Le Théâtre d’hier/Édouard Pailleron

ÉDOUARD PAILLERON


I

L’HOMME DU MONDE.


Dans une brillante étude, parue au Figaro le 2 avril 1891, à la veille du Monde où l’on s’ennuie, J.-J. Weiss adjurait M. Pailleron de donner enfin son chef-d’œuvre. « Il le doit à sa renommée, et au théâtre contemporain », écrivait alors Weiss : sa prière fut entendue. Le Monde où l’on s’ennuie a été l’un des plus durables succès de théâtre en ces dernières années ; la Souris, sans ajouter à la réputation de l’auteur, ne l’a pas diminuée dans l’opinion des lettrés ; et de là vient, apparemment, cet air de bienveillante sévérité, que porte l’article reproduit dans un livre plus récent[1]. Il semble que J.-J. Weiss ait été plus préoccupé de rattacher M. Pailleron à la tradition de Regnard, de Marivaux, de Musset, que frappé de ce talent tout moderne, plus sensible à la délicatesse vraiment française et aux charmes extérieurs de cette œuvre, que curieux d’en démêler les éléments, d’en pénétrer les desseins. Et, puisque dans le livre cité plus haut, c’est du théâtre et des mœurs qu’il s’agit, peut-être est-il permis de regretter que, même alors, J.-J. Weiss n’ait pas été tenté de marquer avec précision combien, dans nos mœurs démocratiques, M. Pailleron est un dramaturge singulier, un perfect et select gentleman, qui doit à cette distinction naturelle le meilleur de son esprit et de ses ouvrages.

Par un cruel besoin de classification, qui est l’outrance de notre esprit scientifique, nous cantonnons volontiers les hommes dans une spécialité ; nous confinons l’écrivain dans son cabinet, parmi les livres et les documents ; et il est aussi difficile au public d’imaginer l’homme de théâtre hors des coulisses, que de concevoir un gandin sans monocle ou un aveugle sans bâton. M. Pailleron contredit à cette manie.

Il a du talent, parce qu’il a du monde, et des deux à souhait : gentleman de lettres, écrivain de race, au vrai sens du mot. C’est le propre de sa nature, la source de sa verve, et le tour particulier de son imagination. Il est homme de théâtre parce qu’il est homme du monde, sans théorie et sans effort. Il est du monde où « l’on a de l’esprit, non de la blague », de la sensibilité avec discrétion, du savoir sans pédantisme, de la tenue sans morgue, de la galanterie sans fadeur et sans impertinence, du monde « où l’on cause sans brailler, où l’on rit sans se tordre », d’un monde déjà vieux comme l’autre monde : voilà pourquoi M. Pailleron est si moderne. Il en est encore aux « honnêtes gens », corrects avec les hommes, empressés auprès des femmes, troubadours démodés, et qui n’ont plus la note. Il tient pour la vieille éducation, ce code romain de la galanterie, contre lequel il y a prescription. Ainsi fait, il contemple le spectacle de la bonne société, de la haute compagnie, et des belles mœurs. Telle est l’originalité de son talent, et c’en est la limite. Tant qu’il se tient dans ces parages, il est chez lui ; il y a le regard pénétrant, le trait précis, et l’esprit de qualité.

Oui, le monde a fait du chemin, depuis quelque trente années, à la remorque du siècle. La rue n’est pas encore dans le salon, mais le salon est descendu d’un étage, pour recueillir les bruits de la rue. On raconte que l’allure, les intonations, les épithètes, les tours de phrase du boulevard pénètrent insensiblement dans les ruelles les plus calfeutrées. Il se produit des infiltrations. La liberté du dehors est envahissante, et — parfois déjà, très rarement — ce n’est pas trop de l’éclat des habits rouges pour distinguer l’invité du suisse. Cela s’appelle être moderne. D’autre part, le terrible mouvement des idées a eu peu à peu raison des résistances les plus opiniâtres. Sous peine de rassembler toujours mêmes visages en des réunions de familiers qui ressemblent à des tête-à-tête, et pour fuir l’éternel isolement entre soi, il a fallu faire quelques concessions provisoires à ce maudit siècle égalitaire, qui dévale vers sa fin. Les politiciens y ont fait leur trou, les étrangers leur brèche, et les hommes de lettres leur carrière. Ils apportent avec eux l’écho de l’activité du dehors, le mouvement, l’intrigue : que voulez-vous ? La fortune a de lourdes charges, ne fût-ce que celle de l’ennui ; et l’intrigue est aux désœuvrés un doux passe-temps, qui donne l’illusion du pouvoir.

Pour n’être plus exclusivement la classe dirigeante, et parce qu’on se fait un devoir de bouder un gouvernement peu sympathique, on n’en a pas moins des fils inactifs et des neveux disponibles, qui s’attardent aux délices du club, doués d’ailleurs de l’intelligence requise pour prendre rang dans une sous-préfecture ou un sous-parquet. Il ne serait pourtant que de sourire à propos, du bout des lèvres, ou même d’atténuer certain air de hauteur dédaigneuse, juste assez pour provoquer les avances, sans les faire. On se résout donc à prendre contact (oh ! si peu) avec ces vilaines gens du pouvoir ; on ne repousse pas la main qui se tend ; on la prend, sans la presser, mais enfin on la prend.

…Quand on est du monde, il faut bien que l’on rende
Quelques dehors civils que l’usage demande.


Cependant, les nouvelles couches s’insinuent, et les Toulonnier sont dans le temple. On ne reçoit pas encore le ministre, un affreux républicain, mais on aguiche son secrétaire. Le diner n’attend pas pour lui ; seulement, il est exquis, presque à son intention. C’est du libéralisme un peu honteux, mais pratiquant. Le premier pas est fait : on y songe. Avec quelques places on convoite quelque influence, on reçoit quelques sénateurs, les plus décoratifs, quelques députés, les plus sages, et l’on dispose de quelques voix pour ou contre le ministère menacé. Enfin la vie rentre dans le salon. Mais il en a coûté des sacrifices, et, sous le plafond solennel des régimes passés, on distingue des nouveaux venus, un peu dépaysés parmi ce décor d’un autre âge, qui se faufilent avec l’esprit, le langage et les idées du jour.

La colonie étrangère, anglaise et américaine, a aussi forcé les portes. À vrai dire, lords et Yankees ne paraissent, en ces derniers temps, avoir exercé sur notre monde qu’une influence assez superficielle. Ils ont fait prime dans les cercles, plutôt que dans les salons. Ces hommes-là n’apportent chez nous qu’une froideur capable d’enthousiasme, un flegme opiniâtre en ses desseins, une activité fiévreuse sous des dehors glacés, une largeur de vues, une envergure de conceptions, une science et un dédain de l’argent, un sens de la vie étrange et nouveau, qui heurtent trop le brillant nonchaloir de notre aristocratie. D’ailleurs la femme a sur eux moins d’empire ; ils ont pour elle un goût qui, sans exclure les folies, s’exaspère rarement jusqu’au culte : peuple jeune, que la chevalerie bourgeoise n’a pas livré, pieds et poings liés, à une adoration délicieuse et tyrannique, et qui, avec un fonds de réelle naïveté, arme son indépendance d’un masque immobile et d’un verbe sec. Ils inspirent aux mondaines plus de curiosité que d’entrainement : aussi la jeunesse dorée ne leur a-t-elle guère emprunté que l’empois de l’attitude et du linge.

Mais l’étrangère a importé dans les mœurs françaises une liberté d’allures, qui fait d’autres ravages. Pour être du monde, elle ne renonce à aucune de ses fantaisies, elle n’abdique aucune de ses habitudes. En France, comme ailleurs, elle agit à sa guise, sans se soucier de l’opinion, qui, en faveur de l’exotisme, lui pardonne l’excentricité. Elle vit, comme elle parle, à bâtons rompus, et fait bon marché des convenances, qui, hors de son pays, lui semblent des pudibonderies assez ridicules. Le shakehand à l’anglaise et l’éducation à l’américaine témoignent de ses droits de conquête. Quant à l’autre, l’étrangère qui n’est pas du monde, voilà l’ennemi. Les salons lui sont fermés : elle ouvre le sien à deux battants. Les femmes qui ne la reçoivent pas, sont désertées de leur compagnie, qu’elle reçoit tous les jours, à toute heure. Sur les portes de son hôtel, regardez-y de près, vous verrez gravé en minuscules lettres d’or : entrée libre. Et, en effet, c’est sans fin ni cesse le va-et-vient du bazar. Lancée à toute bride dans le perpétuel mouvement d’une élégance fiévreuse, affranchie de préjugés, elle entraine sa clientèle aristocratique en un tourbillon. Elle a du pluck, si elle n’a pas le cant. Elle est partout, elle vient d’ailleurs ; fatiguée d’ici, elle s’envole là-bas. Quelle est donc cette jolie femme, perruque blonde encadrée d’un chapeau Directoire, qu’emporte tous les jours au Bois un magnifique équipage, un peu haut en couleurs, un peu surchargé de fleurs et de cocardes ? Interrogez Lahirel, qui l’a rencontrée à Madrid, où elle battait son plein. Desaubiers, qui l’a connue à Milan, où elle faisait fureur ; demandez, plutôt au général, qui a ponté pour elle à Bade, ou à Fondreton, qui se ruine pour elle à Asnières. De Sauves, aussi, vous dira qu’on soupe chez elle, assez tard, sur la présentation d’un ami, qu’elle est de toutes les fêtes, de tous les galas, de tous les pesages, dont elle raffole après une exécution à la Roquette. Pour être de sa suite, il suffit d’être prodigue, infatigable, et gai, comme elle. Mariée ? Probablement. Et le mari ? Il reviendra. En attendant, elle adore le bruit, le remue-ménage, les fous rires, et les fous qui rient, et plus ils sont nombreux, plus elle est en fête. Elle n’est pas dans le train, celle-là, elle est dans le rapide, comme dit M. Pailleron. Heureusement, chaque capitale n’en possède-t-elle que deux ou trois à la fois, emportées comme elle dans une vie à la vapeur, et qui, si elles se rencontraient, feraient sauter le monde. C’est une course endiablée, où les moins vigoureux sont fourbus avant de toucher le but, attirés, fascinés, tout de même que ces petits oiseaux de la plaine, qui s’élancent à tire d’ailes, durant des journées entières, dans le sillage sublime et vite de l’aigle et du vautour. Avec ses allures de viveur et son langage de fille, elle vous bouleversera les meilleures éducations en un tournemain, armée d’un sourire énigmatique pour les hommes, amer et dédaigneux pour les femmes, qu’elle traîne après soi de conserve, ceux-là entêtés, jusqu’à la migraine ou la folie, de son énervante séduction, celles-ci rivalisant d audace et souvent de scandale pour lui disputer le bonheur ravi et la famille qui s’en va. C’est tout bonnement le germe d’un mal, qui entame les mœurs françaises et les désorganise.

Les gens de lettres offrent un danger moindre et un peu différent, qui est pourtant très réel. L’influence qu’ils exercent sur certains salons se réduit d’abord à une mutuelle consécration. En principe, artistes, poètes, littérateurs sont des ornements de prix, des bustes célèbres, et qui parlent. Ils représentent une mode éternelle, où entre un peu de curiosité, et, au début de chaque époque littéraire, une prudence infinie dans le choix des renommées. Les réputations les mieux établies ont commencé par être triées au tourniquet. Mais bientôt deux ou trois salons, parloirs artistiques et antichambres des académies, vont de l’avant et multiplient leurs faveurs en relâchant la consigne. La mort a fait des vides. Ils ont appelé à eux des noms plus nouveaux et des talents plus modernes. Il faut ranimer l’esprit de conversation, qui se meurt, et quelques jeunes têtes sont assez avenantes pour donner la réplique aux gens graves, qui font autorité. J’ignore si les hommes d’un solide mérite réussissent toujours à être spirituels sur invitation ; mais je me doute que le monde, si friand de ces petites conférences, en est un peu la dupe, et qu’il perd en naturel ce que ces beaux esprits gagnent en considération. Les hommes de lettres sont comme les gazettes d’une réunion. Ils apportent sur le livre d’hier ou l’événement d’aujourd’hui une phrase, un mot, un adjectif, qui se passent à la ronde, se mettent en formule, et se colportent en guise de maxime. Ces penseurs émérites dispensent de penser.

Et puis, comme plusieurs sont d’aimables sceptiques ou de subtils analystes, et qu’il faut une rare intelligence pour nourrir un scepticisme inoffensif, de même qu’une raison supérieure est nécessaire à disséquer des états d’âme impunément ; comme, aussi, parmi les hommes de génie il y a des hommes d’esprit, qui, nés malicieux, et pour se donner le spectacle de la candeur blasée à qui ils sont offerts en représentation, se délectent à pousser le paradoxe jusqu’au plaisir suraigu et raffiné, — il se fait dans les cerveaux mondains un léger travail, d’où sort doucement l’incrédulité à l’égard des vieux principes, avec un goût des idées, des sensations nouvelles, qui s’ajuste mal aux grands airs et aux belles traditions. De là, une psychologie très moderne de l’amour. La galanterie étant de toutes les vertus celle qui exige la foi la plus robuste, les hommes du monde qui ont perdu l’une, brusquent l’autre ; ils substituent le sourire aux soupirs, le langage précis au style précieux, et, d’un petit air supérieur, brûlent les formalités du sentiment ; de leur côté, les femmes raffolent de théories physiologiques, d’analyses psychologiques, de phénomènes psychiques, et de toute cette musique retiennent la lettre plutôt que l’esprit. De là, aussi, des têtes inquiètes, curieuses, surexcitées ou défiantes ; des cœurs angoissés, brisés ; des veuves et des demi-veuves, qui ont mal à l’âme, et à qui l’on est tenté de dire, en les saluant : « Chère Madame, comment souffrez-vous aujourd’hui ? » Frissonnante corbeille d’épaules nues et de fronts songeurs, qui exhale un double parfum, très montant, de sensuel mysticisme et de mystique sensualité. Et c’est vous, toujours vous, comme au siècle de Molière, qui en êtes un peu la cause, délicieux passe-temps des esprits oisifs, romans, vers, sonnets et pastels, et vous, délicats écrivains, qui les composez, et vous, spirituels causeurs, qui les appréciez, artistes, hommes de talent, hommes de génie, modernes, trop modernes amuseurs d’âmes.

Encore mettez-vous de la grâce à moderniser le monde. D’autres sont plus terribles, dont l’influence a moins de charme : c’est à savoir les demi-érudits, les philologues étroits, les tyranniques germanophiles, qui en imposent « par leur morgue pédante et leur nullité prétentieuse », raillés, détestés, et vénérés, la plus lourde rançon que nous ait imposée l’inflexible Allemagne, au jour de son triomphe.

Pédants mis à part, il ne semble pas que, dans la haute société, les hommes, les jeunes gens surtout, aient gagné à ces influences diverses. Depuis plus de vingt ans, habitués à être d’après d’autres, ils ont désaccoutumé d’être eux-mêmes, avec leurs qualités et leurs défauts de race, et s’acheminent à devenir insignifiants. Leur fantaisie n’est guère occupée qu’aux variations de la mode, qui renouvelle ingénieusement la coupe des habits ou le genre du sport, sans ranimer les sentiments ni raviver l’esprit, qu’un scepticisme d’imitation a éteints. La mode est, pour quelque temps, impuissante à faire davantage : elle regratte les hommes, plutôt qu’elle ne les renouvelle. En faut-il un exemple ? Dans ces dernières années, le bon ton était à la désespérance, non pas aux mines penchées ni à l’attitude rêveuse des romantiques, mais à la désolation universelle, au pessimisme lamentable, qui se traduisait discrètement chez les gens du monde par un sourire un peu haut et blasé. On nous annonce pour cette année que le grand genre tourne à la gaité. Mais n’allez pas croire qu’il s’agisse d’une gaité libre et expansive, naïf témoignage du plaisir intense et selon la nature : ce sera, selon toutes probabilités, une belle humeur de parade et en surface, quelque chose comme la dernière mode du visage, un dessin plus avenant de la physionomie, qui se manifestera également par un sourire un peu moins supérieur peut-être, et parfaitement réglé pour la saison. La différence est-elle appréciable ? Les hommes du monde en seront-ils modifiés ? Nullement.

Pour quelques années encore ils sont embarqués à évoluer avec ensemble, à flirter mécaniquement à répéter les mots de M. Tel, à redire les saillies du politicien bien pensant, à parler anglais, comme chez l’Étrangère, ou argot, comme dans les coulisses, automates de plus en plus perfectionnés, et fermés hermétiquement aux antiques niaiseries du cœur, qui étaient le mérite et le charme de leurs ancêtres, les petits Marquis. Grâce à la vie du cercle, qui est un terrain neutre, la république fermée de leurs mesquins défauts, ils continueront à se modeler sur les originaux, qui lancent le ridicule du jour, mettant en commun et presque en régie leurs travers, même passagers ; et comme le cercle est à mi-chemin entre le salon et le boudoir, ils alterneront, quelque temps encore, de l’un à l’autre, exposés par une naturelle distraction, à réciter des phrases galantes aux pécheresses, qui s’y plaisent, et à déclarer leur « béguin » aux comtesses, qui s’y feront. D’où il apparaît que les hommes du monde n’offrent guère à l’observateur que des travers sans relief ou d’une banale actualité.

Les femmes, au contraire, absorbent en elles tout l’intérêt de la comédie mondaine. D’abord elles portent un air de victimes mal résignées, qui attire le regard et appelle la sympathie. Que de veuves désabusées et défiantes, d’épouses inquiètes ou délaissées, quand elles ne sont pas séparées, dont les craintes ou les désillusions, en justifiant toutes les espérances, encouragent toutes les entreprises ! Quant à celles qui ne sont ni séparées, ni désabusées, elles luttent contre les rivales qu’elles devinent, et se lancent dans le mouvement moderne avec crânerie, de tous leurs nerfs. Elles n’ont pas de cercle pour combattre l’ennui, calmer les appréhensions, ou dissiper le cœur. Aux unes il faut le subtil remède d’une psychologie troublante ; et leur éducation est bientôt refaite ; d’autres, plus rassises, trouvent dans les intrigues littéraires ou politiques un suffisant dérivatif ; plusieurs enfin s’engagent sans conviction dans une partie, où elles risquent leurs réserves de sentiment, contre des joueurs, qui tirent l’amour à cinq, exempts d’aucune émotion fâcheuse. Et tout cela est d’un comique assez relevé, comme il arrive toutes les fois qu’un être, doué d’intelligence et de raison, s’efforce à l’erreur ou se contrefait jusqu’au ridicule, sous le prétexte qu’il faut hurler avec les loups ; et que, malgré tous ses titres, noblesse, éducation, fortune, qui le rivent au passée il s’ingénie laborieusement aux exagérations du temps présent.

Est-ce à dire qu’il convienne de crier misère, et que la morale du monde s’en soit allée, avec ses dieux ? Il y aurait là plus d’injustice encore que d’ingénuité. Ce qu’on appelle la morale du monde est une règle assez souple, pour permettre à la vertu des écarts relatifs, qui ne vont guère au delà de l’intention. Celle des femmes, surtout, est toute de convenances et de sentiments, de même que l’erreur n’est souvent chez elles qu’ennui ou curiosité : elles ont, par une grâce de naissance, un instinct de pudeur persistante, et des préjugés d’enfant très durables, qui les préservent à l’heure du danger ; et, si elles sont quelquefois sur le point de violer la loi, le plus souvent elles brouillent le texte, sans loucher à la gravure. Mais, en revanche, songez-vous combien, au milieu de cette vie agitée, la jeune fille joue dans le monde un personnage difficile et mystérieux ? Car elle voit clair, l’Agnès d’aujourd’hui, et elle devine bien des choses, ne fût-ce que par l’habitude d’en entendre. On lui a fait sa part d’indépendance, et elle est fort en peine d’en user ; elle voit plus qu’elle ne comprend, elle pressent plus qu’elle ne voit : curieuse énigme, celle-là, et qui sollicite autrement l’attention d’un contemplateur, que les fredaines compassées du jeune frère, le boulevardier.

Pour agiter ces menus problèmes, noter ces travers, et marquer ces ridicules du monde, en même temps que les influences qu’il a subies, il fallait plus d’esprit que de vigueur, plus de tact que de force, plus de délicatesse que d’âpreté, avec un goût inné de l’élégance et un sens très fin de la modernité. Il y fallait surtout certaine distinction de nature, et une sensibilité attentive aux petites peines et aux émotions tempérées. Un homme du monde pouvait seul réussir à cette étude, et en faire une œuvre très particulière, qui résumât en soi les qualités et les défauts de la bonne compagnie, et les peignit de couleurs discrètes.


II

LE DRAMATURGE ET LE PSYCHOLOGUE.


Il ne faut demander au monde que ce qu’il peut donner. On voit d’ordinaire que, par une loi d’universelle compensation, les idées fécondes sont les trouvailles de la misère, les aubaines du génie affamé, qui braconne et prend les inventions à la pipée. L’atmosphère des salons est un peu tiède aux poussées de sève des plantes vigoureuses. Mais, en revanche, nul milieu n’est plus favorable aux natures distinguées et déliées, qui spontanément y prospèrent en un discret épanouissement. L’esprit de finesse y est dans l’air. Ce qu’exige d’industrieuse subtilité l’élaboration des petites fêtes et des petites intrigues, on ne s’en saurait douter, à distance, ni combien aux jeux innocents se prodiguent les intentions ingénieuses et raffinées. Tout n’en est point perdu. De temps en temps naît un Marivaux ou un Pailleron, qui, doué d’un naturel talent, et avec un bagage de connaissances plus solides, croît parmi ces minutieuses gentillesses, et en fait instinctivement son profit.

« J’ai pris, dit la Préface du Monde où l’on s’ennuie, dans les salons et chez les individus, les traits dont j’ai fait mes types. Mais où voulait-on que je les prisse ? » Nulle part ailleurs, en vérité, puisque c’était pour M. Pailleron le terrain le plus commode à ses facultés d’artiste, et le plus conforme à ses goûts. Du monde il a l’ingéniosité, qui est la propre marque de sa fantaisie. Ingénieux, il l’est par un penchant de nature dans sa manière d’observer, d’imaginer, et jusque dans l’invention, même lorsqu’elle soulève des souvenirs ou sollicite les rapprochements. Il apporte la discrétion d’un galant homme dans ses emprunts, et aussi dans son originalité. On a pu lui reprocher, sans trop d’injustice, de s’être longtemps attardé aux reprises d’idées déjà traitées par d’autres, et ajouter, avec quelque raison, qu’il s’est sevré sans hâte du lait classique, dont il fut nourri. N’y a-t-il pas quelque outrecuidance à débuter d’emblée par le génie ? Pour ses coups d’essai, il lui a suffi de mettre en scène quelques actes d’un motif toujours gracieux, et de rajeunir quelques proverbes d’une application un peu détournée : ce qui est le fin du fin en matière de délicatesse mondaine. Petite pluie, Le Mur mitoyen, Le dernier Quartier sont moins des titres de pièces que les mots de subtiles et limpides charades, qui s’organisent derrière le paravent, aux jours où l’on pille la garde-robe.

Et voyez les charmantes ressources de l’ingéniosité d’esprit. Il semblerait que l’idée suffit à une jolie scène, sans plus ; et il en rencontre plusieurs, le plus souvent très jolies, si bien que, la pièce terminée, la compagnie a sur les lèvres, avec l’illusion flatteuse de l’avoir deviné, le mot de ce jeu spirituel, qui en est l’occasion et la solution. Oui, le mot y est, au commencement, au milieu, à la fin, amené d’une méthode usitée dans les devinettes, et qui consiste à jeter en plein jour, au bon endroit, l’idée, la maxime ou le dicton, autour duquel le reste n’est que fine et industrieuse broderie. Et ce piège familier aux amusements de société devient véritablement un procédé de théâtre, surtout lorsqu’il ne s’agit plus d’une saynète sans prétention. « Mais c’est le monde où l’on s’ennuie, cela », ou :

« Ma tante, savez-vous ce qu’est un faux ménage ? »


ou encore, avec plus d’insistance, à proportion que le sujet est plus épineux : « Comprenez donc, ma tante, qu’elle n’est pas au point… que c’est… enfin qu’elle n’a pas l’étincelle… Connaissez-vous la machine électrique ? » C’est-à-dire, pour clairement parler : « Vous brûlez, ma tante, vous brûlez ; attendez quelques scènes, et vous y êtes. »

Cependant, pour amuser les plus impatients, l’auteur s’ingénie à trouver d’agréables accessoires ; il a, comme M. de Casteljac, avec plus d’esprit et de fantaisie, des figures nouvelles à chaque saison, c’est à savoir la prison de l’amour, les cerceaux enchantés, et la tête de bœuf : je veux dire la scène de l’éventail pf ! pf ! des sonnettes drelin ! drelin ! du tonnerre brum ! brum ! de la poupée couic ! couic ! de la machine électrique, de la robe noire, de la serre et de l’indique-fuite. Si vous prétendez qu’il y a plus d’artifice que d’art à fourrager ainsi dans le magasin de la Comédie Française, je vous répondrai que ces artifices, au moins, ne sont pas coûteux, qu’ils n’affichent point des prétentions excessives, qu’ils sont peut-être simplement un effort aimable de réalisme à bon marché, que Molière lui-même n’a pas dédaigné ces petits moyens, et que j’ai vingt raisons de croire que M. Pailleron rend au monde ce que M. de Casteljac lui a prêté.

D’où il suit qu’il n’apporte au théâtre qu’un rare talent d’amateur ? Je ne dis pas cela. Mais sans doute n’est-il point impertinent de croire que ses premiers efforts ont révélé quelque chose d’approchant, pas plus qu’il n’était inutile de rappeler d’où procèdent les qualités très personnelles, qu’il a heureusement développées plus tard. Il a su fouiller davantage le champ de ses observations, mais le travail de l’invention ne lui a vraiment réussi que dans ce coin du monde, pour lequel il était fait, et où naturellement il avait pris position. Il y a découvert des régions mal connues, mitoyennes, peu définies, et, sans labeur apparent, il a excellé à les peindre. « Je constate que c’est ici un de ces salons, où, sous le voile des convenances, on se cherche et l’on se trouve… quelque chose d’hybride, que le cadastre moral n’a pas classé encore, et qu’on ne peut désigner que par cette périphrase significative : le Monde où l’on s’amuse. » Il s’y est orienté sans peine, et, à mesure qu’il en maniait les travers avec plus d’aisance, il en attrapait les ridicules, qui tiennent à des nuances infinies, avec plus de sûreté et de finesse. Il est vrai que ces voyages d’exploration l’ont rarement égaré en des milieux, moins accessibles ceux-là, où le vice fait les frais de la comédie, — et dont on n’a raison que par une observation âpre et une vigoureuse indignation, qui n’appréhendent ni les violences ni les coups d’éclat. Là, les manèges de la coquetterie constituent un danger social, et il faut, quoi qu’on en ait pu dire, plus que de la clairvoyance pour les dévoiler, et plus que du talent pour en faire justice. Celui qui, le premier, a mis le pied dans le demi-monde, n’avait pas le droit de s’arrêter à des nuances : il a dû faire sauter les masques. M. Pailleron excelle à les soulever. Cela suffit à sa complexion plus mesurée, à son tempérament plus réservé. Il a pris goût à noter, avec leurs ridicules à peine saisissables pour d’autres, les variétés du monde, où l’on s’amuse et où l’on s’ennuie. Et de nuance en nuance il s’est engagé, non sans coquetterie, dans les menus problèmes d’une psychologie assez neuve, qui est l’agrément de son esprit.

« Mon cher, les dramaturges psychologues, qui se préoccupent de l’homme, ne sont jamais descendus dans les profondeurs de ses puérilités. Une analyse trop fine demande trop de détails ; l’action n’a pas le temps d’attendre… C’est l’âge ingrat, un âge de transition, indécis, ténu, et de diagnostic difficile, l’âge ingrat, Gontran, où notre petit nom devient plus jeune que nous, où la redingote noire serait peut-être trop longue, mais où le veston est déjà trop court. »


C’est le triomphe de l’analyse psychologique et dramatique : car veuillez remarquer que l’auteur excuse sa description en même temps qu’il la précise, qu’il la lance et l’engage dans le train de la scène, que la phrase même, d’une coupe élégante et à la dernière mode, n’a rien d’une exposition sermonneuse, et qu’il se peut bien faire qu’en ce moment nous saisissions le point précis où l’homme de théâtre se distingue de l’homme du monde, où le talent ne suffirait plus, sans le don.

Des sujets si délicats veulent être mis en œuvre avec dextérité. M. Pailleron compose adroitement, avec aisance, sans qu’on puisse soupçonner l’effort. Il ménage, plutôt qu’il ne prépare les effets. Il promène l’intrigue en des détours ravissants, qui ne sont jamais hors-d’œuvre ; et le mouvement de la pièce, rarement précipité, est presque toujours sensible et accéléré, sans arrêt ni recul. Le fil, comme l’idée, en est parfois si ténu et délié, qu’on le croit rompu, juste à l’instant qu’il se dévide, onduleux et souple. À y regarder de près, on découvre un art étudié, peu apparent, avec une assimilation très aisée des progrès en tous genres, qu’a faits le métier dramatique depuis plus de cent ans. Nul ne s’est mieux approprié la manière de Marivaux, l’adresse de Beaumarchais, et aussi, avec d’élégantes précautions et des tempéraments judicieux, la tirade lyrique et sentimentale du drame. D’autres ont construit des machines plus solides et d’une logique plus saillante peut-être ; personne ne s’entend davantage à faire évoluer en un espace restreint, parmi des situations délicates, sans confusion ni fausse manœuvre, un groupe de personnages très divers, qui ne semblent d’abord réunis que par le hasard d’une réception ou à la faveur d’une fête intime. Il arrive souvent, à la scène, même dans les œuvres des plus grands, que, malgré l’illusion d’optique, on remarque de l’embarras ou de l’apprêt dans le va-et-vient du salon, je ne sais quoi d’artificiel qui gâte le tableau : soit que deux à deux les personnages s’entretiennent, par intervalles, pour ne gêner pas la causerie du groupe voisin, soit que tous parlent à la fois, et que les mots d’esprit semblent monter des dessous du théâtre, soit enfin que, par un procédé aussi commun et choquant, il y ait tout près de la rampe un truchement, qui fait par tirades les honneurs de la soirée, discourant sur les mœurs et les caractères des gens qu’il présente, à la façon dont le manager montre ses bêtes. Ou se lasse vite de la collection et du boniment. M. Pailleron y met plus de formes. Il a écrit deux ou trois scènes, où il donne vraiment l’impression du monde, malgré le nombre des personnages, qui parlent à leur tour et à propos. À peine le premier acte est-il quelquefois surchargé, un peu long sans longueurs ; on ne se résignerait à en rien perdre, mais encore en voudrait-on retrancher quelque chose. À cette réserve près, la mise à la scène est d’une habileté subtile, preste, harmonieuse, et assez sobre pour donner aux grandes pièces de l’auteur un air de modernité classique. Voilà bien des qualités séduisantes.

Et je crains que la renommée, qui l’a traité en mère passionnée, ne lui ait été injuste par quelque endroit et ne l’ait un peu jugé à fleur d’originalité. Peut-être, après tout, a-t-il le tort d’être original avec trop de discrétion, et de voiler d’un art trop spirituel ce qu’il y a de plus neuf dans son théâtre. Il a été frappé de la façon très nouvelle, dont se noue aujourd’hui l’intrigue dans le monde, et du scepticisme à la mode dont s’y assaisonne la galanterie. Pendant longtemps, hier encore, la comédie a vécu sur la déclaration classique, à grand renfort de douceurs, à beaux souvenirs du répertoire. Avec plus d’éclat lyrique dans le drame, plus d’abandon sentimental dans le mélodrame, des gestes expressifs, des cris rencontrés : on en était encore à la tirade cent fois refaite de Molière. Les personnages de M. Alexandre Dumas (ils sont les premiers qui aient nettement rompu avec ces traditions d’un autre âge. Ils y mettent tout leur tempérament et y ajoutent un certain air entendu. Ils ont une façon à eux de déclarer qu’ils ne se déclarent point, ou de saluer l’arche, sans tomber à genoux, ou de s’agenouiller sans saluer. À part ceux qui ont le foie trop gros, et qui s’engagent à fond dans l’aventure, ils sont experts à esquiver les préliminaires, à moins que, comme Jean Giraud, ils ne les suppriment, argent comptant.

En un monde plus restreint, M. Pailleron a poussé aussi loin l’observation, et il a gardé plus de mesure. Les hommes se disent, avant de se prononcer : « Des anges, toutes des anges, trop d’anges dans les familles », et ils appréhendent d’être plaisants ; les femmes ont une maxime, qui les met en garde contre les surprises du cœur : « Hon, musiciens ! » et elles craignent d’apprêter à rire ; et c’est l’effroi du ridicule qui couvre leurs déclarations d’un ridicule exquis. Les mots ne viennent pas, ou ils abondent ; la phrase ronfle, ou elle s’arrête court ; on s’embrouille à vouloir tout dire, ou l’on ne dit rien par la peur de se livrer ; on cherche un subterfuge, on prend des détours, on s’écarte, on n’y est plus, lorsqu’il n’y a qu’un verbe qui serve, qui est sur le bout des lèvres, et qui lui-même est devenu comique. Et M. Pailleron, par pure malice, complique encore cette gêne d’une ruse de circonstance, qui rend la situation plus fausse ; adieu l’aplomb, l’expansion, ou la poésie, quand Bob se met à aboyer, l’intempestif Bob, l’incrédule chien du logis[2], à qui, par précaution, il eût fallu d’abord plaire. Pauvre M. Gillet, vous n’y êtes pour rien ; ce sont les gens du monde (et M. Pailleron le leur fait payer) qui, pour suivre le train du siècle, ont fait la sincérité si ridicule et l’amour tant difficile. Et toutes les scènes de ce genre sont piquantes, neuves, d’un goût parfait.

On en trouverait ailleurs de plus modernes, si modernes qu’elles pourraient bien être en avance. Tous les beaux cavaliers de Gyp, qui n’ont qu’un mot : « Je vous adore », m’ont tout l’air de simplifier à l’excès le fond de la langue. M. Pailleron a l’esprit de n’être pas si désolant. C’est le trait commun à toutes les scènes analogues de son théâtre, que la nature a raison de l’artifice, et qu’une pointe de sentiment suffit à réveiller les cœurs que la mode, l’étiquette ou le bel air ont endormis. Aux grandes phrases des virtuoses il oppose, sans déclamation ni sensiblerie, la douce mélodie de l’âme qui chante ou qui pleure, par un besoin de nature, et qui exhale sa jeunesse un peu attristée parmi ces esprits forts et ces cœurs tacticiens, qui évoluent comme à la parade. « Oh ! je la connais, allez, ma vie, et depuis longtemps, depuis le jour où ma mère est morte… Pauvre petite »[3] ! Dans toutes les grandes pièces de M. Pailleron il y a un morceau de ce genre, d’une touche aussi légère, d’une poésie à peine indiquée, d’une sensibilité contenue, qui à l’amour habillé de formules, à la passion teintée de scepticisme, aux travers les plus neufs, les plus mondains, les plus raffinés, les plus ridicules oppose sans éclat le contraste d’un cœur simple, réservé, et à la mode changeante l’éternelle jeunesse. Molière aussi se plaisait à ces échappées de sentiment.

À deux reprises, M. Pailleron a voulu sortir de son milieu, et entrer dans les grands courants du vice. Il faut reconnaître qu’alors il a forcé sa nature, sinon son talent, et qu’Hélène, tragédie bourgeoise, et aussi les Faux ménages, ont d’autres défauts que celui de rappeler Gabrielle et la Dame aux Camélias. Bon gré mal gré, on ne peut que souscrire à la critique de J.-J. Weiss, et en retenir, quoi qu’on en ait : « que l’auteur n’est point à l’aise avec les mœurs vicieuses, qu’il n’est pas plus fait pour prendre en leur exacte mesure les dérèglements que les fougues sublimes, et que sa main si adroite s’alourdit, quand elle y touche. » Ce qui ne veut pas dire qu’il y manque d’esprit ou que son talent l’abandonne : l’homme qui a de l’un et de l’autre, en a partout. Mais jetez-le dans un monde qui n’est pas le sien ; ses qualités ne feront point qu’il n’y soit dépaysé. Il y reste gentleman, mais il n’est plus chez lui : l’habit est trop élégant et la verve trop discrète. Même des Faux ménages ce qui plait le plus n’est sans doute pas ce qui a coûté davantage à l’auteur, mais plutôt ce que dans cette société, où il s’égare, il apporte de lui-même : un parfum d’honnêteté originelle, avec un sens inné de toutes les élégances. En deux ou trois scènes il a prodigué les traits d’une observation instinctive, qui accuse plus de froissements que d’étude. Il en veut à ces compagnies de rencontre, de singer la famille, l’honnêteté, et jusqu’à la distinction. Il ne leur pardonne pas de s’efforcer à la respectabilité, et d’affecter les belles manières. Ces éducations postiches l’assomment, et il en note les moindres travers. Rien que des demi-noms dans ce demi-monde : Mme Ernest, Mme Henri, Mme Armand ; et que de simagrées, de pudibonderies, de réticences vulgaires, de protestations excessives, de démonstrations gauches, et d’équivoques inévitables ! Le général valétudinaire s’y rencontre avec le Monsieur, qui a deux femmes, l’une, qui se meurt, hélas ! et l’autre qui, grâce à Dieu, va fort bien. Ce n’est que papotage, embrassades, politesses, façons entre filles qui n’étaient point nées façonnières.

Venez, Charles. — Madame ! — Oh ! non, pas la seconde. — Non, Madame. — Après vous. — C’est comme dans le monde.


J’avoue que je donnerais sans trop de regret la thèse de la pièce et, avec elle, les tirades sur la rédemption pour la première scène du quatrième acte entre Fernande, qui inaugure son deuil, et Mme Ernest qui la réconforte de son mieux. Mais le mal est irréparable. Avoir traîné ce pauvre général jusqu’à la mairie, avoir été à deux doigts de s’appeler Mme de Vory, et, faute d’un « oui » que l’apoplexie a coupé net, rester Fernande, comme devant, et teindre en noir, en grand noir, la robe blanche, et du bonheur échafaudé, de la famille entrevue, de la noblesse rêvée ne retenir que les écus par testament,

(Ah ! je l’entends encor demandant ses pastilles !)


et n’avoir pas même un gage d’amour, un porte-respect (le pauvre homme !), pas même le nom, un souvenir (pauvre général !), pas même veuve ! Là, M. Pailleron a tout son jeu en main. Je soupçonne que, s’il n’a pas hésité à installer la maîtresse du fils dans la maison maternelle, c’était moins par un coup d’audace que par l’intime conviction que la vertu, même acquise et très méritoire, ne soutient pas la comparaison avec l’honnêteté traditionnelle et simple de la famille. Oui, Esther est une bonne âme, qui a droit à l’estime, et qui en achète la faveur ; mais je distingue aussi qu’elle ne comprend rien, quoi qu’elle en dise, au charme pur de la jeune fille qui est sa rivale, ni à cette chaste inconscience, ni à cette fière honnêteté de race, qui croit dans les vieilles maisons, à l’ombre de l’orme centenaire que l’aïeul a planté.

« Votre honneur, dit M. Poirier à son gentilhomme de gendre, n’est pas fâché que ma probité paie ses dettes. » Et M. Poirier paie, sans distinguer la nuance. Tout le théâtre de M. Pailleron, même dans ses pièces contestables, est fait de ces nuances-là.

III

HOMMES ET FEMMES.


Donc c’est un fait accompli. Les hommes du monde, les plus jeunes surtout, s’ennuient. Ils font le tour des salons, parce qu’il y faut paraître ; ils viennent et ils s’en vont ; ils reviennent, et ils ont hâte de s’échapper. À ces aimables sceptiques, qui dès l’âge le plus tendre s’exercent à prendre un genre, il faut de la sincérité ; ils en veulent à tout prix : devinez où ils la cherchent. Assez du monde, et de ses grimaces, et de ses hypocrisies, et de ses belles manières, qui manquent de saveur et de vérité. Assez cloîtrés dans les exigences de l’éducation. Autres temps, autres mœurs : le vrai monde est où l’on s’amuse. Tordez-les, pressez-les, comme dit l’autre : ils dégouttent l’ennui, et meurent du désir de s’encanailler. « Ah ! mais non, j’aime mieux la mauvaise compagnie, je dis la très mauvaise. Au moins, là, on dit ce qu’on pense, et on fait ce qu’on dit. Et si on rit, c’est qu’il y a de quoi. » Un seul a fait une retraite à la campagne, pendant le premier quartier, et, avant le dernier, il bâille comme les autres, déjà.

M. Pailleron est impitoyable. Tous les jeunes premiers de son théâtre se ressemblent, tous insignifiants, depuis les deux nouveaux valseurs de Mme de Bryas, à peine échappés du collège, en passant par Gaston de Viret, Georges de Pienne, jusqu’à Roger de Céran, mon Dieu, oui, sans oublier Raoul de Giran, presque son homonyme, le capitaine à l’étincelle. Dans le monde, ils ne savent même plus conduire leurs affaires sans aide, ni pousser le sentiment ; ils ont besoin de l’appui complaisant d’une sœur ou d’une tante pour mener à bien leurs aventures. S’agit-il de rompre une liaison passagère, qui menace de s’éterniser, il ne leur faut rien moins, pour les y résoudre, que l’insistance d’un oncle madré, qui prépare les voies et presse le dénoûment. Ils ont un peu l’air de chevaliers grandissons, que les équipées du boulevard n’auraient pas déniaisés. Ils ont la passion rythmée, le sentiment mélodieux ; leurs aveux s’exhalent en récitatifs : ils utilisent leurs souvenirs d’opéras. « Comme c’est rédigé », pensent les femmes. Peuvent-elles penser autre chose ? Plusieurs, qui ont fait de bonnes études, sont teints de spiritualisme : et ils s’en servent. S’ils n’ont pas l’ampleur de Bellac, ils ont du moins le tour de son éloquence frôleuse et captieuse. « L’autre soir, nous causions ensemble ; j’essayais de lui prouver théologalement qu’il n’y a pas qu’une passion qui soit un article de foi, que l’espérance est une vertu qu’on ne peut, sans péché, ravir au pécheur, et que l’amour est la charité du cœur… J’étais éloquent, elle était émue, cela allait très bien ; je t’assure qu’elle était émue. » C’est à croire que le langage de la galanterie est mort, et qu’une certaine littérature l’a tué.

Je laisse de côté Marins Fondreton, qui a jeté ses palimpsestes par-dessus les moulins, et à qui la passion n’inspire que des mots d’argot brouillés de citations latines, et aussi Roger de Céran, qui, par manière de marivaudage, prend feu pour les tumuli et les monuments de l’Asie occidentale : deux types issus d’une même conception, dont l’un est le complément de l’autre, très naïfs en somme, et même un peu monstrueux dans la société où ils vivent, avec, tous deux, des traits grossis et appuyés, dont l’outrance est rare chez M. Pailleron[4]. Mais Raoul de Géran, l’officier enflammé, empanaché, breveté, don Juan de garnison, enragé de mariage, ne voilà-t-il pas enfin un homme de ressources et un amoureux de fond ? Tranchons le mot. Les autres sont toujours lycéens, celui-ci est encore Saint-Cyrien. Remarquez qu’il fait des vers, pas excellents, mais il les fait. Il n’est pas très fixé sur le choix de son idole, et sa poésie est à tout événement : mais il compte sur elle. Un peu neuf, le capitaine. Je préfère la poésie du sous-préfet : celle-là, au moins, a un objet précis. Et puis, lui aussi, il est fort empêché d’agir seul. Livré à lui-même, il bredouille, comme M. Gillet, le notaire, qui n’est pas un tacticien, et finit par demander aide et protection à sa tante : ce qui n’est pas précisément la marque d’un praticien accompli. Il fait du demi-Musset, ou du demi-Marivaux, à moins qu’il ne fasse simplement de la musique de chambre, comme dans le monde, une musique vague et enveloppante, qui s’apprend de mémoire, qui se récite sans effort, et qui est le signe d’une insuffisance très moderne à sentir vivement, et à penser par soi-même. Ce qu’on ne sait plus dire, on le chante. En vérité, M. Pailleron, qui a bien de l’esprit, est cruel pour la jeunesse dorée.

Ses sympathies vont ailleurs. La dernière génération, qu’il a vue naître et grandir, n’est point de son goût. Il lui préfère les hommes de quarante ans, qui sont presque de la sienne. Ils tiennent encore, par certains côtés, à la vieille éducation, qui a résisté à la poussée contemporaine. Lahirel et Gontran Desaubiers ont des ridicules agréables, distingués ; et, si à l’un est décochée l’épithète de Tartufe, n’ayez pas la candeur de prendre le mot au pied de la lettre, et veuillez croire que la morale, la saine morale, est seule responsable de cette vilaine injure. Je n’en voudrais pour preuve que le caractère d’homme, le plus aimable et le plus original que M. Pailleron ait mis au théâtre, celui qu’il a dessiné avec complaisance, et dont il a caressé l’esquisse tendrement. Max est l’homme du monde, qui a fait de l’amour sa carrière, et la parcourt en conscience. L’auteur en a fait une sorte d’Ariste, selon ses idées et son cœur. Car tout est changé depuis Molière, et puisqu’Horace est devenu sceptique et oublie d’avoir vingt ans, Arnolphe les a deux fois, et prend sa revanche.

Vous rappelez-vous, lorsque parut la Souris, les rudes critiques dont fut persécuté le beau Max, l’irrésistible marquis, le galant charmeur ? Il eut d’emblée contre lui les jeunes gens, qui se sentaient atteints, les hommes mûrs, qui n’étaient point flattés de la comparaison, et enfin les vieillards, qui se désolaient sans doute d’être hors de cause. J’imagine que l’auteur dut y être d’autant plus sensible, qu’il avait cette fois restreint le cadre avec le nombre de ses personnages, et délibérément isolé l’amour, afin de le peindre avec soin. Or, il faut en prendre son parti, et reconnaître avec humilité qu’il est par le monde des hommes faits d’un certain modèle, ornés d’une éducation déjà ancienne de plusieurs années, qui sont nés pour aimer et être aimés, sur qui l’âge à peine a quelque prise. Ils sont un petit groupe, tous les jours diminué, pour qui la vie commence avec l’amour et finit avec lui. Ils ont la foi, qui les préserve de vieillir. Leur existence est toute de frissons, de sourires, et de larmes. Autrefois, ils eussent été des paladins ; aujourd’hui ils sont des hommes galants, et cela est bien ainsi.

Max est le plus jeune de ces jeunes premiers. Encore qu’il touche à je ne sais quel âge, occupé qu’il fut à la passion, il n’a eu le loisir ni de lire Schopenhauer, ni même d’en entendre parler. De sa jeunesse mouvementée il a sauvé ses illusions et gardé son cœur entier. M. Pailleron nous le présente à l’heure indécise, où quelques pronostics, inaperçus de moins expérimentés, lui annoncent la retraite prochaine. Et, naturellement, il s’en désole, puisque le voilà inutile désormais. Faire Max élégant, séduisant était peu ; le trait d’esprit est de l’avoir fait timide : oui, timide à… quarante ans, comme on l’est à quinze, après une vie semée de conquêtes, remplie de souvenirs, illuminée de délices. Il ne croit plus en lui, mais il croit encore à l’amour, tout au contraire des jeunes gens de son monde, qui ne croient plus en rien qu’en eux-mêmes. Et M. Pailleron descend par degrés dans les détours de l’âme de ce vainqueur craintif, qui, très recherché, tremble de ne plus plaire, et voit venir avec effroi le moment où il devra se contenter de l’amitié, ce trompe-l’œil des amants sur leurs fins. Comme tous les timides, il est dur à la timidité d’autrui. Il a le cœur désorienté. Placé entre une femme et une jeune fille, il va, conduit par l’expérience, à la première, et néglige l’autre, et, par une humaine contradiction, pendant qu’il s’attache à la femme et sollicite en elle des souvenirs de jeune fille, il est amer pour la jeune fille, en qui même il n’a pas deviné la femme. Peut-être est-ce là tout l’homme, comme il se pourrait que l’expérience ne fût que la routine de l’esprit, qui n’est pas toujours solidaire du cœur. Ainsi engagé dans sa voie, le caractère de Max se développe en des nuances très complexes, qui lui donnent la vie. Il est capable de sentiment pour Clotilde, il a toute son habileté avec Hermine et Pepa, et, après le coup de foudre, la seule innocence de la Souris le gêne et l’embarrasse comme un adolescent. Avec celles-là, il se refait le cœur et la main, et, en présence de Marthe, qu’il malmenait d’abord, il est sans défense, désarmé par cette candeur virginale, qu’il a tout à fait négligé de rencontrer dans le monde. D’un geste, il est encore homme à renseigner Pepa sur la façon dont il faisait la cour aux demoiselles ; et l’instant d’après, en présence de la petite fille, il sue sang et eau à trouver l’attaque. Le beau Max n’a plus l’attaque ! L’innocence est contagieuse. Déconcerté, décontenancé, il s’empêtre dans les manœuvres de la raison, il se débat parmi les aveux involontaires, les réticences révélatrices, les élans spontanés, et tous les vains efforts d’une tactique impuissante, qui ne lui sert qu’à se livrer et à se découvrir, tant qu’enfin il exulte vaincu d’un seul mot, murmuré à peine : « Vous ne l’aimez pas, M. Max, vous ne l’aimez pas ! »

Il n’y a point dans l’œuvre de M. Pailleron de personnage plus approfondi, plus fouillé, plus nuancé, ni aucun aussi vivant. Max est le brillant exemplaire d’un monde qui finit, et d’une éducation qui s’en va ; il a le relief d’une génération presque disparue, et déjà remplacée par une société plus jeune d’hommes plus superficiels.

Aussi pourrait-on dire que l’écrivain a fait de son théâtre le Théâtre pour Madame. Il a pour la femme du monde un double sentiment d’admiration, parce qu’elle est femme, et de respect, parce qu’elle est du monde, avec une tendresse un peu émue au spectacle d’une royauté qui sombre. Il a senti que dans ce mouvement moderne, qui envahit peu à peu les salons, si les hommes ont perdu de leur personnalité, les femmes hasardent davantage, pour défendre leur influence. Du jour où, dans cette caste, la femme ne sera que l’égale de l’homme, elle ne sera plus, et ce qu’on appelle le monde aura cessé d’exister. Toutes les traditions aristocratiques, naissance, fortune, noblesse, se résument en elle, et la distinction de la race, et l’élégance, et le sentiment, et tout enfin, tout ce qui a pu légitimer la hiérarchie des classes, est représenté par la femme, et consacré par l’adoration séculaire, dont elle fut l’objet. Si elle n’est plus la maîtresse, comme on disait autrefois, elle perd le meilleur de ses titres et sa plus efficace vertu. Pour elle, l’amour est vraiment une dignité. Or, la maîtresse est d’une autre compagnie, le mot lui-même a dérogé ; et les femmes, qui se sentent abandonnées, qui s’en aperçoivent à la façon plus libre dont on les respecte, souffrent d’autant plus de l’isolement qu’en les blessant il les déclasse.

Tout cela n’est pas très gai, quand on y songe. J’admire d’autant plus le goût de M. Pailleron qu’il s’est presque toujours interdit les traits forcés, les saillies fantaisistes, les exceptions, qui sont en avance, ou qui, vraies dans un milieu très restreint, eussent comblé d’aise le gros public, et conquis à ce théâtre délicat les sympathies un peu rancunières de ce tant flagorné suffrage universel. Modestement, je lui sais gré d’en être resté à Hermine, sans aller jusqu’à Paulette, et d’avoir seulement risqué « l’idéal selon la formule », sans pousser jusqu’à l’idéal selon les muscles, qui est « raide », s’il n’est point du tout « rococo ». Je veux croire qu’il y a cent Paulettes à Paris, et cent encore, pour faire la bonne mesure, et que c’est le monde de demain. Mais, pour Dieu, n’allons pas plus vite que le siècle, qui va bon train déjà. Est-ce à dire que la poupée excentrique de Gyp ne se rencontre jamais avec les petites veuves de M. Pailleron ? Au contraire. Il y aurait même plaisir à comparer quelques-unes des réflexions de ces doctes ingénues : peut-être, en fin de compte, y verrait-on que M. Pailleron note, et que Gyp, la moderne Gyp transpose.

Ici les femmes ne sont ni trop délurées, ni trop tristes, ni trop révoltées, ni trop victimes. La mesure était difficile à garder. L’auteur s’est contenté de les vieillir un peu, à vingt ans, par le contraste des maximes ironiques qu’elles débitent, et de la jeunesse qui triomphe sur leur visage, avec des sourires désabusés et des cœurs encore neufs. Presque toutes ont fait des mariages de raison, c’est-à-dire hâtivement dépêchés, et sont veuves, ou en passe de l’être, ou point trop désolées à l’idée de le devenir. De l’amour elles n’ont guère connu que l’autre motif, et elles l’appréhendent, parce que les fades compliments dont elles sont poursuivies, sont pires que l’abandon, et qu’à être recherchées ainsi elles se sentent en leur mérite déchues et ravalées. Cela leur donne un air mélancolique et résolu, un esprit agressif et attristé, qui tranchent singulièrement sur les mines banales des soupirants. Quelques-unes, qui ne sont pas séparées, mais négligées de leur mari, en ont pris assez bien leur parti, et se plaisent aux représailles : elles ne sont guère qu’une nouvelle édition de l’ancien répertoire. D’autres donnent dans la philosophie ou la politique ; et c’est Molière spirituellement mis au point. Plusieurs enfin, d’une vertu plus entière, que les désillusions n’ont ni ravagée ni dévoyée, sont des figures charmantes, qu’a véritablement créées M. Pailleron. Il s’y est repris à plusieurs fois, corrigeant l’ébauche, et poursuivant sa veine, qui l’inspirait heureusement. Celles-ci sont les femmes du monde, telles que le monde actuel les a faites, avec des naïvetés d’enfant, des pudeurs de femme, et l’orgueil de la race méconnue. Elles se nomment Emma d’Heilly, Madame de Rénat, Clotilde, Madame de Sauves, à qui l’auteur, faisant, je le répète, preuve d’un goût très sûr, a prêté une manière de pessimisme enjoué, qui est le plus amusant et le plus moderne de tous, parce qu’il trahit moins en elle le dégoût de leurs petites misères que leur abondante réserve de sentiment.

Est-il rien de plus piquant que le marivaudage de L’autre motif ? et rien de plus neuf ? Cette jeune veuve, tendre et défiante, vous a une façon résolue de liquider à la fin de chaque mois, sans reports ni déports, les valeurs en baisse, je veux dire les galants qui n’aspirent qu’à sa main gauche, et qu’elle a classés, étiquetés, étudiés avec la malice méticuleuse d’une femme seule, qui a des loisirs. Elle a dépensé d’infinies ressources d’esprit à démêler les périodes et jusqu’aux gestes de ces grandes passions, qui se meurent brusquement, à la minute précise où la belle espiègle se lève, douloureuse et provoquante, laissant tomber, comme une pluie glacée, ces quatre mots magiques : « Je suis veuve, Monsieur. » Voilà, au juste, la mesure du scepticisme spirituel, dont s’arment toutes ces jeunes femmes contre les escrimeurs trop empressés. Toutes, elles ont ce même sourire moqueur, au bord des lèvres, qui dissimule l’intime désir de croire à l’amour et à la vie, qu’elles ignorent également. C’est un mélange de candeur éclaboussée et de naïve expérience, que l’auteur a dosé d’une main assurée et légère. Elles diffèrent surtout par le mariage, qu’elles ont rencontré, et l’influence du mari infidèle ou imprudent, qui a marqué, plus qu’elles ne disent, son empreinte sur leur âme. Elles vivent dans le passé, qui est sombre, et n’osent se confier à l’avenir. Ce n’est pas tant l’étincelle qui leur manque, mais plutôt un rayon de soleil.

L’une, veuve, à vingt-sept ans, d’un général admis au cadre de réserve, a gardé de cette union les souvenirs d’une intimité calme, une imagination un peu déçue et nerveuse, une raison capable d’entraînement et curieuse d’affection : « En fait d’amour, dit-elle, il ne m’avait pas gâtée, mon pauvre général »[5]. Elle est complaisante au récit des fredaines de son neveu, et, si elle exige des coupures par bienséance, elle prend pourtant un aimable intérêt aux narrations claires et suivies. Elle est une tante fort jeune, une marraine très expansive, quelque chose comme une femme ingénue, qui redoute les surprises de son cœur, et en dépense le trop-plein par un ingénieux détour. Et les autres, comme elle, sont de la race des tantes, des marraines, des sœurs, c’est-à-dire des épouses outragées ou dédaignées. Clotilde, que le mariage a plus durement éprouvée, parle de « la maladie qui l’a séparée de ce malheureux » sur le même ton attristé dont Léonie rappelle son « pauvre général »[6]. Épouse d’un viveur, elle a débuté dans le monde par être une agitée ; aux folies du mari elle a d’abord opposé les extravagances ; mais comme elle aussi n’était bonne qu’à faire une honnête femme, elle a dit adieu à Paris, aux conquêtes, et aux fêtes, pour cloitrer ses désillusions dans une retraite moralisante. Elle est devenue « la raison même », comme Madame de Rénat, une raison inquiète et attendrie, qui s’exerce à la charité, mais qui se complaît aux douces confidences, qui rit de ses erreurs passées, mais qui fatigue et trompe son cœur par les efforts incessants d’une maternité d’adoption. Et comme elle a plus souffert que l’autre, elle est aussi douée d’un courage plus clairvoyant ; après s’être retirée du monde, elle a la force de murer sa vie et ses espérances, et d’accomplir un sacrifice, qui, si peu qu’elle ait été femme, la consacre « maman ».

11 parait que le monde en est là. Si l’on veut voir à quel point M. Pailleron a pris parti pour la femme, il faut lire l’Âge ingrat. Nulle part il n’a fait une peinture plus saisissante de la moderne désorganisation, qui atteint les familles de l’aristocratie, et dont l’épouse est pour lui l’intéressante victime. Il a écrit là quelques scènes de haute comédie, et d’une profonde philosophie, qui, sous l’élégance des formes, découvre, sans l’étaler, ce mal qui travaille les hautes classes, et qui condamne à une situation équivoque, après un mariage expédié, une jeune femme comme Berthe de Sauves, si supérieure au fringant gentilhomme dont elle vit séparée. Cette union n’a pas eu de lendemain ; à peine Berthe s’est-elle donnée, qu’elle est dédaignée comme une enfant sans expérience et sans importance[7]. Elle est coupable d’ingénuité. L’époux, vain et léger, n’a eu ni le goût ni le loisir de lui apprendre à être femme ; et, à vingt ans, la voilà isolée, comme les autres, défiante comme elles, ne connaissant de la vie que les compromettantes obsessions d’un chaperon dangereux, et reportant toute son affection sur sa douce marraine, qui est à la veille de n’être pas plus heureuse. C’est l’heure que choisit le mari, vaguement ennuyé et fatigué, pour revenir à sa femme, qu’il trouve belle et séduisante, depuis qu’elle n’est plus à lui, et qu’un autre la serre de près, à la petite fille naïve d’autrefois, qu’il a négligé de conquérir, après l’avoir obtenue. Avec un art très sûr, M. Pailleron s’est gardé de forcer le trait. De Sauves est banal, égoïste, et moderne : car il a fait provision d’aphorismes accommodants, et de maximes toutes neuves. Il est tout à fait bien dans le personnage d’époux ravisé, qui s’aperçoit enfin que la situation de sa femme est périlleuse, oubliant qu’il en est l’auteur, et, fort de l’opinion mondaine, s’inquiète un jour de la médisance, qu’il a si cavalièrement bravée. Il est parfait dans son rôle de repentance, tandis qu’il débite sa confession, sans fausse humilité ni sévérité excessive, à grand renfort d’épithètes atténuées et d’ingénieux euphémismes. Il est mieux encore, lorsque d’un ton dégagé, avec une contrition souriante, il excuse ses peccadilles au nom de sa franchise, rejette le malentendu sur la naïveté de sa femme, et consent avec grâce à tout oublier du passé. Enfin il est moderne à ravir, alors que, renvoyé à ses habitudes exotiques, il y retourne allègrement, outragé dans son égoïsme, contrarié dans ses desseins, guéri de sa fantaisie maritale ; et, n’était une apparence de sincérité momentanée, il aurait toute la mine d’un homme très fort, je veux dire débarrassé des vieux principes et des antiques préjugés.

Mais s’il a fait fonds sur les ignorances de l’enfant, il a compté sans la fierté de la femme. Elle a été moins atteinte dans son amour que dans son amour-propre ; elle a moins souffert d’être trompée qu’insultée. Si elle n’a pas d’expérience, elle a de la race. La souffrance a irrité son orgueil. Pour obtenir la séparation, elle a été humiliée devant tout le monde, en présence d’un public bavard et avide ; pendant que son salon se fermait, la foule odieuse piétinait dans son alcôve : voilà ce qu’elle ne pardonne pas. Séparée, elle est suspecte ; elle n’a plus son rang ; elle est à peine de son monde. Est-ce que cela se peut oublier ? C’est son orgueil, son légitime orgueil, qui pâtit, autant que son cœur, furieusement.

Mais, parce qu’elle est la « petite veuve, un être hybride », comme elle dit, elle s’imagine n’être plus la petite fille, et, comme elle est séparée, elle croit avoir fait assez de progrès, pour affronter une entrevue avec l’étrangère[8]. Orgueil et naïveté, enfant et femme du monde, elle est là toute. Elle s’évertue à être habile, et elle est bientôt déconcertée dès les premiers mots, jusqu’au moment où, piquée au vif, elle sort, la tête haute, d’une compagnie, qui n’est point la sienne, en présence de ce mari, dont elle ne connaît plus que le nom, elle rougissante et fière, lui penaud et à son tour humilié. Prenez garde que cette comparaison résume peut-être la morale du théâtre de M. Pailleron. Considérez ce gentilhomme, léger et blasé, qui s’acoquine dans une société cosmopolite, où l’on vit sur le pied de la moins innocente égalité, où sombrent tous ses privilèges de naissance et d’éducation, et d’autre part cette jeune femme, qui, par une candide imprudence, et pour rattraper le bonheur enfui, s’égare dans une maison bruyante, au milieu de mœurs mitoyennes, dont la seule liberté l’éclabousse ; et songez que si elle en sort fière, il y demeure humilié, et que peut-être il est des deux le plus naïf, puisque, après tout, il y perd davantage.

Cependant, il y a des mères qui assistent à ce spectacle, qui voient le train dont va le monde, les unes contemplant cette agitation avec plus d’étonnement que de mélancolie, et d’autres, plus inquiètes et moins résignées, qui séparent leur fille aînée, pendant qu’elles tâchent à marier la cadette. Mais, si les femmes sont nées veuves, à quoi peuvent bien rêver les jeunes filles ?

IV

LES JEUNES FILLES.


Elles rêvent au mariage et à l’amour, comme leurs mères et leurs grand’mères. Et elles y ont quelque mérite. Car, de la vie, telle que leur monde l’a faite, elles voient assez pour la deviner, avant de la connaître, et le peu qu’elles en devinent n’est pas précisément de nature à favoriser en elles les souriantes duperies du cœur. Dieu est manifestement impénétrable en ses desseins, et il faut avouer que sa providence suit des voies très détournées, puisque l’exemple des marraines et des sœurs ne parvient pas à décourager la vocation des jeunes filles, et que l’amour persiste à germer en leur âme, comme la sève monte aux branches et les branches portent leurs fruits, éternellement.

M. Pailleron a créé la jeune fille de la société contemporaine : il peut en revendiquer haut le mérite. Elle illumine son théâtre d’une douce et bienfaisante lumière ; elle est vivante, elle est de son monde, elle est vraie, c’est-à-dire très différente de la poupée classique ou du jouet articulé. Pendant qu’autour d’elle la tourmente gémit, le scepticisme fait rage, et le code se déchaîne, elle semble le roseau que courbe le moindre souffle, un roseau tendre et délicat qui plie, et qui pense. « Monsieur Lahirel, dit Geneviève, les jeunes filles ne sont pas des bêtes… Celles des comédies, qui ne voient rien, qui disent : « papa et maman », ce n’est pas vrai du tout, vous savez… Nous ne sommes ni si sottes ni si ignorantes ; ne croyez pas cela… et nous avons des yeux. » C’est leur charme, et leur originalité.

Depuis longtemps on a remarqué que celles de l’ancien répertoire (Racine excepté) sont d’un type un peu convenu, des répliques, plutôt que des portraits. Molière lui-même les a faites plus plaisantes que vraies, et, doit-on le dire ? dessinées d’un crayon un peu flottant, et parfois alourdi. Je confesse qu’en dépit de l’éducation spéciale qu’elle a subie, Agnès me parait plus niaise qu’ingénue, et que la révérence, et les puces, les maudites puces, et les enfants par l’oreille me troublent et m’inquiètent. Les autres ont de l’agrément, un peu uniforme, avec leur timidité résolue et leur douceur avisée. Mais Henriette, dites-vous, la charmante Henriette, si accomplie de bon sens et de saine raison ? J’hésite à écrire qu’il m’est venu le mauvais goût de ne pas l’admirer sans réserve, surtout après certains éloges qu’on lui a prodigués. Je vois très distinctement qu’elle est menacée dans son rêve, contrariée dans son affection, qu’elle a de l’entendement, comme personne, et de l’esprit autant que Molière ; mais encore ai-je peur qu’on n’ait exagéré son mérite, et qu’elle ne manque de déférence pour sa tante, fût-ce une renchérie, d’égards pour les invités de sa mère, fussent-ils des cuistres renforcés, outre une prévoyance, fort expérimentée, une maturité froide, une science précoce des choses de la vie, dont je suis presque tenté de la plaindre, parce que je m’explique mal où elle les a pu acquérir. Dieu me garde de la prendre pour une révoltée, même au milieu de ces pimbêches, encore moins pour une jeune personne mutine et insoumise ; mais, enfin, il y a bien quelque chose de cela et, si elle n’est ni sotte à outrance ni désespérément timide, peut-être conviendrez-vous qu’elle est une petite bourgeoise assez allègre en ses propos, assez décidée en ses conseils, et qu’il n’y a pas autrement lieu de s’étonner qu’à notre époque égalitaire elle soit prônée sans restriction. Je m’empresse d’ajouter que Molière a fait du mieux qu’il était possible en son temps, où, la hiérarchie de la famille étant plus intacte, l’auteur comique en était réduit à l’éternel dilemme de l’amour ou du couvent.

Mais M. Pailleron étudie un monde, qui est en travail de maximes nouvelles, où l’autorité s’est affaiblie par la désaffection, où la sœur est veuve, la marraine séparée, le père blasé, le frère intermittent. La discipline s’est relâchée, à mesure que les traditions se démodent. Au lieu d’être modestement assise sur la chaise ou le tabouret, parlant peu, ne répondant qu’à bon escient et avec réserve, la jeune fille a conquis sa place au fauteuil, elle a son tour d’égalité, elle est en posture d’écouter, de parler, et de voir. Et elle voit que les hommes passent au fumoir, ou s’empressent à la table de jeu, ou causent politique, ou poussent l’intrigue, ou s’esquivent ; et, dans ce moderne brouhaha, où elle n’entend pas très clair, elle saisit bien des étrangetés et devine enfin que la question du mariage s’est déplacée, qu’il ne s’agit plus de savoir si elle épousera Valère, mais si elle rencontrera un Valère qui consente à l’épouser. Sa timidité est plus anxieuse, et son ingénuité plus perspicace. Pendant le bal rappelle la gracieuse fantaisie d’Alfred de Musset. Mais il n’y est plus question des éperons d’argent qui brillent dans la rosée. C’est du mariage qu’il s’agit.

Dire qu’on ne sait pas lequel sera l’époux !


Il y a dans l’Ange ingrat, cette comédie où fourmillent les détails d’observation, un coin ravissant d’une vérité prise sur le vif, qui nous révèle les industrieuses machines dont s’échafaude une union assortie. Madame Hébert n’a pas assez de prévenances, de douceurs habilement combinées pour retenir Lahirel, un célibataire de trente-cinq ans, un peu fripé, qui s’est « établi jeune homme à marier ». Mais on ne séduit pas Lahirel, qui s’insinue partout où il y a des jeunes filles en âge d’être pourvues, et y jouit, en sybarite, des menus avantages de la concurrence. Pour lui on improvise les sauteries, les dîners sur l’herbe, on est aux petits soins, on raffine sur les petits plats. On ne lui jette pas Geneviève dans les bras, oh ! non, mais on recommande à Geneviève de prendre le bras de M. Lahirel. Et qu’en dit la jeune fille ? Elle obéit, et souffre en son intime délicatesse de ces manèges qu’excuse l’intention maternelle, mais qui froissent son amour-propre. À ce prix, le mariage lui semble trop cher payé. Elle a le cœur tout gros, tout humilié, tout courroucé ; et elle prend son courage à deux mains, comme on dit, pour s’en ouvrir à M. Lahirel, dans une scène de premier ordre, où il n’y a pas une tirade, pas une phrase, pas un lambeau de phrase achevé, avec des mots introuvés, qui s’emmêlent et s’échappent à gros bouillons, à petits coups d’une colère inoffensive.

Or, tout cela n’est pas fait pour éclaircir la psychologie complexe et confuse de la jeune fille.

« Qu’est-ce qui se passe là ? Mystère. Regardez-la, regardez ce sphinx blanc et rose, encore enfant, déjà femme, avec ces cheveux encore fous sur ce front déjà pensif, cette bouche encore muette aux lèvres déjà entr’ouvertes, ces yeux où rien ne se voit, mais où tout se reflète, c’est la jeunesse qui s’ignore, s’écoute, et attend[9]. »


C’est aussi l’heure indécise d’un état d’âme enveloppé, l’instant à peine saisissable, où le sentiment poind et se dégage en sa forme naturelle des impressions rapides et vagues de l’enfance ; tout de même qu’il y a pour l’artiste une minute imperceptible, où des contours dégrossis jaillit d’ensemble, avec l’harmonie de la ligue, l’œuvre longtemps rêvée et quelquefois entrevue parmi les tâtonnements du ciseau ; ce n’est pas encore la statue qui respire, et déjà ce n’est plus la raideur de l’ébauche. Il y a un point de mystérieuse maturité, qui semble défier l’analyse dramatique, où M. Pailleron excelle.

Il s’est ingénié à ces études, et y a déposé toute son âme. Mettant à profit cette maxime que le premier amour n’est souvent que la dernière poupée, il s’est avisé d’observer jusque dans la fillette la petite femme qui y est en puissance.

Elle a mis le chapeau de sa mère et ses gants,
Une jupe de soie en manière de traîne,
El prenant là dessous des allures de reine,
Fièrement elle marche en écoutant le bruit
Délicieux, que fait l’étoffe qui la suit.


Si jeune, elle a déjà le don de se dédoubler, et de parler et de répondre pour deux, et de filer plusieurs propos à la fois. Si elle est naïve, vous le pensez : son amie a douze enfants, tous du même âge ; c’est plus commode, encore qu’assujettissant. Mais son bébé, à elle, n’est ni garçon ni fille, puisqu’il n’a pas encore d’habits. Les garçons, c’est brutal,

Puis, c’est toujours cocher quand on joue au cheval.


Voilà l’enfant. Mais que raconte-t-elle donc sur les filles ?

Les filles, ça vous a des histoires affreuses.
On les marie, et puis elles sont malheureuses.


Et sur les hommes ?

Oh ! mon mari. Madame, on le voit rarement. —
Comme le mien, Madame ; il n’a pas un moment. —
Oh ! les hommes. Madame ! — Oh ! Madame, les hommes !


Et voilà par avance la femme ; et puis, tout cela s’embrouille à merveille.

J’ai beau frapper chez lui, faire ma voix gentille :
Il me répond toujours : « Non, non, je suis pressé,

Nous sortirons plus tard ; d’ailleurs voici la pluie. »
Et moi, vous comprenez, Madame, ça m’ennuie ;
Il ne veut ni jouer ni sortir avec moi ;
Pourquoi, Madame, enfin, puisqu’il m’aime ?……


Laissez-la grandir quelques années ; la timidité s’ajoutera à cette multiple vivacité d’impressions ; la fillette deviendra jeune fille, et elle continuera d’être complexe en ses sentiments, expansive en ses paroles, et de passer d’une idée à une autre, sans effort, par un don de logique un peu détournée, qui échappe aux gens d’un certain âge. Mais le caractère est déjà noté ; le procédé, si procédé il y a, est ici en germe.

Ajoutez qu’elle sera rieuse ou songeuse, selon son humeur naturelle, ou suivant l’enfance qu’elle aura traversée. La rieuse, c’est Antoinette de l’Étincelle ; la songeuse, c’est la Souris ; Suzanne du Monde où l’on s’ennuie est la transition entre l’une et l’autre ; toutes ensemble rappellent les deux jolis pendants du peintre Joseph Coomans, qui d’un même modèle a tiré les deux types de la jeune fille moderne, le sphinx blanc et rose, et le grelot dans un lilas, comme dit poétiquement M. Pailleron. Qu’on me permette de laisser de côté Pépa[10], une jeune fille, qui l’est si peu, élevée dans un monde hybride, d’une éducation « panachée », presque chaste, et un peu, quoi qu’elle en pense, à son corps défendant, fille d’artiste enfin, c’est-à-dire presque un homme. La touche est plus légère dans le personnage de Suzanne, avec une nuance de réalisme plus avenant.

Toutes se ressemblent en un point, qui est la vivacité des impressions, la mobilité des sentiments, et une faculté toute féminine de brouiller et de démêler les nombreux fils de leurs pensées avec une aisance incomparable. Napoléon disait que l’esprit humain est incapable de suivre plus de trois idées à la fois. Il se trompait assurément : car Antoinette[11] en suivrait dix et vingt, sans trop s’égarer dans ce labyrinthe. Elle traduit son sentiment au hasard de ses impressions, qui vont grand train. « Quoi donc ? » — « Des noisettes. » — « Et vous, auriez-vous aimé cela ? » — « Mais quoi donc ? » — « Mais la comédie… Ah ! ah ! ah ! C’est vrai, je dis toujours trente-six choses en même temps ; aussi, quelquefois, je me perds, vous savez, cela s’embrouille… Ah ! ah ! » Mais elle se retrouve toujours, ou à peu près, dans ses raisonnements ; seulement, la ligne en est un peu brisée ; elle aussi, en veut à l’oblique. N’est-ce pas la faute de son chien, qui interrompt et entortille ses propos, et de son rire, ce rire clair et haché, qui scande ses phrases à l’octave d’en haut, pendant que Bob les accompagne dans le médium ? C’est une gamine enfin, mais qui s’entend à mettre de l’ordre dans ses sentiments, et vous dresse le bilan de son cœur avec beaucoup de sang-froid et de décision. Elle distingue du premier coup qu’elle n’aime point M. Gillet, et qu’elle aimerait bien M. Raoul, et que son inclination se rencontre avec celle de sa marraine, qui ne s’en doute guère, qui la brusque, et qu’elle pardonne en se sacrifiant. Est-ce encore de l’enfantillage ? Et de quelle dextérité fait preuve l’auteur, qui parvient à mettre en scène toutes ces nuances, et dont les doigts courent sur ce clavier sans une fausse note ni une touche hasardeuse !

Il semble même que M. Pailleron se joue des difficultés, à mesure qu’il observe les jeunes filles davantage. Suzanne, du Monde où l’on s’ennuie, est encore plus fuyante et compliquée. « Il ne faut pas longtemps à une gamine pour passer fille », dit la duchesse, qui s’y connaît ; et l’auteur, qui s’y entend aussi, a essayé de fixer l’heure de la métamorphose, le moment de la fleur qui vient. Les impressions se succèdent au cœur de Suzanne avec volubilité, par giboulées. « Elle chante, elle boude, elle rougit, elle pâlit, elle pleure », et, avec cela, elle a ses nerfs, et elle a aussi de la volonté, et enfin, et par surcroit, elle est jalouse : ce qui signifie qu’elle passe par tous les sentiments de la femme, un peu plus vite, avec moins d’effort et plus d’éclats, cette gamine, qui, hier encore, portait des robes courtes, et sautait sur les genoux de son tuteur en l’appelant papa. Il y a plus. Car au fond, elle est triste, triste d’une tare originelle, qu’elle comprend mal, en même temps qu’elle est étrangement expansive, grâce à une éducation très libre, qu’elle a reçue d’un père assez bon et étourdi. Elle est enfin la petite personne la plus en dehors, la plus renfermée, la plus gaie, la plus mélancolique, la plus folle, la plus perspicace, la plus étonnante, la plus indéfinissable, et encore, si vous le voulez bien, la plus moderne qu’il y ait au théâtre. « Tu sais, mon piano, dit-elle à son tuteur, l’horrible piano… Eh bien, je joue du Schumann, maintenant. C’est raide, hein ? » Croyez que je n’y ajoute rien pour le plaisir de l’analyse, que tout cela est en elle, et que pour l’exprimer M. Pailleron a trouvé des signes, des gestes, des mots, toute une notation qui passe du doux au grave, des rires aux larmes, jusqu’à une sensibilité tempérée, dont il ménage les effets comme personne.

« Oh ! je sais bien qu’il y a quelque chose contre moi, allez… et il y a longtemps ! » — « Qu’est-ce qui t’a dit ? » — « Oh ! personne… les gens qui vous regardent, qui se taisent, qui chuchotent quand vous entrez… qui vous embrassent, qui vous appellent : « Pauvre petite ! » (Il reprendra ce trait)… Si vous croyez que les enfants ne sentent pas cela ! Et au couvent, donc ! Je voyais bien que je n’étais pas comme les autres, allez !… Ah ! si, je le voyais !… »


Voyez-vous aussi, que tout y est, indiqué sans empâtement, tantôt par touches légères et juxtaposées, tantôt ramassé en un seul mouvement, comme ici, vers la fin de la scène. C’est la gamine, c’est l’enfant, c’est la femme ; et, à voir l’auteur aller si aisément de l’une à l’autre, sans travail apparent ni invraisemblance, on se prend à songer que, peut-être, au fond de la femme vit toujours la petite fille que la vie a effarouchée dans ses pudeurs, et dont elle a défloré les rêves.

La Souris est d’une complexion encore plus délicate. Orpheline, abandonnée de bonne heure à la direction d’une belle-mère, qui a résigné les charges de cette éducation aux mains des religieuses, elle n’a connu d’abord que l’intermittente affection de sa sœur, Clotilde. Elle a grandi, songeuse. Dans son existence de couvent, monotone et isolée, les moindres événements ont pris des proportions démesurées ; et son imagination s’est mise à courir, à galoper, tandis que la jeune fille allait timide, menue, à peine aperçue, avec la démarche glissante et effacée, qui est la première pratique ordonnée en religion. Puis Clotilde, revenue à une vie plus calme, l’a tirée du couvent et s’est reprise à l’aimer avec suite, sous les yeux de la belle-mère, qui la brusque en marâtre, et du beau Max, qui la bouscule comme une enfant. La voilà donc engagée dans la vie, qu’elle a commencée tristement, où elle tient si peu de place, où elle se fait si petite, où elle s’efforce à passer invisible, avec, en même temps, l’intime dépit d’être traitée légèrement par quelqu’un qu’elle n’oserait dire. Que de détails déjà, parmi lesquels l’auteur semble se jouer !

L’analyse pousse plus avant. Si la fantaisie de la fillette a fait du chemin, si son cœur, réchauffé par l’affection mélancolique de sa sœur, a vers elle des élans spontanés, il s’est aussi détourné vers celui qu’elle a toujours vu avec Clotilde, à compter des trois visites au couvent. Son affection s’est partagée ; ou plutôt elle les a naturellement associés dans son âme. Et elle souffre de n’être rien pour lui, rien qu’une pensionnaire insignifiante, dont l’amour-propre monte en graine. Ce n’est pas tout encore. Cette candeur est ingénieuse, et cette imagination raisonne. Elle distingue parfaitement que Max n’est plus un jeune homme, et qu’elle est trop fillette pour être remarquée de lui, et qu’on n’a que l’âge qu’on parait, ou celui qu’on se donne ; et de scène en scène elle prend des années, par d’innocents mensonges, qui lui seront pardonnés au ciel, qui sont sa manière, à elle, d’exalter l’humilité, et de se rapprocher de celui qu’elle aime. Car elle l’aime ; et ce n’est pas tout décidément, puisque le reste n’était que préliminaires, et que, cette fois, le rôle commence. Et il est d’une naïveté qui étonne Max, d’une sensibilité qui l’attendrit, d’une coquetterie ingénue et subtile qui le déroute, avec des audaces timides, et des accents de fierté rentrée qui lui dessillent enfin les yeux. Et elle s’épanche, et elle pleure, et elle sourit, tour à tour enfant et femme, et les deux ensemble, au hasard, comme dans la vie. « Ces petites filles, c’est si amusant ! Elles rougissent, elles pâlissent ; on voit l’âme au travers. »

Mais, en réalité, cette transparence est une illusion, produite par la fine observation et le souple talent de l’écrivain. M. Pailleron a étudié ce caractère jusque dans ses sentiments les plus intimes et les plus confus, jusque dans les détails les plus enfouis de cette psychologie vague et complexe ; il s’oriente dans les secrets replis de cette âme virginale, et, selon le mot de Madame de Sévigné, y cherche la vérité avec une lanterne, dont la tendre lumière se répand en rayons discrets. Un souvenir d’enfant, la vision d’une mère mourante, et, parmi les étouffements d’une voix toujours plus faible, ces deux mots plusieurs fois répétés : « Pauvre petite ! » une impression ineffaçable a penché son front, et l’a marqué d’un pli rêveur. La solitude du couvent, la bonté froide des religieuses, l’indifférence brutale de la belle-mère ont changé sa tristesse en timidité. Il faut voir de quel tact M. Pailleron effleure ce sentiment si délicat, qu’il semble qu’on n’y saurait toucher sans le flétrir.

« Quand on est timide, voyez-vous, on est comme enfermé en soi, et tout ce qu’fait pour en sortir vous y enferme davantage ; on pâlit pour rien, on rougit pour tout ; si l’on parle, votre voix vous effraie ; si l’on se tait, votre silence vous fait peur… Et l’on se désole, et l’on se dit : « Mon Dieu, quel malheur ! Il ne me connaît pas, il ne me connaîtra jamais : il me trouve insignifiante, stupide, et c’est ma faute. C’est lui qui a raison, c’est lui… lui ou elle selon la personne. »

Il y a là une prodigalité de talent ; et, comme si l’analyse n’en était pas déjà charmante, le défaut se résume en un trait, qui se glisse à la fin de la phrase, et qui est l’obsession même de ce malaise moral si joliment décrit. M. Pailleron s’engage avec une prudence et un plaisir infinis dans ces mystères de psychologie enfantine. Il n’hésite pas à montrer comment l’amour a pu naître dans ces cœurs naïfs et troublés. Il y revient à plusieurs reprises, dans les Faux Ménages d’abord, un peu gêné par le rythme du vers, qui précise trop les contours ondoyants de ses impressions fugitives ; et ici encore, il y porte une main légère et assurée.

« Mais je ne le savais pas, moi, Clotilde ; comment aurais-je pu m’en douter ? Il avait l’air de me détester aussi. Il était si méchant ! Parfois, je me disais : « Je pense trop à lui. Qu’est-ce que j’ai donc à penser à lui, comme ça ? » Mais comme c’était toujours tristement, cela ne m’éclairait pas, au contraire. Et puis, c’est un peu ta faute aussi. À chaque instant, tu me parlais de lui pour me consoler, tu m’en disais tant de bien !… et qu’il était bon, et qu’il m’aimait au fond, et qu’il était au-dessus des autres hommes par le cœur, par… Alors, moi, tu comprends… J’ai cru que peut-être tu avais l’idée, tu voulais… bien… que, enfin, il m’avait semblé… Mais non, non, ce n’est pas ta faute ! Je l’ai aimé toute seule. Et bien avant, dès le couvent, toujours ! Je le vois bien maintenant… toujours ! »


Elle n’a rien su, et elle savait tout ; elle n’a rien dit, et elle a tout avoué, par à peu près. Mais qui ne voit que ces à peu près sont la précision même, le charme un peu réaliste des jeunes filles qu’a créées M. Pailleron, et du style qu’il s’est laborieusement fait pour les peindre ?

V

L’ÉCRIVAIN.


Vous rappelez-vous un des mots les plus heureux du Monde où l’on s’ennuie ? — « Quel est l’esprit de votre département, mon cher sous-préfet ? » — « Mon Dieu, général, son esprit, je vais vous dire… il n’en a pas. » M. Pailleron, qui a beaucoup d’esprit, n’a pas de style, ou mieux, il est parvenu à n’en pas avoir. Sauf erreur, il me semble qu’il y a dans son œuvre dramatique deux époques très distinctes : une première, où il a été le brillant disciple des maîtres, et l’autre, où il a enfin trouvé sa voie et perdu son style.

Tant qu’il s’est tenu aux heureuses imitations, aux ingénieuses charades, aux ressouvenirs agréablement renouvelés, il avait du style, et du plus fin, d’une veine très française, avec d’artificieuses nonchalances relevées de verve, pétillantes de fantaisie, et plutôt un peu trop qu’un peu moins écrites, à mon sentiment. Il possédait l’art des quiproquos, des phrases embrouillées et symétriques, à la façon de Beaumarchais ; il avait le trait acéré, la plume malicieuse ; il exécutait la tirade, comme personne, avec, déjà, quelque chose d’aisé et d’inachevé, que plusieurs ont pris pour une marque de négligence ou d’accommodante résignation. En vérité, c’était son originalité qui se faisait jour. De cette veine l’inspiration la plus coquette, le morceau le plus friand, le prolongement le plus spirituel est le Chevalier Trumeau. Mais déjà, et même auparavant, son talent s’était mûri et dépouillé, comme les vins de fine qualité.

Il a surtout excellé à faire parler le monde moderne, particulièrement les femmes, et parmi celles-ci les plus jeunes et les plus sensibles. Il a tâché à rendre par la forme même la mobilité des impressions multiples et superficielles, qui courent et se jouent entre les tentures d’un salon, et à marquer avec justesse les mille nuances de ces sourires à fleur des lèvres. Dans une société qui, en somme, pense peu, mais sent vite et d’instinct, parmi ces réunions de femmes, en qui les émotions sont plus rapides que durables, il a réussi à noter, comme sur une portée de musique, les croches et les doubles croches de ces phrases émiettées et diverses. Il a conservé la période scandée et balancée dans la bouche des jeunes gens qui récitent leurs déclarations ; sur les lèvres féminines, elle se disloque, se brise, se précipite, et le plus souvent ne n’achève pas ; mais, comme le mouvement en est dessiné d’ensemble, un mot, un sourire ou un geste suffit à la parfaire. Ces tirades, à peine dessinées et si pleines, sont comme des gammes que l’oreille complète aisément, à la façon dont Antoinette supplée aux lacunes de ses souvenirs poétiques : « Ils disaient des vers, c’était comme de la musique ta, ta, ta, ta, ta… Le mal dont j’ai souffert… ta, ta, je ne sais plus. »

C’est pourquoi je préfère ses comédies en prose à celles en vers. Les exigences de la rime et du rythme s’accommodent plus difficilement de ces à peu près expressifs et pittoresques. Essayez de tourner en alexandrins cette flottante esquisse, que supporte une armature invisible, et qu’on sent, mais flexible comme l’osier.

« Mais la troisième fois, hier soir, ici, oh ! la troisième fois comme c’était gentil, si tu savais ! Il n’avais plus le même regard, ni la même voix, ni le même sourire. Il paraissait heureux, je ne sais pas pourquoi, mais si heureux, et curieux !… Il m’interrogeait sur le passé, sur le couvent, sur moi, sur ma vie, sur tout, il voulait tout savoir ! Et puis, il me disait qu’il avait pour moi beaucoup d’affection, et qu’on était malheureux de n’être pas aimé, que sais-je ? Et puis il m’a appelée sa chère Marthe… (sa chère Marthe !) Et puis, et puis dame, je ne me rappelle plus bien, j’étais comme dans un rêve, je ne me souviens plus que de son regard qui m’enveloppait, de son sourire qui me caressait, et de sa voix… oh ! sa voix, que je sentais glisser jusque dans mon cœur… Ah ! Clotilde, peut être qu’il m’aime ? »

Oui, la phrase entrevue, les mots introuvés, la pensée qui se dérobe juste à l’instant qu’on l’allait surprendre, et la mélodie qui cesse alors qu’on en croyait jouir, tout cela est d’un art raffiné et très proche de la vérité, qui nous laisse dans l’esprit l’impression vague et inachevée que la mystérieuse enfant produit sur notre cœur. Ajoutez que M. Pailleron trouve sans peine la formule ou l’aphorisme, qui est comme la ponctuation de ces développements à peine indiqués, et pourtant arrêtés. Elle abonde de plus en plus sous sa plume, à mesure qu’il note, et qu’il peint, plutôt qu’il n’écrit. « La barbe est la dernière chevelure. — Une bonne dame, la mère, mais de la force d’une machine à coudre, etc. » Et puis, cette trame légère est rehaussée d’esprit, tissue d’exclamations vives et naturelles, qui en relèvent l’éclat, et d’onomatopées, qui scintillent sur cette fine broderie, et donnent au dessin un air de réalisme très artiste.

Pourquoi non ? Marivaux fut bien regardé comme un réaliste, en son temps. M. Pailleron ne dissimule pas le soin avec lequel il marque, dans l’étude d’un monde qui se transforme, l’invasion des termes encore inouïs au salon. Il le mesure plutôt, avec la discrétion d’un gentleman, qui tient la plume ; il s’en tient à l’argot de Pépa, qui est déjà un peu en avance sur son goût et sa manière. On peut donc dire que son style laisse une impression de réalisme assez scrupuleux et posé ; mais c’est celui d’en haut, qui est un régal pour les délicats, et n’a de commun que le nom avec la ripaille d’en bas, que vous savez. C’est du réalisme élégant, encore qu’aujourd’hui les deux mots jurent de se voir accouplés. Si vous en voulez goûter tout l’effet, apprécier la souplesse, et connaitre comment M. Pailleron peint, quand il observe, relisez, après tous les autres, le rôle étincelant de la comtesse Julia Wackers, qui rit en parlant, qui parle en riant, qui croque des gâteaux, pendant qu’elle parle et qu’elle rit, qui cherche ses mots, mais à qui n’échappe aucune nuance, qui suit le train de ses idées exubérantes comme sa vie, au hasard d’une langue rapide, mêlée, et risquée, qui semble la notation la plus précise et la plus simple de ce caractère fuyant et décidé. C’est le dernier terme de l’art avec lequel l’auteur écrit, quand il n’écrit pas.

M. Pailleron n’a pas terminé sa carrière. Elle lui a été facilitée par des dons naturels, qui furent appréciés de bonne heure. De la société qu’il a peinte il est le plus élégant exemplaire, quoiqu’il n’en soit pas engoué au point de la suivre dans ses plus modernes ridicules. Il a eu l’heureuse fortune d’être un homme du monde, et un homme d’esprit, d’avoir beaucoup de talent, qui a suffi à lui mériter la plus brillante réputation, et d’en acquérir encore, après qu’il a mieux observé ses originaux, et qu’il s’est cantonné dans le milieu, pour lequel il était né. Peut-être s’en faut-il de rien, — d’une œuvre aussi originale que l’Âge ingrat, mais moins dispersée, aussi brillante que le Monde où l’on s’ennuie, mais plus originale, aussi pénétrante que la Souris, mais allégée de certain rôle prématuré, — que les rares qualités de l’homme et de l’écrivain, distinction, esprit, talent enfin, prennent décidément un autre nom.



  1. Le théâtre et les mœurs, par J.-J. Weiss, Calmann-Lévy, éditeur, 1 vol. 1859.
  2. L’Étincelle.
  3. La Souris.
  4. Cf. La Petite Marquise de Meilhac et Halévy.
  5. L’Étincelle.
  6. La Souris.
  7. Cf. L’Ami des Femmes.
  8. Cf. L’Étrangère.
  9. La Souris.
  10. La Souris.
  11. L’Étincelle.