais saine.) — Peut-être eussent-ils réussi à sacrifier de cette pièce ce qui n’en est point compris, les vagues aspirations et les aveux si éthérés qu’on ne les entend plus, et tout ce qu’elle contient de mysticisme flottant, de dévotion subtile, d’épurée et inintelligible passion. Ils auraient assez fait déjà, si, appelant à soi toute l’autorité, ils avaient supprimé ce rôle de Rebecca, qui ne vit point, et dont les germaniques rêveries s’épandent à perte de vue dans les frises. Ils auraient fait davantage, dût l’amour-propre de l’idéaliste chrétien en saigner, s’ils avaient bravement mis les ciseaux en certaines tirades, d’une poésie musicante et symbolique, verbiage volatil et sans consistance…

« Mais si je ne suis pas votre femme dans le temps, je sais que je la dois être dans l’éternité. Quand la mort nous aura dégagés, vous des liens, moi des soumissions terrestres, vous me trouverez, fiancée patiente et immatérielle, vous attendant au seuil de ce qu’on appelle l’Inconnu, et nous nous unirons dans l’Infini. Ma religion n’autorise pas de pareilles espérances ; mon cœur la dépasse, et je sais que cela sera ainsi… Cette femme, vous l’avez aimée ; vous l’aimez peut-être encore malgré vous : voilà pourquoi vous ne me verrez plus jamais à cette heure. Fussiez-vous libre demain, je ne viendrais pas à vous, et je ne vous laisserais pas venir à moi ; mon royaume n’est plus de ce monde ; je suis l’épouse de la seconde vie. Travaillez, soyez grand, soyez utile, soyez glorifié ; je vous attends au delà de ce qui passe dans ce qui ne passera jamais. »


— Ainsi parle en aparté, au milieu d’un salon moderne, Rebecca, fille de Daniel, l’immatérielle juive ; cependant Césarine, femme de Claude, accompagne en sourdine, sur le piano, cette phraséologie métaphysique de la vierge éperdue dans l’au-delà, et en qui il n’y a plus rien d’humain ni de féminin qu’un imperceptible penchant à prendre des poses, et je ne sais quelle secrète tendance à s’écouter sans déplaisir.

Et, si cette contrariété du génie de M. Dumas n’apparaissait pas encore assez, il suffirait de voir combien chèrement l’a payée l’écrivain. Ni la sobriété ni le sens littéraire ne rachètent ces dogmatiques défaillances de la pensée. Ce serait miracle qu’il en fût autrement, le style étant le miroir de l’esprit. Lors donc que M. Dumas disserte, ce n’est que logique formelle, mouvement artificiel, éclats de voix, écarts de goût qui détonnent et qui choquent. En vain, au bout d’une tirade véhémente à froid, ou à la fin d’un dénoûment brutal, il glisse le mot spirituel, qui désarme. Son erreur, quand il raisonne, est de prendre les grands mots pour des arguments et de confondre déclamation avec éloquence. Quant à son style physico-chimique, il est pire qu’une illusion. Cette transposition de vocables est proprement une duperie, dont je crains que les crudités ne soient toute la magie et ne constituent le principal avantage. Les arts, musique, peinture, sculpture, poésie, qui ont quelques points communs et sont régis par quelques règles générales, se peuvent faire, avec beaucoup de tact et de mesure, de mutuels emprunts sans nuire à la propriété de l’expression. Mais à qui persuadera-t-on que l’adultère soit plus exactement décrit, en ses habituelles démarches, s’il se présente sous forme de mixture et de combinaison ? Mirage de mots. C’est bientôt le triomphe du cynisme dans la formule, qui mène droit à la cohérence suspecte des métaphores. C’est tout le langage de Trissotin,

Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose ;


mais d’un Trissotin qui se serait frotté aux manipulateurs. Pareillement, Rémonin, de Cygneroi tournent, retournent, manient, pétrissent, allongent et raccrochent leurs analogies pseudo- scientifiques. Tel encore le marchand de jujube et de lichen qui malaxe sa pâte et débite son boniment, à cette différence près qu’il ne se pique point d’avoir du goût, et qu’il suffit que sa pâte en ait. « L’adultère est une de ces mixtures où les éléments s’associent quelquefois, mais ne se combinent jamais. L’élément que la femme apporte se compose d’un idéal renversé… c’est-à-dire, en cas d’explosion, la chance de recevoir des gifles… Une fois la cornue sur le feu, en avant le fiacre aux stores baissés… Combine, alambique, triture, décompose, précipite tous ces éléments, et si tu y trouves un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité, je vais le dire à Rome sur les mains[4]. » Trissotin était moins long, et plus clair.

Ce procédé fait si intégralement partie du style dogmatique de l’auteur, que lorsqu’il se hausse jusqu’aux Idées chrétiennes, où la métaphore ne suffit plus, il joue de la parabole et obtient des effets imprévus. Rappelez-vous le dénomment de Monsieur Alphonse, et cet élan suprême d’une ode plus que mystique « …Ô cœur humain, changeant comme la mer, profond comme le ciel, mystérieux comme l’infini ! » — « Ma femme ! » — « Mon amie ! » — « Commandant ! » — « Ma fille ! » — « Mon père ! » — « Ma mère ! » — « Maman ! » Toute la lyre. N’admirez-vous pas également l’intrépide banalité de ceci ?

« Montagnes ombreuses et odorantes, où se sont essayés mes premiers pas, horizon toujours impassible, malgré tout ce qui a passé entre nous deux, terre où, depuis de longues années déjà, reposent mes parents vénérés, astre paisible et doux de la nuit, qui as éclairé une dernière fois le visage de ma mère, morte en me souriant, et vous, Créateur de toutes choses, maître tout-puissant de l’espace, du temps, des mondes, de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous ignorons, de ce qui n’est plus, de ce qui est et de ce qui sera (quoi encore ?), vous que nous ne savons comment définir, qui vous cachez plus facilement dans la lumière que nous ne nous cachons dans l’ombre, que nous cherchons en vain dans les éternités et dans les infinis… »


Nous verrons bien, messieurs de la critique, quand il y aura quelques trémolos là-dessous, si je ne sais pas…

Les Idées de M. Alexandre Dumas valaient-elles ce qu’elles lui ont coûté ? La doctrine méritait-elle que le dramaturge supérieur lui sacrifiât quelquefois le goût, la vraisemblance et la vérité ? Il a écrit là-dessus quelques lignes mélancoliques, avec un peu d’humeur contre le théâtre qu’il accuse, l’ingrat.

« Il comprend que ce n’est pas à la forme, dont il s’est servi jusqu’à présent, que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes qui l’agitent, bien qu’il croie l’avoir trouvée pour lui-même… Et il sent qu’il va y avoir un irréparable malentendu, dont il sera la victime, s’il y veut bâtir le monument de ses dernières pensées. La seule chance qu’il ait de faire accepter les vérités qu’il a dites, c’est de ne pas essayer d’en ajouter de plus hautes à celles-là[5]. »


Le penseur contrit décoche ce dernier trait, et le dramaturge, atteint en plein cœur, gémit sans doute d’avoir plus d’une fois fléchi aux volontés d’un théoricien exigeant et téméraire. — Lorsqu’ Abraham eut gravi la montagne, aiguisé le couteau, courbé le front de la victime, l’Écriture enseigne-t-elle que Dieu le Père, soudain attristé, lui ait reproché durement son héroïque et douloureuse obéissance, inutile à la gloire du Maître et tant dommageable au serviteur ?…

  1. Le Fils naturel
  2. V. Préface d’Une Visite de noces, où une partie de ce feuilleton est citée.
  3. La Bruyère.
  4. Une Visite de noces.
  5. Préface de l’Étrangère.