Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/L’écrivain

IX

L’ÉCRIVAIN.


M. Alexandre Dumas a beau se mortifier. Il est un grand dramaturge, et, quand il écrit seulement pour le théâtre, un grand écrivain, — si grand que je ne crois pas que jamais la scène en ait révélé un autre plus original et personnel. Il s’est flatté d’avoir pris la plume sans instruction universitaire. Il y parait bien quelquefois : n’en parlons plus. Mais il est peut-être le seul de notre époque qui s’en puisse vanter sans ridicule. Car il a un autre style que celui de ses dissertations, de ses équations, et de ses rhapsodies, une écriture d’observateur, digne d’une admiration réfléchie et sans réserve, et telle qu’en définir le caractère c’est revenir aux traits essentiels de son génie et nous retourner agréablement vers une conclusion équitable. Quand il voit juste, il atteint à la précision sans effort. Il attrape le mot qui projette l’idée, le trait qui éclaire la scène, la formule qui en dégage l’horizon. Il n’y a pas trace de recherche ; c’est la netteté, la clarté théâtrale, un langage en dehors, piquant, inattendu et pressenti. Car il ordonne logiquement son style comme ses drames. Précision et composition se tiennent étroitement en son esprit. Cette logique intérieure est la vie même de son dialogue. Et elle en est le mouvement. La rapidité fameuse de ses pièces ne vient pas d’ailleurs. Il y a là-dessous, aux meilleurs endroits, un parisianisme qui dit tout à demi-mot, du ton le plus naturel, avec quelque hâte, mais avec un flegme, une pleine possession de soi, une vue nette de l’idée principale et du but à toucher. Tantôt les répliques s’entre-croisent, débarrassées d’une symétrie excessive ou conventionnelle, et le sujet de la scène se déroule, se multiplie, sans s’émietter ni se disperser. Tantôt la tirade, quand elle n’est pas un sermon, se développe d’une vitesse accélérée, et semblerait encore un dialogue préalablement concentré et ramassé ; et toujours la pensée transparait, jusqu’au trait final qui la détache en pleine lumière. Il a des phrases d’une page, et peu de périodes. C’est un style d’action, pressé, en haleine. La tirade même, il l’a renouvelée et rajeunie à la précipiter et la bousculer en des incidentés d’une allure souple et d’un enchaînement serré. Il a eu dès le début ce mérite, qui apparaît déjà dans Diane de Lys.

« … Je trouve notre métier si bête ! Vous me demandez ce qu’elle représente, ma statue ?… Elle représente une Vénus, puisque nous sommes condamnés aux Vénus, nous autres sculpteurs… Vénus de Médicis, Vénus accroupie, Vénus Callipyge, Vénus pudique, Vénus anadyomène, toujours Vénus. Tant que nous n’avons pas fait une Vénus, on dit que nous ne savons rien faire. Dés que nous avons fait une femme nue, on dit que c’est une Vénus… et dés que notre Vénus est faite, on dit qu’elle ne vaut pas la Vénus de Milo… une femme qui a la tête trop petite, la gorge trop bas, le cou trop fort, les jambes trop longues et pas de bras… Ah ! quel métier absurde…! »


Ce n’est ni la sage ordonnance d’Émile Augier, ni la subtile trame de M. Pailleron : c’est une fièvre de logique dramatique et pittoresque. Fait-il parler un phraseur ? L’écheveau s’emmêle, s’embrouille et se dévide tout de même, comme par miracle. Lisez plutôt le couplet de Chantrin sur le cigare. En l’espace de quelques secondes, il produit l’illusion d’un discours qui durerait cinq minutes. La belle barbe de Chantrin fait merveille.

Cette lucidité haletante de la composition déblaye des scènes entières sans prendre un repos. Depuis que le président des assises s’abstient du résumé, il faudra chercher dans l’œuvre de M. Dumas le souvenir et le modèle du genre. Je prie MM. les avocats stagiaires de relire dans le Demi-Monde la dernière scène du iiie acte, dans la Princesse Georges la dernière scène du iie et un peu partout la dernière scène qui précède la crise.

« Vous m’avez trompé. » — « Non. » — « …Me direz-vous que l’acte est faux ? » — « Non. » — « …Ainsi vous rétractez tout ce que vous avez dit ? » — « Tout. Elle est de bonne famille, elle a été mariée, elle est baronne, elle est veuve, file vous aime, elle n’a jamais été pour moi qu’une étrangère, elle est digne de vous. Quiconque dira le contraire sera un calomniateur ; car c’est être un calomniateur que de dire contre une personne une chose qu’on ne peut pas prouver. »


— De ses narrations aucune ne traîne en longueur, malgré la précision du détail, ou plutôt grâce à cette précision même, qui suppose le choix et impose la vraisemblance. Celle du voyage de Strasbourg[1] est un bijou. D’autres la valent. Pas un mot ne s’écarte, et précisément à l’instant qu’on semble s’égarer on est dans le droit chemin. Quant aux déclarations et aux aveux, il y a mis aussi sa griffe. Rompant avec les finesses conventionnelles du vocabulaire galant, dont elles étaient jusqu’alors enveloppées, et renonçant peu à peu aux effusions prestigieuses des romantiques, il s’est appliqué surtout à en marquer la gradation détournée et la conséquence fatale qui n’est jamais une banalité. Il faudrait étudier mot par mot la confession de Jane et celle de Denise pour sentir la force qu’imprime au style de M. Dumas cette précision progressive, qui est la logique même du sentiment. Point de crudités ni de brutalités ; mais un enchaînement ténu de transitions indiquées d’un mot, soulignées d’un trait, appuyées d’un geste, le tout délicat, animé, — et moins encore que vu. C’est lui, au moins autant que Beaumarchais, qui voit, quand il écrit. Il voit les pudiques révoltes de Jane, les fières angoisses de Denise ; cela est peint, pour la scène. Ouvrez le tome V de l’Édition des comédiens, à la page 217. Vous y trouverez une remarque à méditer…

« À la phrase que je viens d’indiquer, l’effet était toujours mauvais. Pourquoi ?… Comment ai-je pu obtenir avecMlle Legault ce que je n’avais pu obtenir avec Desclées ? Par une raison qui va causer quelque étonnement, et qui est cependant la seule : c’est que Desclées était brune, et que Mlle Legault est blonde. Or, malgré toutes ses jalousies et toutes ses colères, le rôle est blond[2]. »


C’est proprement le style qui procède de l’observation ; il est d’une clarté immédiate et grossissante, comme celle de la rampe ; il est une nécessité du regard et de la vision, qui échappe en partie à l’analyse. M. Dumas braque son œil sur l’idée en scène, à travers le stéréoscope du théâtre, et même il ne l’exprime avec force qu’à la condition de l’avoir objectivée ainsi.

Semblables aux Notions abstraites, dont nous disions plus haut qu’elles deviennent dans son œuvre des personnages véritables et qu’elles en tiennent les premiers rôles, impressions, sentiments prennent leur forme théâtrale, s’animent, respirent, marchent, vivent. S’agit-il d’une liaison éphémère ?

« C’est une belle fille rieuse et folle, sans souci du lendemain, courant gaîment sous les bois, son chapeau d’une main, son ombrelle de l’autre, se retournant de temps en temps avec un baiser sur les lèvres, et vous disant, six mois après, quand on la rencontre au bras d’un autre : « C’est égal, je t’aimais bien. »


L’idée s’est faite femme, sous la lueur du lustre. D’ailleurs la lumière se règle au gré de l’auteur et selon les besoins du théâtre ; elle éclate et se tamise ; aux notes vives s’opposent les teintes vaporeuses ; mais les contours sont toujours arrêtés, grâce à cette vision particulière des objets.

« …Il y a des airs qui sont comme les échelons du souvenir, et à l’aide desquels nous redescendons dans notre passé le plus obscur. Tenez, il est un refrain que je ne puis me rappeler sans une véritable émotion, c’est Ma bonne tante Marguerite, vous n’entendez rien à l’amour. Quand ce refrain traverse ma mémoire ou quand je l’entends par hasard, il recompose à l’instant tout un tableau devant mes yeux. C’était la chanson favorite de ma grand’mère… Il me semble encore la voir, l’hiver, au coin d’un grand feu, avec ses beaux cheveux blancs, dont elle faisait coquettement deux rouleaux, sous son bonnet à larges rubans clairs. Tout était gai en elle. Je m’asseyais à ses pieds sur un coussin ; je posais ma tête sur ses genoux, et je m’endormais bercée par cette mélodie chantée à demi-voix. Pendant quelque temps, la conversation des grandes personnes, de mon père, de ma mère, de quelques amis que le soir réunissait à notre foyer bourdonnait à mes oreilles ; puis ma mère me prenait dans ses bras, et je sentais qu’elle me déposait dans mon lit… »


Et parce qu’il voit en écrivant, toutes ses images sont palpables et sensibles, prises dans le cercle de notre vie familière, et selon le génie même de notre langue. Il excelle, quand il s’en veut contenter, aux comparaisons ingénieuses, qui sont souvent des intuitions. Les Pêches à quinze sous, la Poutre ronde de Sylvanie accusent un écrivain de race, de la race des Mathurin Regnier et des Saint-Simon. Voulez-vous une définition de l’amour platonique ?

«… On n’attelle pas un cheval de course à une charrue ; au quart du sillon, vous donnerez des coups de pied dans les brancards et vous casserez tout… »


Et ailleurs :

« S’il n’aime qu’avec le corps, qu’il soit Casanova ou Richelieu ; qu’il fasse éclater l’amour païen sur les joues des belles filles, comme ces feuilles de rose en forme de bulles que les enfants font éclater sur le dos de leurs mains. Cela fait un joli bruit, et il n’y a rien dedans. »


Joignez que ce couplet n’a pas seulement de la couleur parce qu’il est imagé, mais aussi parce que les mots y ont des teintes et des tonalités adroitement combinées. Sans doute, c’est un étrange abus que d’attribuer à chaque vocable de notre langue une des nuances du prisme. Mais il suint de lire certaines pages de M. Alexandre Dumas pour être sensible à l’effet lumineux que produisent un sage arrangement et le choix artiste du vocabulaire et de l’expression. C’est encore l’optique du théâtre qui régit l’industrieuse ordonnance de son écriture pittoresque ; et il se trouve, par une heureuse diversité, que celui qui a représenté la vie moderne avec une âpreté quelquefois cruelle, en a esquissé aussi les plus charmants artifices et séduisantés apparences. Alors, la phrase, caressée d’une douce lumière, est sinueuse et plastique.

« Quand, même sans être peintre, en voyant passer une femme, il vous semble que d’un seul coup de crayon vous pourriez tracer sa silhouette, depuis le pompon de son chapeau jusqu’à la queue de sa robe, cette femme a la ligne. Qu’elle marche, qu’elle s’arrête, qu’elle rie, qu’elle pleure, qu’elle mange, qu’elle dorme, elle est toujours, sans y tâcher, dans les exigences du dessin. Surgit-il un coup de vent, comme nous en avons ici sur la plage, tandis que les autres femmes se sauvent, s’assoient, se serrent les unes contre les autres, mettent leurs mains tout autour d’elles avec des mouvements ridicules et dans des attitudes grotesques, — elle, continue son chemin, sans faire un pas plus vite qu’un autre. Le vent furieux l’enveloppe, fait flotter sa jupe en avant, en arrière, à droite, à gauche, elle va toujours, elle n’a rien à craindre Ce qui est choc pour les autres est caresse pour elle, ce qui est plat devient rond, ce qui était douteux devient positif ; on est certain que les pieds sont petits et que les jambes sont belles, voilà tout : ce sont des femmes dont on peut devenir amoureux fou à cent pas de distance, d’un bout à l’autre d’une rue, sans avoir vu leur visage. Terribles créatures pour le commun des hommes, car elles savent leur puissance, et si vous laisses tomber votre cœur sur leur chemin, elles marchent tranquillement dessus, pour ne pas déranger la ligne. »

In cauda venenum… Pendant que je m’attarde à définir le style dramatique de M. Alexandre Dumas, j’ai pensé oublier la qualité dominante, qui rehausse les autres, qui étonne, qui effraie, qui éblouit, et qui plaît. Et c’est l’esprit. Son dialogue est étincelant. On cite ses mots, on colporte ses aphorismes : le nombre de gens spirituels et réputés pour tels, de chroniqueurs parisiens et patentés, dont il a défrayé la verve et qui le démarquent quotidiennement, n’est plus à dire, et il vaut mieux s’en taire. Le superflu des riches est la richesse des pauvres. Il a d’ailleurs une estampille qui dénonce les emprunts. C’est de l’esprit de théâtre, et de son théâtre. Ses mots détachés ne sont jamais vides : il y manque pourtant quelque chose. Même ses saillies d’auteur sont des saillies de la pièce, inséparables de l’idée qui la domine ou propres au caractère qu’elles complètent. Cette verve cohérente témoigne que l’écrivain s’est enfermé avec son œuvre ; jaillissante, elle est dirigée d’une main experte, qui ne craint ni les ratures ni les retouches. De même que son réalisme le plus osé n’est pas seulement de l’esprit, son esprit est mieux que de la fantaisie déchaînée. La logique et l’observation disciplinent jusqu’à cette prime-sautière faculté, et l’astreignent à se contenter du comique supérieur. Ses traits sont brillants, et mieux encore, c’est-à-dire à double pointe, à double portée, dans la bouche du personnage qui parle et pour l’oreille du public qui écoute : « Le ministre m’a communiqué les dépêches de mon fils », dit Sernay. — « De notre fils », répond Clara. — «… Mais Jacques vient de sauver l’Europe. » — « Mon fils ! » — « Notre fils, chère amie. » Et dans la même scène, « Mais ce qu’il y a de certain, c’est que depuis que Jacques a vu Méhémet-Ali… » — « Je croyais que c’était Ibrahim. » — « Méhémet est le père, Ibrahim est le fils ; et le père et le fils c’est la même chose. » Cela est de la même veine que « le pauvre homme ! »

Et tout justement, il faut savoir gré à M. Dumas, qui a tant d’esprit, d’avoir su résister à la tentation d’en faire, en toute désespérance et désolation, comme la mode en est venue depuis un temps. Il en a d’amer, faute de quoi il ne serait pas un observateur, mais naturellement et simplement, grâce à quoi son dialogue court limpide et rapide comme de belle eau saine. Une réplique lui suffit à préciser une situation ; elle est l’étiquette qui se colle au dos d’un personnage. « Le mariage est une chaîne si lourde… » Vous savez le reste. Quant au pessimisme aigu et raffiné, qui n’est que la débauche stérilisante de l’esprit, il n’en a cure ; car c’est, à bref délai, la mort des œuvres dramatiques, et M. Alexandre Dumas écrit apparemment les siennes pour qu’elles vivent.

Elles vivront, — non pas toutes, ni d’un bloc, comme on le lui répète trop couramment, mais en nombre suffisant pour lui assurer une place considérable dans l’histoire littéraire et dramatique de ce siècle. Il y a toujours quelque ridicule imprudence à engager la postérité. Elle est femme, capricieuse, et sujette aux erreurs, qu’elle répare, en femme, quand la fantaisie lui en vient, de deux cents en deux cents années. Il est cependant permis de douter qu’elle fasse de M. Alexandre Dumas un Marivaux ou qu’elle le confonde avec M. Victorien Sardou. Elle serait tentée plutôt (La Harpe n’en eût pas perdu l’occasion) de le comparer à Émile Augier et d’établir un parallèle également fâcheux pour l’un et pour l’autre. C’est une misère de notre intelligence que cette manie de classer les grands écrivains et de leur assigner des rangs, comme aux petits écoliers. Si M. Alexandre Dumas a un mérite, c’est celui de ne ressembler à personne. Il n’est pas d’après d’autres : il est lui. Hormis la Dame aux Camélias, où le romantisme paternel se devine encore, il est original au sens précis du mot. Son œuvre ne le dément pas : elle est l’homme même. Il a emprunté du xviiie siècle la conception du drame bourgeois ; et il en a tiré un théâtre qui étonnerait fort ou Sedaine ou Diderot. Pour la science du métier, il incline plutôt vers Corneille : est-il besoin de dire qu’il ne lui ressemble guère ? Il est disciple de Scribe, si l’on entend que presque toutes ses pièces sont bien faites ; mais il les a bien faites, autrement. Il est aux antipodes de la banalité.

Il le doit à son tempérament, qui est tout audace et logique, et à sa vision claire et perçante. Un homme, dont le regard ne meurt pas sur l’illusion flottante des surfaces, mais qui, dirigé par une volonté ferme, soutenu d’une insatiable curiosité, aidé d’une aptitude à tirer au dehors ce qui est au dedans et à projeter avec le grossissement scénique l’image cueillie aux sources de la vie même, ne se perd point dans les détails et s’attaque bravement aux essentielles contradictions de l’ensemble, — cet homme-là, s’il a le sens de son époque, beaucoup de raison, beaucoup d’esprit, et de l’imagination, est un écrivain de théâtre extraordinaire. Peu importe, à distance, qu’il se soit embarrassé de théories : les théories passent, et la matière de l’observation demeure. Vers la fin de sa journée, alors que le soir descend et qu’une demi-lumière voilant son œuvre prépare aux hommes le loisir de la consacrer par une admiration recueillie, il doit avoir conscience, ainsi que le poète, de léguer à ses arrière-neveux un monument, dont plusieurs parties sont d’airain, où plus tard leurs yeux dessillés liront parmi les étranges préjugés de notre époque positive le plus grave contre-sens de ce siècle, qui est la femme moderne, et pourront contempler sur un bas-relief plein de mouvement et de vérité la folle insouciance d’une aristocratie éperdue, qui définitivement cède la place. N’est-ce pas de quoi consoler le grand dramaturge d’avoir été un idéaliste contestable, un législateur téméraire, un chimiste douteux, et un apôtre peu chrétien ?



  1. L’Ami des Femmes.
  2. Édition des Comédiens, V. 217. Notes de la Princesse Georges.