Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils

ALEXANDRE DUMAS FILS


I

LA DAME AUX CAMÉLIAS. — DIANE DE LYS.


J’imagine que M. Alexandre Dumas a dû pâtir quelquefois, à force de s’entendre appeler : l’auteur de la Dame aux Camélias. Car il l’est, définitivement pour le gros public, qui n’y entend pas finesse, irrémédiablement pour quelques esprits malins, qui proclament que cette pièce est un chef-d’œuvre unique : ce qui, dans leur pensée, ne veut pas dire incomparable. Jadis même, J.-J. Weiss entreprit de montrer qu’à chaque pièce nouvelle l’auteur s’allégeait d’une de ses qualités natives, et qu’il ferait sagement de revenir à la Dame de ses débuts. Et cela, juste à l’époque où M. Dumas, qui par un heureux accident avait pris pied sur le théâtre avec éclat, avait l’audace d’y chercher une autre voie, de la frayer obstinément, et donnait Diane de Lys, le Demi-Monde, le Fils naturel, à des intervalles raisonnés et réguliers. D’où j’induis, sous toute réserve, que de ce souvenir, si brillant et durable qu’il ait été, l’écrivain a dû être parfois gêné et incommodé, comme d’une exagération flatteuse, qui deviendrait avec le temps un aveugle préjugé.

Loin de moi le dessein de rabaisser Marguerite Gautier, et ce drame vibrant d’ardeur et de jeunesse, avec des accents d’une sensibilité naïve et des traits d’un réalisme un peu romanesque et ingénu ! En vieillissant l’ouvrage a bien gardé l’air des belles choses, toute la mine d’un chef-d’œuvre inconscient, qui révélait des dons prodigieux, — mais pas ceux peut-être que l’auteur devait développer surtout. Ce coup d’essai était un coup de maître, — mais d’un maître assez différent de celui que nous apprécions aujourd’hui. N’est-ce pas plutôt son second début qui est le véritable ? Entendez par là que le critique, au moment d’étudier l’œuvre et de définir le talent de M. Alexandre Dumas, est mieux renseigné par Diane de Lys, drame très inférieur assurément, mais plus réfléchi, déjà plus concerté et concentré, et beaucoup plus gros de l’avenir. C’est proprement l’aînée de ces pièces à l’apparence diverse, mais dont il n’est pas une qui n’accuse la même main, et si fortement, si manifestement, que du Fils naturel jusqu’à Francillon il n’en est pas une aussi, qui, dès le premier acte, ne soit signée et ne proclame l’auteur. N’est-ce pas lui qui se déclarait, dans une de ses préfaces, assez partisan de l’anonymat au théâtre ? Cette modestie même ne lui est pas permise.

Le plus curieux est que de ces deux œuvres, celle qui a jailli spontanément, sans effort, la Dame aux Camélias, ne révèle pas le dramaturge, à beaucoup près, autant que l’autre, Diane de Lys, où les marques d’inexpérience éclatent aux yeux, et qui est pourtant la première de ses expériences. Cette fois, se dessine en ses tendances générales le système de l’écrivain. Il est vrai que la victime désignée tombe en soupirant encore : « ô ma mère ! » Laissez faire le temps, et les autres apprendront à tomber plus simplement, avec une logique résignée et une discrétion presque mathématique. Enfin, si la Dame aux Camélias, de l’aveu même de l’auteur, ne prouve rien, absolument rien, pas même qu’il soit quelquefois honnête d’épouser une courtisane, ni surtout que M. Dumas doive plus tard écrire les Idées de Madame Aubray ou Monsieur Alphonse, déjà Diane de Lys incline à faire la preuve de quelque chose, à démontrer avec quelque rigueur… si peu que ce soit, ne fût-ce que l’aveuglement de la passion et les droits de la légitimité.

Et peut-être, après tout, le public ne s’y trompe-t-il pas autant que je disais tout à l’heure. S’il se plait au drame sentimental du début, surtout lorsqu’il a l’occasion d’y applaudir une comédienne de talent, il n’ignore pas que M. Alexandre Dumas est avant toute chose ce qu’il apparaît déjà dans Diane de Lys : un homme de théâtre et de doctrine, un dramaturge et un penseur. Sur le premier, il semble que l’opinion soit fixée ; à l’égard de l’autre elle est plus flottante et indécise. Peut-être le moment est-il venu d’en justifier les arrêts et d’en fixer les incertitudes.


II

LE SYSTÈME DRAMATIQUE.


Il faut le dire sans tarder. Jamais écrivain dramatique n’a fait plus délibérément ce qu’il voulait faire, n’a mieux su ce qu’il faisait. L’art de M. Dumas est réfléchi, conscient de ses moyens et de ses procédés, et repose sur une science approfondie du métier et de la part qui lui revient dans l’œuvre théâtrale. « Pour être un maître dans cet art, il faut être un habile dans ce métier »[1].

On veut qu’il procède de Sedaine et de la Chaussée ; on a raison, si l’on entend qu’il leur a emprunté la conception des drames bourgeois, dont il est d’ailleurs vrai de dire qu’il l’a transformée au point de la rendre méconnaissable. S’il fallait absolument lui trouver des maîtres ou le rattacher à une tradition, je citerais plus volontiers deux autres noms parmi les principaux praticiens de la scène : Scribe, qui en a perfectionné les adresses, et Corneille, qui les a en partie inventées. De l’un il s’est assimilé l’habileté, l’ingéniosité, le coup d’œil et le tour de main : il a forcé tous les secrets du prestidigitateur. Dans le sac à ruses il a su faire un choix conforme à son tempérament. Mais il faut remonter jusqu’à Corneille pour saisir, à son origine, cette entente du métier, ce goût de la composition, de l’unité, de la force, cette âpreté de logique, d’une irréductible logique, ce besoin de la progression inexorable, cette impérieuse sympathie pour les caractères rigoureusement dessinés et les passions rectilignes. De son grand ancêtre il a encore hérité l’incessant désir de faire neuf et surprenant, l’audace dans l’originalité, la sérénité dans l’exécution qui brave le scandale, un instinctif penchant au mélodrame et certaine coquetterie dans les tours de force, avec je ne sais quelle complaisance à les expliquer et recommander au public, pour en bien faire valoir tout le prestige. À l’exemple de Corneille, il était fait pour ce métier, — et ce métier pour lui. De toute éternité « il était écrit dans le grand rouleau » que tout son talent, tout son esprit iraient au théâtre, qu’il ne les détournerait jamais vers un autre objet sans péril ; qu’il écrirait dans sa jeunesse des romans qui ne demanderaient qu’à devenir des drames ; qu’il naîtrait pour la scène, « comme on naît blond ou brun » ; et que, par une dernière analogie avec Corneille, il y serait brun toujours : c’est-à-dire ferme en son propos, obstiné dans le raisonnement, implacable en ses déductions, audacieux jusqu’à la fin de sa carrière, et seulement plus artificieux dans ses hardiesses, plus tacticien dans ses témérités, à mesure qu’il aurait davantage son métier dans la main. De là vient qu’il a pu écrire des pièces très contestables, mais aucune qui manque de force ou d’intérêt, et dont la représentation ennuie. Le métier l’a toujours soutenu, souvent sauvé, rarement égaré. Et ce point, dans la comparaison avec son immortel devancier, est à son avantage.

Il arrivait au théâtre après son père, lequel y avait dépensé dix fois plus de dons et d’éminentes qualités qu’il n’était nécessaire pour y réussir. Ayant pu juger de près la merveilleuse organisation de l’homme, il fut sans doute amené à conclure que, si le succès avait été inégal ou incertain, c’est que le système dramatique était défectueux. Il s’en fit donc un autre.

Il a vu clairement et d’emblée que le théâtre est un coin à part dans la littérature, et que les conditions matérielles où il vit, et dont il vit, le soumettent à des exigences très spéciales, dont la première est la composition. « L’auteur dramatique, qui a le plus à dire, doit tout dire de huit heures du soir à minuit, dont une heure d’entr’actes et de repos pour le spectateur[2]. » Il a vu du même coup que la prodigalité y est un défaut plus fâcheux qu’ailleurs, la clarté y étant plus que partout ailleurs une loi essentielle et primordiale. Restait à trouver le système de composition, qui répondit aux exigences du lieu, du public et des sujets auxquels il avait dessein de l’initier. Les romantiques avaient gaspillé leurs ressources avec une éblouissante insouciance ; il commence par ramasser les siennes avec une industrieuse énergie. D’autre part, le drame bourgeois qu’avaient entrevu ses prédécesseurs du xviiie siècle, ne cadrait évidemment plus avec la formule de Molière. Pour peindre une autre société, et surtout pour la mettre aux prises avec elle-même, avec ses habitudes, opinions, illusions, il veut un moule nouveau où il puisse verser la nouveauté de ses idées. Il institue (je ne dis pas qu’il invente) la pièce à thèse, la comédie sociale, non plus telle que l’entendait Émile Augier, chez qui l’idée se dégage de l’équilibre mesuré des forces, mais l’œuvre dramatique, qui vise un côté précis des mœurs contemporaines, qui s’empare d’une contradiction entre les mœurs et la loi, d’une antinomie entre la morale et l’opinion, entre le devoir et la coutume, qui la jette toute vive sur le théâtre, en déduit les conséquences, les additionne par , multiplie la scène par la scène, comme , et vous laisse au dénomment devant la preuve que l’opération est exacte, et que préjugé, opinion, loi sont tout justement Terreur. La conception était originale, et s’adaptait heureusement aux exigences du métier dramatique.

Le raisonnement et la logique, outre qu’ils supposent le bon sens et comportent la lucidité, sont beaucoup plus puissants sur la foule qu’on ne serait a priori tenté de le croire. Tout raisonnement serré entraîne avec soi non seulement la persuasion, qui est une force, mais l’action, qui est le drame. Tout raisonnement en forme, fût-il seulement spécieux, frappe l’esprit ; tout ce qui en a l’allure réussit presque immanquablement dans le discours public, à plus forte raison sur le théâtre, où il est renforcé de l’illusion scénique et du mouvement qui s’y fait. Et puis, comme dit Figaro, cela vous a toujours l’air d’une pensée. Mais que cette dialectique s’attaque à une situation actuelle et vivante, qui contient en germe d’autres situations émouvantes et pathétiques, ne voyez-vous pas qu’elle est le ressort de la pièce, le signe visible et continu de la composition, le fil conducteur de l’action et de la parole, grâce auquel l’idée première ne s’égare ni ne se dérobe entièrement, sans cesse apparente en un jour favorable, parmi les événements qui se précipitent et qu’elle dirige ? Ajoutez que la contradiction, qui est au point de départ, agit déjà sur le public plus fortement que l’antique et classique contraste ; que les contraires se développent en une opposition savamment graduée, et que voilà une déduction aisée qui glisse, au dénoûment, vers une conclusion à peine imprévue, et presque, et plutôt nécessaire. Tout cela parait clair, uni aux yeux du spectateur, et permet de risquer en sa présence bien des aventures, sous le couvert de cette logique régnante, dont il convient décidément de ne pas trop médire. Notez enfin que, si ce procédé dramatique intéresse le public, il lui ménage en outre d’agréables surprises, le flatte intérieurement, et le ravit au sens complet du mot.

La logique n’est pas précisément la qualité dont nous abusons dans la vie. Pour peu que vous poussiez M. Dumas, il vous déclarera qu’un des deux sexes, non pas le sien, mais l’autre, y est à peu près réfractaire. De sorte qu’on se sent meilleur à suivre ce raisonneur adroit, intrépide, qui se laisse deviner et même devancer avec un art infini. Le plaisir du spectacle, la lutte pour ridée bénéficient des demi-étonnements, des satisfactions intimes, des impressions inattendues, bientôt pressenties, maintenant toutes naturelles, et qu’on est tout fier d’avoir si logiquement prévues. « Oh ! oh ! Où allons-nous ? Cela se voit. Cela peut arriver. Je l’aurais parié. J’en étais sûr ! » Si vive et intense que devienne l’émotion au cours de la scène, ou à la fin de la pièce, on est pris dans l’engrenage, il n’est plus temps de se défendre, sur l’heure du moins, puisque cela est si proprement déduit, et qu’il semble à présent inévitable d’en être venu à ce point. Oui, c’est une flatteuse erreur que d’être ainsi conduit d’incident en incident, avec la conviction que la ligne droite est le plus court chemin ; que d’être confirmé dans la bonne opinion qu’on a de s’y être engagé à la suite de l’auteur, et même un peu avant lui, sans inintelligence. Cette logique est donc une force et un charme. Le délicat est que, loin de dominer toujours, elle consente parfois à se dérober, triomphante sans affectation, souveraine avec quelque modestie.

Au regard du métier, elle a d’autres avantages que M. Alexandre Dumas sait bien. C’est d’abord la nécessité (car il n’y a que nécessité et peu ou point de contingence en cette façon de comprendre le théâtre) de définir nettement le sujet et d’en prévoir les extrêmes conséquences : en sorte que l’auteur est moins occupé du point d’où il part que du terme où il veut atteindre. Et cette compréhension est d’autant plus limpide que la pièce est plus osée. Il est trop évident que M. Dumas ne choisit pas un sujet à cause d’une scène ou d’un rôle qui le séduit, mais pour le sujet même et la conclusion décisive. Prenez garde que cette lucidité dans la conception, cette vaillance dans la dialectique marquent ce système dramatique d’une singulière originalité. Dans le théâtre de Molière et dans celui de demain peut-être, le dénoûment est une concession beaucoup plus qu’une conclusion, un point final que l’auteur ajoute par habitude ou par déférence, et parce qu’il se fait temps d’aller diner ou dormir. Mourir ou se marier en scène, cela s’appelle pareillement faire une fin. Au reste, ni Regnard ni Molière ne tiraient vanité de leurs dénoûments, et je ne pense pas que M. Henry Becque lui-même tienne davantage aux siens. Pour M. Alexandre Dumas, la fin est véritablement une fin, la raison même du raisonnement.

« On ne doit jamais modifier un dénoûment. Un dénoûment est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut commencer sa pièce par le dénoûment, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien où l’on doit passer que lorsqu’on sait bien où l’on va[3]. »

Or nul ne sait mieux que lui où il va, et comme où il va, il n’y fait jamais sûr, et qu’il n’est pas homme à craindre le danger, au contraire, nous saisissons l’essentielle nouveauté de ce théâtre, qui est l’art de conclure, ou, comme dit l’autre, l’art des préparations. En effet, vous entendez de reste qu’il ne s’agit pas de pousser devant soi, tête baissée, sous le prétexte que la ligne est droite ou que le calcul est exact. Le raisonnement a des étapes et la déduction des moments, qu’il faut imposer au public, avant de l’entraîner à la conclusion. Car, en face de cette rectitude, le spectateur se trouve à peu près dans la posture de Sylvanie sur la poutre ronde et longue, à quatre mètres au-dessus du sol, et quelquefois plus haut. Seulement, s’il a les yeux rivés au but, il veut voir, lui, où il met les pieds : il craint les culbutes. Chasser la crainte et prévenir les culbutes, là est encore le secret du métier.

Et là aussi, dans ces sagaces et minutieuses précautions, éclate le talent de M. Alexandre Dumas. Est-ce assez dire que, si la pièce converge toute au dénouement, la scène amène la scène, et d’un art tel qu’on la pressente sans le prévoir ? Il excelle encore à jeter ces préparations dans le mouvement du drame, sans en retarder la progression continue, quand il lui plaît ainsi. Pour y réussir, il a dû modifier l’exposition classique, que Scribe avait à peu près respectée. Toutes les « semences » de la pièce, selon le mot de Corneille, ne sont plus réservées au premier acte, qui ne contient que les renseignements indispensables et immédiatement exigibles. Écoutez avec attention : vous happez au vol deux ou trois répliques, prémisses essentielles du sujet. L’action s’engage. Plus la pièce est scabreuse ou délicate, plus l’affaire menace d’être chaude, plus ce premier acte est net en ses indices, rapide d’allure, étincelant d’esprit. Car l’esprit est encore une précaution dramatique : il rompt la glace, il égaie le départ. Voulez-vous pas que le spectateur s’aperçoive combien la route est dangereuse, et qu’on se met en campagne avec plus de préparatifs qu’à l’ordinaire ? Témoin ces expositions du Demi-Monde, de l’Ami des Femmes, des Idées de Mme Aubray, de Denise, et de Francillon.

Mais cette préparation générale, qui suffit à répandre la lumière sur l’ensemble, est impuissante à faire par avance entrer dans les esprits l’attente et le désir des trois ou quatre scènes, qui seront comme le moyen terme de la déduction. C’est peu d’éclairer et d’orienter le drame dès le premier acte. Il n’est pas un moment de l’action, je dis un de ceux qui décident du dénoûment, que l’auteur n’éclaire et ne ménage avec même scrupule et pareille dextérité. De là, aux ii, iii et souvent iv actes un mot, une phrase, un couplet, qui font l’office de jalons sagement espacés. C’est le tracé de la route, et l’on se retrouve. Alors, d’un geste l’auteur relie tous les fils en sa main, et les personnages s’embarquent bravement dans la scène à faire. Faut-il citer en exemple la confession de Jane dans l’Ami des Femmes, et redire de quel tact elle est insinuée, et avec quelle sagace crânerie M. Dumas s’engage dans cette impasse ? « Imbécile ! » murmure Jane. L’imbécile disparait, de Ryons demeure, et voilà le moment arrivé.

DR RYONS, (près de la cheminée)

« …Ou je suis un imbécile, moi aussi, ou nous allons voir quelque chose de curieux. »

JANE, (qui a marché fiévreuse, etc…)

Alors, c’est ça l’amour sérieux, l’amour pur, l’amour éternel ?

DE RYONS.

Mon Dieu, oui[4]. »


Souvent même, et c’est ici le cas, préparer la scène n’est rien ; la faire accepter est autrement délicat. L’auteur n’est pas de ceux qui escamotent la situation équivoque, et que le trait final, s’il est un peu « raide », effraie. Et c’est, à l’instant suprême de la crise, une adresse d’insinuations lumineuses, de réticences révélatrices, qui fait merveille. « Ah ! bonté divine, s’écrie de Ryons, moi qui croyais avoir tout prévu avec les femmes, je n’avais pas prévu celle-là ! » Quoi encore ? Celle-là, c’est cela, précisément, cela qui coûte à dire, cela qui brûle les lèvres de cette femme-enfant, et qui met sa pudeur aux abois, cela dont nous commençons à. nous douter avec quelque malaise, et dont nous sourirons tout à l’heure, lorsque doucement gagnés à le comprendre nous pourrons l’écouter sans répugnance, cela qui est toute la pièce, toute la scène, le mot croustilleux de la cruelle énigme. « On vous sauvera, Mademoiselle ! » Ce n’est pas tout. Regardez-le d’un peu plus près encore, ce mot habilement ménagé, lancé à mi-voix sous le rideau à demi baissé : il n’est pas là seulement pour terminer l’acte ; il le résume. Et c’est toujours ainsi ; il semble que l’auteur les trouve sans peine, ces décisives transitions, qui sont comme la nervure du drame. Où le trait ne suffit pas, il a, au détour du iiie ou du ive acte, des scènes à lui, vibrantes, ramassées, vigoureux raccourcis de ce qui précède, oui projettent une obscure clarté sur la fin qu’on attend.

Surtout dans les pièces en trois actes, cette science du métier, cette possession de soi, cette excellence du système dramatique est admirable : décision dans l’attaque, rapidité de l’action, rigueur de déduction, effort sans cesse tendu vers le dénoûment, scrupule artificieux des préparations, netteté radieuse et poignante. M. Alexandre Dumas traite le public comme Scapin fait Géronte, prestement : zeste ! le sac est ouvert, et zeste ! le bonhomme bouclé, sans oublier aussi la petite fête des coups de bâton. À peine est-il sensible par-ci par-là qu’il appuie légèrement du genou sur la poitrine pour serrer le nœud : le tour est joué. Étouffez tant qu’il vous plaira, mon doux public : mais de crier et regimber, c’est trop tard. Vous êtes lié. — Et c’est un plaisir très lucide, qui nait de cette maîtrise d’exécution appliquée à cette rectitude du développement, une sensation, parfois aiguë, de force adroite et de glorieuse logique.

Il est vrai que le danger du système est la sécheresse et l’excessive tension, surtout aux pièces en cinq actes, qui veulent ampleur et matière. M. Alexandre Dumas ne s’y est point trompé. Sa concision n’est pas aride ; sa dialectique est sans austérité. Elle ne rebute pas la parure ; elle ne répugne aucunement aux jolies choses. Cette rigueur s’assouplit quelquefois cette concision s’étoffe sans empâtement. Son œuvre abonde en agréables détours, en à-côté délicieux. Je cite pour mémoire le caquetage des petits pieds dans le train de Strasbourg, et ces « deux larmes, deux vraies larmes, qui descendaient lentement, et tout étonnées, comme des larmes toutes neuves, qui ne savent quel chemin prendre sur des joues de vingt ans »[5]. Vous trouverez sans peine vingt autres poétiques digressions, de cette veine discrète et attendrie. Que dis-je, digressions ? Bien plutôt précautions raffinées et coquettes d’un homme qui sait le théâtre, qui connaît son public, indispensables agréments d’un art qui doit plaire, légères et délicates broderies, qui font corps avec le tissu, en rehaussent l’éclat et relèvent le dessin. Et ces gentillesses, dont il faut savoir gré à l’auteur, tiennent toujours si étroitement à l’œuvre même, et l’agilité des doigts ouvriers est telle qu’il semble qu’on ne saurait rien retrancher sans regret et sans dommage. « Tout ce qui se meut autour de ma thèse, tout en devant contribuer à en rendre la solution évidente, est de moins grande importance, et mon ingéniosité y est admise[6]. » Le moyen pour le public de ne la pas admettre, de ne pas céder à ces avances, de n’en être pas séduit et enveloppé, — pendant que poursuit ses étapes l’inflexible Logique jusqu’aux plus extrêmes conclusions, dont je ne me défends que plus tard, quand les chandelles sont éteintes, le dialogue refroidi, dans une lecture solitaire et réfléchie, alors que je ne suis plus sous le charme impérieux de ce système dramatique puissamment concerté.


III

LES CARACTÈRES.


Dame, mon cher, dit Olivier de Jalin à Raymond de Nanjac, vous n’êtes pas comme tout le monde… Vous avez des raisonnements de boulet de 48… Nous ne sommes pas familiarisés avec ces caractères tout d’une pièce, nous autres Parisiens habitués à nous comprendre à demi-mot. »

Sur ce théâtre, dont j’ai essayé de définir la formule, des figures vigoureusement dessinées se peuvent seules mouvoir, et pareillement soumises à la logique qui y règne. Tous ces personnages aspirent à leurs fins, comme le Cid au combat. Ils sont des énergies, des volontés, des tempéraments, des caractères absorbés par un objet et concentrés vers un but, des forces intelligentes ou aveugles, passionnées ou abstraites, qui vont. Et qui vont d’autant plus vite, que la pièce est plus solidement construite. Ils ressemblent plus ou moins à ce grand diable de Clarkson, quaker à haute pression, et qui ne perd point de temps aux subterfuges ou préliminaires. Si ces forces suivaient des voies parallèles, notre monde qui roule si rapidement, dévalerait d’un train d’enfer. Mais elles se rencontrent. Les chocs sont terribles, les accidents inévitables. Joignez que cette conception des caractères dramatiques, habilement renouvelée, est par surcroît un assez fidèle reflet de la vie moderne, ou tout au moins de l’idée que nous en ont faite les plus récentes théories (quelques-uns disent : sophismes), et l’influence croissante du positivisme dans notre société. C’est encore la lutte du devoir et de la passion, mise au point, et accommodée au goût de notre époque Mais les maximes et les sentences abstraites s’y incarnent en de véritables personnages, qui ont un rôle, et qui s’appellent la Loi, l’Opinion, la Conscience, la Fatalité.

Ces notions, ces idées générales s’animent, prennent un corps, ont une silhouette, et le relief de caractères vivants et agissants. Parfois même elles sont les protagonistes, douées d’une rigueur et d’une intransigeance égale à celles des comparses, qui sont les hommes, types d’actualité. « La princesse de Birac, c’est l’Amour ; elle pardonne. M. de Terremonde, c’est la Passion ; il tue. » Et de même Claude, c’est la Conscience, Cantenac la Fatalité, le comte de Lys la Loi, Sternay le Préjugé, Lebonnard la Dialectique, et Mme Aubray tout l’Évangile. Il y a là une manière d’anthropomorphisme très moderne et dramatique. Le Code n’est plus seulement un recueil de textes ; il est né de l’homme ; il est homme ; il est dogmatique, autoritaire, étroit, borné, de chair et d’os comme celui dont il émane, et qui est d’intelligence courte, comme lui. Vous pensez bien que ces personnages sont pour le spectateur d’une clarté parfaite, arrêtés en leurs desseins et entêtés dans leurs volontés. La Loi meurt, mais ne fléchit point ; l’Opinion est exclusive et aveugle ; la Fatalité, implacable perpendiculaire : la Passion, dégradation lente et irrésistible ; pour l’Amour, il est éternel par essence et définition ; il est l’énergie du cœur, qui ne dévie point, que rien n’enraye, pas même la mort. « Vous n’avez pas aimé, si vous n’avez pas cru qu’après la vie vous alliez aimer toujours, éternellement jeune, éternellement beau, l’être que vous avez aimé sur la terre, soit qu’il vous ait devancé, soit qu’il doive vous suivre dans la mort[7]. » C’est la logique des âmes. À mesure que M. Alexandre Dumas a été plus sûr de soi, il a imprimé plus d’unité à ces caractères à la fois abstraits et réels, à ces entités sans parties et qui pourtant respirent, et qui sont les chefs d’emploi de son théâtre. Tels, descendus dans la mêlée, les dieux du vieil Homère donnent et reçoivent les coups, et foncent en avant.

Le reste est à leur image. Diane, la Baronne d’Ange, Mme Aubray, Denise, Francillon, Olivier, Raymond de Nanjac, le duc de Septmonts, tous savent ce qu’ils veulent, et le veulent furieusement, tous jusqu’aux plus légers et inconstants en apparence, presque effacés à l’arrière-plan. Est-il amitié plus opiniâtre que celle du Duc dans Diane de Lys, résignation plus obstinée que celle de ce pauvre Guy des Haltes dans l’Étrangère, amour plus résolu au long espoir et à l’éternelle attente que celui de Rébecca dans la Femme de Claude ? Est-il une fiancée plus décidée et plus confiante que la petite Hermine du Fils naturel ? « Mon oncle, vous savez l’anglais ? » — « Oui. » — « Que veut dire ce mot : stiffness ? » — « Il veut dire : persévérance, petite rusée. » Ils n’ont pas tous la persévérance ; mais chez tous l’unité morale est intacte et transparente. Il est véritable que plusieurs parmi les protagonistes paraissent un peu plus ondoyants ou compliqués. Palpez-les, grattez-les : ils vivent de la même logique et de la même unité, quelquefois plus dissimulée ou intérieure, mais qui jamais ne gauchit. Il y a, dans leurs façons d’agir, des raffinements de dialectique plutôt que des défaillances. Et voilà peut-être la meilleure explication de l’autorité que M. Alexandre Dumas a si rapidement conquise sur le théâtre. Les caractères les plus complexes qu’il y ait portés, s’y développent rigoureusement, face au public. Personne mieux que lui, sans altérer l’harmonie générale d’une pièce, n’a su maintenir en son vrai jour la partie d’une figure qu’il veut frapper d’une lumière crue à la fin. Parmi les revirements et les progressions de la scène, les événements et les intérêts divers, chaque personnage demeure identique à soi, et se tient. Les résolutions se suivent, se contrarient, sans se contredire absolument. Il y a un point de psychologie morale, qui est l’individu même, qui suffit à l’expliquer ou à le démasquer, et que M. Alexandre Dumas ne manque pas d’éclaircir au début, et de rappeler toutes les fois qu’il en est besoin. On lui a reproché d’avoir altéré la physionomie de Césarine, femme de Claude, en imaginant cette conversion passagère, ce recours à Dieu, cette prière faite à mi-voix, du bout des lèvres, et à laquelle Dieu lui-même n’a point pris garde. Sa réponse est pour nous édifier sur les procédés de son dessin.


« Après avoir exploité les mœurs, les lois, les sacrements, la nature, elle va essayer d’exploiter l’église, et, comme il lui faut un moyen de reprendre son mari, qui va devenir célèbre et riche, elle appelle le prêtre, à qui il est interdit de révéler la confession au magistrat, mais à qui il est permis de donner l’absolution à la coupable en dehors du mari, et elle lui demande conseil. L’absolution et le conseil la soulagent et l’enhardissent. Elle n’a d’ailleurs avoué que le nécessaire et elle revient assez tranquillement à ce foyer conjugal qu’elle avait résolu de fuir ; elle y revient, lorsque le complice sur lequel elle comptait, lui manque ; elle y revient pour reprendre des forces et le point d’appui dont elle a besoin ; ce n’est pas du repentir, c’est de l’hygiène[8]. »


En d’autres termes, c’est une glissade, comme disait le vieux Corneille, dont elle se relève aussitôt. Le rôle y gagne un air de scélératesse plus cynique et d’unité plus profonde. Talent dramatique au premier chef que cette force de réflexion, cette puissance de coordination, qui président à la peinture de ces caractères ; car il est la garantie d’une émotion consciente, unie, graduée, d’une sorte de bien-être intellectuel et pathétique, prémices du succès.

Mais ne soyez pas étonné que cette manière de traiter les passions more geometrico, qui a tout de suite subjugué le public, ait soulevé dans la critique d’amères protestations. J’en distingue au moins deux causes. La première est que M. Alexandre Dumas s’est évertué d’abord à forcer sa manière pour l’imposer. Sa logique a commencé par être brutale, et sa mathématique effrénée. Le système était trouvé ; il ne manquait à l’auteur que d’être plus sûr de son métier et de lui-même, pour rappliquer avec discrétion ; la ligne est restée droite, la perpendiculaire n’a pas dévié ; mais la main s’est faite plus souple et le crayon plus habile. Au trait rectiligne et un peu sec il a substitué, aux bons endroits, le pointillé, le fil délicat et ténu des transitions morales.

Et puis, il existe au théâtre certaines scènes traditionnelles de déclaration, de confidence, de brouille, de réconciliation, où les personnages de M. Alexandre Dumas ne pouvaient évoluer selon l’antique usage. Il lui était impossible de changer les caractères ; il modifia les scènes. L’Académie avait autrefois crié au scandale, quand Rodrigue, bousculant un peu les convenances, s’en venait trouver Chimène sous son toit et lui arracher un aveu. La critique cria à l’invraisemblance, le jour où une jeune fille du Demi-Monde confessa sans détour et de plein cœur l’existence dont elle vivait et les douloureux enseignements que son innocente raison en pouvait recueillir. J.-J. Weiss n’y tint plus. Il s’était déjà senti froissé en ses plus intimes délicatesses, lorsque Henriette Sternay, sans grimace ni réticence ni prétention, confiait à Jacques l’erreur de son passé, qu’elle regrette sans la déplorer, mais dont elle veut surtout empêcher loyalement les conséquences morales, parce qu’elle raisonne en honnête homme, et que, ses résolutions une fois prises, elle est assez honnête femme pour les pousser à bout avec une pleine droiture. Et Weiss d’écrire :

« Vous connaissez, Monsieur, certaines situations nées de l’indifférence d’un mari et de l’oisiveté d’une femme… » — En méditant ce morceau comme il le mérite, on a le grand secret de M. Dumas et la raison pour laquelle il ne connaît point d’obstacles. Il supprime les transitions morales ; la nature n’a pas pour lui de nuances, ni le cœur humain de timidité. Où seraient dès lors les obstacles ? Tenez pour certain que, s’il avait eu à écrire la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Phèdre dont les yeux n’eussent été facilement étonnés ni du jour ni d’autre chose, eût soupiré le résumé biographique suivant ou quelque autre fleurette analogue : « Thésée voyage, nous sommes seuls, je vous aime. » Et les fervents de M. Dumas se fussent récriés sur un style aussi énergique[9]. »


La boutade est spirituelle plus que le raisonnement n’est impeccable. Tenez pour certain pareillement que, si Corneille, et non Racine, avait traité la même scène, il l’eût déduite plutôt que filée, que l’aveu aurait sans doute été direct, fatal, et peut-être sublime, et que c’est pécher contre la logique que de condamner le système dramatique de M. Dumas au nom d’un autre diamétralement opposé. Encore une fois, c’est ici exagération de jeunesse, inexpérience aussi d’un écrivain, qui plus tard ne donnera plus dans la faute d’engager en une scène décisive et prématurée un caractère un peu vague et de contours flottants. Mais à la brusque franchise de Marcelle comparez l’audacieuse ingénuité de Lucienne dans les Idées de Mme Aubray, au « résumé biographique » d’Henriette la confession sincère de Jeannine[10] et l’héroïque aveu de Denise ; et dites si l’intempérance même de la rectitude et cette ferveur de logique n’y font pas le plus grand effet. Ces femmes ni ne s’attardent aux pudeurs obliques ni ne se dérobent par l’éloquence des soupirs ou des larmes : même droiture, même décision, mais préparée, mais enlevée d’une main magistrale. Et que l’unité morale des personnages ait renouvelé certaines traditions du théâtre, ce n’est pas le plus curieux de l’affaire.

Aux caractères féminins, plus mystérieux et ondoyants, il semble que l’agilité psychologique de Racine ou le lyrisme romantique se plient et s’adaptent avec plus de grâce et de vérité. Or, si, en ces trente dernières années, les femmes ont eu un peintre attitré et un directeur austère, celui-là est sans conteste M. Alexandre Dumas. N’a-t-il pas écrit en un jour de polémique agacée ? « Mon délit, le voici. J’ai pénétré dans le temple, j’ai dévoilé les mystères de la méchante déesse, j’ai trahi le sexe… j’ai déshabillé la femme en public[11]. » Lui aussi, il s’est insinué dans les fêtes secrètes de Cérès, et il en a rapporté une manière de philosophie, qui est en accord parfait avec ses procédés dramatiques. Il a été convaincu de bonne heure qu’après des siècles de civilisation l’énigme, le mystère de la femme n’est un mystère que pour les myopes et une énigme que pour les aveugles ; que, si un éminent jurisconsulte a dit de l’homme criminel : cherchez la femme, il est aussi vrai de dire de la femme coupable : cherchez le premier homme ; que de celui-là se déduisent les autres par une progression fatale et encore mathématique, et que la femme qui tombe, mystère ou énigme, subit la loi de la chute des corps. Il est un moment précis où le cœur n’est plus de la partie, où la sensation prend le dessus, où l’inconsistante femme est rivée à sa passion, et suit une manière de logique non encore définie, quelque chose comme de la logique sensuelle.

« Demandez à ces femmes déclassées comment elles ont dégringolé du mariage dans la galanterie et du respect dans le mépris ; elles vous raconteront toutes, si elles sont sincères, et elles sont toujours sincères, quand la sincérité peut leur être une excuse, elles vous raconteront toutes ce que Mme de Morancé raconte : l’idéal dans le premier, le dépit dans le second, la galanterie dans le troisième, le laisser-aller dans le quatrième, la curiosité de la sensation et finalement le libertinage dans les autres[12]. »


Plusieurs sont des mères ou des saintes avec acharnement, et jusqu’au fanatisme. Et celles qui ne sont rien de tout cela, sont des femmes, comme la princesse Georges, comme Catherine[13], qui s’obstinent dans leur premier amour, trompé ou méconnu, contrarié ou maladroit, mais irréductible et finalement exaspéré. Logique encore, logique toujours, un peu tourmentée, qui défie parfois la parfaite raison, mais non pas la rigueur du développement : logique dramatique au plus haut point. Ainsi tout se plie à la souveraineté de la formule.


IV

LE RÉALISME ET L’OBSERVATION.


Le Demi-Monde.


Outre la science raisonnée du théâtre, M. Alexandre Dumas a le don, qui est une vue particulière des hommes et des choses, la vue en scène, si je puis ainsi dire. Appelez-la vérité, réalisme, sens de la vie, cette faculté est propre à l’auteur dramatique. « C’est un caprice de la nature, qui vous a construit l’œil d’une certaine façon, pour que vous puissiez voir d’une certaine manière, qui n’est pas absolument la vraie, et qui cependant doit paraître la seule, momentanément, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu[14]. » Molière voit Tartuffe sur le théâtre ; La Bruyère perce à jour Onuphre dans le cabinet : tous deux ont vu juste. En vain nous va-t-on répétant, en ces dernières années, qu’il suffit de regarder, d’écouter et de noter, pour observer et faire des pièces vraies. Suffit-il d’entendre, en bonne place, les Huguenots, l’Africaine, et Sigurd pour être musicien ? Imaginez le théâtre le plus libre du monde : je défie qu’on n’y soit sans cesse occupé à déranger et arranger la réalité. L’air de vérité est à ce prix ; tout de même l’actrice de vingt ans, qui tient un rôle de duègne, discipline l’indépendance folle de ses frisons sous l’austère bandeau de cheveux gris, et simule, à grand effort, le ravage des rides et l’outrage du temps. — Mais le théâtre de l’avenir ne confiera les rôles de duègne qu’à une duègne. — Mais si la bonne dame a ses rhumatismes… ?

Nous sommes donc ramené à cette irritante question du réalisme théâtral ; et il nous en faut réjouir : car là aussi se voit à plein l’homme de théâtre qu’est M. Alexandre Dumas.

Entre la passion lyrique du romantisme, l’équilibre loyal d’Émile Augier, et l’ingénieuse industrie de Scribe il a pris position nettement. Il n’est point allé au réalisme par aventure. Il s’est d’abord orienté dans cette région que Balzac avait défrichée. Il a pointé vers les questions sociales, vers les irréguliers de la vie ; il y a découvert des infamies courantes et justifiées au nom d’une morale supérieure. Dans l’atelier du peintre Paul Aubry traînent encore quelques souvenirs de la fantaisie romantique. Mais dans, le monde des pêches à quinze sous, dans le salon de Mme Durieu qui communique avec l’office, dans la mansarde de Clara, auprès du berceau du petit Jacques, c’est le réalisme qu’on respire, le réalisme moderne, dont il y a quelque outrecuidance à se prévaloir pour nous imposer avec fanfare la réalité fade et sans intérêt ou l’ordure écœurante et sans excuse.

Car il y a au moins deux choses, avec quoi il ne faut pas confondre le réalisme. D’abord l’esprit, l’esprit de mots, plutôt bas. Ces « tranches de vie » qui font la joie d’une coterie, où s’égarent quelques hommes de talent, ne sont que frasques et jactance d’esprit. Dans telle pièce d’hier, une jeune fille mise à mal par un homme déjà mûr prétend épouser un homme jeune qui endosse le passé. « Si tu consentais à l’abuser, dit le père, tu serais méprisable. » — « Non, mon père, puisque je ne serais plus méprisée. » Jeu de mots, affectation pure ; pour réalisme, non pas. M. Dumas, qui a tant d’esprit, a presque toujours rebuté celui-là. À peine en relèverait-on quelques saillies de jeunesse, du temps où il se plaisait volontiers à ébouriffer les fervents de Scribe. « Nous faisions de la grosse poésie, le soir, dit Aristide Fessard, du Lord Byron au kilog » ; ou encore : « Quand on aime une femme, plus il y en a[15]… » Mais ceci n’est que de la blague un peu épaisse et encore novice. Ce n’est pas là non plus le réalisme de M. Dumas. Le dramaturge en a guéri l’homme d’esprit. Lisez, je vous prie, dans l’Édition des comédiens les notes du Demi-Monde. Vous y trouverez deux traits que l’auteur a sacrifiés. Il y était dit de la baronne d’Ange : « Elle tenait jadis le haut du pavé à Bordeaux. » — « Sans doute parce qu’il n’y avait pas de trottoir. » Pas mal, le mot, mais trop d’esprit ; par suite faux et dangereux. Cela n’allait à rien moins qu’à ravaler Suzanne plus que de nécessité et par suite altérer la vraisemblance de cette ascension de la déclassée vers le demi-monde et peut-être le monde. Et le dramaturge de biffer. Dans la même pièce, une femme tenait ce propos : « Il est toujours vert, le marquis, comme les poireaux… avec la tête blanche. » Pas mal non plus, ce qu’elle disait là ; seulement c’était encore trop. Il convient qu’il passe digne, sans être effleuré par le ridicule, ce vieillard, dont la parole est le suprême recours des honnêtes gens en cette aventure, et dont le passé ne doit pas être remué. L’esprit d’observation a eu raison de l’esprit. Mais M. Alexandre Dumas a conservé cent autres mots aussi risqués ? Sans doute, mais utiles et lumineux, qui éclairent un milieu ou un caractère, et qui ne sont pas là pour la belle raison qu’un jour l’auteur ayant entendu quelque chose d’analogue, il est juste qu’à notre tour nous en ayons le régal. Plusieurs femmes caquettent au salon, après dîner, pendant que ces messieurs s’attardent au fumoir. L’entretien tombe sur l’absente… « Ils sont trois ? » — « Y compris le mari. Mais le mari, c’est comme l’entresol dans les grandes maisons, ça ne compte pas[16]. » Le coup est rude, même aux moins bégueules. Mais que pensez-vous, à présent, de ce salon ? Vous étonnerez-vous, après cela, que, si les honnêtes femmes y tiennent de pareils propos, les hommes se laissent prendre aux autres, à celles qui ont le mot et la chose ? Or, c’est tout justement le sujet de la Princesse Georges ; et voilà du réalisme dramatique, et de l’esprit qui n’est point d’occasion.

Le réalisme qui n’est que de l’esprit prime toutefois celui qui n’en est même plus, lis sont, de nos jours, quelques énergumènes, hantés par la gloire de Rétif de la Bretonne et décidés à renouveler la scène par les grâces de style du marquis de Sades. Mais satinbleu ! comme jure le curé de M. Dumas, la chronique, la nouvelle, le roman s’ouvrent à leur ambition ; pourquoi en vouloir au théâtre, essentiellement fermé à ce genre d’exploitation ? Il reste dans la littérature un endroit réservé, presque unique, où une tenue presque décente est de rigueur, et vous l’affrontez avec des audaces vieilles comme le monde, des témérités de ruelles borgnes, et un prétendu réalisme qui n’est du réalisme. que le plus étroit préjugé. — Hypocrisie ! Bourgeoisisme ! Vous l’avez parlé, ce langage, vous les avez ressenties, ces passions populacières, vous qui vous scandalisez en public, et ne consentez pas à vous connaître. — Mais quand je marcherais à quatre pattes, de quel droit m’imposer au théâtre, où je vais pour mon agrément, les saillies d’une verve grossière et les hallucinations de la crapule que je ne puis souffrir ? Je vais voir votre petite drôlerie avec ma famille, mes amis et moi-même. De quel droit nous faire croire que l’ordure nous réjouit ? Pour nous instruire ? L’instruction obligatoire ? Mais elle s’offre gratuitement sur le boulevard, où je cueille, sans bourse délier, des mots qui ont sur les vôtres l’avantage de n’être ni prétentieux ni travaillés. Si tout l’effort de ce réalisme tend à m’édifier sur les splendeurs du ruisseau, serviteur, vos places sont trop chères. Je cours chez Pezon voir des brutes, à peu près dressées, et qui ne parlent point.

Ce réalisme est duperie, parce qu’il est en lutte, je ne dis pas avec la morale, mais avec l’homme même. Molière le savait bien, qui cachait Orgon sous la table ; il savait que l’homme est un animal sociable, c’est-à-dire, je pense, très différent en société de ce qu’il est dans le tête-à-tête, et, s’il vous plait, plus honnête sous le lustre et à la clarté des chandelles. Et M. Dumas aussi en est convaincu. Oh ! qu’il en est convaincu, M. Dumas, et que toute son œuvre pourrait servir d’exemple aux bruyants adeptes d’une brutalité commode et juvénile !

Personne n’a été plus audacieux ; mais personne n’a eu d’audaces plus concertées, avec plus de respect pour le public et une notion plus exacte de ce que le théâtre tolère. Il a atteint, comblé la mesure ; jamais il ne l’a dépassée. Et personne n’a mieux défini les limites exactes du réalisme hardi sans cynisme, et non jusqu’au défi.

« Aristophane et Shakespeare ont poussé la vérité du langage dans de certaines situations jusqu’à la crudité. Ont-ils jugé cette forme nécessaire à leur pensée ? Ou bien, sont-ils descendus jusqu’à un certain public dont ils avaient besoin ? En tout cas, est-ce pour cela qu’ils sont Aristophane et Shakespeare ?… Le livre peut dire aisément tout ce quels théâtre dirait : la scène ne pourra jamais dire tout ce que dira le livre, pas plus qu’on ne peut toujours, quand on est trois, dire tout ce qu’on peut dire , quand on est deux. Au théâtre on est toujours trois[17]. »

Il n’y a point de théorie qui tienne contre cette maxime, et un dramaturge, soucieux de vérité, qui aime son art et qui connaît son métier, ne saurait s’y méprendre. Si son goût le trahissait, il serait redressé par son expérience et contraint à proscrire sans merci les crudités à bon marché.

Dirai-je toute ma pensée ? M. Dumas, qui est sans contredit, au sens général du mot, le plus réaliste d’entre les dramatistes contemporains, n’a jamais cru que le réalisme fût un but, mais il l’a tenu pour un moyen. Sur la scène la réalité n’est pas la vérité, pas plus qu’une pièce vécue n’est nécessairement une pièce vraie, étant d’une vérité relative, individuelle, et le plus souvent dénuée d’intérêt. La Dame aux Camélias et Diane de Lys sont, de l’aveu de l’auteur, des souvenirs d’aventures personnelles. Il suffirait déjà de voir ce qu’il ajoute à la réalité, pour se rendre compte qu’il lui a fait sa part. Il arrive tous les jours que de grandes dames, de très grandes dames s’éprennent par fantaisie d’un artiste de talent. Réalité banale. L’intérêt ne naît pas de cette équipée, mais des caractères qui y sont mêlés, de la passion qui les agite, et encore, si vous le voulez, de l’idée morale qui s’en dégage, en un mot de la vérité générale, que le drame comporte. La réalité n’est que l’hypothèse de la pièce, de même que le réalisme n’en saurait être que l’accessoire, quelque chose comme le décor de la pensée, un truchement adroit, un trompe-l’œil engageant, qui intéresse le spectateur sans l’absorber. Elle est la reproduction extérieure et presque matérielle du détail d’actualité saisissante ; la vérité est la préhension profonde de l’humanité et de la vie même, que trop souvent dérobe l’apparente réalité. D’où il suit qu’une œuvre théâtrale, qui n’est que réaliste, risque de n’être que superficielle.

Un homme d’esprit, comme Racine, écoute la plaidoirie des avocats en renom ; on en glose entre hommes d’esprit au cabaret ; on y souligne leurs tics, leurs gestes et tous leurs ridicules professionnels. De là nait une comédie infiniment spirituelle, et singulièrement réaliste, qui n’est qu’une satire à fleur de peau. Qui ne sent que sous ces robes à la romaine se cachent des intérêts autrement graves, et derrière ces gestes emphatiques se retranchent des caractères, des passions, une vérité autrement profonde ? L’accompagnement y est ; mais je n’entends point la mélodie. Dans l’œuvre d’Émile Zola, un homme n’embrasse jamais la femme aimée « qu’à la racine des cheveux. » Grand merci pour la précision ! C’est la façon d’aimer qui importe ; le baiser n’a d’intérêt que s’il est le signe d’une certaine passion. À la racine ou sur les boucles, peu me chaud, et ce réalisme méticuleux… me ferait dire quelque sottise.

En revanche, relisez dans la Question d’argent la scène viii du iie acte. René, qui aime Élisa, laisse entendre à sa cousine Mathilde avec beaucoup de douceur qu’elle ne doit point songer à lui. Cette déclaration à rebours est d’une observation originale et perspicace. Cependant Jean Giraud, l’homme d’affaires, qui ne perd pas son temps aux bagatelles, fait ses comptes et ses additions. Les deux jeunes gens ouvrent leur cœur en toute confiance et parfaite loyauté. Cependant l’homme d’argent calcule avec précision, sans lever les yeux. Et c’est comme une large phrase de jeunesse et de sentiment aux notes harmonieuses et discrètes, accompagnée du son des écus. « Ces amours-là passent vite ; ce sont les lilas de la vie ». L’écho plus grave répond, de l’autre bout de la chambre : « Timbre et courtage… six mille quatre cent cinquante-deux francs quinze centimes. » — Mais ceci n’est que procédé ? — C’est justement où j’en voulais venir. J’ai cité la scène, parce qu’elle est typique ; il en est d’autres où le réalisme de M. Dumas tient plus de place, mais où vous distinguerez aussi aisément qu’il n’y est jamais en soi ni pour soi, qu’il encadre le théâtre sans l’envahir, qu’il y est l’indice, le signe manifeste de la vérité observée et sur laquelle il s’agit par tous moyens de faire l’éclatante lumière, qu’il en est comme le spectre, ou mieux, la silhouette qui tire les yeux et frappe les sens, un procédé dramatique enfin, dont il faut plus que de tout autre user à bon escient et avec mesure, sous peine de s’arrêter à cette apparence d’observation et de se condamner avec forfanterie à l’impuissance.

C’est qu’aussi bien la vérité s’achète plus chèrement. Le réalisme n’est rien, s’il ne couvre des dessous solides et vivants. Pour un écrivain dramatique tel que M. Dumas, il en est du monde comme de la caverne de Platon : ces êtres qui passent, se démènent, gesticulent, et dont quelques auteurs, pensant être bien exacts et bien vrais, recueillent précieusement les gestes par procédé photographique, ne sont que des ombres. Il faut avoir en soi de secrètes raisons pour se résigner à être un Shakespeare d’ombres chinoises. L’homme d’un véritable talent a la vue plus longue. Sans faire fi de l’apparence, il en veut à la vie même. Il regarde autour de soi, il contemple son époque, il s’en rapproche et s’en éloigne pour s’en rapprocher encore ; comme le peintre fait son modèle, il en étudie les mœurs, et il prend sa position, d’où il concentre toutes les forces de son esprit, toute la vigueur de son regard à percer l’enveloppe humaine et à démêler ce qu’il y a là-dessous, ce qui vit et se meut là-dedans, le mystère de ces incertitudes et le secret de ces contradictions. Cela même est l’observation. Ainsi procèdent les vrais dramaturges ; ainsi, je pense, a fait M. Alexandre Dumas. Là est le don, l’intuition, la vue pénétrante de la réalité, la vue en scène.

« Je résolus, dit-il, de regarder la vie bien en face, de ne pas me laisser tromper par les fictions et les apparences… Sans morale de convention, mais aussi sans influence d’école, sans mot d’ordre de groupe, sans dépendance ni engagement d’aucune sorte, muni de cette gaité apparente qui est un permis de circulation à travers les êtres superficiels et qu’il faut écarter pour aller où l’on va, je partis résolument à la recherche, sur tout et sur moi-même, de cette vérité que j’étais décidé à dire, quelle qu’elle fût… Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation, dont je me sentais ou me croyais doué, pouvait se porter avec le plus de fruit. Je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour. C’était bien certainement là que la bêtise humaine se constatait le mieux… Il ne me restait plus qu’à trouver le lieu où je pourrais, moi, simple volontaire, porter les meilleurs coups. Ce lieu, je l’avais à ma disposition, c’était le théâtre, qui m’offrait la mise en forme et en mouvement de ma pensée devant des milliers de spectateurs… Ce qu’on appelle du nom générique d’amour prend des aspects d’une diversité infinie, intraduisible (en apparence peut-être) selon les types, les caractères, les habitudes, les traditions, les coutumes, les tempéraments, les circonstances, les préjugés, les milieux, les corps, les âùes et les lois. Or (voyez quelle coïncidence !) il se trouvait que le lieu que j’avais choisi pour parler de l’amour, ce cinquième élément aussi indispensable que l’air, l’eau, la terre et le feu, il se trouvait que ce lieu, le théâtre, est justement et exclusivement consacré à la représentation et à la glorification de l’amour[18]. »


Et il se trouvait aussi (voyez encore quelle heureuse coïncidence !) que la rude secousse de 1789 avait à ce point ébranlé la société que tout ce qui avait été dit au théâtre sur l’amour pouvait être redit. Il se trouvait enfin que le résultat « des immortels principes » avait été le triomphe immédiat, dans le monde moderne, des idées positives, qui, si elles peuvent être considérées par le philosophe comme une importante acquisition de l’esprit humain, ne sont pas près d’apparaître au regard de l’observateur comme une source vive des sentiments altruistes, dont la fleur est l’amour. Avec la notion du devoir s’est développée celle du droit ; avec le sens du droit, celui de la personnalité. Or la sottise est toujours là, qui nous guette, qui entrave le progrès, qui fait dévier à l’exagération tous les efforts vers le mieux : et de tous temps la comédie a été le répertoire des sots, je veux dire des hommes. Ils avaient changé de lois ; ils ont changé de préjugés, faisant de la loi même un préjugé souverain, à leur profit. L’égoïté féconde et large s’est rétrécie aux mesquines ambitions de vivre pour soi, et la conscience du droit s’est pervertie en une casuistique intéressée, en une science accommodante d’éluder les responsabilités et de contourner les devoirs sous l’égide du Code civil ou pénal. Pépinière de ridicules bourgeois, inconscients, ou pervertis. — Connaissez-vous ce monsieur qui promène tous les jours une voiture de chez Ehrler et des chevaux de chez Drake, et dont les harnais dorés ont de si impertinents reflets au soleil ? C’est M. Jean Giraud, un nouvel enrichi, qui sait la loi. Et cette femme élégante qui sonne, droite et sans émotion, à la porte de cet entresol ? Une déclassée, qui n’a plus de préjugés. Et celle-ci, triste, vieillie avant l’âge ? Clara, une victime de l’opinion, une mère qui n’a pas de mari. Et cette autre, cette enfant grave comme une femme ? Une victime de l’égoïsme, celle-ci ; on rappelle Denise, la cadette de Clara, vingt ans de moins. Et ce jeune homme, tiré à quatre épingles, et qui sourit divinement ? Vous ne l’avez pas deviné ? C’est lui, l’Amour, le mangeur de cœur, le coureur de dots, que la loi protège et que l’opinion encourage. Son père a fabriqué la loi, et lui, fait l’opinion. Loi, opinion, préjugé, morale mondaine, morale indépendante, morale absolue, tout cela se brouille et se contredit à plaisir. Voyez-vous se dresser devant l’observateur les types nouveaux de ce monde nouveau, qui s’agitent confusément, les yeux tournés vers le Palais de Justice ? Et voyez-vous, dans ce brouhaha, la figure que fait l’amour ?

Chacun fait ici-bas la figure qu’il peut.


Les poètes, qui sont de grands fous isolés, continuent à le célébrer avec bien de la candeur. Cependant il est aux prises avec l’argent, le mérite personnel de la société moderne ; avec la hiérarchie des castes d’hier ; avec le sens dépravé de la liberté, qui confine à l’irresponsabilité ; avec l’égoïsme indépendant et sec, qui traduit la formule : « is pater est quem nuptiæ demonstrant » par : « serviteur au nouveau-né » ; avec la fureur du luxe et les passions magnifiques, achetées au comptant, liquidées à terme, qui sont l’élégance et le crédit des fortunes trop vite échafaudées ; avec la concupiscence, fille du luxe ; avec le déchaînement de ce positivisme à vilains ; et, comme la loi, le préjugé, l’opinion, la morale sont des armes à double tranchant qui se tournent contre lui, l’amour humilié ou découragé se venge par l’adultère coté à la Bourse : il n’y a pas de petits moyens. S’il se rencontre encore quelques bonnes âmes pour constituer des familles, avoir des enfants, les élever, les instruire et les marier à leur tour, c’est apparemment qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’imbéciles, sans compter celui qu’on oublie toujours. L’amer levain d’observation fermente. Et voilà le Fils naturel, Denise, la comédie de l’abandon ; le Demi-Monde, l’Étrangère, la comédie des déclassées ou des mal classées ; Diane de Lys, la Princesse Georges, Francillon, la comédie de l’adultère, sans compter 'Une visite de noces, qui en est la théorie, Monsieur Alphonse la rédemption, et la Femme de Claude, la prostitution. Et voilà les dessous solides, les vérités dramatiques, les cruelles antinomies, sur lesquelles repose ce théâtre, et qui en sont le mouvement et la vie. Et puis, si vous voulez voir réunies en une même œuvre l’originalité du sujet, la netteté et la puissance d’observation, l’adroite pratique d’un réalisme piquant, et qui dénote un sens exquis de la vie moderne et des fausses élégances, le tout combiné, coordonné, mis en scène, en mouvement, en relief avec cette science du métier que nous avons essayé de définir et cette faculté d’intuition, que nous venons d’analyser, c’est encore au Demi-monde qu’il faut revenir, où le métier, la réalité et la vérité se mêlent avec art, sans théorie, ni brutalité.

La pièce a ce premier mérite que l’observateur y est tout à son avantage. M. Alexandre Dumas venait de découvrir une région nouvelle, qui manquait à la topographie parisienne et qu’il baptisait d’un néologisme qui fit fortune. Au cœur de Paris, poser le pied sur un XXIe arrondissement, non inscrit au cadastre, situé entre le Faubourg d’où il émigrait et le Boulevard qui commençait à empiéter, une contrée mitoyenne, une principauté indépendante, le demi-monde : « Quelle trouvaille ! J’étais en vue du demi-monde ! » Y entrer n’était rien, il s’y fallait orienter. C’était bien un pays neuf, sinon vierge, et qui datait du Code Napoléon. Depuis que le mari, armé de la loi, avait le droit de ne plus trouver plaisant le délicieux délit, — de sa femme, s’entend — et que la séparation était intervenue, légale, judiciaire, imprescriptible, l’épouse de Sganarelle avait dû chercher asile. Or le monde fermait impitoyablement sa porte au scandale ou à l’imprudence qui avait oublié de fermer la sienne.

« La première a été cacher sa honte et pleurer sa faute dans la retraite la plus sombre qu’elle a pu trouver ; mais la seconde ? La seconde s’est mise à la recherche de la première, et, elles ont commencé à se consoler et à s’excuser l’une l’autre ; quand elles ont été trois, elles se sont invitées à diner ; quand elles ont été quatre, elles ont fait une contredanse… »


La musique attire les jeunes gens ; on quitte le cilice : l’État dans l’Etat est constitué.

Quelque observateur superficiel, et qui n’aurait pas vécu dans l’intimité de tous les milieux parisiens, se serait contenté de ces traits généraux et aurait peint ce Demi-Monde sous les espèces d’une bohème plus relevée, faisant la fête, l’amour et des mots, des mots acérés et cruels, en souvenir de la splendeur passée et par dépit de l’avoir gâchée. Il écrivait une œuvre relativement vraie, encore neuve ainsi. Mais ce Demi-Monde n’eût été qu’une demi-pièce, issue d’une demi-observation. M. Alexandre Dumas a passé outre ; il s’est rendu compte que cette société à part, née du scandale, n’avait d’autres garanties contre l’isolement ou l’avilissement qu’une certaine régularité d’existence et de tenue, et que, par suite, s’il était une déchéance et un exil pour la plupart de ces femmes tombées de haut, il était un échelon et une transition pour d’autres parties de très bas. Plusieurs se sont faufilées par la complaisance des initiés (plus on est de fous, plus on rit), quelques-unes au moment où la séparation se plaidait, à la faveur du bruit mené autour de l’affaire, les consolatrices, les indulgentes, qui émergeaient des bas-fonds, qui aspiraient à monter, qui se sont accrochées vivement à ces mains de race tendues par un besoin de solidarité… ou d’argent.

Cette fois, l’auteur touchait à la vérité intérieure et dramatique : car les promiscuités imprévues sont, en notre vie parisienne, l’inévitable conséquence des situations irrégulières ; et désormais la pièce était en scène, éclairée d’un contraste éclatant entre ces femmes qui descendent le courant, à la dérive, et celles qui, pour le remonter, se cramponnent résolument au seul point d’appui qu’elles ont rencontré. Les unes s’enfoncent, à corps perdu ; les autres, — les drôlesses qui biffent leur passé d’un trait de plume, — épient le sauveteur naïf, qui au prix de son nom, de sa fortune et de son honneur, les arrache au vice et les conduise, bonne dupe, en sa maison. Il ne s’agit plus des petites fêtes où sombrent les petites vertus ; l’horizon du théâtre s’élargit ; et s’engage la lutte entre les innocents et les habiles, les candides et les tarés, sur ce champ hasardeux, et tout déchiré par les fondrières, qui s’appelle le demi-monde. Il ne s’agit plus d’entretiens piquants sur l’ottomane de la garçonnière, ni d’attentes soupçonneuses, ni d’entrevues anxieuses, ni du mari débonnaire ou féroce, mais des droits mêmes de la société qui sont en jeu, de l’intégrité même de la famille qui se serre et se ligue contre les ambitions frauduleuses, les vertus frelatées, les veuvages de contrebande, articles à treize, attrape-nigauds. Et comme d’un côté tous les moyens sont bons pour l’attaque, la question est de savoir si de l’autre on est suffisamment armé pour la défense, et si le monde est une place ouverte ou le demi-monde une impasse. La vérité ainsi agrandie s’accroît d’un intérêt d’inquiète curiosité, qui est le théâtre même, et se résout en une comédie d’intrigue, puisqu’aussi bien c’est sur le terrain de l’intrigue que commence ce duel incertain entre les honnêtes gens et une société équivoque, habituée aux expédients et à la tactique, armée de désirs sans scrupules et d’une artificieuse coquetterie qui a parcouru, dès longtemps, toutes les étapes du noviciat.

La vérité observée à fond a cela pour elle qu’aussitôt saisie elle apparaît sous toutes ses faces. Entre la femme déchue, qui en a pris allègrement son parti, et l’autre qui cherche le sien, qui prétend escamoter son origine et escroquer la considération, il y a des nuances et des états intermédiaires. L’ensemble du tableau se complète ; les valeurs s’y distribuent ; un air de réalité circule parmi tout cela, avec, à l’arrière-plan, la perspective fuyante de l’irrémédiable déchéance, au delà de quoi il n’y a plus rien que le théâtre puisse faire paraître. Là-bas, arrêtée sur le seuil, madame d’Oman, une honnête femme trop sensible, que l’auteur avec un tact délicat a préservée de la première faute, mais qu’il a amenée si près, si près du demi-monde que je devine vaguement par où sont venues les autres ; et aussi, esquissée dans un coin de la scène, la jeune fille, Marcelle, produit naïf du milieu où elle a vécu, et où il s’en faut de rien qu’elle se perde.

Au second plan déjà, et dessinée d’un trait plus précis, la vicomtesse, ce reste de femme de qualité, qui a ruiné son mari et qui se débat dans une existence agitée et précaire, escomptant le mariage de sa nièce pour la sérénité des ses vieux jours. Enfin, presque au premier plan, dressée en relief, la Suzanne mariée, la Suzanne de demain, cœur sec, tête vide, qui avait pourtant, en un jour de chance, décroché le mari porte-respect, Valentine de Santis, — la nostalgie de la boue. Ainsi vont-elles de la toile de fond à la rampe, et de mari en amant, et d’amants en ruffians, qui se chargent de venger rudement les naïfs et les imprudents. Car ils y sont tous, eux aussi, depuis Hippolyte Richond, le Raymond d’hier, condamné par un sot mariage à fonder une famille d’emprunt, depuis le de Latour, qui a fréquenté ici par plaisir, puis par intérêt, puis par nécessité, l’un qui paie chèrement un coup de tête, l’autre qui ne paie plus ses coups de Bourse, jusqu’à Olivier, le plus honnête homme du monde, et très parisien, qui aux lacs que recouvrent les tentures fanées du logis laisse quelque plume. On lui a durement reproché son rôle en cette affaire ; il livre des lettres, et cela n’est pas bien. M. Alexandre Dumas l’a défendu au nom de l’honneur, avec une finesse un peu cauteleuse. Que ne le défendait-il au nom de la pure vérité ? Qu’allait-il faire en cette galère, M. de Jalin ? N’était-ce point l’aventurer, son honneur, que de le promener dans ces terrains vagues, où il compromet la femme qu’il a sauvée, où il brutalise la jeune fille qu’il aime, et d’où il est ordinaire que le dilettantisme, ami des plaisirs faciles et des curiosités désœuvrées, ne se tire point sans dam ? « Ne remuons pas trop tout cela, dira plus tard l’intègre Thouvenin, ce n’est pas net. La vérité, la vérité absolue, voulez-vous la savoir ? Ce n’est pas de mentir au risque de sa vie et de son honneur pour sauver la réputation d’une femme, dont on a été l’amant, c’est de ne pas être l’amant de cette femme. » Et ainsi vérité absolue, vérité d’observation ne sont qu’une même vérité, se complètent et se confirment réciproquement, sans effort ni théorie, dans le Demi-Monde.

Quant au réalisme, il est partout eu cette œuvre. Il est moderne et hardi ; rien n’en est éludé, mais rien n’en est outré. Vous soupçonnez que les portes du salon de la vicomtesse donnent accès à d’autres chambres où se joue une autre comédie, où la tenue s’encanaille, où la correction se débraillé, où se bisautent les cartes et se préparent les portées, où l’on prend rendez-vous, où l’on s’abandonne, où l’on est soi-même avec ses laideurs morales et ses embarras matériels et toutes les compromissions qu’ils entraînent. Eh bien, les portières sont soulevées, les portes s’entr’ouvrent, l’appartement s’entrebâille, jusqu’au cabinet noir, jusqu’à l’escalier de service, d’où monte le pas des huissiers et des recors. Il se répand une odeur de procès et de billets impayés. On flaire la saisie. Faites le tour de la table de jeu, mais soyez sage : c’est M. de Latour qui taille. Faites la cour à Valentine, mais soyez prudent : les propriétaires et les tapissiers de la rue de la Paix sont d’une exigence ! Et songez que la couturière a doublé ses prix et réclame quelquefois ses notes. Ceci n’est plus de l’immatériel roman : le petit de Bonchamp, le comte de Dryade, M. de Casavaux, tous ces messieurs en savent quelque chose. Il est vrai que M. Alexandre Dumas a maintenant la main légère et que tout est indiqué sans lourdeur : c’est la couleur locale de l’endroit. Voulez-vous du réalisme plus moderne encore ? On en a mis. Car, à tout prendre, le réalisme le plus intransigeant n’a que deux faces, la question d’argent et l’autre. L’autre y est, et traitée d’une touche habile. Un mot en dit plus que des répliques ou des tirades cyniquement analystes. « Où allez-vous donc dans ce costume ? » — « Je pars ». — « Quand ? » — « Dans une heure ». — « Pour ? » — « Pour Londres, et de là pour la Belgique ». — « Avec » ? — « Oui, on m’accompagne. » On m’accompagne, dernière concession, ultime réticence de la piaffeuse éperdue, le signal de la fuite, et le commencement des tristes besognes. Adieu la chambre à coucher de brocatelle jaune ! Est-ce aussi réalisme ce résumé biographique de cet homme condamné à une existence irrégulière, à son cœur défendant ?

« Après trois ans de chagrin, de solitude, de désespoir, pendant lesquels, si votre cœur avait trouvé un mot, une larme de repentir, je vous eusse pardonné, car je vous aimais toujours, après trois ans d’une vie misérable, j’ai acquis le droit de vivre comme bon me semble. C’est dans une famille de hasard, c’est dans un ménage d’emprunt que j’ai trouvé le bonheur que vous n’avez pas cru me devoir. Voilà cependant à quelle position étrange la faute de sa femme peut amener un honnête homme. »


Trouverez-vous dans l’étalage de nos misères, où se complaisent quelques jeunes gens, une confession plus lamentable et saisissante par ce qu’elle trahit de chagrins contenus, de peines dévorées, d’amertume intérieure, et de mâle fierté, et de courage simple, renfermé, sans ostentation ? Et n’est-ce pas la vie même, une tranche de la vie (pour parler une fois ce moderne langage), que l’explication digne et discrète du marquis de Tonnerins qui se rappelle sans fausse honte et rappelle sans forfanterie quelques heures d’intimité presque paternelle, mais qui ne souffre point que le nom de sa fille soit prononcé par certaines lèvres : un gentilhomme, en vérité, qui n’est pas un ermite, mais qui n’est pas non plus un vieux monsieur. Réalisme, oui ; mais réalisme sans outrance inutile, qui encadre la vérité psychologique, sans la déformer à plaisir avec des attitudes de défi, réalisme théâtral et scénique, quelque chose comme la toile de fond brossée à grands et larges traits. À cet égard aussi, le Demi-Monde est une belle œuvre.

Réalisme, observation, vérité, termes vagues en fin de compte, inventions normandes à l’usage des petites révolutions et des petites écoles : sans doute le grand bruit qu’on mène périodiquement autour de ces mots-là s’apaiserait bientôt, si l’on convenait un jour qu’il y a des pièces bien faites et d’autres mal, des vérités profondément vues et d’autres superficiellement, que la brutalité n’est pas toujours le signe de la force, ni le cynisme une marque de puissance et de pénétration, et qu’au-dessus de tout est l’Art qui se respecte, — et le public, le vrai public, que nul ne leurre impunément.


V

LES FEMMES.


M. Dumas a eu le courage, qui n’est point banal, d’être l’auteur des femmes de ce temps ; il s’est fait leur ami, lui aussi, par antiphrase, les aimant tout juste comme elles ne veulent pas être aimées, comme elles ne l’avaient guère été, au théâtre, en connaissance de cause, sans fermer les yeux aux défauts qu’elles ont acquis, ou qu’on a développés en elles avec bien de la constance ; ami clairvoyant, c’est-à-dire détestable. Et, comme il n’est ni myope, ni superficiel, ni timoré, il a trouvé quelques types féminins qui expliquent à la fois, en leurs raisons profondes, et notre époque, et la femme qu’elle a façonnée à son usage.

Dans un violent effort, un peuple peut bouleverser ses institutions et changer la face du monde. Cela s’est vu. Il peut du même coup imprimer un vigoureux élan à la pensée humaine, à la science, et renouveler les bases de la société. Cela encore ne dépasse point ses forces. Mais ce qu’il ne saurait empêcher, ce qui semble de nécessité fatale, et dont le contraire se conçoit malaisément, ce qui ressort de nos mœurs modernes, ce que vous ne trouverez nulle part dans nos lois, une vérité de fait, à quoi d’abord on n’a point pris garde, c’est que l’égalité entre les hommes entraine (pour un temps du moins) la toute-puissance de la femme. « Dès qu’elles seront vos égales, elles seront supérieures »,. disait le vieux Caton. Il eût mieux dit encore, s’il eût vécu en notre temps. « Depuis que vous êtes égaux, elles sont au-dessus de vous. » Et voici comme quoi.

Une société nouvelle est née, et parmi des fluctuations et quelques révolutions s’établit sur ses assises et se développe.

Aux classes fraîchement dirigeantes il faut la sérénité qui affirme le pouvoir, l’élégance qui l’excuse, et, s’il se peut, le charme qui l’impose doucement. La femme seule est capable d’être en même temps tout cela. Il leur faut le luxe, qui est le signe matériel d’une supériorité palpable, et qui affiche la science d acquérir et le souci de dépenser. La femme. Il leur faut le stimulant des ambitions et des énergies, et l’aisance dans le triomphe. La femme. « Comme statue sur un socle ou comme dessus de fauteuil dans un salon, écrivait jadis M. Frédéric-Thomas-Graindorge, la femme est l’idéal ; comme épouse ou maîtresse, elle est souvent l’alliée, souvent l’adversaire, quelquefois l’ennemie. » Vous pensez bien que l’adversaire et l’ennemie n’apparaissent pas tout de suite. Mais la statuette sur son socle, — bientôt sur son piédestal — mais le meuble de prix, qui marque le goût et la condition du possesseur, mais l’alliée qui l’aide à parvenir, qui en proclame partout la valeur, et qui l’impose à force de l’exagérer, qui ne voit combien, dans une société égalitaire et qui s’essaye, ces considérations rehaussent le personnage de la femme et lui donnent du relief ? Il suffit d’avoir habité moins de six mois une sous-préfecture et défilé dans le salon du premier fonctionnaire de l’endroit, pour en garder le sentiment aigu. Croyez que M. Jean Giraud n’avait pas si mal calculé, lorsqu’il mettait le prix à la main d’Élisa.

De cet auxiliaire si précieux, si glorieux, si bien allant le moyen de n’être pas un peu fier ? On l’est, d’abord avec dignité, puis avec complaisance, et cela mène insensiblement à l’adoration publique, qui porte la femme au pinacle, la femme de la société moderne, qui attrape d’instinct les grands airs de la marquise ou de la comtesse, et prend leurs mœurs en prenant leur place. Chrysale parvenu, Chrysale fonctionnaire, Chrysale au pouvoir s’agite, parle ferme, — sauf chez lui ; il a de délicieux moments d’un orgueil qui chatouille sa fibre ; il est peuple, il est maître, et son épouse aussi, qui devient une femme admirable. Il rédige les lois, les lois du monde moderne, avec quelque égoïsme, et à son avantage ; même il les improvise quelquefois : dont il est très capable. Seulement, il y a une chose qu’il oublie qui ne s’improvise pas : l’éducation de la femme qui s’est résignée à l’apothéose, et une autre qui ne se règle ni se limite par des sénatus-consultes : la toute-puissance dont il lui a fait prendre gentiment l’habitude. Elle n’a pas fait les lois ; mais elle fait les mœurs. L’objet d’art, la statue adulée, cajolée, exhibée, et quelquefois maniée par les amateurs, a vu d’ensemble et d’emblée son rôle d’idole ; elle s’est grisée d’encens ; elle a pris les mots au pied de la lettre et sa souveraineté au sérieux. Et, comme pour avoir le maniement du monde, de la fortune, et soutenir avec discrétion le personnage difficile de divinité, il faut, outre la qualité de race et d’esprit, certaine faculté de raisonnement, que parmi les préoccupations, les agitations, les ambitions et les révolutions, on a justement négligé de développer en elle, elle s’est piquée au jeu furieusement, elle s’est lancée dans l’indépendance et l’irresponsabilité, à toute bride, sans autre règle que la divine passion, le divin illogisme, et les désirs, et les fantaisies et les caprices, qui sont tout son charme et toute sa force, comme on a, Dieu merci, pris soin de l’en convaincre. De là les inconsciences, les défaillances, les extravagances, les concupiscences, couvertes du nom magnifique d’Amour, et, au bout de tout cela, la lutte armée après l’adoration béate. C’est vous qui l’avez voulu, Georges Dandin, mon ami ; vos étonnements sont venus trop tard. Vous l’avez voulu tant et si bien, que la littérature s’en est mêlée, que vos poètes ont pris la tête du mouvement, et qu’à ce point de vue (à celui-là seulement) l’exaltation lyrique de la passion effrénée chez les romantiques a été la plus grandiose manifestation de votre ingénuité de parvenu.

La littérature s’en est donc mêlée, et l’on a pu contempler la Déesse dans l’épanouissement de son charme et la pleine assurance de sa domination. Plus sa passion était déchaînée, plus proche était-elle de l’idéal. Que dis-je ? Elle était l’idéal même, Doña Sol, ou Marie de Neubourg ; elle était tout le théâtre, et bientôt tout le roman, sans compter la critique, qui s’affinait, s’épurait, s’extasiait au contact de ces triomphantes délicatesses, de ces superbes délires de reines s’élevant d’un bond au-dessus de notre société moderne, et dans une flambée de passion parfaisant l’égalité et rapprochant les distances. Les rois n’épousaient plus les bergères ; mais les princesses se prenaient d’amour pour les bandits et les laquais, — par goût de l’indépendance et du contraste.

Alors seulement Chrysale, Dandin et Sganarelle s’émurent et songèrent. Et, piteusement, de se retrancher derrière la loi, qu’ils avaient rédigée ou apprise, à leur profit. Alors, par un brusque retour, la Femme-idole se heurta contre la Loi-rempart, mur d’airain des désillusions et des craintes masculines. Et voyez-vous l’amusant spectacle de l’adoration perpétuelle aboutissant à la lutte légale, tout le féminin aux prises avec le Code, la passion tant célébrée avec l’article du cas de légitime défense, l’Amour, l’Amour lui-même, oui, mesdames, brutalement étranglé par une formule aveugle, sourde, inexorable et imparfaite, arrêté net en son capricieux essor par le Droit impitoyable et froid ? C’est à mourir de rire, comme dit M. Dumas, et la comédie est impayable, jusqu’à ce que le drame intervienne.

Quand l’égoïsme masculin regimbe, il rue. De l’arme défensive, le Code pénal, il s’est fait une arme offensive : il s’en est couvert d’abord pour défendre son honneur, et bientôt il s’en est armé pour entamer celui de ses victimes. La loi qui dit : « Tue-la », ne dit pas : « Tue-le », et la bonne raison, c’est qu’il en est l’auteur. Elle autorise la recherche de la maternité, mais non celle de la paternité, — et pour cause. De là les trompées, et les résignées, et aussi les passionnées, les lutteuses, et celles qui les vengent toutes, les déchaînées et les déclassées, celles qui ont bravement ramassé leurs jupes, sauté à pieds joints du haut du piédestal par-dessus le Code, au risque de se rompre les os. Et vous en pressentez maintenant le comique, non exempt de tristesse, qui ne va pas jusqu’au pessimisme, mais qui ne s’en tient pas aussi à l’indifférence béate et superficielle, qui ne s’arrête pas à l’air brillant et à l’élégance tumultueuse de la femme-joujou, que notre époque a ingénieusement perfectionnée comme le revolver. — Le mot est venu sous ma plume, et, décidément, je ne l’efface point, encore que le trait vous puisse paraître d’un goût douteux. C’est qu’en vérité ces types féminins de M. Dumas, alors même qu’il s’apitoie sur leur faiblesse ou leur éclatante folie, laissent l’impression bizarre de ces mortels bijoux, avec le brillant froid de l’acier et le frisson que donne une force aveugle et dangereuse à manier. En cela ces types diffèrent de la tradition classique. Oui, si Mauriceau est plus proche de Jourdain que de Poirier, sa fille est proprement une force, qui pousse droit à son amour, dont il faut que quelqu’un meure ; c’est le vibrion qui disparaît, hu, hu, mais ce pouvait être, l’autre, oh ! oh ! aujourd’hui le duc de Septmonts, hier Paul Aubry. Et, en dernière analyse, de cette contradiction plus que jamais exagérée à notre époque, entre la femme adulée, divinisée sans mesure, et puis méprisée, déclassée sans merci, de ce culte du sexe qui aboutit à la lutte des sexes, naît dans le théâtre de M. Dumas un ridicule qui s’évanouit assez vite en des teintes plus sombres, et qui donne à certaines figures un étrange et saisissant relief ; depuis la pauvre fille inconsciente, comme Clara, en passant par la femme qui suit aveuglément son cœur, comme Catherine, jusqu’à l’autre, celle qui ne suit que son instinct, la créature, non pas seulement légère, ou écervelée, ou indépendante, mais froide, perverse, et gâtée, la Sylvanie de Terremonde, et aussi la Passion mauvaise, l’être de destruction, la Bête de l’Apocalypse, la femme de Claude.

L’ennui est la maladie de l’idole, dont la béatitude serait parfaite sans lui. L’adoration continue lasse, parce que nécessairement elle se répète, et que, se répétant, elle s’affaiblit. Vous vous rappelez l’un des plus spirituels chapitres qui soient sortis de la plume de Gyp, dans la jolie satire Autour du Mariage. Paulette est trop célébrée, trop uniment, trop universellement ; cela est exécrable ; elle en est exténuée. Elle fait le tour du salon pour recueillir les aveux, une déclaration d’amour qui soit plus neuve, qui tranche sur les autres, qui la repose enfin de ce culte, obstiné et obsédant dont elle est partout l’objet. Elle encourage, excite, amorce l’un après l’autre tous ses fidèles, qui tous d’un même élan, et sur le même ton, soupirent la même prière : « Je vous adore. » Cette fois, Paulette suffoque ; ils l’adorent, comme si c’était difficile ; ils l’adorent, comme si c’était nouveau ; ils l’adorent, tous, tous ; elle s’ennuie, avec rage. Elle est incomprise. Incomprise et ennuyée, ce sont les deux points du caractère de la femme moderne qu’a mis en lumière M. Dumas avec une impitoyable clairvoyance. C’était la conclusion nécessaire du lyrisme romantique, qu’il a dégagée d’abord, et d’où il est parti pour ses voyages à travers les joies féminines.

Diane de Lys s’ennuie. Elle n’a point d’autre raison à fournir à son amie pour excuser la première escapade, qui la pousse à un rendez-vous dans l’atelier d’un peintre. « Ne te fâche pas… Nous n’avions rien à faire ce soir ; j’ai pensé que cela nous distrairait un peu… Je m’ennuie tant ! » Je me trompe, elle en a une autre, qui est la même, et qu’elle répète à Maximilien : « Tenez, je suis contente de vous revoir, vous arrivez bien ; je m’ennuie à périr. » Elle a pris froid en naissant, elle aussi, dans cette atmosphère d’admiration officielle, qu’elle a respirée dès son premier sourire. Élevée en plein idéal, un jour elle retombe par le mariage dans la réalité. Résultat : une incomprise. Elle a épousé le comte sans enthousiasme, avec quelque curiosité d’une vie nouvelle, où elle serait adorée autrement. Le comte n’a su l’adorer que comme l’idole du jour, assez insignifiante, devant qui il s’est prosterné par bienséance. Quand il s’apercevra qu’il a affaire à une femme qui a un cœur comme les autres, il sera trop tard. L’esprit inoccupé aura lâché la bride à l’imagination ; l’amour, l’amour idéal (toujours l’idéal) donne à cette femme le vertige : consolation suprême et qui vaut qu’on lui sacrifie tout, avec frénésie. Notez que sa folie est consciente et que sa conscience est calme ; que si, forte du sentiment de son essence supérieure et de sa toutepuissance féminine, elle reproche assez justement au comte de l’avoir méconnue, puisqu’il n’a point su la conquérir, elle n’a, pour elle, aucun reproche à se faire, elle n’y songe même point, et sa bonne foi est entière ; il ne lui vient même pas à l’esprit de se demander si elle a fait effort pour être aimée, si, jeune et inexpérimentée, elle a daigné se servir de quelques-unes de ces ruses instinctives et irrésistibles dont la femme nait pourvue. Aphrodite, elle-même, quand elle descendait sur la terre pour donner un instant de bonheur au mortel qu’elle avait distingué, prenait beaucoup sur soi, la bonne déesse, et employait les philtres et multipliait les séductions. Mais Aphrodite était de ce temps-là, et Diane est du sien. Il faut voir le détachement avec lequel elle dit au comte : « Comment se fait-il que m’épousant, moi, qui étais jeune, sans volonté, sans parti pris, (sans parti pris n’est-il pas délicieux ?) moi, qui ne demandais qu’à subir l’influence d’un honnête homme, vous n’ayez pas employé toutes vos qualités à vous faire aimer de moi ? » Peut-être, après tout, eût-elle condescendu, la jeune fille sans parti pris, à être aimée de lui. L’important, en cette affaire, est que, par essence, elle mérite l’amour, sans se croire un instant obligée d’y tâcher dans l’état de mariage. Elle n’y a fait aucune avance ; elle n’a consenti aucun sacrifice ; il ne paraît point que l’idée même lui en soit venue ; et il est vrai que, par une logique très détournée, elle en consentira beaucoup d’autres, sans qu’il lui en coûte, pour courir après la passion vraie, celle d’un amant, qui n’est pas le mari, et dont elle craindra de toute son âme qu’il ne lui échappe. Ennuyée, incomprise, illogique ; un grain de raison, un atome de bon sens, cherchez-les dans ce caractère pourtant opiniâtre, qui est l’ébauche de la femme moderne, telle que M. Dumas l’a révélée au théâtre.

Mais la comtesse de Lys n’était pas encore entièrement dégagée de l’influence romantique ; et vous direz peut-être qu’elle est d’un poète, imaginée à plaisir. Jane de Simerose est née d’une observation perspicace et sans alliage. Je ne crois pas qu’en cette seconde moitié du siècle la scène ait éclairé une figure de femme plus complexe ensemble et plus vraie. Il faut s’y résigner : ce n’est plus l’illogisme, c’est l’absurdité même, exaspérée et consacrée par le monde où nous vivons. Je n’en veux d’autre preuve que la sympathie qu’elle excite dans son inconcevable déraison. Et il en sera encore quelque temps ainsi, jusqu’à ce que la société ait pris son parti d’enseigner à la femme que le bon sens est la qualité indispensable dans la vie, et que le bonhomme Chrysale, qui était peut-être un pleutre, n’est devenu un sot qu’assez tard, et de nos jours.

L’aventure de Jane[19] se résume en quelques lignes.

« Se marier par amour, se refuser à son époux par pudeur, se séparer de lui par jalousie, donner de guerre lasse son âme à un monsieur qu’elle connaît à peine, s’offrir, par dépit, deux heures après, à un individu qu’elle ne connaît pas, se compromettre avec deux hommes tout en n’adorant et n’ayant jamais adoré que son mari, avoir les chastetés d’une sainte, les allures d’une coquette, les audaces d’une courtisane, et revenir à son époux, calomniée, innocente, amoureuse et vierge, voilà des tours de force qu’une femme seule est capable d’accomplir… ! Et il y a des milliers de femmes qui font les mêmes bêtises à l’heure où je parle, toujours au nom de l’amour et de l’idéal. »


Vous vous fâchez et vous dites que cette histoire elle-même est un roman ; alors, je vous préviens qu’il faut vous rendre à l’analyse. Car jamais M. Dumas ne l’a poussée aussi avant. Il ne vous laisse même pas une échappatoire par où vous dérober. Si encore cette jolie femme était une statue de marbre, elle serait un statue un peu curieuse, un peu perverse, mais de marbre, et très peu femme. Elle est de chair, ne vous déplaise, et de tempérament, française par son père, grecque par sa mère : « le sang d’Epaminondas tourmente ses veines. » Alors, quoi ? — Alors, elle a été élevée, comme toutes ses compagnes, dans le culte de soi-même et de toute sa personne sacrée, dans la croyance à son règne et à la soumission du reste de la nature parmi les élégances d’une vie luxueuse, sans un pli de rose qui pût troubler sa quiétude en cette condition artificielle et cette surnaturelle posture. Elle a donc « une nature rebelle à toute espèce de domination », retenez ce point, et elle consent à être aimée, et elle se marie, non plus comme Diane de Lys, sans enthousiasme, mais par amour. Cherchez ce que peut être la première vision de l’amour en cette âme de vierge élevée dans un monde supra-sensible, et voici, j’imagine, par à peu près, ce que vous trouverez : réveil latent des sens, un désir vague d’un bonheur plus complet, plus parfait, plus intime, et aussi d’une extension de soi-même, d’une domination plus entière, d’une suprématie plus directe, plus consciente, quelque chose comme les premières sensations, encore confuses et déjà claires, de Galathée, au moment que la vie pénètre en elle avec la foi intime dans sa beauté souveraine, à la vue de Pygmalion prosterné. Toujours l’objet d’art qui s’anime, et du pays des rêves entre de plain-pied dans l’existence. On n’a oublié qu’une chose, c’est de l’avertir que le rêve, si loin qu’on le poursuive, est toujours inaccessible, et qu’il est la fiction de la réalité, et qu’il en est le charme, à la condition qu’il s’y plie juste assez pour l’embellir, sans la méconnaître. Recueillez ses impressions aux premiers frôlements de l’amour.

« Un jour, elle rencontre un homme jeune qui s’occupe d’elle plus que des autres jeunes filles, qui lui révèle ainsi qu’elle est une femme en âge d’être aimée. C’est le premier dont elle n’a pas envie de rire. Son cœur bat. Cet homme la demande à sa mère, il est agréé, il peut faire sa cour. La nature, la poésie, la musique deviennent leurs intermédiaires. De temps en temps un sourire, un serrement de main ; le soir une rêverie douce : la nuit un songe chaste, l’idéal, toujours l’idéal.

Enfin, après une cérémonie religieuse, où les anges eux-mêmes semblent lui faire fête, l’enfant pieuse, romanesque, ignorante, se trouve livrée à cet homme qui sait ce que c’est que l’amour[20]. »


Vous voyez quelle chute. Ce n’est pas seulement la pudeur qui s’effarouche, la chasteté qui se révolte, c’est la dispersion de tous les rêves effarés, c’est la ruine de tous les préjugés, c’est la conscience et la foi dans l’essence supérieure violées, c’est une première soumission nécessaire, inattendue, inimaginée, d’autant plus odieuse qu’elle apparaît comme un outrage et un sacrilège. Voilà le vrai. Et puis, le mari s’éloigne ; orgueilleux et impatient, il porte ailleurs l’offrande de cet amour que l’épouse a jugé indigne d’elle, et le temple est déserté, et la déesse, restée seule, qui n’entend plus de prières, comprend sa déchéance, et s’abime dans les larmes. À présent, c’est son amour-propre qui souffre, c’est le monde qui s’est renversé d’un seul coup, sous ses yeux ; elle n’est plus qu’une idole abandonnée à sa faiblesse, de bois, de marbre ou d’or, mais déclassée dans l’Olympe où radieuse elle avait grandi. Elle voyage ; elle cherche en d’autres pays une religion plus épurée ; elle ne rencontre que des profanes ; elle commence à entrevoir que l’adoration des hommes ne va pas jusqu’au mysticisme, et, si elle ne regrette rien encore, elle s’ennuie, elle s’ennuie à mourir… elle est prête aux consolations, sans être résignée à la suprême épreuve, qui lui fait toujours horreur. Elle aiguille sur une autre voie à la recherche d’un idéal, où son essence supérieure puisse être respectée. Il apparaît enfin, l’adorateur fervent et dévot, humble et respectueux, qui ne parle point, qui exprime sa passion par lettres brûlantes, qui menace, pour son premier hommage, de s’offrir en holocauste. Cette fois, c’est bien l’amour, l’amour de l’âme, celui qui défie les suprêmes et ravalantes rencontres de la chair. Le temple s’illumine, la déesse renaît, exaltée et triomphante. « … Ah ! si j’étais un homme, il me semble que je voudrais élever au-dessus de l’humanité tout entière la femme que j’aimerais… » Enfin, elle se retrouve sur son piédestal, et ses illusions reparaissent ; et c’est l’assomption libératrice de la vierge vers les sereines splendeurs, d’où elle était un moment descendue. — «… Dire à une femme : « je vous aime », n’est-ce pas lui dire : « Je vous trouve la plus digne, entre tous les êtres, du sentiment le plus noble entre les sentiments ? Oublions la terre, supposons le ciel… » — Rien n’est plus, plus n’est rien ; elle seule a repris sa place, très haut, entre ciel et terre, plus près du ciel, bien entendu, d’où elle domine, d’où elle règne, immatérielle… Oui, c’est bien cela qu’elle avait rêvé, l’amour éthéré, et qui l’élève, et qui la transforme, et qui consacre sa beauté…

— « Je me sacrifierai, j’immolerai en moi tout ce qui ne sera pas digne de vous. Le temps, le monde, l’espace pourront se placer entre nous sans nous séparer et sans avilir cet amour, qui n’aura besoin ni de la voix pour se manifester, ni de la forme pour se convaincre. Tenez, je vous aime par-dessus tout, et je ne toucherais pas à un pli de votre robe. Est-ce cela ? » — « Taisez-vous, je vous adorerais. »


Ceci est un oubli, un lapsus de la Vierge immaculée, et pourtant femme, le sang d’Epaminondas qui a fait un tour, un souvenir de l’enveloppe matérielle non encore entièrement dépouillée ; mais qu’elle est amusante ainsi, la petite déesse, dans cet élan vers l’Idéal, l’Idéal infini, (dont elle est le centre), et qui ne voit point que le séraphin agenouillé, en extase, dont elle accueille les vœux mystiques, est un gaillard au teint ambré, aux muscles d’acier, à la poitrine large, un athlète, et non un ascète, dont la prière est déjà une étreinte ! Seconde chute, plus brutale encore que la première. Cette fois, c’en est trop ; et ici apparaît, dans toute sa beauté, cette aptitude de la femme moderne à la déraison. Elle s’est refusée à son époux, elle a rêvé d’amour platonique, et son rêve tombe à plat devant les exigences d’un amant, qui est un homme ; et, dans un transport de colère, de désespoir, de dépit et de fierté outragée» elle se jette aux bras du premier venu (qui, par bonheur et par hasard, est un gentilhomme), honnête femme, avec un mensonge aux lèvres, vierge, sans autre désir que celui de se venger… de ses illusions, et de noyer ses aspirations éthérées. Bien lui prend que quelqu’un fasse la lumière dans son cœur, et la remette sur le chemin de son amour véritable, qui était le mari. Non, je ne crois pas qu’il y ait dans tout le théâtre contemporain de figure féminine plus complexe à la fois et plus simple, et qui donne plus à réfléchir sur la moderne apothéose de la femme, dont la société a fait un ange dévoyé, — ou pervers.

Car M. Dumas a voulu la sauver, celle-là. Mais supposez que l’amant soit un tacticien plus sceptique et plus habile. L’amour idéal sombrait dans l’adultère, et l’adultère se traînait dans la lassitude et le dégoût. En sorte que, si la vérité vous parait ici éludée en ses conclusions extrêmes, il vous est facile d’y suppléer. Contemplez Mme Leverdet[21], quinze ans après la faute, ou Mme de Morancé[22], six mois après l’aventure : — l’une qui, à la recherche de l’oiseau bleu de ses rêves, a mis la main sur M. des Targettes, un second mari plus encombrant et matériel que le premier ; elle n’est point guérie, la bonne dame ; elle se dépêche d’espérer encore (car l’âge vient) qu’elle atteindra après une seconde épreuve sa chimère : seulement, par une plaisante contrariété, c’est l’amant qui venge la morale, par le seul fait qu’il s’éternise et qu’on ne s’en débarrassera point ; — l’autre, une touchante figure de curieuse et de désillusionnée, qui n’a trouvé dans l’adultère que les plaisirs inquiets de deux ou trois équipées, l’intimité glaciale des chambres d’hôtel, avec, au bout, la haine de la femme et le mépris de l’homme pour conclusion, et la passion la plus brutale qui se puisse déclarer à une amante abandonnée, en guise de moralité, et par-dessus le marché du reste. « Ah ! que c’est ennuyeux ! » soupire Mme Leverdet. « C’est écœurant ! Pouah ! » murmure Lydie, en agitant son mouchoir, pour chasser le mauvais air. Pauvres femmes, qui n’avez point compris, ou qui ne comprendrez peut-être jamais (il est vrai que vous avez une excuse, qui est que personne encore n’avait eu le courage de vous le dire), que vous êtes femmes, souveraines et idéales par le désir que vous inspirez à cet amant édifiant et consolateur, mais que le premier rapprochement marque votre défaite, et que ce sera toujours une chute, l’être de raison devenant du même coup « disponible et instrumentaire ». Vestales avant, et le plus souvent incapables de repentir vrai et d’humilité rédemptrice, Bacchantes après.

La Bacchante est un second type, que M. Dumas a marqué de traits brûlants, au fer rouge, avec effroi et colère. Elle est la femme animal, l’instinct déchaîné, l’idole charmeuse et scélérate, d’une volonté opiniâtre et mortelle, le sourire aux lèvres. Bacchante vraiment, mais non pas celle que la plaisante imagination des Grecs aimait à représenter, le thyrse en main, les cheveux épars, au son des flûtes et des cymbales parcourant les montagnes de Thessalie, affolée, enivrée de plaisir, évohé, enragée de mouvement et de tapage, évohé, tant qu’enfin au hasard de la déroute, au détour du sentier odoriférant, pâmée, épuisée, demi-morte, elle s’abandonnait avec un éclat de rire aux rudes baisers des dieux sylvestres, des satyres velus, dans un suprême ravissement. Bacchante moderne, avisée, froide et calme, qui, parmi la fête, songe que les hommes sont faits pour « son plaisir, sa garantie ou son rachat », et que la toute-puissance poétique de la femme, avec ce culte officiel et cette religion d’État, n’a été inventée que pour l’assouvissement de son unique désir, qui est l’amour de soi, c’est-à-dire une avidité de luxe effréné, de jouissance impossible, de maîtrise et d’éclaboussure, une manie furieuse de sensations aiguës et de passion décevante. Elle ne s’abandonne ni ne se donne, toujours sûre d’elle, et dominante jusque dans la faute : elle possède, et n’est point possédée. Elle est d’un sexe à part. Elle est le flot fangeux de notre siècle, qui monte et envahit les maisons et la famille, sous le couvert de la fiction poétique et de la dévotion romanesque. D’en bas elle a vu là une légende à exploiter, un autel à conquérir, le plus fréquenté, le plus orné et le plus riche, et qui domine, au milieu de la nef, et celui de la Vénus pudique, et celui de la Junon égarée, hypocrite, ou désabusée, des demi-déesses, encore femmes, partant impuissantes et faibles. Au lieu de graver au frontispice du temple : « À l’épouse de l’âme, à la Passion pure et divine », elle a ciselé sur le marbre étincelant : « À la déesse aux cheveux couleur des blés, et aux lèvres couleur de sang. » Et au pied de cet autel merveilleux, où brûle un feu, qu’aucun déluge ne saurait éteindre, et qui exhale des parfums étranges et capiteux, apparaît un tronc d’or finement ouvragé, discrètement enchâssé, à la hauteur d’un homme qui se prosterne : « Pour les frais du culte. » Au-dessous de quoi M. Dumas a crayonné d’une main nerveuse : « À la sirène insoumise, frivole, féroce et vénale. »

Il est vrai que cette sirène émut d’abord sa sensibilité plutôt qu’elle n’arma sa colère. Il est manifeste aussi qu’il s’y est repris à plusieurs fois, avant d’enlever avec vigueur et vérité la figure de Césarine. Faut-il s’en plaindre, puisque la galerie des portraits n’en est que plus riche et plus variée ? Joignez que, grâce à ces retouches ou approches successives, nous avons le plaisir, sur ce point capital de son œuvre, de suivre le progrès de ses observations et comme la genèse d’un type définitif. Nous avons parlé plus haut, et à un autre point de vue, de Suzanne d’Ange[23], qui, malgré la netteté du dessin, était encore prise de profil. On lisait aux plis de son front l’ambition et la décision rusées ; la frivolité se devinait par un retour sur le passé ; la vénalité se marquait à peine d’un trait, et au dénouement. C’était plus et mieux qu’une esquisse, c’était déjà la créature vivante et fascinante, mais dans le demi-monde, à mi-chemin. Albertine de la Borde[24] en est une réplique, et comme la piquante silhouette, vénale, celle-là, qui fait argent de tout, avec des qualités de femme d’intérieur et d’industrielle prévoyante, à qui un homme entre deux âges peut confier les clés du linge, qui vous met un appartement sur pied et le possesseur sur les dents : la courtisane capitaliste, qui fait son stage dans la vie galante, fille de joie avant d’être dame de charité, à la fois la cigale et la fourmi. Elle épousera de Tournas, qui la ruinera, et dont elle aura une fille, qui épousera le comte de Terremonde et le ruinera pareillement. Cette fois le type est né ; M. Dumas le tient sous son regard pénétrant, il l’enveloppe, il le projette sur la scène, et d’une vérité si ramassée, si concentrée, si saisissante, que je doute, en ce moment même, que la femme de Claude soit plus profondément vraie, quoique plus complexe, et l’étrangère plus vraiment troublante, encore qu’exotique et romanesque. Ce rôle de Sylvanie[25] n’a qu’une scène : il emplit le théâtre ; qu’une tirade : il absorbe tout le reste ; tous les autres personnages sont à sa remorque, déconcertés, aveuglés, ou désespérés. Elle opère sur les acteurs du drame précisément le charme indéfinissable qu’on nous dit qu’elle exerce sur tous les hommes. Elle accapare l’intérêt dramatique, comme elle fait l’amour. Insoumise, cela a sans dire ; elle rayonne à froid ; elle fait le mal en souriant, d’un sourire qui grise, hautain et immuable, sans conscience, sans remords. C’est une force mystérieuse et dissolvante, « Quand je vois, dit Berthe, la comtesse avec son regard impassible, son sourire fixe et ses éternels diamants, il me semble voir une de ces divinités de glace des régions polaires, sur lesquelles le soleil darde et reflète ses rayons sans pouvoir jamais les fondre. » Frivole, c’est son unique passion ; elle a ruiné le comte ; le comte ruiné, elle enlève le prince ; le prince fléchit, elle se rabattra sur le petit de Fondette ; de Fondette mort, rassurez-vous, elle n’en vendra pas ses diamants. Vénale, est-il besoin de le noter ? Incapable d’une fantaisie désintéressée, incapable même de placer son amour à 3 % ; il lui faut le taux usuraire, les liquidations au comptant, les gros morceaux et les grands coups ; vénale à ses amis, vénale à ses amants, vénale… J’aime mieux citer le reste, ne trouvant pas en moi le talent nécessaire à l’écrire honnêtement.

«… Voulez-vous que je vous donne un détail, qu’on m’a assuré être vrai ? » — « Voyons. » — « C’est trop difficile à dire. » — « Puisqu’on vous l’a dit. » — « C’est que c’est mon mari qui m’a conté cela (l’imbécile !), et encore je n’ai compris qu’après. » — « Dites alors, nous sommes entre femmes, nous comprendrons tout de suite. » — « Eh bien, il parait que la comtesse considère en effet sa personne comme une divinité équatoriale on polaire, je n’en sais rien, et le lieu où elle repose comme un temple. Elle s’y enferme à clef, et quand le grand prêtre, son époux, veut faire ses dévotions, il faut qu’il commence par des offrandes… C’est ainsi qu’il s’est ruiné ! Quelle pitié ! »


Et féroce, avec délices, comme une créature indifférente et vaine, qui veut froidement ce qu’elle veut, que rien n’arrête, quand elle veut quelque chose, et qui ne craint rien, pas même ni surtout que le ciel tombe.

« Quand j’étais petite, je faisais de la gymnastique, et je n’ai jamais oublié ce que mon maître disait aux autres élèves, étonnées de me voir passer toute droite sur la poutre ronde, à quatre mètres au-dessus du sol (exercice que faisaient seuls les hommes, et pas tous encore). Savez-vous, disait-il, pourquoi Mlle de Latour-Lagneau passe si bravement et si facilement sur cette poutre, ce qu’aucune de vous n’ose faire ? C’est qu’elle ne regarde pas où elle met les pieds, elle ne regarde qu’où elle va. Il avait raison. Quand on veut arriver quelque part, il ne faut pas regarder sur quoi l’on marche, il faut marcher ; on en est quitte pour ôter ses bottines en arrivant. »


Et ceci même ne la trouble point ; elle en a l’usage, les yeux fermés. M. Taine soutenait jadis cette opinion, qui parut irrévérencieuse en son temps, que toute Parisienne est, au fond, un hussard[26]. Que pensa-t-il de Sylvanie, six ans après ?

Et que dire de la femme de Claude ? Qu’elle est une autre Sylvanie, et déjà l’étrangère, et qu’elle est peut-être le type le plus saisissant qui ait occupé la scène française depuis Tartufe. Bacchante, Messaline, insoumise, féroce, frivole, vénale, elle est tout cela, créature excessive en tout, et pourtant inachevée, puisqu’elle n’aimera jamais, quoi qu’elle fasse, fermée qu’elle est à la passion, et même au plaisir, malgré ses furieux transports de tête et ses prurits imaginaires. Plus en dehors que Sylvanie, plus chercheuse de sensations, elle se démène parmi les curiosités scélérates, moins déesse, mais polaire comme elle, avec une secrète rage au cœur contre cette glace du sang, qui est son désespoir, son mystère, et sa force. Elle donne la vie et la mort, à la hâte, et en souriant. L’autre ruine des princes, des comtes, des inutiles ; à celle-ci, belle d’une étrange et perverse beauté, il faut des débauches de triomphe, d’influence, de charme, de sorcellerie et d’envoûtement : elle s’en prend aux travailleurs, aux hommes de génie. Elle trouve une volupté acre et irritante à manier et broyer de la substance cérébrale. Elle commet et confesse la faute, pour la sensation inquiète du pardon, pour l’avide angoisse d’être insultée, foulée aux pieds, et reprise : délire énervé de fille perdue. Au demeurant, superstitieuse et lâche, et, dès que sa santé est atteinte, toute prête à se donner à Dieu, comme aux autres, et sous réserve de le trahir, comme un homme. Ce trait manquait à Sylvanie. La trahison l’attire et la fascine, au point qu’à l’instant où elle veut aimer, ses yeux s’éclairent d’une lueur fauve, et qu’elle montre ses dents « comme un loup ». Celui qui a souffert par une pareille femme, craint, plus que tout, chez elle, l’expression du repentir ou de la prière, qui accuse un crime ou présage une menace. Il appréhende toujours qu’elle n’ait encore une infamie à commettre, qui, cette fois, sera la dernière, peut-être, qui, en attendant, perce son cœur davantage, en quelque coin non encore meurtri. Après avoir percé le cœur, elle en veut à l’œuvre du cerveau, et elle trouvera jour à frapper les deux ensemble ; il doit y avoir un moyen ; il y en a un. Si Ruper a recueilli un enfant du hasard, à qui il a donné la science et transfusé le génie, qu’il aime, avec qui il travaille, et qui est presque de moitié dans ses patriotiques découvertes, elle affolera, pervertira, déshonorera l’enfant adoptif pour vendre l’invention. Vénale ne suffit plus, c’est voleuse qu’il faut dire : créature d’enfer, en vérité, que M. Dumas a dressée en pied sur la scène avec un effort de vision tendue, qui approche de la prescience, et contre quoi ne se récrieront ni les magistrats en charge, ni les jurés en exercice, mais quelques oisifs, titrés ou rentes, et ingénus, de qui l’égoïsme élégant fait la haie sur le passage de ces anges de rebut, leur prépare les voies avec distinction et ferveur, et n’est d’ailleurs pas près de s’émouvoir, tant qu’il y aura des cabinets de travail pour les autres et des cabinets de nuit pour eux. Et s’il leur plait à eux d’être battus, évidés, ruinés, défendrez-vous à ces sages de s’empresser au-devant de Césarine, ou de courir aux five o’clock tea de l’étrangère ?

L’étrangère ! Troublante figure, qui semble résumer en soi toutes les autres, la bacchante avide et immaculée, un tour de force de la civilisation moderne, la Vierge du mal ! Bien des fois M. Dumas avait été tenté par ce phénomène exotique, indiquant d’un mot, au début d’une généalogie, le genre de ferment que le rastaquouérisme féminin sème dans nos mœurs et qui achève de les désorganiser. Étrangère, la comtesse de Simerose, par sa mère, qui était Grecque, étrangère la comtesse Savelli, qui, aimable et désirable, si elle se pouvait fixer à un honnête homme, quelque part, promène ses velléités d’amour et ses crises d’ennui entre Naples, Paris et Londres ; et encore Sylvanie, fille naturelle de lord Hatherbrok, et aussi la femme de Claude, dont les aïeux Teutons sont de très vieille lignée bavaroise. Oui, il paraît bien que, dès le début de sa carrière, ou à peu près, M. Dumas a distingué nettement le danger qu’apportent avec elles ces femmes qui n’ont ni patrie, ni foyer, libres partout, à grandes allures et d’une indépendance exaspérée, qui s’abattent sur les capitales toujours trop petites pour leur fièvre de mouvement et leur rage de domination.

Mais il n’y a qu’une étrangère, qui est devenue un type au lendemain même de la première représentation. C’est mistress Noemy Clarkson, originaire de la Louisiane ou de la Caroline du Sud, née quelque part et qui mourra je ne sais où, reine ou déesse (la divinité les obsède décidément toutes) dans une tribu de l’Afrique centrale, sur un trône d’ivoire surmonté de têtes humaines ou dans un temple de porphyre, où les Européens seront immolés en sacrifice. C’est une dompteuse américaine, qui domestique les hommes à la cravache, qui les dresse en haute école, impassible, impeccable, et intacte, et, la recette encaissée, les lâche en liberté, vides, nuls, encore sous le charme, et les renvoie à la prison, à la folie, au déshonneur, au meurtre, au suicide. L’étrangère n’est point vénale ; je veux dire qu’elle n’engage jamais sa personne. Il est vrai qu’elle fait payer le froufrou de sa robe et le parfum de ses cheveux. Haine des hommes, dédain des femmes, âpre soif de l’argent, et volonté sauvage, telle mistress Clarkson. Elle a un mari dont elle n’a jamais été la femme, mais dont elle est l’associée et la commanditaire. Elle ne l’a point aimé, il n’y a pas d’apparence qu’elle l’aime plus tard ; elle l’estime pour son adresse au pistolet et son habileté commerciale. Le jour où il rajusterait de son revolver, elle serait fièrement émue, et capable de lui sauter au cou — sans récidive. Superstitieuse, d’ailleurs, joueuse résolue — ce qui n’est point contradictoire — et qui craint par-dessus tout la passion. Si elle éprouve jamais cette curiosité nouvelle, quelqu’un en meurt. El peut-être est-ce caprice, peut-être passion ; quoi que ce soit, malheur à. ceux qui sont sur son chemin et lui font obstacle : la mort ne l’effraie ni pour autrui ni pour elle-même, « c’est un instrument comme un autre. » Ne dites point qu’elle est un type de fantaisie : ne voyez-vous pas bien qu’elle est femme, puisqu’elle s’éprend du seul homme qui se refuse à elle, et qui en aime une autre ? Double lutte, double plaisir ; l’impossible la tente. Désirs féroces, égoïsme meurtrier, jalousie implacable, et fureur de domination, tout est là. Ce n’est plus la bacchante, ni la guenon de Nod, c’est une divinité hautaine et infernale, la femelle de Set, dieu des ténèbres. Et le personnage est condensé, concentré avec une telle énergie, qu’ici encore il accapare la scène, efface les autres comparses, malgré l’effort constant de M. Dumas à lui mesurer la place. Quel dommage qu’à cette âpre observation il ait cru devoir ajouter une pointe de romanesque assez inutile, qui fait de la Vierge du mal une manière de misanthrope haïtien, apôtre de la race de Cham, missionnaire qui parcourt l’Europe pour prêcher l’abolition de la traite des nègres, une échappée rancunière de la Case de l’Oncle Tom ! Mais le type est si vigoureusement enlevé que cela même ne saurait l’altérer ni l’obscurcir. Là, M. Dumas est arrivé à l’extréme limite de l’observation pénétrante et impitoyable, qui s’est exercée avec puissance et obstination à la peinture de ces charmeuses au sang glacé, de ces déesses froides aux cheveux roux, qui humilient les honnêtes femmes sacrifiées et désespérées, mais qui les vengent…

Mais quoi, toujours du sang, et toujours des suppliées !


murmure Mme Leverdet très fort scandalisée. Où l’auteur a-t-il pris que les femmes de son temps soient ainsi faites ? En vérité, je ne me saurais reconnaître dans ces ouvrages, qui blessent les pudeurs les plus délicates de la femme. » — Aussi n’est-ce point la pudeur de Mme Leverdet qui est en jeu, mais le bonheur, mais la vie des pauvres filles désabusées, des épouses irréprochables et attardées dans ce monde, qui va bon train, et qui roule si vite, qu’on se demande quel frein pourra l’arrêter, et où aboutira ce culte irraisonné de la femme, dont la vraie femme, simple et aimante, est suppliciée. Car voyez, vous qui avez eu l’esprit de prendre sagement votre parti de toutes choses, la triste figure qu’elles font, les autres, celles que la raison, ou l’éducation, ou la bonne nature a préservées du piédestal, de l’autel et du temple, et le peu de place qu’elles occupent, à moins que pour se défendre elles n’en viennent aux moyens des drôlesses, quand elles ont le courage seulement de se défendre. La princesse Georges, pour qui la loi ne peut rien, arme le bras de Terremonde et cause la mort d’un innocent. Son mari lui revient, à la bonne heure ; mais le mouton bêlant reviendra aussi dans ses rêves. Voyez Francillon, victime de la plus sotte existence mondaine, voyez où la pousse le désespoir, et où elle sombrerait, si M. Dumas, par bonté d’âme, ne la retenait au bord de l’abime. Tant mieux, mais je crains les suites. Et considérez aussi combien les honnêtes femmes sont effacées et ternes dans cette vie enivrante, où elles se sacrifient ; et cela encore est un signe du temps. Car ce qui est de toute nécessité, c’est que l’homme se rattrape des trahisons des coquines qui le trompent, sur la résignation des autres qui ont eu la candeur de l’aimer, et qu’où les premières sont toutes-puissantes, les autres soient humiliées et ravalées. Tout ce qui brille est or dans un siècle où l’or seul est quelque chose. Et c’est aussi pourquoi il n’y a point de jeunes filles dans ce théâtre, ou si peu que rien. Elles ont toujours l’air d’y être déplacées, et profanées, comme dans le Demi-Monde. Et, en vérité, je me demande où M. Dumas aurait trouvé le contrepoids nécessaire à tenir son œuvre en équilibre, s’il n’avait, par un subterfuge que tout le monde lui pardonnera, projeté en avant de la scène quelques types de mères, non point optimistes et confiantes comme Mme de Périgny[27], ou diplomates et assagies, comme Mme de Thauzette[28], mais des mères qui ont vidé la coupe d’amertume, et qui, victimes de l’amour, se sont réfugiées dans l’amour maternel, modestes et repliées, comme Clara Vignot[29], repentantes et à jamais attristées, comme Mme de Montaiglin[30].

De ces victimes il a fait des figures sympathiques et imaginées avec quelque tendresse, qui nous remettent et consolent des autres, mais qui ne nous sauraient consoler ni de l’égoïsme candide de l’homme, ni de sa niaise superstition, ni de son ouvrage, ni de la femme moderne qui en est sortie, frivole, inconsciente, superflue, et divinement déséquilibrée. Tel n’est point l’avis de Mme Leverdet ; M. Dumas s’en était, je pense, un peu douté.

VI

LES HOMMES.


« Vous vous connaissez donc aussi en hommes, vous ? » — « C’est si facile. » — « Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? » — « Il faut fréquenter beaucoup les femmes[31]. » C’est le mot de Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles : « Voulez-vous connaître les hommes ? Étudiez les femmes. » Des unes on passe sans effort aux autres, que M. Alexandre Dumas n’a pas non plus épargnés. Il les a tous, ou presque tous, pris à l’époque précise où, l’éternel féminin encombrant ou entravant leur carrière d’hommes pratiques, positifs, et avides de jouir, ils ont eu la conscience très claire de leur sécurité et de leur bien-être menacés. Alors ils ont tenu la bride aux grandes passions. Ils ont subi le contre-coup du lyrisme romantique, qui leur apparut à quelque distance comme un enthousiasme fantaisiste et fâcheux. Songeant à point qu’ils avaient sous la main la Loi, la bonne et bienfaisante Loi, ils s’en sont emparés pour couvrir leurs bêtises ou leurs méfaits. Dans ses aspirations à l’idéal, Antony en veut désormais pour sa peine ou pour son argent. Quelques cœurs simples et attardés aux nuages bleus se rencontrent encore ici ou là, que l’auteur a laissés vivre pour la plus grande gloire de la justice et de la morale, curieux vestiges d’une humanité qui s’en va et d’une société tout à l’heure disparue. Et l’Amour ? J’imagine que, ne trouvant plus en ce monde les Valère ni les Clitandre, ni même les Almaviva, M. Dumas a eu la bonté d’âme de créer les Montaiglin et les Girard, comme le grand plasmateur, vers le septième jour, pour se reposer de son œuvre. Elle est là, son œuvre ; ils sont là, vivants et agissants, avec l’originalité de leur époque, et leurs tempéraments divers, les maris désillusionnés, séparés ou dépravés, les célibataires indécis ou endurcis, les séducteurs passionnés et sceptiques, les raisonneurs, les dilettantes, les analystes, les braconniers d’amour, les chasseurs de dots, égoïstes pareillement, et avec fureur : et c’est fini de rire.

Fini de rire des maris, d’abord. Vous vous rappelez l’étonnement que causa la bizarre fantaisie d’Émile Augier, qui se mit à plaider un jour, en vers, que le ménage a ses joies et sa poésie, et que l’amour légitime n’est pas de toute nécessité fade et rebutant. Le paradoxe était si fort, qu’il fut jugé digne d’un prix Monlhyon.

C’était peu. Sganarelle avait mieux que la persuasion. Le pistolet du comte de Lys cassa les vitres ; Terremonde[32], Claude revinrent à la charge, ébranlèrent le temple de la déesse, et jetèrent le désarroi dans les mystères qui s’y célébraient. Il est vrai que Claude est un homme de génie, et Terremonde un sanglier, deux monstres quasiment. Entre les deux il y avait place pour des figures d’une vérité moyenne et plus incisive : Hippolyte Richond[33], et surtout M. Leverdet[34], un type finement pris en sa mesure, un Rémonin marié, trompé, résigné ; pour myope, je n’oserais le décider. Riez donc d’un homme qui a toute sorte d’esprit, et encore celui de dépister par son attitude la curiosité médisante ou railleuse ! S’il a pris son parti, c’est avec bien de la finesse, certes ; car n’est-ce pas une réelle supériorité que d’être au-dessus de ces choses-là, sans cynisme, avec quelque mahométisme ou mahométanisme ou scepticisme enveloppé de mystère, qui laisse beaucoup à penser et rien à dire. Et du même coup, reconnaissez que des Targettes est petit garçon auprès de ce philosophe, et que M. Dumas ouvrait une voie tant exploitée après lui. C’est l’amant qui devient ridicule, n’étant plus que le second mari : une quintessence conjugale, sans le mérite de la dignité même étudiée, de l’inertie même détachée, des révoltes qui n ont point abouti, et d’un certain courage paresseux, qui n’est pas dénué de grâce. Cet égoïsme peut passer pour sagesse, et mérite au moins la sympathie, quand on le compare à celui de certains maris, plus élégants et fringants, et que M. Dumas, retenu par le seul respect de leurs victimes, a préservés de ce que vous savez. Le prince Georges est un affolé, le marquis de Riverolles[35], un niais qui a du monde : tous deux assez insignifiants, et qui jouent les utilités modernes. Quant au petit de Septmonts[36], comme l’appelle sa cousine de Rumières, chenapan de noblesse, tête vide, cœur froid, enragé de mode, endiablé de genre, et décidé à tout pour satisfaire ses caprices et ses vices, ah ! fini, fini de rire : il est bien l’égoïsme le plus finement pervers qu’ait jeté sur la scène le talent de l’auteur. Il n’a plus guère d’honneur, le petit de Septmonts, mais il a de la race joliment ; il y a en lui du petit marquis de Regnard, avec plus d’impertinence, de morgue et de dépravation. Il n’est point débraillé comme lui, mais il n’a pas non plus la suprême élégance de Gaston de Presles ; il s’encanaille au besoin, et noie ses déboires dans la crapule. Il s’est vendu au tiers état, en attendant qu’il soit en coquetterie avec Belleville. De ses traditions de famille il n’a guère conservé qu’une grande confiance en soi, une idolâtrie de toute sa personne et je ne sais quel brio chevaleresque dans les heures de folie, après minuit. De la chevalerie c’est tout ce qui subsiste. Cela vous a dans le privé des allures de tyranneau, et cela ne sait même plus se battre correctement ; cela se ruine avec entrain, mais, à bout de ressources, cela négocie son titre par l’intermédiaire de la colonie américaine, en attendant Tricoche ou Cacolet. On fait sauter la banque, mais, dans les mauvaises passes, on lorgne la cagnotte. Du gentilhomme il ne reste que la coupe du visage et de l’habit. Au demeurant, égoïsme prétentieux, odieux et sans aveu, gangrené jusqu’aux moelles, et heureusement incapable de faire souche. Cet amour de soi exaspéré jusqu’au mépris des plus élémentaires devoirs met en son jour la vaillance perspicace de M. Dumas, et marque nettement la différence qui le distingue d’Émile Augier, moins implacable, et de M. Pailleron, plus indulgent et doux.

Fini aussi de célébrer la passion aveugle, exaltée, mystique, ou fatale, qui recèle désormais un égoïsme d’une âpreté assez neuve, fait de convoitises, de désirs, de curiosité, d’indépendance ou d’ambition. Le respect est dans les paroles, qui sont devenues des formules ; mais le plus souvent il y a un cœur à divertir ou un tempérament à satisfaire, à moins que ce ne soit la vie à édifier, étayer sur une fortune toute prête. M. Dumas croit à l’amour ; nous avons vu combien il y croit, puisqu’il le veut éternel, au delà de la tombe. Il y croit, comme le panthéiste croit à Dieu. Mais il se défie des amants, de la passion libre, dégagée de l’estime, des devoirs et des responsabilités. Il se défie des « béliers qui vivent sur le pré communal », de régime, à leurs heures, rarement à leurs frais. Il n’a pas la moindre foi en ces enthousiasmes sanguins, en ces extases intéressées. Il est la hache des tirades flambantes, des prières mystiques, en l’absence du mari ou à l’écart des parents. C’est grande duperie que cette façon de mouvoir les lèvres, de frapper l’air et de produire des sons mélodieux. Musique de chambre, à l’usage des jeunes filles ou des femmes esseulées, et qu’ils exécutent en virtuoses, qu’ils ont au bout des lèvres et dans les doigts, les harmonieux égoïstes, les tziganes charmeurs, les Chantrin[37] autant que les Alphonse.

Chantrin n’est pas méchant ; je ne dirai pas non plus qu’il soit bon ; il est mieux : c’est un bon petit jeune homme, élevé par sa mère. Il a l’indiscutable mérite d’une barbe très soignée, et il épousera une dot. Ce poupon barbu et cosmétique est presque un idéal. Un peu moins éthéré déjà, Fernand de Thauzette[38], un Chantrin qui a vécu, assez mal, et qui, sur les conseils d’une mère expérimentée, songe à faire une fin. Il est bien le fils de sa maman, frivole et assagie sur le tard, ce bellâtre nul et satisfait, qui a perdu le sens moral dans une existence absurde, et qui n’a qu’une petite science, celle de tirer parti de sa voix, qui est douce, et de ses yeux baignés de langueur. S’il était une femme, dont peu s’en est fallu, il serait une Sylvanie ou une Césarine. M. Dumas a crayonné de quelques traits précis ces nigauds pervers et secs, sans cesse occupés à venger un peu trop les pauvres diables, à qui manque je ne sais quel tour du visage.

Mais laissons les écoliers ; venons aux maîtres égoïstes, aux cruels inconscients. Est-ce parce qu’il se rencontre dans une pièce contestable et de jeunesse, je trouve qu’on n’apprécie pas à sa valeur Charles Sternay[39]. M. Dumas a tracé des rôles plus séduisants ou plus fouillés ; nulle part il n’a montré plus de sûreté dans l’observation, plus de prestesse dans l’exécution. Débarbouillez-moi cet homme-là d’un certain romantisme dont il s’est grimé, oubliez les grands gestes et les phrases à effet, et dites s’il n’est pas toute une époque, si rapprochée de nous que nous n’en sommes pas sortis, où la passion frottée de positivisme a commencé à mettre la raison dans l’amour, j’entends la saine raison. Instruisez-vous, hommes pratiques, privilégiés de la fortune… Lui aussi, il a été élevé par sa mère ; et il faut avouer que la bonne dame a réussi. Elle en a fait un type, le type de l’homme moderne, d’une éducation complète, d’une activité suffisante, d’une sensibilité mesurée, né pour vivre sans trop d’ennui, ennemi des difficultés, préparé de longue main à un programme d’existence très acceptable, c’est à savoir l’amour libre dans la jeunesse, le mariage confortable à point nommé, sans élan, ni transport, ni fausse faiblesse, et un peu plus tard le sort de Sganarelle, mais sans éclat, ignoré du monde et de courte durée, tout comme il faut pour n’en point souffrir. Je vous dis qu’il est parfait. En outre, assez grand seigneur pour monnayer ses dettes de cœur, les liquider sans brusquerie, sen donner quittance sans humeur ni remords. Au surplus, homme sérieux, capable de refaire sa fortune compromise, homme d’avenir, futur pair de France, s’il lui plait, digne de gouverner ses contemporains, très obéissant à sa mère, et teinté d’un optimisme qui a du bon. Aucune volonté, certes ; mais une si belle intelligence de ses intérêts. Aucune affection ; mais de la candeur, et un cœur qui serait sensible tout de même, s’il lui était permis de l’être sans inconvénient et à son avantage. Ajouterai-je qu’il s’entend à jouer la pantomime de l’amour, qu’il en fait les gestes à ravir, et que seuls les sentiments vifs et profonds lui sont défendus ? Et croyez qu’il en aura sa récompense. La femme qu’il a délaissée l’aimera sans l’estimer ; celle qu’il a épousée ne l’estimera point, sans pourtant le haïr ; et ainsi, rien n’est excessif en lui, que l’amour et la considération qu’il a pour lui-même. Mais que de lamentable et moderne vérité dans ce frelon qui s’agite, inconscient et vain !

D’un étage plus bas est M. Alphonse. « Ce nom seul trahit une dégradation morale d’un certain ordre, avec une vague odeur de féminin tout autour[40]. » Mais encore, qu’est-ce donc que M. Alphonse ? Un homme qui voit la vie comme elle est, et qui a juré n’être la dupe ni des choses, ni des hommes, ni surtout des femmes. De mauvaise compagnie ? Pas précisément : il n’y est venu que plus tard, forcé par la concurrence à descendre d’un échelon, comme fit en même temps que lui le demi-monde. Pour l’heure, M. Alphonse est ce que les femmes appellent un jeune homme charmant, à l’œil vif, à l’éternel sourire, à la tenue irréprochable, avec du linge aussi net que ses dents et des dents aussi blanches que son linge, presque femme lui-même. Il a fait de l’égoïsme sa carrière ; il donne à aimer ; c’est une grande coquette qui ne s’attache point. Il faut le courtiser, et longtemps, le circonvenir par mille prévenances et quelques menus services, si l’on prétend à le fixer, quand on n’est pas de première jeunesse, ni jolie, jolie, ni très distinguée. Il est Célimène, mais plus moderne, avec plus de tempérament et moins de scrupule. Il joue de l’éventail, il excite la jalousie de ses soupirantes ; il s’en sert, s’en amuse : il est adorable et adoré. Il a une liaison sérieuse, qui lui permet de mentir avec délices, comme une femme. C’est une amie un peu mûre, ancienne servante d’auberge, aujourd’hui millionnaire, dont il a été recherché, accaparé, et qui lui promet le mariage. En attendant, elle l’aide paternellement ; un peu rougeaude, un peu exigeante, et d’une jalousie… ! Mais la vie est si dure ! Et puis, elle l’épousera.

Seulement, il y a une tache. Épousera-t-elle la tache ? Il a dans un village voisin de Paris une enfant de six ans, le fruit de sa première faute , alors qu’il était presque sage, et qu’il fut aimé d’une jeune fille encore plus novice que lui. Il n’a pas la fibre maternelle très sensible. Que voulez-vous ? Il n’a jamais eu l’occasion de donner en amour : il a le cœur paresseux. Or, cette enfant le gêne. Il n’a pas le courage d’avouer sa faute ; il ne l’aura jamais. « Je vous le répète, si la femme que je vais épouser apprenait la vérité avant le mariage, le mariage serait rompu, et il faut que ce mariage se fasse ; et, si elle l’apprenait après, la vie serait un enfer. Elle est jalouse, même du passé. » Car elle le croit pur : ne lui a-t-il pas soupiré qu’il n’avait jamais aimé ? Et, pour une fois, il n’a pas menti, n’ayant jamais aimé que lui-même. Il faut donc que ce mariage se fasse ; et, comme l’enfant est un obstacle, il faut qu’elle disparaisse ; il la ramène chez le père… chez la mère, veux-je dire, qui relèvera, qui s’en arrangera comme elle pourra. Pourquoi avoir surpris son innocence ? Pourquoi l’avoir trop aimé, sans ménagement ? Mais la mère est maintenant mariée. Elle contera une histoire au mari. Si elle se révolte, il escompte l’effet d’un certain sourire, un peu haut et vainqueur, qui l’apaisera comme autrefois. D’ailleurs, elle aime sa fille, elle est établie, elle ; l’avenir de l’enfant chez elle est assuré. Est-il juste que la faute partagée retombe sur lui seul, l’arrête au seuil de la fortune, et que pour s’être laissé aimer, il végète dans la demi-aisance, qui est la gêne pour sa coquetterie et sa beauté ? Oui, après avoir manqué son beau mariage, le type devait s’encanailler. Mais M. Dumas l’a saisi au point décisif de sa carrière ; il a révélé avec une amère ironie tout ce qu’il y a de féminin, de sensuel et d’avisé dans ce personnage, qui, ayant compris la femme moderne toute-puissante et fragile, s’est mis en tête d’être femme à son tour, d’intervertir les rôles, et de déposséder la déesse en la possédant, avec mêmes armes et ruses. Les grands dramaturges rencontrent un ou deux types qui sont l’expression exacte d’une époque, et dont le nom ne meurt plus : Molière a créé Tartufe ; Augier a peint Poirier ; M. Alexandre Dumas a pétri M. Alphonse, le don Juan du positivisme.

Et voici les amants magnifiques, les héros d’amour, ceux qui planent en des régions supérieures, où ni les convenances, ni la dignité, ni la loi ne sont plus rien quand la passion a jeté son cri, les chevaliers errants qui redressent les torts de la Providence, qui vengent les cruelles erreurs de la mairie, les lyriques, les enthousiastes, les princes charmants du rêve et de l’idéal, âmes isolées, à la recherche de l’âme sœur, qui est en puissance de mari. Pour ceux-là les poètes n’avaient eu que des tendresses, et les femmes approuvaient fort les poètes. M. Dumas a fait sauter les masques ; les héros se sont évanouis. Il a domestiqué ces lions superbes, rarement généreux, lia montré que ces grandes passions se réduisent souvent à un goût assez vif du plaisir défendu, à un penchant réfléchi pour les agréments commodes et au rabais, et que les plus sincères confondent volontiers amour-propre et amour, par un égoïsme inaliénable et une aptitude à se faire centre, alors qu’ils croient s’abandonner avec une fougue naïve et méritoire. Supprimez le mari : ces héros-là auraient bien de l’ennui parmi l’existence. Il est la garantie de leur indépendance, le modérateur de leurs folies, le désespoir de leur enthousiasme et le délice de leur vanité : chaperon détestable ou béni selon la température et la durée de la passion. Tant qu’ils en sont aux préliminaires, c’est Ruy Blas, c’est tout le romantisme, et avec quelle conviction !


… Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.
Hélas ! je pense à vous comme l’aveugle au jour.
Madame, écoutez-moi ; j’ai des rêves sans nombre.
Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;
Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,
Et vous m’éblouissez comme an ange qu’on voit !…[41].

Cela se dit à genoux, la main sur le cœur, les lèvres respectueusement tendues, en une posture qui fatigue, et qu’on ne saurait prolonger. On est écouté, on est vainqueur ; on se redresse ; on se fâche ; on est jaloux ; on se sent ridicule ; on est las ; le mari meurt ; c’est la mort du désir. Et ceci se dît à mi-voix, avec une articulation vigilante :


Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tout propos,
Point de plaisir sans trouble et jamais de repos…[42].


Adieu le romantisme ; c’est un diplomate qui s’épanche. Et la passion idéale, épurée, éthérée, et satisfaite s’évapore comme un feu follet, sans laisser d’autre trace qu’un peu d’errante lumière que le moindre souffle éteint. Morte, la passion lyrique, et morte la chevalerie, par une réaction violente, d’une dilatation du moi extravasée au cœur.

Ruy-Blas bâille ; Marie de Neubourg bâille ; des Targettes et madame Leverdet bâillent lamentablement. La mère a vieilli ; la fille a grandi ; le mari a pris le vice du bésigue ; la maison est devenue moins bonne ; l’estomac et le cœur sont las. C’est le soir d’un beau jour, le reste d’une exaltation effrénée. C’est aussi l’avenir, le lendemain qui attend l’amant mystique, l’époux de l’âme, le consolateur respectueux et dévot, qui d’abord ne veut rien, n’aspire à rien qu’à l’échange mystérieux et divin du cœur, homme rare, quelque chose comme un ange gardien qui s’appellerait de Montègre, et qui aurait le « teint ambré, la voix sonore et métallique, les yeux bien enchâssés dans l’orbite et tenant bien au cerveau, des muscles d’acier, un corps de fer, toujours au service de l’âme… »[43]. On aurait dit d’un séraphin ; c’était un Hercule. Amour platonique, et Vichy. De Montègre est tout entier dans cette contrariété. Il est l’éternel sophisme du pur amour, qui tente et rassure les femmes neuves, curieuses ou égarées. Tartufe vivait trop grassement : c’est ce qui l’a perdu ; de Montègre a le foie trop gros : d’où ses erreurs. Il y a là une pointe de physiologie, qui n’est pas pour nous déplaire, tant que l’auteur n’en fait point abus. N’est-ce pas le plus tenace égoïsme d’amour que celui des sens, dissimulé ou inconscient ? Au mysticisme hypocrite ou sincère il faut le recueillement de la retraite et la sévérité du régime pour s’affermir en ses pieux desseins. De la meilleure foi du monde de Montègre proteste d’un amour infini, immatériel, et pense aimer comme un néophyte ou un martyr. La vérité est qu’il aime de tout son être impérieux et musclé, qu’au premier soupçon il est jaloux, au second odieux, capable de haïr aussi rudement qu’il adorait, son adoration et sa haine n’étant qu’orgueil et désir. Or, il est condamné à aimer toujours ainsi, de toute son âme, c’est-à-dire corps pour corps, avec une pleine conscience de sa supériorité sur les autres hommes, que, grâce à une persistante illusion, il met ailleurs que dans ses muscles.

Mais, diront les femmes, de Montègre est un cas. Soit ; mais de Cygneroi est un type, et qui, si je ne m’abuse, résume en soi les autres. Même je ne vois pas dans tout le théâtre contemporain un personnage d’amant d’une cruauté plus étalée, d’un relief plus saisissant, d’un égoïsme plus exactement mis au point de notre époque et d’un certain monde. Disons-nous, une fois pour toutes, qu’il erre en cette vallée de larmes une race d’hommes, dont la seule mission est d’attirer l’amour, éperdûment. Il faut le ragoût de l’adultère pour exciter leur fantaisie. Le mari mort, ils épousent ailleurs, en quête de sensations neuves et dont ils n’aient point à rougir. Rassurez-vous ; tout leur vient à propos, et selon les convenances : ils savent attendre. Maris ou amants, ils sont aimés pareillement, et leur sérénité n’en est point altérée. Capables d’une passion vraie ? Assurément, si elle flatte leur vanité. Et de même que de Cygneroi distingue deux choses dans l’amour, la sensation, dont il ne fait pas fi et dont il s’ingénie même à raffiner et renouveler les surprises, et le contentement de sa personnalité qu’il met plus haut que tout et qui seule lui donne l’absolu plaisir ; ainsi joue-t-il adroitement des deux morales, celle de Lovelace et celle de Prudhomme, qu’il pratique avec une égale aisance, avec une pleine connaissance de la casuistique mondaine, séparant d’une barrière infranchissable le respect, qui est une arme d’attaque, et l’estime qui est la sauvegarde d’une honnête retraite. Aussi est-il dur, très dur à l’égard des femmes qu’il a respectées, et qu’il n’estime plus. Il a des euphémismes très délicats, mais une austérité d’opinion accablante. « …On respecte les situations ; on n’estime que les caractères… Marie-toi demain avec une jeune fille bien pure, bien innocente, bien honnête, et tu verras le cas que tu feras immédiatement de toutes les femmes du monde, de tout le monde, et à tout le monde…[44] »

Il est, dites-vous, la banalité même, changeant d’avis en même temps que d’état civil. Lovelace est mort, vive Prudhomme ! — Vous vous trompez, et j’en ai grand regret. Mais M. Dumas ne s’y est pas trompé, lui. Il ne se laisse pas prendre à l’apparente et spécieuse banalité. II distingue que, dans cet idéal amant, Lovelace et Prudhomme sont si étroitement rivés l’un à l’autre que le divorce n’est pas possible : l’égoïsme de l’un perce sous la passion de l’autre. Prudhomme s’est installé dans l’estime par le sacrement, mais Lovelace curieux et pervers inquiète la respectabilité de Prudhomme. Cette visite de noces est une occasion unique de débrouiller cet ambigu. Le voilà donc marié, et jaloux, non pas de sa femme, la chère innocente, mais de sa maîtresse, rétrospectivement. Ceci est le tour de force, le trait du génie. Et au fond de cette jalousie qui se réveille et qu’on réveille, il y a tout juste ce qui était au fond de la passion d’autrefois : un égoïsme aigu, et une curiosité un peu blasée. Notez que tout cela tient en deux répliques, et se révèle en un mouvement comique, uniforme, et d’une souplesse infinie. « …Cela me fait qu’il y avait une portion de votre vie qui était à moi, pendant laquelle je croyais avoir été aimé de vous, et pendant laquelle vous me trompiez ; cela me fait enfin que vous vous êtes moquée de moi, et qu’après avoir été ridicule pour vous, je le suis pour moi-même… » Vous entendez de reste que Prudhomme ne pardonne pas ces déboires ; et il n’y a pour lui qu’un moyen de se tirer d’affaire sans confusion, c’est de recourir au pouvoir de Lovelace par une étroite complicité de l’orgueil déçu et de la sensualité aux aguets… « Amoureux ! amoureux ! Le mot est candide ! Je ne sais pas si je suis amoureux ; tout ce que je sais, c’est qu’il y a là une sensation, et qu’il n’y en a pas tant dans ce monde, d’agréables surtout, pour qu’on les laisse échapper. »

Mais cette perversion du sens moral ne serait pas analysée jusqu’au bout, ni cet égoïsme n’atteindrait son parfait développement, si le type en restait là. Il y aurait encore quelque vaillance, ou, s’il vous plaît mieux, quelque singularité à se jeter à corps perdu dans le chemin de traverse, dans une flambée du cerveau, après la satiété du droit chemin. Mais la maîtresse, dont on l’a fait jaloux, n’était qu’une honnête femme ; les amants qu’on lui prêtait et qu’elle avouait, imaginations, fausses confidences. Alors, oh ! alors Prudhomme se ressaisit et triomphe, et c’est justice. C’est justice, en vérité, qu’il soit heureux, qu’il soit aimé, qu’il ait beaucoup d’argent, beaucoup d’enfants et que son égoïsme s’épanouisse, mûrisse, vieillisse, et glisse dans la mort doucement, au sein d’une famille désolée qui ne vivait que pour son bonheur. Et cela est bien ainsi, puisque les gens heureux le sont de naissance et par une mystérieuse prédestination, surtout quand ils se gardent de gâcher leur béatitude par les faiblesses du cœur, l’esprit de sacrifice, le détachement et l’oubli de soi. Lovelace est bien mort, à présent, et vive M. Prudhomme ! Et à la bonne heure : car s’il est vrai que le comique de qualité supérieure consiste en la secrète contradiction qui est au fond de nous tous, et dans l’inconsciente manifestation des travers, des ridicules ou des vices que nous portons en nous, Cygneroi est un type de haute comédie, à la fois séduisant et trivial, élégant et plat, distingué et banal, et niais et sec et confiant en soi : mortel chéri des dieux et des femmes, qui témoigne hautement en faveur d’une Providence.

Nous touchons au terme de cette vivante galerie, et nous sommes dans le coin réservé aux Aristes. Car il faut bien qu’un peu de sagesse ou de vertu relative, un grain de bon sens apparaisse quelque part en ce spectacle de nos vices. Il était facile à M. Alexandre Dumas de choisir, pour nous guider à travers notre époque, des hommes d’un autre âge, philosophes par politique ou par ennui, des censeurs vieillis qui tombent aisément dans le ridicule d’être fâcheux. Sachons-lui gré de n’avoir pas cédé à la tentation. D’autres sont moins scrupuleux. Mais notre auteur, qui est un homme de théâtre, sait trop que ces stoïciens sont toujours froids et un peu cadavres sur la scène. Il a trop le don de la vie et de l’observation pour recourir à ces revenants qui moralisent, et dont la foule s’amuse volontiers. À ces types vivants il a opposé une demi-sagesse, qui est un mérite rare et moderne, imbue du vieil honneur, mais imprégnée aussi de toutes nos élégances. Il a créé des Philintes d’actualité, capables d’un dévoûment où ils goûtent quelque charme, y trouvant l’estime de soi et la preuve flatteuse qu’ils voient clair et juste, avec, encore, une nuance d’égoïsme (le positivisme a mis aussi sa marque là-dessus), mais affiné, discret, sagace, et qu’il faut deviner. Leur principale vertu est une expérience exempte de tristesse, un don de perspicacité indulgente plus qu’attendrie. De manière que l’observation, qui est la force vive de ce théâtre, est encore la vertu de ceux qui y font le personnage de moralistes attitrés. Plus tard, M. Alexandre Dumas et Olivier ont pris de rage, l’âge de Thouvenin et de Rémonin précisément.

À toutes les époques un peu troubles et de transition, dans un certain monde surtout, où le luxe et le bien-être n’aident guère à réfléchir ni à penser, la clairvoyance est un à peu près de vertu, un rudiment de sagesse. Il est clair que ce fut la première maxime de M. Dumas. Il a pris en pitié les imbéciles, comme il dit, et fait état de la sagacité. Maximilien, le cousin de Diane de Lys, ne passera jamais pour un homme austère ; mais il est la première ébauche de cet homme du monde, l’honnête homme du siècle, à qui de bons yeux tiennent lieu d’évangile, et que le sens de la vue préserve des précipices et met en garde contre les petites infamies. Diplomate, élégant, satisfait de sa personne, juste assez pour être entreprenant sans ridicule, il serait déjà le Parisien affiné et presque moral, je ne dis pas sévère ni héros de vertu, sans une étourderie parfois impertinente que son âge excuse, — et aussi l’époque de romantisme finissant, où il est né.

Olivier de Jalin et de Ryons[45] sont plus compliqués et plus modernes, au point qu’ils ont pu en même temps révolter des délicats comme M. Weiss, réjouir des philosophes tels que M. Taine, sans répugner aux menues coquetteries pessimistes de M. Bourget. Je ne serais même pas étonné qu’à force d’entendre formuler sur eux des appréciations si diverses, l’auteur lui-même eût fini par les voir dans un lointain propice au mystère, et qu’au moment où il écrivait les notes de l’Édition des comédiens, il les eût étudiés avec les yeux d’un savant, à travers les lunettes de Rémonin.

En vérité, c’est toujours Maximilien, mais retouché et rapproché de nous. Il faut en convenir : Olivier de Jalin n’est pas du tout un sage, — mais un gentleman, qui a de l’expérieuce, avec une pointe de philosophie assez accommodante, de la sensibilité un peu, et un peu défiante, de la franchise et de l’esprit, quelquefois trop, à supposer que l’impertinence soit un défaut dans ce monde qu’il fréquente, et une connaissance, poussée jusqu’à l’érudition, de la vie parisienne et des femmes qui passent. Honnête homme, point vulgaire, aucunement victime de la folle du logis ni de cette banale illusion qui s’appelle trop communément amour. Il a été libre très jeune ; il a profité de sa liberté très vite ; il a eu d’assez bonne heure le sens du moi ; les petites passions l’ont amené aux petites remarques, dont il s’est fait une petite morale. Il n’est d’ailleurs ni misanthrope ni misogyne, et il a le cadastre parisien dans la tête. Dilettante ? Presque. Égoïste ? À peine ; c’est-à-dire qu’il ne s’égarera point dans le pays de Tendre ; mais soucieux de son honneur, au détour de la vie, sans rancune ni enthousiasme, avec une probité d’âme, qu’il a préservée dans ses aventures. C’est pourquoi il épousera une pauvre jeune fille isolée dans ce demi-monde, bellement, en gentilhomme qu’il est, par une certaine compassion, qui aura peut-être quelque peine à devenir de la passion, mais qui sera certainement un amour loyal et doux, à l’user. C’est l’expérience qui le sauve, qui le fait bon, non pas d’une bonté supérieure ni théorique, ni évangélique : ni Ariste ni Aristide, mais honnête homme, et de son temps. — Pareillement moderne et observateur est de Ryons, avec quelque chose de plus aigu : de même race, de même esprit, et parisien par excellence…

« Je vous reconnais parfaitement, a écrit de lui l’auteur. Vous avez de l’esprit beaucoup, trop quelquefois ; mais vous êtes observateur, vous avez de la finesse, de l’induction et de la déduction. Seulement, vous avez été mal élevé… Vous êtes allé trop jeune chez Ellénore, qui vous a pris votre montre. »


Est-ce à dire qu’il en ait gardé rancune à la vie et à la fille, et que son idéal « ne puisse s’incarner en aucune femme, fille de la femme ? » C’est le pousser au noir par un effort d’analyse, et l’attirer au piège d’une doctrine, qui n’était pas encore de mode en ce temps-là. A-t-il même un idéal ? Je le soupçonne d’être à la fois plus pratique et moins ambitieux. Il a conscience de sa valeur (oh ! pleinement} ; il estime assez haut le cœur qu’il donnerait, s’il lui arrivait de le donner, et qu’il se contente d’amuser et de distraire pour ne le pas mettre en hasard. Mais ni distractions ni amusements n’altèrent sa perspicacité. Il a percé à jour la femme contemporaine ; il l’a consolée, mais il l’a jugée. Égoïste, celui-là ? Si peu que rien. Pessimiste ? À son âge, avec sa santé, et parmi l’existence qu’il mène, vous n’y songez pas ! Dilettante ? Avec délices, et aussi sans sécheresse de cœur. Il épousera mademoiselle Hackendorf, parce qu’elle est jolie et modeste, et qu’il a du goût ; à moins qu’au dernier moment il ne se ravise, parce qu’il a de l’esprit, et qu’il en sait long sur la modestie du siècle. Il me semble que voilà le trait le plus original et pénétrant du caractère, et que l’auteur l’a indiqué d’une main légère et sûre, et qu’on ne saurait trop admirer de quel art réfléchi il a su garder la mesure entre le scepticisme fanfaron, qui n’est que fausse élégance, et l’outrecuidance vaine, qui est le contraire de l’esprit et du goût. C’est un prêtre laïque, a dit plus tard M. Dumas ; mais pratiquant, et dont le culte ni n’absorbe ni ne décourage la foi raisonneuse, quoique sans hérésie. Il admire la beauté des mystères, et il se défie des miracles. Il ne sera jamais un martyr, sans être pourtant rebelle aux coups de la grâce. Sa religion est un peu positive, un peu oscillante, mais il ne l’abjure point. Et il me semble, en effet, qu’il est assez voisin de l’état psychologique de ces prêtres, puisque prêtre il y a, que les idées libérales ont garantis du fanatisme, sans leur enlever la suprême croyance à la Bonté et à la Charité, qui est le tout de leur vie, Aussi bien, il sauvera madame de Simerose comme Olivier a sauvé madame de Lornan, par amour de l’art, ou, si vous craignez les grands mots, avec la pensée de faire une bonne action sans gaucherie, et pour l’honneur de la science qu’il a acquise, et qu’il a seulement le défaut de professer. — Lebonnard, qui ne dogmatise point, est un de Ryons exquis ; il connaît mieux l’homme, s’il connaît moins la femme. Sa science est plus désintéressée : partant, exempte du moindre pédantisme. Lebonnard est exquis : il est croyant sans défaillance, et savant sans ostentation. Ce n’est pas lui qui de professeur mondain aura jamais l’ambition de devenir professeur au Collège de France. Les lauriers de Rémonin[46] ne l’empêchent pas de dormir.

Celui-ci a vieilli dans le célibat et les livres. Il a des théories : il a des tics de métier ; il a des manies, et même des marottes, n’ayant jamais vu la vie qu’à travers les vitres de son laboratoire. Cette fois le type s’alourdit ; les autres causaient ; il disserte, il enseigne ; et enseigner, c’est rabâcher. Il a fréquenté l’hôpital ; il a des idées fixes ; il fait sa leçon d’amphithéâtre, et il la redit pour ses amis, dans le tête-à-tête ; il promène en société, avec son officielle assurance, ses cornues, ses réactions, et ses précipités. D’ailleurs dilettante plus que les autres : et c’est un mauvais signe que d’être en même temps dilettante et savant. Cela conduit à fausser la vérité, à observer les types à travers des théories, et non plus à tirer les types de l’observation. Rémonin est un observateur pénétrant ; mais il a inventé un système du monde, un système universel, qui répond à tout, et qui par suite n’est qu’une déviation de la vérité.

Et voici que terminant le chapitre consacré aux Hommes de ce théâtre, et rencontrant au bout de la galerie ce théoricien cher à l’auteur, il me vient un scrupule. J’ai été séduit par l’habileté, conquis par la vigueur, attiré par la puissance d’observation du dramaturge, et je suis en retard avec le penseur, la doctrine et les Idées de M. Alexandre Dumas, qu’il met plus haut que tout le reste. Et je ne m’en excuse pas plus qu’il ne faut.


VII

LES IDÉES DE M. ALEXANDRE DUMAS.


Et donc, M. Dumas a ses Idées, comme madame Aubray, et non pas seulement des idées de pièces — qui ne sont jamais banales, — mais, d’autres, moins originales peut-être, et qui sont morales, scientifiques ou religieuses. Il ne lui a pas suffi d’être un dramaturge supérieur ; il a voulu apparaître sur le théâtre comme un penseur, un savant, et un évangéliste.

Sur ses drames il a greffé ses Idées et enrichi ses observations de théories. On n’y saurait contredire départi pris ; car il me semble qu’il y aurait autant de puérilité que d’ignorance à condamner a priori la « pièce à thèse » de M. Dumas, comme s’il en était l’in- venteur. Il connaît trop les maîtres pour ne pas répondre qu’il y a une thèse dans la plupart des grandes comédies de Molière, qu’elle se développe même par un raisonnement en forme au ier acte de Tartuffe, que le xviiie siècle n’a point répugné à ce genre, et qu’ainsi lui-même n’a fait que suivre l’exemple de ses prédécesseurs. Seulement, ce qui chez eux n’était qu’une tendance est devenu chez lui une méthode. Il a pensé que la représentation des mœurs et des vices d’une société, à l’aide de personnages vivants et agissants, était condamnée désormais à la banalité ou à l’impuissance, que le spectacle n’en laissait à l’esprit du spectateur qu’une impression superficielle et artiste, si je puis dire, et que l’écrivain pouvait avoir plus noble et plus haute visée que de se trainer à la remorque de son temps, et d’en refléter l’image plus ou moins déformée. En un mot, il a entrevu assez vite le théâtre civilisateur, qui joint la leçon à l’exemple, et qui impose ses conclusions.

« C’est ce que j’appelle le théâtre utile, qui ne veut pas se contenter de faire rire et pleurer, qui veut faire réfléchir aux risques et périls de l’auteur, et qui va jusqu’à interroger la conscience et troubler la quiétude des gens, qui, sur la foi d’idées reçues, de mœurs faciles, de lois incomplètes et insuffisantes, se déclarent et même se croient les plus honnêtes gens du monde[47]. »


Et plus loin :

« Autrement dit, nous devons nous faire plus que moralistes, nous faire législateurs. Pourquoi pas, puisque nous avons charge d’âmes ? »


Législateurs. — C’est peut-être beaucoup : car je me défie des lois d’exception, dont la nécessité est démontrée par des personnages d’exception, tels que ceux d’un drame, pour vivant et vécu qu’il soit. Mais enfin il n’y a aucune raison sérieuse pour rejeter d’emblée cette conception du théâtre utile ; et il y aurait, au contraire, autant de naïveté à lui objecter la formule de l’art pour l’art, qui, en vérité, ne signifie pas grandc’hose, que d’impertinence à renvoyer dédaigneusement M. Dumas à ses tréteaux, qui, après tout, sont aussi glorieux que d’autres. Reste pourtant à contrôler la valeur de ses Idées : car il est manifeste que tant vaudra la doctrine, tant vaudront l’œuvre et la salutaire influence qu’elle prétend exercer. Et cela fait, encore faudra-t-il établir que cette œuvre même en est sortie plus vraie, plus vivante, plus morale, et plus parfaite. Car notez que le théâtre utile est à ce prix. Autrement, à quoi bon perdre en plaisir ce qu’on ne gagne pas pour sa propre édification ?

Je ne ferai pas à M. Dumas l’injure (le lui dire que sa doctrine manque d’Idéal : au contraire, elle en a plusieurs, ou du moins son Idéal s’est modifié à deux reprises, et à ce point que je me demande s’il a vraiment une doctrine. Remarquez que je ne songerais même pas à poser la question, si j’avais affaire simplement à un dramatiste, mais qu’elle se pose d’elle-même, puisque dans chacune de ses pièces il y a toute une part ostensiblement faite à cette prétention. Or, j’entrevois assez distinctement quelques problèmes juridiques ou moraux qui s’agitent sur son théâtre ; mais je ne suis plus très assuré qu’après des réquisitoires semblables il ait pris des conclusions identiques. Ces variations du penseur, qui ne seraient peut-être que variété de ressources chez un dramaturge ordinaire, me laissent à présent indécis et troublé. J’ai peur que l’homme à Idées et l’homme de théâtre ne soient un peu défiants l’un de l’autre, quand il s’agit de M. Dumas, et souvent frères ennemis.

Et d’abord, son premier Idéal, le premier en date du moins, celui de la justice souveraine et de la loi réformatrice. — M. Dumas a proclamé à intervalles réguliers, surtout dans la première moitié de sa carrière, l’égalité des droits de la femme, qui, si je ne m’abuse, implique l’égalité des devoirs. D’autre part, à des intervalles aussi réguliers d ailleurs, il nous peint cette même femme comme un « ange de rebut, incomplet, disponible et instrumentaire. » Mais ce sont, dites-vous, des pièces différentes par le sujet, les personnages, et quelquefois le milieu d’où l’observation est prise. Je comprends ; et je vois que M. Dumas s’en tire par un aveu très dégagé. « … Si j’ai dit cela, écrit-il, j’ai dit une sottise. » Sans doute ; mais quel fonds puis-je faire sur une doctrine qui change de maxime en même temps que de sujet, ou de salle de spectacle ? Vérité au Gymnase, erreur à la Comédie-Française. Il parait bien que le législateur n’est pas très ferme en son propos, et que le penseur contredit ou désavoue assez lestement le dramaturge. Car, encore une fois, et il nous le faudra répéter, c’est du penseur seul qu’il s’agit en ce moment ; l’habileté de l’homme de théâtre ne peut plus être mise en doute. Et c’est grâce à cette habileté, qui est admirable, que les dénoûments de l’un ne sont pas toujours conformes aux arguments de l’autre ; et il est visible que le préfacier lui-même, le troisième Sosie conciliateur, n’est pas toujours à l’aise pour les mettre d’accord. Il arrive qu’en des sujets analogues la conclusion diffère, pour des raisons de technique nettement vues et déduites. Mais quelle gêne pour le législateur, et quelle diversité dans la doctrine ! M. Dumas a beau s’insurger et raisonner, et compendieusement énoncer, expliquer : son procédé de discussion est toujours le même, et, en vérité, il ne saurait être autre. Quand le penseur est en défaut et la justice du législateur boiteuse au dénoûment, il en appelle aux exigences de la scène» à la logique dramatique, voire même à la Fatalité, qui est dans la tradition de son art, j’en conviens, et qui est un moyen scénique, je le reconnais ; pour une maxime de légalité souveraine et d’équité supérieure, je n’oserais pourtant l’affirmer avec lui. Par exemple, il ne convaincra personne, étant donnée cette thèse que la faute du mari est identique à celle de la femme, et que la loi doit prévoir toutes deux également et y apporter même sanction, qu’ici la femme doit être frappée et là le mari épargné ; il ne persuadera personne qu’il entre dans les desseins de la justice immanente qu’où le prince Georges a péché, c’est l’innocent mouton, le pauvre étourdi de Fondette qui doit périr. Si l’on n’avait pris soin d’invoquer, tout le long de la pièce, les lois, les justes lois, ou plutôt d’incriminer nos lois aveugles et imparfaites, j’apprécierais en toute candeur ce dénoûment qui satisfait, après tout, à la justice relative du théâtre, qui termine une pièce malaisée à clore, et je m’en irais sans défiance, profondément remué par un magicien de la scène. Mais, au nom d’Idées supérieures, on m’a fait entrevoir que notre législation est incomplète, que contre des fautes pareilles pareil recours est rationnel et immédiatement exigible ; et voilà ce qu’on me donne à la fin, pour contenter le désir de justice absolue qu’on a éveillé en moi, et telle est la solution philosophique qu’on me propose, qui est un leurre du raisonnement, si elle est un prestige de l’art ! — Mais il suffit que le public quitte le spectacle, irrité, agité, averti. — Mais, outre que chaque pièce lui apporterait utilement une nouvelle assurance en la foi que la précédente lui avait prêchée, outre qu’il profiterait à l’ensemble de l’œuvre didactique de représenter une série d’Idées conformes, et non point une suite d’argumentations divergentes, il est surtout et par-dessus tout désavantageux à une doctrine, si doctrine il y a, de varier avec l’atmosphère du sujet et la température de la pièce. Dans mon trouble, je crains qu’on ne se joue de moi ; et c’est en vain qu’on prétexte, pour me rassurer, toutes les nécessités de la composition théâtrale.

Il en est une au moins, immédiate, celle-là, et contre laquelle l’auteur s’est pourtant élevé quelquefois. Le théâtre donne à l’argumentation un tel relief que la conclusion en est inévitablement prise au pied de la lettre. Ici encore, voyez le malentendu entre le législateur et le dramaturge. La logique de la scène aboutit à un point qui dépasse de beaucoup la logique de la morale. Et, comme au cours du drame l’auteur a pris mille soins pour identifier l’une à l’autre, ou masquer les défaillances de l’une par les adresses de l’autre, il se trouve qu’une conclusion extrême et pathétique est prise par nous pour la quintessence de la morale ci-incluse, pour un postulat de la doctrine, tandis qu’elle n’est que le dernier terme d’un raisonnement formel et d’une déduction dramatique. Le comte de Lys tue l’amant et épargne la femme. Claude tue la femme, et épargne l’amant. Tue-le ! Tue-la ! Spectateur, ravi par le mouvement de la pièce, en proie à l’émotion qui s’y développe si victorieusement que je me sentirais capable, moi aussi, de supprimer la coquine, je souscris à cette exécution et j’y applaudis volontiers ; mais instruit par l’auteur que c’est vraiment la justice divine qui s’accomplit, que j’assiste à l’œuvre meurtrière d’un Idéal supérieur, je réfléchis (le penseur l’a voulu), et je me dis qu’à tout prendre, cet Idéal n’est pas aussi supérieur qu’il en a l’air, qu’il répugne même à la plus simple conception de la justice terrestre, et aux plus vagues sentiments d’équité instinctive et innée en moi. Et je remarque encore qu’il y a là-dessous quelque casuistique offensante pour la raison, que le comte ne tue point Diane, parce qu’il l’aime, et que Claude tue Césarine, parce qu’il ne l’aime plus. — Mais Césarine est une voleuse. — Où a-t-on pris que le vol soit puni de mort ? — Mais Césarine est plusieurs fois adultère. — Que ne s’est-il décidé plus tôt ? Où est le flagrant délit ?… Et je songe enfin que voilà une morale étrangement civilisatrice, singulièrement édifiante et réformatrice que celle qui enseigne alternativement ce précepte : tue-le ! tue-la ! M. Dumas répond que le « tue-la n’est que le total mathématique des erreurs de la loi », et non un précepte ni un enseignement. Je vois ce que c’est : à savoir une déduction logique, dramatique, qui, pour venger la morale, la viole ; et j’ai grand’peur qu’ici surtout il ne soit plus légitime d’admirer cette science du théâtre que de se rendre à cette prescience d’une justice humanitaire, et par trop rudimentaire aussi.

Joignez que le réalisme scénique ne va pas sans une certaine altération du vrai, et que particulièrement le système dramatique de M. Dumas pousse l’unité et la logique à ses limites extrêmes. Au point de vue du spectacle, c’est une force incomparable ; au point de vue philosophique, c’est pure illusion. Légiférer sur la scène ressemble à l’erreur d’un Gulliver, qui aurait prétendu appliquer à Lilliput des lois destinées à régir des géants. Le monde du théâtre est un monde de géants, à la formation duquel concourra toujours, pour une bonne part, l’imagination ; un monde vu d’un certain biais, soumis à la rigoureuse déduction dans l’œuvre de M. Dumas, et qu’un sage équilibre tient en suspens dans celle d’Émile Augier. Or, je vous le demande, la logique absolue et exaspérée ne risque-t-elle pas d’être une maîtresse d’erreurs dans notre monde, à nous, où presque tout n’est qu’opinion, incertitude et probabilité ? M. Dumas choisit son point de départ à son gré, pousse droit devant lui, supprimant tous obstacles sur son passage, et arrivé au but, quelquefois au delà, il respire, s’essuie le front, et dogmatiquement, froidement, du ton d’un législateur qui a bien travaillé, nous dit : « Voilà le vrai. Voilà la déduction nécessaire et proprement faite. Tout le reste n’est qu’hypocrisie ou fausseté. Là aboutit mon raisonnement ; là gît la morale absolue. » D’accord, s’il est prouvé qu’une telle morale existe autre part que sur le théâtre, et à supposer qu’elle soit préférable à la nôtre, ce qui n’apparaît pas également dans toutes vos conclusions.

Car il arrive à M. Dumas, trompé par l’optique de la scène, de prendre ses raisons pour des entités, et des mots et des gestes à effet pour des vérités nécessaires. Il crée un personnage, l’agite, le pousse par les épaules, et s’écrie : « Celui-ci est de trop ! » Il est de trop dans la pièce, peut-être ; dans la vie, il est tel ou tel, rarement si mauvais, presque jamais si bon. C’est l’excellence du système dramatique qui donne l’illusion d’une pensée forte ; c’est l’absolu imaginaire qui se substitue à la réalité avec intransigeance. Ajoutez que les raisonnements les plus rigoureux, toujours saisissants et spécieux sur la scène, ne laissent pas que d’aboutir, appliqués à l’ondoyante équation de l’existence, aux résultats les plus faux. Tout n’est que nuances ici-bas, beaucoup plus que dialectique ; et la loi elle-même serait un vain mot, si elle n’était autre chose qu’une formule, la plus extensive et applicable au plus grand nombre possible de cas relatifs et circonstanciés. Enfin l’Idéal civilisateur de M. Dumas me semble pécher plus gravement. À qui prétend éclairer et réformer la société, une première obligation s’impose de voir d’une vue plus large et non pas d’un ou deux postes d’observation, ce qu’est cette société même, et de l’embrasser d’ensemble, en toutes ses parties constitutives, et encore de faire porter l’effort de la pensée et de la réflexion sur les milieux qui la dirigent, l’agitent ou la menacent, au moment même où certains symptômes la montrent compromise. Je dis seulement : compromise, pour ne pas trahir mon auteur. Lorsqu’Émile Augier entreprit de peindre les vices et les erreurs de son temps, il vit d’emblée que notre état social était dominé par la bourgeoisie, fraîche au pouvoir, partant sujette aux excès, aux travers et aux vices ; et dans ces salons bourgeois, terrains neutres, où se coudoient aristocrates impénitents, financiers véreux et politiciens aventureux, il promena son regard et cueillit ses observations. M. Dumas, qui prétend à remanier la société, nous peint le monde des « inerties distinguées[48] », un monde dont l’influence est tellement languissante, que l’individualité même en a presque disparu, un monde que M. Pailleron a fixé juste à point pour en montrer l’impersonnalité dans le ridicule. C’est le prince Georges, c’est de Riverolles, gentilshommes désœuvrés, qui ont un peu moins de poids dans les destinées de notre société que leur groom ou leur cocher, une compagnie élégante et indifférente, confinée dans un faubourg hermétique, un lot d’inutiles et d’impuissants, le résidu de la vieille société française, qui doucement abdique. Et c’est d’où il tire ses exemples, et sur quoi il fait fonds pour édifier son idéale législation de l’humanité moderne. S’il ne s’agissait de M. Dumas, on crierait au snobisme.

Entre-t-il dans un milieu bourgeois, il lui faut des hommes de génie ou des américains : ce qui pour lui semble être la même chose. Juste une fois, dans Denise, il a mis en présence André de Bardannes et Fernand de Thauzette sous l’œil de Thouvenin, qui représente le Tiers-État. Encore est-ce l’existence de château qu’on mène dans cette usine, après avoir ailleurs fait la fête. Toujours l’exception prise pour la règle, et un certain Paris pour la France contemporaine. Un autre jour, un jour d’heureuse inspiration, sans doute parce que dans l’œuvre dont je parle l’âme même de l’auteur s’agite intérieurement, il a rencontré l’occasion de plaider pour les misérables, qu’il aime au fond, s’il ne les connait guère. Il tenait un sujet actuel et social, de haute morale cette fois, et de longue portée, et tout à fait conforme aux préoccupations du législateur et du monde moderne : le Fils naturel. Clara Vignot, séduite par un viveur, moitié grand seigneur, moitié peuple, a un fils. Ce fils grandit. Vous pensez qu’il va grandir dans la pauvreté, dans la classe où il est né, se heurter à toutes les difficultés de la vie, et traîner partout la tare de son origine ; alors, vous comprenez que l’auteur réclame une loi pour ces déshérités qui n’ont pas demandé à naître ; et vous vous attendez à une peinture un peu sombre de ce peuple, qui souffre, qui monte, qui n’était rien, et qui devient tout. Le bon billet que vous avez ! Le fils naturel croit dans l’opulence, avec la particule et 25,000 livres de rentes. La vie lui est aisée, à souhait, prodigieusement. Fortune, noblesse, génie, tout conspire à son bonheur. À vingt-trois ans, il est un savant, tel que vous le voyez ; il a écrit des livres sérieux, à vingt-trois ans : il est un fils presque surnaturel. Il ne lui manque qu’un nom propre : la belle affaire ! Il est riche : il y mettra le prix. Il est supérieur : il y mettra le temps. Mais il est pressé de prendre femme, et les négociations ne vont pas toutes seules. Mon Dieu, jeune homme, tout le monde a passé par là, sans être fils naturel. Décidément, je vous trouve heureux, moi, presque trop heureux. J’attendais quelqu’un aux prises avec la vie ; et c’est un millionnaire qui apparaît, bercé par elle, admiré de tous, un gaillard charmant et triomphant ; et, dans ma désillusion, il ne s’en faut de rien que je lui en veuille un peu (moi qui ne suis ni riche, ni diplomate, ni génial, ni recherché des ministres, ni adoré des femmes), de sa lare originelle, qui est une séduction et un prestige de plus. — Mais, répond M. Dumas dans l’Édition des Comédiens, que le fils naturel soit pauvre, ou non, l’intérêt n’est pas là. — Mais, où donc ?

Et le malheur est que cette objection, que j’ai reprise à l’endroit d’une pièce, d’ailleurs intéressante en soi, et qui n’est pas sans beautés, vaut contre toute cette partie de l’œuvre, contre toutes ces idées moralisantes ; et que cette doctrine réformatrice, fût-elle cohérente, conséquente, pratique et sagement mesurée en ses conclusions, c’est-à-dire vraiment une doctrine, perd beaucoup de sa valeur, dès qu’on s’aperçoit que Paris y absorbe le royaume, qu’un coin de Paris dès longtemps silencieux et clos s’y substitue à la société moderne, autrement vivante, agissante et attirante au regard d’un moraliste, qui serait, ailleurs que sur le théâtre, un législateur et un penseur.

« Plus que personne, écrivit un jour M. Dumas dans la Préface de la Visite de Noces, nous sommes convaincu que, si l’on a composé avant nous, et si l’on doit, après nous comme de notre temps, composer des milliers d’ouvrages sur l’amour, c’est qu’on ne sait pas et qu’on ne saura jamais à quoi s’en tenir sur ce sentiment d’affection aussi varié et aussi uniforme, aussi fixe et aussi mobile que l’humanité même, dont il est le mobile et l’éternité. » Cela est fort bien dit, et l’on y sent l’expérience un peu attristée de l’observateur, qui a épié les transformations de ce sentiment propres à son époque et au milieu qu’il a fait vivre. Mais le penseur intervient ; l’Idée apparaît. La vie de la scène, la sanction du théâtre ne lui suffit plus : il lui faut un autre titre à l’admiration étonnée de ses contemporains. Ses théories morales se fondent à présent sur la science ; son Idéal, le second, se brouille de préoccupations physiologiques ; il applique à l’amour la notation chimique et la formule du chlorure de calcium. Avec beaucoup d’originalité, de mesure et de finesse il avait dessiné jadis son personnage de Montègre, un hercule platonicien. Mais il était écrit là-haut que le penseur renchérirait toujours sur le dramaturge, impatient des nuances que l’autre saisit d’instinct, et avide d’ériger en théorie les observations que l’homme de théâtre attrape au vol, par un don de nature.

Ses gens à la science aspirent pour nous plaire.


Et voici que la passion, ondoyante, diverse et si malaisément saisissable, devient matière de docte savoir et de chimie usuelle. La bibliographie du théâtre s’enrichit. Aux traités d’économie politique, de géologie que Jacques Vignot[49] composa dans l’adolescence, au Projet sur la conscription civile de M. de Cayolle[50], que feuillette, en ses chastes loisirs, la studieuse Mathilde Durieu, à l’Histoire illustrée des Inventeurs célèbres s’ajoutent les Manuels de Gynécologie, une nouvelle Physiologie du Mariage et la Psycho-chimie de l’Adultère. Les poètes, ces fous de poêles, chantaient jadis l’Art d’aimer. Les moralistes écrivaient un chapitre sur les femmes. Les écrivains dramatiques mettaient en scène tes amoureux du temps, avec leurs vices et leurs ridicules, et, s’ils étaient assez pénétrants pour en voir l’influence sur l’époque, ils ne se piquaient point d’en expliquer les précipites ni la cristallisation. M. Dumas fait comme eux, et aussi bien, lorsqu’il suit la pente de son naturel génie. Mais il a créé de Montègre : dès lors, la physiologie le hante, la chimie le tourmente, la physiologico-philosophico-chimie l’obsède.

Car, avec sa ferveur de logique, M. Alexandre Dumas ne s’arrête jamais à mi-chemin : il aborde une science, il les prend toutes d’assaut, il les met à sac. Il combine, triture, alambique, décompose tous les éléments. Il guette les réactions ; il opère lui-même, sur la scène, dans son laboratoire, au milieu de ses cornues, qui ont la forme du cœur humain. C’est Faust, c’est Méphistophélès, c’est l’alchimie moderne de la Passion. Que dis-je, l’alchimie ? N’allez pas croire au moins qu’il se perde en de vaines recherches ou s’égare en des spéculations chimériques. Il est, à lui tout seul, la Grande Encyclopédie positive : Charcot, Berthelot, Pasteur. Les plus récentes découvertes n’ont point de secret pour lui ; et plus que sa science j’admire sa réserve, et je m’étonne que la gloire d’Edison ne l’ait pas encore tenté. J’aurais goûté l’électricien Clarkson à côté du chimiste Rémonin. — Spécialiste des maladies du cœur, il les a décrites longuement ; après les descriptions, tes abstractions ; après la culture et l’observation des bacilles, l’explication bacillaire de l’amour. Le poète Shakespeare, au terme de sa carrière, dans une envolée de fantaisie, s’élevait jusqu’au domaine impalpable des génies de l’air, des Ariel et des Caliban. M. Dumas, qui est un penseur, aboutit aux vibrions. C’est donc ainsi qu’on aime« et vous comprenez de reste l’universelle portée de ces théories, et que les « bouillons de l’âme », dont parle Mathurin Régnier, sont proprement bouillons de cornues, tout grouillants de virgules, végétaux infiniment petits, aux formes ondulatoires. En ce chapitre il est traité des passions, et particulièrement de l’amour, d’après le principe des ferments.

Il faut d’ailleurs se rassurer : le microbe s’attaque seulement à des âmes toutes neuves, que la civilisation n’a pas trop entamées, celles des ducs, des princes, ou comtesses, qui, comme chacun sait, sont très rapprochées de l’état de nature et de l’époque des cavernes. Dans la bourgeoisie, le peuple, chez les paysans de Beauce, et les Bas-Bretons, il n’a pas encore paru, ou du moins M. Dumas a négligé de l’observer. On prévoit un bel avenir pour ces Idées scientifico-morales et philosophico-chimiques, et les expériences seront peut-être un jour tentées sur des hommes, qui ne seront ni ducs, ni princes, ni comtes, ni députés. Arrivé au terme suprême de la science, où toutes les sciences aboutissent et se confondent, M. Dumas a passé outre. Il s’est tourné vers la Religion, qu’il a trouvée encore vaine, et vers Dieu, le Dieu des chrétiens, à qui il a parlé, qui lui a répondu, et dont il a soumis les réponses à son exégèse dramatique. Pour la troisième fois l’Idéal de l’auteur s’est modifié. Il s’est humanisé, voilé de larmes, versant enfin dans les cœurs une émotion plus pure.

Mais est-ce un Idéal chrétien, qui laisse une impression vraiment chrétienne ? J’ai peur que M. Dumas n’altère toutes les Idées dont il s’empare. Il les façonne pour le théâtre ; il les pétrit comme de cire, tant qu’enfin il n’en subsiste qu’un peu de matière déformée et trop rudement modelée par ses mains impitoyables. Toute la morale chrétienne repose, si je ne m’abuse, sur deux essentielles vertus, dont elle a enrichi le monde : la Charité, et l’Humilité. — « Aime ton prochain comme toi-même. » — « Les premiers seront les derniers. » — Toute sa beauté, toute sa grandeur viennent de là. La Charité — qui est le fond du dogme, sublime invention ou divine révélation, qui se trouva résumer soudain et formuler d’un mot les aspirations encore vagues et pourtant convergentes de l’antique philosophie ; la Charité, dont Christ mourant sur la croix pour racheter les fautes des hommes, est le symbole grandiose ou le mythe édifiant. Et aussi l’Humilité, — dont le même Christ fournit le premier exemple, alors qu’il résigne aux mains des hommes sa volonté et sa vie, sans regret et sans effort ; l’Humilité qui fait paraître combien tout ce qui est l’humaine créature et vient d’elle n’est rien, et que seul est grand, seul est considérable ce qui émane de Dieu. Prise en sa source même et dans le mystère de la Rédemption, cette morale a pour caractère un héroïsme simple, et pour principe l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de renoncement.

M. Alexandre Dumas, qui connaît Polyeucte et qui le cite volontiers, n’a pas manqué de voir, éclairé par son instinct du théâtre, tout le parti qu’un écrivain dramatique peut tirer de la Foi et de ses sublimes effets. Le sacrifice l’a tenté, aussi bien que Corneille, parce que c’est une crise violente et un déchirement de l’âme : et comme il n’est pas timide en ses intellectuelles convoitises, le sacrifice religieux était peu : il l’a voulu dogmatique et probant. À propos ou à côté de l’Évangile il a déduit ses équivoques sophistiquées et ses dilemmes intrépides. Ses personnages font plus de sermons, plus longs et quintessenciés, certes, avant de tuer ou de pardonner, que Jésus n’en fit à ses disciples, avant de mourir. Et ils pérorent et ils s’écoutent, ce qu’il n’est point établi que Jésus ait fait. Leur Foi est officiante et solennelle, mais combien éloignée de l’humilité chrétienne, qui voit, qui sait, et qui croit. On n’imagine point sans effroi M. Nicole et le grand Arnaud, de purs et vrais chrétiens, ceux-là, occupés à lire la Femme de Claude, M. Alphonse et les Idées de Mme Aubray. Mais je me figure sans peine leur piété surprise, leur âme étonnée, et la pitié profonde que soulèveraient en eux l’immense orgueil de ces justiciers et de ces rédempteurs, et le fastueux abus qu’ils font des saintes Écritures.

Ce qui manque donc, et d’abord, à l’Idéal chrétien de M. Alexandre Dumas, c’est une certaine mesure, humaine encore, d’humilité. Il serait si beau, Montaiglin[51], s’il absolvait simplement, sans imposer les mains, et sans psalmodier : « Créature de Dieu, être vivant et pensant, qui as failli et qui as souffert, qui te repens, qui aimes et qui implores, où veux-tu que je prenne le droit de te punir ? » Il est dans une situation si pathétique et puissamment conçue par le dramaturge, si seulement il ne prenait pas d’attitude ! Il était si vigouresement enlevé sur la toile de fond, ce commandant dont le courage s’est affermi, dont le cœur et l’esprit se sont épurés au spectacle du firmament, dans les longues soirées de quart, entre la mer et Dieu ! Cette réplique un peu solennelle et guindée ne lui échappe pas ; cette bénédiction est voulue. Si Montaiglin oublie, à un moment précis, d’être l’âme simple et bonne qu’il est, habituée au devoir, et coutumière du sacrifice, s’il se dresse, le brave marin, et revêt la chasuble et promène par-dessus les fidèles prosternés le lourd ostensoir d’or, s’il cesse d’être un homme vrai, un beau modèle d’humanité moyenne, de modeste et chrétienne miséricorde, c’est qu’il accomplit un sacerdoce, c’est qu’il est « dans sa fonction totale, dans sa destinée éternelle », c’est qu’il « s’est dégagé des contingences sociales, qu’il s’est mis dans l’absolu, où il s’est constitué homme, c’est-à-dire médiateur chrétien », c’est « que cet homme marche dans la vie une main pleine de châtiments, l’autre pleine de pardons[52]. » Si vous n’aviez pas compris, au moins avez-vous entendu. En vérité, on vous le dit : ils sont dans leur fonction totale (voir la théorie des nombres), médiateurs chrétiens, (style d’encyclique), dans leur destinée éternelle, tout cela entre neuf heures et minuit, sur la scène du Gymnase, où ils gesticulent, articulent, vibrent, prêchent et bénissent, dégagés de toutes les contingences sociales et théâtrales. Ils sont plus que les représentants de Dieu sur la terre : ils l’ont supplanté pieusement.

Quant à la Charité, pensez-vous la trouver au fond de ces exagéreurs, de ces dialecticiens extrêmes en tout, comme l’esprit qui les agite et les inspire ? Pour eux non plus que pour lui il n’y a de nuances ni dans le monde religieux ni dans la vie morale. Ils pardonnent de la même manière qu’ils condamnent, avec la rigueur d’un syllogisme qui conclut. Or, je le demande, est-il rien de plus contraire à l’idéal chrétien que cette impassibilité dans l’absolu, alors que le beau, le sublime de la morale chrétienne apparaît au contraire en une justice flexible, de sentiment et d’indulgence plutôt que de vengeance imprescriptible ou d’aveugles rémissions ? Et lorsqu’on réfléchit qu’au nom d’une même Loi, interprétée avec même rigueur, mais en sens contraire, Raymonde est immédiatement pardonnée, et Césarine[53] frappée sans recours, n’a-t-on pas le droit de dire, malgré l’inégalité de la faute, que c’est une justice hallucinée ou impulsive qui pardonne et qui frappe, le sophisme exaspéré de la Foi qui rend ces arrêts, tout le contraire de la Foi naïve et douce, qui s’est insinuée en nos cœurs, à l’école du prêtre, au catéchisme, au confessionnal, que nous fréquentions petits enfants ? Ces contradictoires et brusques sanctions m’effarouchent et ne laissent en moi qu’une impression désolée d’éloquence scolastique et tendue, qui, pareillement sûre de soi dans la thèse et l’antithèse, manierait la parole de Dieu et compromettrait le dogme avec l’enthousiasme déclamatoire d’un rhéteur habitué à la controverse. « Il m’a semblé tout à coup, dit Claude, que vous me donniez l’ordre de substituer ma justice à votre justice, et d’armer ma main de votre glaive redoutable. Me suis-je trompé, mon Dieu, ai-je empiété sur vous[54] ? » Est-ce un chrétien, mes frères, qui ose parler ainsi, face à face avec Dieu, et n’entendez-vous pas l’autre langage de Celui qui s’offre en sacrifice pour racheter les fautes et non pour les frapper ?…

La parole de l’Évangile est humble et charitable, et non pervertie par le raisonnement. Claude l’ignore, Mme Aubray elle-même la méconnaît. Que le drame qui porte son nom, soit construit et conduit à merveille ; qu’allégé des sermons qui s’y espacent et des prétentions qui s’y étalent, il mette en lumière un cas de conscience pathétique et développé de quel tour de main ! encore une fois, cela n’est plus en question. Faut-il dire que le quatrième acte est en soi un chef-d’œuvre, et vaut une belle tragédie ? J’y consens, d’autant plus volontiers que ce drame est proprement une tragédie en prose, du genre sacré ; mais chrétienne, assurément non. Madame Aubray n’a pas l’esprit chrétien.

Le caractère est empreint d’une grandeur plus indulgente et modeste, cette fois, et plus proche de la foi sincère, naïve et un peu étroite ; mais je tiens que l’auteur abuse de l’Évangile contre une femme sans défense et que sa thèse heurte et déconcerte une âme élue. Elle viole les droits les plus naturels et l’affection la plus sacrée, même dans le dogme catholique, grâce à un paralogisme qui impose par le respect de l’Écriture, dont on se réclame et que l’on torture outrageusement. À cette heure, la logique est fantaisiste ; la déduction à outrance pèche en ses prémisses et gauchit aux conclusions. Mme Aubray est une sainte femme, qui a fondé une œuvre en faveur des filles repenties, qui prêche le pardon universel, et qui le prêche d’exemple par ses mœurs et son austérité sans ostentation. Elle a un fils, docteur, élevé dans les mêmes principes, en âge d’être pourvu, à qui elle destine la fille de son ami Barantin… à moins qu’il n’aime ailleurs. Le talent est de ravoir fait amoureux de Jannine, une jeune femme qui a un enfant, qui a été séduite, qui persiste à voir le père par intervalles, et qui, inconsciente, vit des ressources qu’elle en reçoit. Cet homme s’est marié à une autre femme ; et il continue à remplir son devoir d’homme correct, sinon d’honnête homme. Tous ces personnages sont vus avec une acuité de regard et mis en scène avec une maîtrise incomparables. C’est toujours la même chose et l’on ne saurait trop insister. Donc le théoricien s’en mêle et le théologien prophétise ainsi qu’il suit :

« Il résulte nécessairement de la Loi qu’une mère comme Mme Aubray ayant un fils comme Camille, se déclarant chrétienne et l’ayant voulu chrétien, si elle rencontre cette brebis égarée qu’on nomme Jannine, devra la recueillir et la ramener au bercail. Et s’il arrive que son fils chrétien aime cette pécheresse repentante, cette mère doit encore, sous peine de renoncer son Dieu et que son Dieu la renonce, unir par le mariage la repentante et le chrétien, puisque ce Dieu ne permet l’amour que dans le mariage. Et, si c’est un sacrifice pour elle, elle doit d’autant plus l’accomplir, puisque quiconque ne porte pas sa croix ne peut être disciple de Jésus. Et si cette chrétienne n’agit pas de la sorte, elle sera au-dessous de cette pécheresse puisqu’elle doit non seulement abandonner toutes les autres brebis pour celle qui est perdue, mais encore son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, ses enfants pour suivre son Dieu, qui proclame le pardon au-dessus de la vertu[55]. »

Il y aurait quelque perfidie à argumenter contre ces lignes de la préface — qui ont tout l’aspect d’une mosaïque disparate et, au premier examen, semblent un cliquetis de mots sacrés, — si elles étaient seulement un commentaire ou une glose, et non pas le fidèle résumé des arguments divers que la pièce développe et le fond même de l’étrange doctrine qu’elle veut illustrer.

Malgré moi, je suis d’abord en défiance contre un sermon, où le prédicateur choisit pour épigraphe les plus extrêmes postulats d’une morale, quelle qu’elle soit. Et, a priori, j’imagine malaisément que la doctrine chrétienne, qui sur les autres philosophies a eu l’immédiat avantage de s’adapter à la foi populaire et aux nécessités de la vie ; que la morale de cette doctrine, qui repose sur la conception du Dieu fait homme, né des entrailles de la femme pour être de notre chair et racheter notre sang, nous puissent induire à mortifier l’amour maternel, après l’avoir glorifié dans le premier de ses mystères, l’Incarnation. Mais laissons cela, qui est article de foi, et suivons M. Alexandre Dumas dans le labyrinthe de son raisonnement. Il prend avantage de deux textes de la Loi.

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi, etc… » — « Qui d’entre vous, possédant cent brebis et en ayant perdu une, ne laisse dans le désert les quatre vingt-dix-neuf autres pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Lorsqu’il l’a retrouvée, il la met avec joie sur ses épaules. Et, étant retourné en sa maison, il rassemble ses amis et ses voisins et leur dit : « Réjouissez-vous avec moi parce que j’ai retrouvé ma brebis égarée. Je vous dis qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui aura fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de pénitence. »

Pour quiconque a été nourri dans le catholicisme, cette parabole est limpide : c’est le commentaire de la Rédemption et de l’universelle Charité, qui sont l’ouvrage même de Jésus, et qui font dans le ciel la joie de Dieu le Père. C’est toute l’âme du christianisme, douce au pécheur qui se repent, maternelle et pleine d’indulgence pour l’esprit païen qui s’ouvre aux éternelles clartés. Et c’est enfin le prosélytisme chrétien, et la mission des apôtres sur terre. L’autre texte est le premier commandement de la Loi : il faut aimer Dieu de tout son cœur, c’est-à-dire qu’à l’aube du christianisme il n’y a point d’attachement ni de lien qui entrave l’homme et l’empêche de venir à Dieu, que l’autorité du père, l’amour de la femme et des enfants, des frères et des sœurs sont impuissants à le retenir, alors que Dieu rappelle et qu’il sent agir en lui la grâce et la foi ; qu’entre les hommes et Dieu il n’y a point d’hésitation permise, et qu’il vaudrait mieux haïr son père, sa mère, sa femme et ses enfants et encourir leur haine que de renoncer Dieu devant les hommes et d’être renoncé par lui dans les cieux[56]. Ou ce texte, qui est aussi maxime de prosélytisme, a ce sens, ou il est absurde. S’il est absurde, je m’étonne que M. Dumas s’en empare précisément pour faire éclater en scène les splendeurs de l’abnégation chrétienne, et s’il a le sens que j’y entends, comme tout catholique-né, ou l’auteur ne l’a pas compris chrétiennement, ou il l’a tourné en hérésie.

Mais je veux le prendre à la lettre ainsi que M. Dumas. Ce qui m’étonne, à présent, c’est que, pour une fois, il n’ait pas épuisé les conséquences de ses prémisses. Car Camille cède à la volonté de sa mère, au lieu de lui vouer la haine qu’elle a encourue, puisqu’elle ne consent point qu’il sauve la brebis égarée. Oui, mais la pièce dévierait, et l’auteur n’a pu le vouloir ainsi. Et pourtant, à ce prix seulement, l’absurdité serait complète et radieuse. C’est donc que le texte, plus modestement chrétien, signifie que la créature humaine ne peut trouver d’excuse ni dans l’affection maternelle ni dans l’amour filial pour renier son Dieu ?

Alors qui ne voit l’abus du raisonnement ? Qui ne distingue l’impétueuse et subtile traîtrise du penseur, lequel, confrontant le précepte avec la parabole, relève une désespérante contradiction entre les deux passages de l’Écriture et en tire, par violence, son dilemme dramatique et peu orthodoxe ? Une brebis s’est égarée ; le premier devoir est de la sauver, parce que le pardon de Dieu est universel, sa bonté infinie, et que seront ses élus ceux qui pardonnent et sauvent en son nom. Madame Aubray sauve donc Jannine dans les deux premiers actes, et la sauvant accomplit tout son devoir de chrétienne. Camille aime cette femme, sans savoir d’abord qui elle est, puis, mieux renseigné, l’aime encore et veut parfaire, en l’épousant, le salut de la pécheresse et l’œuvre de sa mère. Un fils élevé chrétiennement s’éprend-il et aime-t-il comme un Armand Duval ? Peut-être y aurait-il à dire là-dessus. Mais tenons-nous-en à notre propos. Voilà donc madame Aubray prise entre ses idées et son amour maternel, et en proie à une lutte de la Foi contre la plus légitime et naturelle affection. « Je n’ai jamais lutté ? s’écrie-t-elle. Eh bien, vienne la lutte, je l’attends, je l’appelle ; et quels que soient les preuves, les exemples, les sacrifices que me commandent mes idées folles, je donnerai les uns et j’accomplirai les autres. » La crise est pathétique ; mais je déclare, en toute conscience, que j’en tiens la morale pour alambiquée et fausse. Je soutiens que cette femme, qui a déjà fait son devoir, je le répète, son devoir entier, dépasse le but ; que Jannine est sauvée, sans ce mariage, et que ce mariage l’absout trop commodément, sans les épreuves de la pénitence ; que, Camille étant chrétien, il ne s’agit pour lui de renoncer ni sa foi ni son Dieu, mais de maîtriser une passion hasardeuse ; et qu’en l’espèce l’autorité maternelle garde tous ses droits. J’ajoute que même déchirant son cœur et l’immolant, cette mère est aveugle et méconnaît la Loi ; car si Dieu n’a voulu l’amour que dans le mariage, il a aussi préféré l’union de la chasteté à la chasteté, et c’est pourquoi il a sacré Vierge immaculée (nous nous cantonnons dans le dogme, cela s’entend) la mère de Jésus. Et, pour parler franc, je ne puis croire qu’il ait ordonné que ses innocents et bons serviteurs payassent de leur amour et de leur nom les fautes des coupables, fussent-ils inconscients. Cela même est le sacrifice divin, qui est au-dessus des hommes. Il suffit au pasteur que la brebis soit retrouvée ; et rentré dans sa demeure, il ne dit point à ses amis : « En vérité, ma brebis est retrouvée ; il n’y aura de joie complète au ciel que si j’immole mes autres brebis fidèles pour éviter que celle-ci s’échappe de nouveau. » Et ainsi, les prémisses, qui n’étaient pas si fortement établies, aboutissent à une conclusion qui les exagère et les pervertit encore. C’est pure hérésie, vous dis-je, que ce prétendu Idéal chrétien, sans cesse adultéré, exaspéré par une scolastique dangereuse, par une conception de l’amour très païenne et assez romantique, et les artifices manifestes du démon. C’est le démon du théâtre que je veux dire.

Et si vous considérez que madame Aubray ne fait pas seulement le sacrifice de sa joie maternelle, n’offre pas uniquement en holocauste l’intégrité de la famille, l’espérance d’une lignée digne d’elle, de son grand cœur, et de sa sainte honnêteté, mais que mère, elle compromet le bonheur et l’âme sereine de son fils, femme, elle l’expose à des repentirs et à des déboires, épouse, elle trahit la mémoire de celui qui lui avait donné un nom intact, avait fait d’elle la chrétienne qu’elle est, et qui, en retour, pouvait espérer qu’observant avec simplicité et humilité la loi de l’Évangile, elle sauvegarderait l’honneur et la pureté de sa maison ; — nierez-vous que cet héroïsme soit un peu plus ou moins — plutôt moins — que chrétien, ni modeste ni humain assurément, et qu’à peine en pourrait-on dire qu’il est une pieuse, mais cruelle hallucination ? J’en appelle, moi aussi, à toutes les mères, chrétiennes sans « idées folles », charitables sans frénésie, qui interprètent la parole de Dieu sans subtilités ni équivoques, et qui n’ont pas, dans leur enfance, entendu les voix.

Décidément, ce sont là des Idées, auxquelles on ne touche point sans en avoir et le profond respect et la religieuse accoutumance ; et c’est jouer gros jeu, que d’entreprendre à l’improviste de raisonner avec l’Écriture et de faire sur le théâtre la leçon à l’Évangile. À quoi M. Alexandre Dumas répond : « Les gens, qui nous chicanent quand même, et qui ne comprennent pas grand’chose à ce qu’on leur dit, ne s’en sont pas moins écriés : Cet auteur est fou ; il veut que nous fassions épouser à nos fils des filles qui auront préalablement fait un enfant avec un autre monsieur[57] ! » — Est-ce que d’aventure cette laborieuse exégèse aboutirait à démontrer le contraire ?…


VIII

INFLUENCE DES IDÉES SUR L’ŒUVRE.


Il n’y aurait pas lieu d’insister sur les Idées de M. Alexandre Dumas, si elles n’avaient eu pour effet de lui dicter certaines pièces à thèse, où la thèse envahit le théâtre, et s’accrochant au drame l’alourdit. Il est dès à présent visible que de ces brillantes et fantaisistes parabases le dramaturge et l’observateur ont été trop souvent victimes. Aux idées de M. Dumas sur le théâtre utile et législateur nous devons ces interminables discussions théoriques, qui rappellent les sorbonniques d’antan. Joutes oratoires, dont le moindre vice est d’arrêter l’action et de refroidir l’émotion, qu’il est si malaisé de réchauffer ensuite. C’est à elles qu’il faut attribuer la fatigante ingérence d’une logique massive, qui nous semblait tout à l’heure donner la force et la clarté à ces pièces, à la condition d’être déliée et mesurée, et de se glisser en sous-œuvre plutôt que de surplomber la surface du dialogue. Quelle figure voulez-vous que fasse le spectateur, je dis le plus patient et débonnaire, quand au point culminant de la comédie une dispute est instituée, et deux orateurs proposent là-bas, sur la scène, comme au bon temps de la scolastique, par syllogismes en barbara et baralipton, pour s’essouffler enfin en des péroraisons de ce goût :

« Mais prenez garde, Monsieur : vos déductions peuvent nous conduire au renversement des lois naturelles les plus sacrées… Qui me montrera l’endroit de votre raisonnement où la société finit, où la nature commence ? Puisque le monde ne sait pas, puisqu’il ne doit pas savoir que je suis votre fils, il ne voit en nous que deux hommes étrangers l’un à l’autre : eh bien, supposons que je suis la logique de ma situation comme vous suivez la logique de la vôtre, et que je vous demande raison, non plus comme un fils à son père, mais comme un homme à un homme, du déshonneur de ma mère, que me répondrez-vous[58] ? »


L’invraisemblance est le moindre défaut de cette logique encombrante. Il en résulte un autre, plus fâcheux, qui ne tend à rien moins qu’à rompre l’équilibre de l’œuvre, et à faire parfois aux personnages raisonneurs la place si grande, qu’ils absorbent tout, même l’intérêt dramatique, qui s’évapore avec la fumée de leurs arguments. Tels les choristes d’opéra-comique attendant leur tour, les types de l’observation, qui incarnent nos mœurs, nos travers et nos ridicules, se retirent effarés au second plan, sous l’œil hautain de l’orateur. Et comme l’orateur et l’auteur ne sont qu’un, il se produit ce phénomène étrange, que celui-ci intervient perpétuellement sur la scène, rompt le charme, et coupe court à l’imagination. On voudrait lui crier : « Plus bas donc, je n’entends plus les autres ! » Aussi bien, quand les autres affrontent de nouveau la rampe, dociles à ses avis, et prêts à réaliser ses prévisions, je le devine encore derrière le portant, qui les surveille et nous dit : « Vous voyez ; vous avais-je assez prévenu ? » et je grille de lui répondre : « La belle adresse ! Vous tenez les ficelles ! » Et ces émotions hétérogènes amènent la fatigue, qui entraîne l’incrédulité détestable au théâtre. Mais aussi pourquoi cet antique Prologue se fait-il un malin plaisir, à tout coup et à toute heure, de me déconcerter par son insistance déclamatoire ?

Les pièces les mieux faites ne résistent pas à cette impression de scepticisme et de dépit. M. Alexandre Dumas n’a pas écrit de comédie plus originale, plus fine, plus spirituelle, plus actuelle et plus observée que l’Ami des femmes. Encore un coup, cela est vif, cela est moderne, cela est vrai, cela est tout à fait supérieur et d’une verve incomparable. Pour ma part, je n’y vois qu’une tache, qui est l’ami des femmes. Rôle brillant, enlevé, réussi, à merveille ; mais trop directeur, trop prestidigitateur, trop sûr de son succès, enclin à démontrer ses tours de passe-passe, et qui parvient seulement à faire sentir que tout cela est trop préparé, trop expliqué, et tout artificiel : dont je ne me serais point douté sans lui. Il finit par agacer fâcheusement, ce Robert Houdin, qui débine ses trucs, pensant faire avancer la science. Et puisque truc décidément il y a, je songe qu’il y en a beaucoup. Je vois des invités à dîner ici qui s’en vont diner là-bas. Je flaire une adresse qui me les escamote pour le besoin du spectacle. Et alors, le voyage à Strasbourg, la voilette, les petits pieds, la phrase d’anglais, les dissertations me laissent en un doute provisoire et bien gênant. Il est là, Robert Houdin ; vous êtes là, Monsieur Dumas ; ne dites pas non ; vous soufflez si haut, et si continuellement, que je vous demande en grâce de consentir à vous dissimuler un peu et ne pas effaroucher mon illusion. L’Ami des femmes est un chef-d’œuvre, dont vous pouvez être fier (là-dessus tous les délicats sont d’accord), à qui ne manque qu’un peu de discrétion dans le génie. Hélas ! les Perrichons sont légion : ils ont quelque effroi des sauveteurs humanitaires, qui nous tirent de dangers par eux imaginés, sans merci, sans répit, avec quelque dédain.

Et nous touchons à un point délicat. À ceux qui enseignent la science de la vie s’ajoutent ceux qui professent la science. Les uns et les autres font des expériences in anima vili, vivent dans une atmosphère un peu sèche, praticiens de sang-froid et nullement, oh ! nullement exposés à la sensiblerie. Je ne sais quelle bise souffle sur le théâtre, qui glace et cristallise les sentiments les plus naturels. De Jalin, de Ryons, Rémonin, qui ont passé leur tablier avant d’entrer en scène, vous dissèquent une âme sans un frisson. Ils tirent leurs malades d’affaire par profession. Ils ont ouvertement conscience de faire sur le cœur de belles opérations, impassibles pendant, satisfaits après ; et ce dilettantisme chirurgical attriste la grande âme du bon public, et la refroidit sur l’admiration que mérite d’ailleurs un si remarquable talent. En cela, M. Alexandre Dumas est responsable de l’esprit macabre d’une certaine école, qui proscrit de l’art la sympathie douloureuse, et notamment il aura là-haut à rendre compte des humeurs noires et du rictus morose du plus brillant et du moins fécond parmi ses successeurs. Il a fait bon marché de l’adage : « Si vis me flere » ; et M. Francisque Sarcey a pu sans paradoxe lui reprocher un jour de ne point assez aimer les femmes qu’il défend[59]. De sorte que ces théories personnelles et ces thèses scientifiques, qui démasquent l’auteur avec insistance, n’ont même pas l’intérêt de nous révéler l’homme et de nous ouvrir un cœur qui palpite. Cette indifférence professionnelle enlève à l’émotion, sans ajouter à la morale.

À force d’étudier, observer, palper, ausculter, opérer et systématiser, il semble que M. Alexandre Dumas, qui passe pour un précepteur rigide, ait quelquefois le sens moral un peu émoussé ou atonique. Il serait imprudent de soutenir que sa science de la vie est immorale ; pour amorale, cela est certain ; et il est assuré aussi qu’il en arrive à exprimer les vérités les plus graves en un langage suffocant. Sans doute son théâtre n’est pas pour les enfants ; peut-être n’y a-t-il pas que les enfants qui en souffrent. Cette transposition des méthodes déroute le goût, et je sais tel petit chef-d’œuvre écrit pour l’édification de notre faible et coupable humanité, d’un style, d’une crudité qui m’étourdit. Je ne crie pas au scandale, par la crainte d’être taxé d’hypocrisie ; mais tout de même, j’aime assez l’honnêteté dans les mots comme ailleurs. Nous ne sommes pas des enfants, non ; mais nous sommes au moins trois au théâtre, si j’ai bonne mémoire, et il me paraît délicat de regarder à trois, dont une femme peut-être, que nous supposerons honnête, s’il vous plaît, un manuel de physiologie avec descriptions, planches et gravures. « Il n’y a point de pièces immorales ; il n’y a que des pièces mal faites. » Mais si, au contraire, la Visite de noces est une pièce très habilement faite ?…

Alors, c’est le penseur qui compromet une fois de plus le dramaturge. Même, si la pensée de M. Dumas est parfois indécente, tant elle est morale, il lui arrive d’être insondable, à force d’austérité. Les témérités de sa religion se perdent dans le mysticisme, s’offusquent de métaphysique, par delà les limites de la vraisemblance et de la clarté, dont nous avons constaté d’abord que l’homme de théâtre a le sens très affiné. L’imagination s’échappe, la fantaisie se donne carrière, aux dépens de l’observation et de la réalité dramatiques. Madame Aubray présente son fils à Valmoreau… « C’est que les âmes toujours pures, réplique d’emblée à un étranger qu’il voit pour la première fois l’interne évangéliste, font les âmes toujours jeunes ; c’est que la vertu triomphe même du temps. J’aime à entendre ce que vous venez de dire. Monsieur, (le monsieur l’espère au moins), et je l’entends souvent ; je suis si fier de cette mère-là (tout de suite, devant un inconnu). On nous prend partout pour le frère et la sœur, et, si ça continue, dans quelques années on nous prendra pour le père et la fille… Quand on nous rencontre bras-dessus bras-dessous dans la rue, on dit : « Oh ! le joli petit ménage. » — « En voilà une famille », — observe judicieusement Valmoreau. — « Vous en verrez bien d'autres » , repart Barantin. En effet, il n’est pas au bout de ses étonnements. Il verra que madame Aubray entre dans la vie des gens comme dans un moulin, ou, si vous préférez, comme dans une église ; qu’elle confesse tous ceux qu’elle rencontre, et qu’à tout pécheur elle remet les péchés, au prix d’un sermon expiatoire. Elle aborde Jannine dans un Casino de plage, pour la remercier d’un morceau de musique « que vous m’avez si gracieusement fait remettre. » — À genoux, mon enfant, récitez le Confiteor. — Mais, Madame, comme cela, sans préambule ? — Dites : ma mère, et voyez comme vous répondrez. Vous n’avez que cet enfant ? Vous l’avez eu bien jeune ? Vous ne songez pas à vous remarier ? Vous vivez toute seule ? Vous vous consacrez entièrement à votre fils ?… Quoi encore ?… — On ne dira pas du moins que cette sainte n’est pas une femme par la curiosité. Après la confession, le prêche. « La maternité est une mission si difficile, surtout quand le père n’est plus là, que nous nous devons appui les unes aux autres… L’expérience que m’a donnée l’éducation de mon fils, faite par moi seule, tout cela me met en droit, me fait un devoir de vous questionner et de vous conseiller, puisque le hasard nous rapproche… Oh ! je sais quels dangers… etc… Aussi me suis-je promis de faire, en toute circonstance, bénéficier notre pauvre sexe de ce que la vie m’a appris, de ce que m’a révélé le meilleur et le plus juste des hommes… » — On ne dira pas du moins que cette sainte n’est pas une femme par la langue… — « qui avait mille fois plus que moi l’amour du bien et l’intelligence pour l’accomplir… Et, à ce propos, je vous ferai remarquer, mon enfant… qu’il y a, dans les légendes et les contes de fées, des personnages invisibles pour tout le monde, visibles pour une seule personne qui possède un certain talisman… » — « Oh ! Madame, vous ne sauriez croire comme c’est doux et facile de causer avec vous », insinue, avec un rare bonheur d’expression, la fine pénitente, qui n’a pas encore eu le loisir de placer un mot. Qui donc a dit que l’esprit de conversation se meurt, et que l’éloquence de la chaire s’en va ? Entre deux sentences madame Aubray vous écoule l’oraison funèbre de son mari, un sermon sur la mort, une méditation sur le pardon universel, sans plus d’apprêt et de coquetterie qu’elle n’en met à se coiffer.

« Aveugles que vous êtes, vous ne voyez donc pas qu’elle ne suffit plus, cette morale courante de la société, et qu’il va falloir en venir ouvertement et franchement à celle de la miséricorde et de la réconciliation ? Que jamais celle-ci n’a été plus nécessaire qu’à présent ? Que la conscience humaine traverse à cette heure une de ses plus grandes crises, et que tous ceux qui croient en Dieu doivent ramener à lui, par les grands moyens qu’il nous a donnés lui-même, tous les malheureux qui siégèrent ? La colère, la vengeance ont fait leur temps. Le pardon et la pitié doivent se mettre à l’œuvre… »


Spectateur, mon ami, notre voisin, je crains que vous ne vous soyez fourvoyé : vous êtes entré, par mégarde, au Théâtre du Salut, et vous êtes en passe d’entendre la messe, vêpres et complies. Et, en effet, voici que le fils monte en chaire à son tour, que pour nos péchés il nous faut l’écouter aussi. Le temps passe, il est onze heures ; je n’ai jamais ouï prêcher ni si longuement, ni si tard. Je cède alors, selon le mot d’un moraliste plus court, incapable de souffrir davantage ces prêcheurs et ceux qui les souffrent[60].

La pensée de M. Alexandre Dumas ne s’est pas arrêtée là. Il a rêvé un Idéal encore supérieur, et tellement mystique, que l’expression dramatique étant impuissante, il a tenté, lui, le dramaturge excellent, de mettre en scène une œuvre symbolique. La Femme de Claude est une œuvre symbolique. Elle a paru devant la rampe, aux chandelles. Et ni l’observateur qui avait percé à jour cette créature d’hier perverse et scélérate, ni l’écrivain théâtral qui lui avait su donner un étonnant relief n’ont dit au penseur : « Tu n’iras pas plus loin. » Ni l’un n’a interposé sa connaissance du théâtre et du public, ni l’autre son sens pénétrant de la vérité scénique pour l’arrêter en cette voie périlleuse, et lui objecter ce précepte de M. Dumas lui-même : « La scène n’est pas le livre. » (Le livre peut dire par périphrases et paraboles ce que le théâtre doit dire clairement et brièvement ; le livre peut se répandre en mystiques rêveries jusqu’aux raffinements du quiétisme ; la scène est condamnée à la clarté et à la raison, et à la poésie sereine, mais saine.) — Peut-être eussent-ils réussi à sacrifier de cette pièce ce qui n’en est point compris, les vagues aspirations et les aveux si éthérés qu’on ne les entend plus, et tout ce qu’elle contient de mysticisme flottant, de dévotion subtile, d’épurée et inintelligible passion. Ils auraient assez fait déjà, si, appelant à soi toute l’autorité, ils avaient supprimé ce rôle de Rebecca, qui ne vit point, et dont les germaniques rêveries s’épandent à perte de vue dans les frises. Ils auraient fait davantage, dût l’amour-propre de l’idéaliste chrétien en saigner, s’ils avaient bravement mis les ciseaux en certaines tirades, d’une poésie musicante et symbolique, verbiage volatil et sans consistance…

« Mais si je ne suis pas votre femme dans le temps, je sais que je la dois être dans l’éternité. Quand la mort nous aura dégagés, vous des liens, moi des soumissions terrestres, vous me trouverez, fiancée patiente et immatérielle, vous attendant au seuil de ce qu’on appelle l’Inconnu, et nous nous unirons dans l’Infini. Ma religion n’autorise pas de pareilles espérances ; mon cœur la dépasse, et je sais que cela sera ainsi… Cette femme, vous l’avez aimée ; vous l’aimez peut-être encore malgré vous : voilà pourquoi vous ne me verrez plus jamais à cette heure. Fussiez-vous libre demain, je ne viendrais pas à vous, et je ne vous laisserais pas venir à moi ; mon royaume n’est plus de ce monde ; je suis l’épouse de la seconde vie. Travaillez, soyez grand, soyez utile, soyez glorifié ; je vous attends au delà de ce qui passe dans ce qui ne passera jamais. »


— Ainsi parle en aparté, au milieu d’un salon moderne, Rebecca, fille de Daniel, l’immatérielle juive ; cependant Césarine, femme de Claude, accompagne en sourdine, sur le piano, cette phraséologie métaphysique de la vierge éperdue dans l’au-delà, et en qui il n’y a plus rien d’humain ni de féminin qu’un imperceptible penchant à prendre des poses, et je ne sais quelle secrète tendance à s’écouter sans déplaisir.

Et, si cette contrariété du génie de M. Dumas n’apparaissait pas encore assez, il suffirait de voir combien chèrement l’a payée l’écrivain. Ni la sobriété ni le sens littéraire ne rachètent ces dogmatiques défaillances de la pensée. Ce serait miracle qu’il en fût autrement, le style étant le miroir de l’esprit. Lors donc que M. Dumas disserte, ce n’est que logique formelle, mouvement artificiel, éclats de voix, écarts de goût qui détonnent et qui choquent. En vain, au bout d’une tirade véhémente à froid, ou à la fin d’un dénoûment brutal, il glisse le mot spirituel, qui désarme. Son erreur, quand il raisonne, est de prendre les grands mots pour des arguments et de confondre déclamation avec éloquence. Quant à son style physico-chimique, il est pire qu’une illusion. Cette transposition de vocables est proprement une duperie, dont je crains que les crudités ne soient toute la magie et ne constituent le principal avantage. Les arts, musique, peinture, sculpture, poésie, qui ont quelques points communs et sont régis par quelques règles générales, se peuvent faire, avec beaucoup de tact et de mesure, de mutuels emprunts sans nuire à la propriété de l’expression. Mais à qui persuadera-t-on que l’adultère soit plus exactement décrit, en ses habituelles démarches, s’il se présente sous forme de mixture et de combinaison ? Mirage de mots. C’est bientôt le triomphe du cynisme dans la formule, qui mène droit à la cohérence suspecte des métaphores. C’est tout le langage de Trissotin,

Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose ;


mais d’un Trissotin qui se serait frotté aux manipulateurs. Pareillement, Rémonin, de Cygneroi tournent, retournent, manient, pétrissent, allongent et raccrochent leurs analogies pseudo- scientifiques. Tel encore le marchand de jujube et de lichen qui malaxe sa pâte et débite son boniment, à cette différence près qu’il ne se pique point d’avoir du goût, et qu’il suffit que sa pâte en ait. « L’adultère est une de ces mixtures où les éléments s’associent quelquefois, mais ne se combinent jamais. L’élément que la femme apporte se compose d’un idéal renversé… c’est-à-dire, en cas d’explosion, la chance de recevoir des gifles… Une fois la cornue sur le feu, en avant le fiacre aux stores baissés… Combine, alambique, triture, décompose, précipite tous ces éléments, et si tu y trouves un atome d’estime, un milligramme d’amour, une vapeur de dignité, je vais le dire à Rome sur les mains[61]. » Trissotin était moins long, et plus clair.

Ce procédé fait si intégralement partie du style dogmatique de l’auteur, que lorsqu’il se hausse jusqu’aux Idées chrétiennes, où la métaphore ne suffit plus, il joue de la parabole et obtient des effets imprévus. Rappelez-vous le dénomment de Monsieur Alphonse, et cet élan suprême d’une ode plus que mystique « …Ô cœur humain, changeant comme la mer, profond comme le ciel, mystérieux comme l’infini ! » — « Ma femme ! » — « Mon amie ! » — « Commandant ! » — « Ma fille ! » — « Mon père ! » — « Ma mère ! » — « Maman ! » Toute la lyre. N’admirez-vous pas également l’intrépide banalité de ceci ?

« Montagnes ombreuses et odorantes, où se sont essayés mes premiers pas, horizon toujours impassible, malgré tout ce qui a passé entre nous deux, terre où, depuis de longues années déjà, reposent mes parents vénérés, astre paisible et doux de la nuit, qui as éclairé une dernière fois le visage de ma mère, morte en me souriant, et vous, Créateur de toutes choses, maître tout-puissant de l’espace, du temps, des mondes, de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous ignorons, de ce qui n’est plus, de ce qui est et de ce qui sera (quoi encore ?), vous que nous ne savons comment définir, qui vous cachez plus facilement dans la lumière que nous ne nous cachons dans l’ombre, que nous cherchons en vain dans les éternités et dans les infinis… »


Nous verrons bien, messieurs de la critique, quand il y aura quelques trémolos là-dessous, si je ne sais pas…

Les Idées de M. Alexandre Dumas valaient-elles ce qu’elles lui ont coûté ? La doctrine méritait-elle que le dramaturge supérieur lui sacrifiât quelquefois le goût, la vraisemblance et la vérité ? Il a écrit là-dessus quelques lignes mélancoliques, avec un peu d’humeur contre le théâtre qu’il accuse, l’ingrat.

« Il comprend que ce n’est pas à la forme, dont il s’est servi jusqu’à présent, que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes qui l’agitent, bien qu’il croie l’avoir trouvée pour lui-même… Et il sent qu’il va y avoir un irréparable malentendu, dont il sera la victime, s’il y veut bâtir le monument de ses dernières pensées. La seule chance qu’il ait de faire accepter les vérités qu’il a dites, c’est de ne pas essayer d’en ajouter de plus hautes à celles-là[62]. »


Le penseur contrit décoche ce dernier trait, et le dramaturge, atteint en plein cœur, gémit sans doute d’avoir plus d’une fois fléchi aux volontés d’un théoricien exigeant et téméraire. — Lorsqu’ Abraham eut gravi la montagne, aiguisé le couteau, courbé le front de la victime, l’Écriture enseigne-t-elle que Dieu le Père, soudain attristé, lui ait reproché durement son héroïque et douloureuse obéissance, inutile à la gloire du Maître et tant dommageable au serviteur ?…


IX

L’ÉCRIVAIN.


M. Alexandre Dumas a beau se mortifier. Il est un grand dramaturge, et, quand il écrit seulement pour le théâtre, un grand écrivain, — si grand que je ne crois pas que jamais la scène en ait révélé un autre plus original et personnel. Il s’est flatté d’avoir pris la plume sans instruction universitaire. Il y parait bien quelquefois : n’en parlons plus. Mais il est peut-être le seul de notre époque qui s’en puisse vanter sans ridicule. Car il a un autre style que celui de ses dissertations, de ses équations, et de ses rhapsodies, une écriture d’observateur, digne d’une admiration réfléchie et sans réserve, et telle qu’en définir le caractère c’est revenir aux traits essentiels de son génie et nous retourner agréablement vers une conclusion équitable. Quand il voit juste, il atteint à la précision sans effort. Il attrape le mot qui projette l’idée, le trait qui éclaire la scène, la formule qui en dégage l’horizon. Il n’y a pas trace de recherche ; c’est la netteté, la clarté théâtrale, un langage en dehors, piquant, inattendu et pressenti. Car il ordonne logiquement son style comme ses drames. Précision et composition se tiennent étroitement en son esprit. Cette logique intérieure est la vie même de son dialogue. Et elle en est le mouvement. La rapidité fameuse de ses pièces ne vient pas d’ailleurs. Il y a là-dessous, aux meilleurs endroits, un parisianisme qui dit tout à demi-mot, du ton le plus naturel, avec quelque hâte, mais avec un flegme, une pleine possession de soi, une vue nette de l’idée principale et du but à toucher. Tantôt les répliques s’entre-croisent, débarrassées d’une symétrie excessive ou conventionnelle, et le sujet de la scène se déroule, se multiplie, sans s’émietter ni se disperser. Tantôt la tirade, quand elle n’est pas un sermon, se développe d’une vitesse accélérée, et semblerait encore un dialogue préalablement concentré et ramassé ; et toujours la pensée transparait, jusqu’au trait final qui la détache en pleine lumière. Il a des phrases d’une page, et peu de périodes. C’est un style d’action, pressé, en haleine. La tirade même, il l’a renouvelée et rajeunie à la précipiter et la bousculer en des incidentés d’une allure souple et d’un enchaînement serré. Il a eu dès le début ce mérite, qui apparaît déjà dans Diane de Lys.

« … Je trouve notre métier si bête ! Vous me demandez ce qu’elle représente, ma statue ?… Elle représente une Vénus, puisque nous sommes condamnés aux Vénus, nous autres sculpteurs… Vénus de Médicis, Vénus accroupie, Vénus Callipyge, Vénus pudique, Vénus anadyomène, toujours Vénus. Tant que nous n’avons pas fait une Vénus, on dit que nous ne savons rien faire. Dés que nous avons fait une femme nue, on dit que c’est une Vénus… et dés que notre Vénus est faite, on dit qu’elle ne vaut pas la Vénus de Milo… une femme qui a la tête trop petite, la gorge trop bas, le cou trop fort, les jambes trop longues et pas de bras… Ah ! quel métier absurde…! »


Ce n’est ni la sage ordonnance d’Émile Augier, ni la subtile trame de M. Pailleron : c’est une fièvre de logique dramatique et pittoresque. Fait-il parler un phraseur ? L’écheveau s’emmêle, s’embrouille et se dévide tout de même, comme par miracle. Lisez plutôt le couplet de Chantrin sur le cigare. En l’espace de quelques secondes, il produit l’illusion d’un discours qui durerait cinq minutes. La belle barbe de Chantrin fait merveille.

Cette lucidité haletante de la composition déblaye des scènes entières sans prendre un repos. Depuis que le président des assises s’abstient du résumé, il faudra chercher dans l’œuvre de M. Dumas le souvenir et le modèle du genre. Je prie MM. les avocats stagiaires de relire dans le Demi-Monde la dernière scène du iiie acte, dans la Princesse Georges la dernière scène du iie et un peu partout la dernière scène qui précède la crise.

« Vous m’avez trompé. » — « Non. » — « …Me direz-vous que l’acte est faux ? » — « Non. » — « …Ainsi vous rétractez tout ce que vous avez dit ? » — « Tout. Elle est de bonne famille, elle a été mariée, elle est baronne, elle est veuve, file vous aime, elle n’a jamais été pour moi qu’une étrangère, elle est digne de vous. Quiconque dira le contraire sera un calomniateur ; car c’est être un calomniateur que de dire contre une personne une chose qu’on ne peut pas prouver. »


— De ses narrations aucune ne traîne en longueur, malgré la précision du détail, ou plutôt grâce à cette précision même, qui suppose le choix et impose la vraisemblance. Celle du voyage de Strasbourg[63] est un bijou. D’autres la valent. Pas un mot ne s’écarte, et précisément à l’instant qu’on semble s’égarer on est dans le droit chemin. Quant aux déclarations et aux aveux, il y a mis aussi sa griffe. Rompant avec les finesses conventionnelles du vocabulaire galant, dont elles étaient jusqu’alors enveloppées, et renonçant peu à peu aux effusions prestigieuses des romantiques, il s’est appliqué surtout à en marquer la gradation détournée et la conséquence fatale qui n’est jamais une banalité. Il faudrait étudier mot par mot la confession de Jane et celle de Denise pour sentir la force qu’imprime au style de M. Dumas cette précision progressive, qui est la logique même du sentiment. Point de crudités ni de brutalités ; mais un enchaînement ténu de transitions indiquées d’un mot, soulignées d’un trait, appuyées d’un geste, le tout délicat, animé, — et moins encore que vu. C’est lui, au moins autant que Beaumarchais, qui voit, quand il écrit. Il voit les pudiques révoltes de Jane, les fières angoisses de Denise ; cela est peint, pour la scène. Ouvrez le tome V de l’Édition des comédiens, à la page 217. Vous y trouverez une remarque à méditer…

« À la phrase que je viens d’indiquer, l’effet était toujours mauvais. Pourquoi ?… Comment ai-je pu obtenir avecMlle Legault ce que je n’avais pu obtenir avec Desclées ? Par une raison qui va causer quelque étonnement, et qui est cependant la seule : c’est que Desclées était brune, et que Mlle Legault est blonde. Or, malgré toutes ses jalousies et toutes ses colères, le rôle est blond[64]. »


C’est proprement le style qui procède de l’observation ; il est d’une clarté immédiate et grossissante, comme celle de la rampe ; il est une nécessité du regard et de la vision, qui échappe en partie à l’analyse. M. Dumas braque son œil sur l’idée en scène, à travers le stéréoscope du théâtre, et même il ne l’exprime avec force qu’à la condition de l’avoir objectivée ainsi.

Semblables aux Notions abstraites, dont nous disions plus haut qu’elles deviennent dans son œuvre des personnages véritables et qu’elles en tiennent les premiers rôles, impressions, sentiments prennent leur forme théâtrale, s’animent, respirent, marchent, vivent. S’agit-il d’une liaison éphémère ?

« C’est une belle fille rieuse et folle, sans souci du lendemain, courant gaîment sous les bois, son chapeau d’une main, son ombrelle de l’autre, se retournant de temps en temps avec un baiser sur les lèvres, et vous disant, six mois après, quand on la rencontre au bras d’un autre : « C’est égal, je t’aimais bien. »


L’idée s’est faite femme, sous la lueur du lustre. D’ailleurs la lumière se règle au gré de l’auteur et selon les besoins du théâtre ; elle éclate et se tamise ; aux notes vives s’opposent les teintes vaporeuses ; mais les contours sont toujours arrêtés, grâce à cette vision particulière des objets.

« …Il y a des airs qui sont comme les échelons du souvenir, et à l’aide desquels nous redescendons dans notre passé le plus obscur. Tenez, il est un refrain que je ne puis me rappeler sans une véritable émotion, c’est Ma bonne tante Marguerite, vous n’entendez rien à l’amour. Quand ce refrain traverse ma mémoire ou quand je l’entends par hasard, il recompose à l’instant tout un tableau devant mes yeux. C’était la chanson favorite de ma grand’mère… Il me semble encore la voir, l’hiver, au coin d’un grand feu, avec ses beaux cheveux blancs, dont elle faisait coquettement deux rouleaux, sous son bonnet à larges rubans clairs. Tout était gai en elle. Je m’asseyais à ses pieds sur un coussin ; je posais ma tête sur ses genoux, et je m’endormais bercée par cette mélodie chantée à demi-voix. Pendant quelque temps, la conversation des grandes personnes, de mon père, de ma mère, de quelques amis que le soir réunissait à notre foyer bourdonnait à mes oreilles ; puis ma mère me prenait dans ses bras, et je sentais qu’elle me déposait dans mon lit… »


Et parce qu’il voit en écrivant, toutes ses images sont palpables et sensibles, prises dans le cercle de notre vie familière, et selon le génie même de notre langue. Il excelle, quand il s’en veut contenter, aux comparaisons ingénieuses, qui sont souvent des intuitions. Les Pêches à quinze sous, la Poutre ronde de Sylvanie accusent un écrivain de race, de la race des Mathurin Regnier et des Saint-Simon. Voulez-vous une définition de l’amour platonique ?

«… On n’attelle pas un cheval de course à une charrue ; au quart du sillon, vous donnerez des coups de pied dans les brancards et vous casserez tout… »


Et ailleurs :

« S’il n’aime qu’avec le corps, qu’il soit Casanova ou Richelieu ; qu’il fasse éclater l’amour païen sur les joues des belles filles, comme ces feuilles de rose en forme de bulles que les enfants font éclater sur le dos de leurs mains. Cela fait un joli bruit, et il n’y a rien dedans. »


Joignez que ce couplet n’a pas seulement de la couleur parce qu’il est imagé, mais aussi parce que les mots y ont des teintes et des tonalités adroitement combinées. Sans doute, c’est un étrange abus que d’attribuer à chaque vocable de notre langue une des nuances du prisme. Mais il suint de lire certaines pages de M. Alexandre Dumas pour être sensible à l’effet lumineux que produisent un sage arrangement et le choix artiste du vocabulaire et de l’expression. C’est encore l’optique du théâtre qui régit l’industrieuse ordonnance de son écriture pittoresque ; et il se trouve, par une heureuse diversité, que celui qui a représenté la vie moderne avec une âpreté quelquefois cruelle, en a esquissé aussi les plus charmants artifices et séduisantés apparences. Alors, la phrase, caressée d’une douce lumière, est sinueuse et plastique.

« Quand, même sans être peintre, en voyant passer une femme, il vous semble que d’un seul coup de crayon vous pourriez tracer sa silhouette, depuis le pompon de son chapeau jusqu’à la queue de sa robe, cette femme a la ligne. Qu’elle marche, qu’elle s’arrête, qu’elle rie, qu’elle pleure, qu’elle mange, qu’elle dorme, elle est toujours, sans y tâcher, dans les exigences du dessin. Surgit-il un coup de vent, comme nous en avons ici sur la plage, tandis que les autres femmes se sauvent, s’assoient, se serrent les unes contre les autres, mettent leurs mains tout autour d’elles avec des mouvements ridicules et dans des attitudes grotesques, — elle, continue son chemin, sans faire un pas plus vite qu’un autre. Le vent furieux l’enveloppe, fait flotter sa jupe en avant, en arrière, à droite, à gauche, elle va toujours, elle n’a rien à craindre Ce qui est choc pour les autres est caresse pour elle, ce qui est plat devient rond, ce qui était douteux devient positif ; on est certain que les pieds sont petits et que les jambes sont belles, voilà tout : ce sont des femmes dont on peut devenir amoureux fou à cent pas de distance, d’un bout à l’autre d’une rue, sans avoir vu leur visage. Terribles créatures pour le commun des hommes, car elles savent leur puissance, et si vous laisses tomber votre cœur sur leur chemin, elles marchent tranquillement dessus, pour ne pas déranger la ligne. »

In cauda venenum… Pendant que je m’attarde à définir le style dramatique de M. Alexandre Dumas, j’ai pensé oublier la qualité dominante, qui rehausse les autres, qui étonne, qui effraie, qui éblouit, et qui plaît. Et c’est l’esprit. Son dialogue est étincelant. On cite ses mots, on colporte ses aphorismes : le nombre de gens spirituels et réputés pour tels, de chroniqueurs parisiens et patentés, dont il a défrayé la verve et qui le démarquent quotidiennement, n’est plus à dire, et il vaut mieux s’en taire. Le superflu des riches est la richesse des pauvres. Il a d’ailleurs une estampille qui dénonce les emprunts. C’est de l’esprit de théâtre, et de son théâtre. Ses mots détachés ne sont jamais vides : il y manque pourtant quelque chose. Même ses saillies d’auteur sont des saillies de la pièce, inséparables de l’idée qui la domine ou propres au caractère qu’elles complètent. Cette verve cohérente témoigne que l’écrivain s’est enfermé avec son œuvre ; jaillissante, elle est dirigée d’une main experte, qui ne craint ni les ratures ni les retouches. De même que son réalisme le plus osé n’est pas seulement de l’esprit, son esprit est mieux que de la fantaisie déchaînée. La logique et l’observation disciplinent jusqu’à cette prime-sautière faculté, et l’astreignent à se contenter du comique supérieur. Ses traits sont brillants, et mieux encore, c’est-à-dire à double pointe, à double portée, dans la bouche du personnage qui parle et pour l’oreille du public qui écoute : « Le ministre m’a communiqué les dépêches de mon fils », dit Sernay. — « De notre fils », répond Clara. — «… Mais Jacques vient de sauver l’Europe. » — « Mon fils ! » — « Notre fils, chère amie. » Et dans la même scène, « Mais ce qu’il y a de certain, c’est que depuis que Jacques a vu Méhémet-Ali… » — « Je croyais que c’était Ibrahim. » — « Méhémet est le père, Ibrahim est le fils ; et le père et le fils c’est la même chose. » Cela est de la même veine que « le pauvre homme ! »

Et tout justement, il faut savoir gré à M. Dumas, qui a tant d’esprit, d’avoir su résister à la tentation d’en faire, en toute désespérance et désolation, comme la mode en est venue depuis un temps. Il en a d’amer, faute de quoi il ne serait pas un observateur, mais naturellement et simplement, grâce à quoi son dialogue court limpide et rapide comme de belle eau saine. Une réplique lui suffit à préciser une situation ; elle est l’étiquette qui se colle au dos d’un personnage. « Le mariage est une chaîne si lourde… » Vous savez le reste. Quant au pessimisme aigu et raffiné, qui n’est que la débauche stérilisante de l’esprit, il n’en a cure ; car c’est, à bref délai, la mort des œuvres dramatiques, et M. Alexandre Dumas écrit apparemment les siennes pour qu’elles vivent.

Elles vivront, — non pas toutes, ni d’un bloc, comme on le lui répète trop couramment, mais en nombre suffisant pour lui assurer une place considérable dans l’histoire littéraire et dramatique de ce siècle. Il y a toujours quelque ridicule imprudence à engager la postérité. Elle est femme, capricieuse, et sujette aux erreurs, qu’elle répare, en femme, quand la fantaisie lui en vient, de deux cents en deux cents années. Il est cependant permis de douter qu’elle fasse de M. Alexandre Dumas un Marivaux ou qu’elle le confonde avec M. Victorien Sardou. Elle serait tentée plutôt (La Harpe n’en eût pas perdu l’occasion) de le comparer à Émile Augier et d’établir un parallèle également fâcheux pour l’un et pour l’autre. C’est une misère de notre intelligence que cette manie de classer les grands écrivains et de leur assigner des rangs, comme aux petits écoliers. Si M. Alexandre Dumas a un mérite, c’est celui de ne ressembler à personne. Il n’est pas d’après d’autres : il est lui. Hormis la Dame aux Camélias, où le romantisme paternel se devine encore, il est original au sens précis du mot. Son œuvre ne le dément pas : elle est l’homme même. Il a emprunté du xviiie siècle la conception du drame bourgeois ; et il en a tiré un théâtre qui étonnerait fort ou Sedaine ou Diderot. Pour la science du métier, il incline plutôt vers Corneille : est-il besoin de dire qu’il ne lui ressemble guère ? Il est disciple de Scribe, si l’on entend que presque toutes ses pièces sont bien faites ; mais il les a bien faites, autrement. Il est aux antipodes de la banalité.

Il le doit à son tempérament, qui est tout audace et logique, et à sa vision claire et perçante. Un homme, dont le regard ne meurt pas sur l’illusion flottante des surfaces, mais qui, dirigé par une volonté ferme, soutenu d’une insatiable curiosité, aidé d’une aptitude à tirer au dehors ce qui est au dedans et à projeter avec le grossissement scénique l’image cueillie aux sources de la vie même, ne se perd point dans les détails et s’attaque bravement aux essentielles contradictions de l’ensemble, — cet homme-là, s’il a le sens de son époque, beaucoup de raison, beaucoup d’esprit, et de l’imagination, est un écrivain de théâtre extraordinaire. Peu importe, à distance, qu’il se soit embarrassé de théories : les théories passent, et la matière de l’observation demeure. Vers la fin de sa journée, alors que le soir descend et qu’une demi-lumière voilant son œuvre prépare aux hommes le loisir de la consacrer par une admiration recueillie, il doit avoir conscience, ainsi que le poète, de léguer à ses arrière-neveux un monument, dont plusieurs parties sont d’airain, où plus tard leurs yeux dessillés liront parmi les étranges préjugés de notre époque positive le plus grave contre-sens de ce siècle, qui est la femme moderne, et pourront contempler sur un bas-relief plein de mouvement et de vérité la folle insouciance d’une aristocratie éperdue, qui définitivement cède la place. N’est-ce pas de quoi consoler le grand dramaturge d’avoir été un idéaliste contestable, un législateur téméraire, un chimiste douteux, et un apôtre peu chrétien ?



  1. Préface du Père prodigue.
  2. Préface du Père prodigue.
  3. Seconde préface de la Princesse Georges.
  4. L’Ami des Femmes.
  5. L’Ami des femmes.
  6. Éditions des comédiens, iv, 167. Notes de l’Ami des femmes.
  7. Préface d’Une visite de noces.
  8. Préface de la Femme de Claude.
  9. J.-J. Weiss, Le théâtre et les mœurs, M. Alexandre Dumas fils, 156 sqq.
  10. Les Idées de Madame Aubray
  11. Préface de l’Ami des femmes.
  12. Préface d’Une visite de noces.
  13. L’Étrangère.
  14. Préface du Père prodigue.
  15. Le Fils naturel.
  16. La Princesse Georges.
  17. Préface de l’Étrangère.
  18. Préface de la Femme de Claude.
  19. L'Ami des femmes.
  20. Préface de l’Ami des femmes.
  21. L’Ami des femmes.
  22. Une visite de noces.
  23. Le Demi-Monde. V. plus haut Ch. iv p. 154 sqq.
  24. Un Père prodigue.
  25. La princesse Georges.
  26. Frédéric-Thomas Graindorge.
  27. La Princesse Georges.
  28. Denise.
  29. Le Fils naturel.
  30. Monsieur Alphonse.
  31. L’Ami des femmes.
  32. La Princesse Georges.
  33. Le Demi-Monde.
  34. L’Ami des femmes.
  35. Francillon.
  36. L’Étrangère.
  37. L’Ami des femmes.
  38. Denise.
  39. Le Fils naturel.
  40. Édition des Comédiens, Notes de Monsieur Alphonse.
  41. Ruy-Blas.
  42. Cinna.
  43. L’Ami des femmes.
  44. Une Visite de noces.
  45. Demi-Monde ; l’Ami des femmes.
  46. L’Étrangère.
  47. Préface du Fils naturel.
  48. Le mot est de M. Jules Lemaître, dans le Député Leveau.
  49. Le Fils naturel.
  50. La Question d’argent.
  51. Monsieur Alphonse.
  52. Préface de Monsieur Alphonse.
  53. Monsieur Alphonse. — La Femme de Claude.
  54. La Femme de Claude.
  55. Préface des Idées de Madame Aubray.
  56. V. Préface, 207.
  57. Préface des Idées de Madame Aubray.
  58. Le Fils naturel
  59. V. Préface d’Une Visite de noces, où une partie de ce feuilleton est citée.
  60. La Bruyère.
  61. Une Visite de noces.
  62. Préface de l’Étrangère.
  63. L’Ami des Femmes.
  64. Édition des Comédiens, V. 217. Notes de la Princesse Georges.