Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Les hommes
VI
LES HOMMES.
« Vous vous connaissez donc aussi en hommes, vous ? » — « C’est si facile. » — « Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? » — « Il faut fréquenter beaucoup les femmes[1]. » C’est le mot de Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles : « Voulez-vous connaître les hommes ? Étudiez les femmes. » Des unes on passe sans effort aux autres, que M. Alexandre Dumas n’a pas non plus épargnés. Il les a tous, ou presque tous, pris à l’époque précise où, l’éternel féminin encombrant ou entravant leur carrière d’hommes pratiques, positifs, et avides de jouir, ils ont eu la conscience très claire de leur sécurité et de leur bien-être menacés. Alors ils ont tenu la bride aux grandes passions. Ils ont subi le contre-coup du lyrisme romantique, qui leur apparut à quelque distance comme un enthousiasme fantaisiste et fâcheux. Songeant à point qu’ils avaient sous la main la Loi, la bonne et bienfaisante Loi, ils s’en sont emparés pour couvrir leurs bêtises ou leurs méfaits. Dans ses aspirations à l’idéal, Antony en veut désormais pour sa peine ou pour son argent. Quelques cœurs simples et attardés aux nuages bleus se rencontrent encore ici ou là, que l’auteur a laissés vivre pour la plus grande gloire de la justice et de la morale, curieux vestiges d’une humanité qui s’en va et d’une société tout à l’heure disparue. Et l’Amour ? J’imagine que, ne trouvant plus en ce monde les Valère ni les Clitandre, ni même les Almaviva, M. Dumas a eu la bonté d’âme de créer les Montaiglin et les Girard, comme le grand plasmateur, vers le septième jour, pour se reposer de son œuvre. Elle est là, son œuvre ; ils sont là, vivants et agissants, avec l’originalité de leur époque, et leurs tempéraments divers, les maris désillusionnés, séparés ou dépravés, les célibataires indécis ou endurcis, les séducteurs passionnés et sceptiques, les raisonneurs, les dilettantes, les analystes, les braconniers d’amour, les chasseurs de dots, égoïstes pareillement, et avec fureur : et c’est fini de rire.
Fini de rire des maris, d’abord. Vous vous rappelez l’étonnement que causa la bizarre fantaisie d’Émile Augier, qui se mit à plaider un jour, en vers, que le ménage a ses joies et sa poésie, et que l’amour légitime n’est pas de toute nécessité fade et rebutant. Le paradoxe était si fort, qu’il fut jugé digne d’un prix Monlhyon.
C’était peu. Sganarelle avait mieux que la persuasion. Le pistolet du comte de Lys cassa les vitres ; Terremonde[2], Claude revinrent à la charge, ébranlèrent le temple de la déesse, et jetèrent le désarroi dans les mystères qui s’y célébraient. Il est vrai que Claude est un homme de génie, et Terremonde un sanglier, deux monstres quasiment. Entre les deux il y avait place pour des figures d’une vérité moyenne et plus incisive : Hippolyte Richond[3], et surtout M. Leverdet[4], un type finement pris en sa mesure, un Rémonin marié, trompé, résigné ; pour myope, je n’oserais le décider. Riez donc d’un homme qui a toute sorte d’esprit, et encore celui de dépister par son attitude la curiosité médisante ou railleuse ! S’il a pris son parti, c’est avec bien de la finesse, certes ; car n’est-ce pas une réelle supériorité que d’être au-dessus de ces choses-là, sans cynisme, avec quelque mahométisme ou mahométanisme ou scepticisme enveloppé de mystère, qui laisse beaucoup à penser et rien à dire. Et du même coup, reconnaissez que des Targettes est petit garçon auprès de ce philosophe, et que M. Dumas ouvrait une voie tant exploitée après lui. C’est l’amant qui devient ridicule, n’étant plus que le second mari : une quintessence conjugale, sans le mérite de la dignité même étudiée, de l’inertie même détachée, des révoltes qui n ont point abouti, et d’un certain courage paresseux, qui n’est pas dénué de grâce. Cet égoïsme peut passer pour sagesse, et mérite au moins la sympathie, quand on le compare à celui de certains maris, plus élégants et fringants, et que M. Dumas, retenu par le seul respect de leurs victimes, a préservés de ce que vous savez. Le prince Georges est un affolé, le marquis de Riverolles[5], un niais qui a du monde : tous deux assez insignifiants, et qui jouent les utilités modernes. Quant au petit de Septmonts[6], comme l’appelle sa cousine de Rumières, chenapan de noblesse, tête vide, cœur froid, enragé de mode, endiablé de genre, et décidé à tout pour satisfaire ses caprices et ses vices, ah ! fini, fini de rire : il est bien l’égoïsme le plus finement pervers qu’ait jeté sur la scène le talent de l’auteur. Il n’a plus guère d’honneur, le petit de Septmonts, mais il a de la race joliment ; il y a en lui du petit marquis de Regnard, avec plus d’impertinence, de morgue et de dépravation. Il n’est point débraillé comme lui, mais il n’a pas non plus la suprême élégance de Gaston de Presles ; il s’encanaille au besoin, et noie ses déboires dans la crapule. Il s’est vendu au tiers état, en attendant qu’il soit en coquetterie avec Belleville. De ses traditions de famille il n’a guère conservé qu’une grande confiance en soi, une idolâtrie de toute sa personne et je ne sais quel brio chevaleresque dans les heures de folie, après minuit. De la chevalerie c’est tout ce qui subsiste. Cela vous a dans le privé des allures de tyranneau, et cela ne sait même plus se battre correctement ; cela se ruine avec entrain, mais, à bout de ressources, cela négocie son titre par l’intermédiaire de la colonie américaine, en attendant Tricoche ou Cacolet. On fait sauter la banque, mais, dans les mauvaises passes, on lorgne la cagnotte. Du gentilhomme il ne reste que la coupe du visage et de l’habit. Au demeurant, égoïsme prétentieux, odieux et sans aveu, gangrené jusqu’aux moelles, et heureusement incapable de faire souche. Cet amour de soi exaspéré jusqu’au mépris des plus élémentaires devoirs met en son jour la vaillance perspicace de M. Dumas, et marque nettement la différence qui le distingue d’Émile Augier, moins implacable, et de M. Pailleron, plus indulgent et doux.
Fini aussi de célébrer la passion aveugle, exaltée, mystique, ou fatale, qui recèle désormais un égoïsme d’une âpreté assez neuve, fait de convoitises, de désirs, de curiosité, d’indépendance ou d’ambition. Le respect est dans les paroles, qui sont devenues des formules ; mais le plus souvent il y a un cœur à divertir ou un tempérament à satisfaire, à moins que ce ne soit la vie à édifier, étayer sur une fortune toute prête. M. Dumas croit à l’amour ; nous avons vu combien il y croit, puisqu’il le veut éternel, au delà de la tombe. Il y croit, comme le panthéiste croit à Dieu. Mais il se défie des amants, de la passion libre, dégagée de l’estime, des devoirs et des responsabilités. Il se défie des « béliers qui vivent sur le pré communal », de régime, à leurs heures, rarement à leurs frais. Il n’a pas la moindre foi en ces enthousiasmes sanguins, en ces extases intéressées. Il est la hache des tirades flambantes, des prières mystiques, en l’absence du mari ou à l’écart des parents. C’est grande duperie que cette façon de mouvoir les lèvres, de frapper l’air et de produire des sons mélodieux. Musique de chambre, à l’usage des jeunes filles ou des femmes esseulées, et qu’ils exécutent en virtuoses, qu’ils ont au bout des lèvres et dans les doigts, les harmonieux égoïstes, les tziganes charmeurs, les Chantrin[7] autant que les Alphonse.
Chantrin n’est pas méchant ; je ne dirai pas non plus qu’il soit bon ; il est mieux : c’est un bon petit jeune homme, élevé par sa mère. Il a l’indiscutable mérite d’une barbe très soignée, et il épousera une dot. Ce poupon barbu et cosmétique est presque un idéal. Un peu moins éthéré déjà, Fernand de Thauzette[8], un Chantrin qui a vécu, assez mal, et qui, sur les conseils d’une mère expérimentée, songe à faire une fin. Il est bien le fils de sa maman, frivole et assagie sur le tard, ce bellâtre nul et satisfait, qui a perdu le sens moral dans une existence absurde, et qui n’a qu’une petite science, celle de tirer parti de sa voix, qui est douce, et de ses yeux baignés de langueur. S’il était une femme, dont peu s’en est fallu, il serait une Sylvanie ou une Césarine. M. Dumas a crayonné de quelques traits précis ces nigauds pervers et secs, sans cesse occupés à venger un peu trop les pauvres diables, à qui manque je ne sais quel tour du visage.
Mais laissons les écoliers ; venons aux maîtres égoïstes, aux cruels inconscients. Est-ce parce qu’il se rencontre dans une pièce contestable et de jeunesse, je trouve qu’on n’apprécie pas à sa valeur Charles Sternay[9]. M. Dumas a tracé des rôles plus séduisants ou plus fouillés ; nulle part il n’a montré plus de sûreté dans l’observation, plus de prestesse dans l’exécution. Débarbouillez-moi cet homme-là d’un certain romantisme dont il s’est grimé, oubliez les grands gestes et les phrases à effet, et dites s’il n’est pas toute une époque, si rapprochée de nous que nous n’en sommes pas sortis, où la passion frottée de positivisme a commencé à mettre la raison dans l’amour, j’entends la saine raison. Instruisez-vous, hommes pratiques, privilégiés de la fortune… Lui aussi, il a été élevé par sa mère ; et il faut avouer que la bonne dame a réussi. Elle en a fait un type, le type de l’homme moderne, d’une éducation complète, d’une activité suffisante, d’une sensibilité mesurée, né pour vivre sans trop d’ennui, ennemi des difficultés, préparé de longue main à un programme d’existence très acceptable, c’est à savoir l’amour libre dans la jeunesse, le mariage confortable à point nommé, sans élan, ni transport, ni fausse faiblesse, et un peu plus tard le sort de Sganarelle, mais sans éclat, ignoré du monde et de courte durée, tout comme il faut pour n’en point souffrir. Je vous dis qu’il est parfait. En outre, assez grand seigneur pour monnayer ses dettes de cœur, les liquider sans brusquerie, sen donner quittance sans humeur ni remords. Au surplus, homme sérieux, capable de refaire sa fortune compromise, homme d’avenir, futur pair de France, s’il lui plait, digne de gouverner ses contemporains, très obéissant à sa mère, et teinté d’un optimisme qui a du bon. Aucune volonté, certes ; mais une si belle intelligence de ses intérêts. Aucune affection ; mais de la candeur, et un cœur qui serait sensible tout de même, s’il lui était permis de l’être sans inconvénient et à son avantage. Ajouterai-je qu’il s’entend à jouer la pantomime de l’amour, qu’il en fait les gestes à ravir, et que seuls les sentiments vifs et profonds lui sont défendus ? Et croyez qu’il en aura sa récompense. La femme qu’il a délaissée l’aimera sans l’estimer ; celle qu’il a épousée ne l’estimera point, sans pourtant le haïr ; et ainsi, rien n’est excessif en lui, que l’amour et la considération qu’il a pour lui-même. Mais que de lamentable et moderne vérité dans ce frelon qui s’agite, inconscient et vain !
D’un étage plus bas est M. Alphonse. « Ce nom seul trahit une dégradation morale d’un certain ordre, avec une vague odeur de féminin tout autour[10]. » Mais encore, qu’est-ce donc que M. Alphonse ? Un homme qui voit la vie comme elle est, et qui a juré n’être la dupe ni des choses, ni des hommes, ni surtout des femmes. De mauvaise compagnie ? Pas précisément : il n’y est venu que plus tard, forcé par la concurrence à descendre d’un échelon, comme fit en même temps que lui le demi-monde. Pour l’heure, M. Alphonse est ce que les femmes appellent un jeune homme charmant, à l’œil vif, à l’éternel sourire, à la tenue irréprochable, avec du linge aussi net que ses dents et des dents aussi blanches que son linge, presque femme lui-même. Il a fait de l’égoïsme sa carrière ; il donne à aimer ; c’est une grande coquette qui ne s’attache point. Il faut le courtiser, et longtemps, le circonvenir par mille prévenances et quelques menus services, si l’on prétend à le fixer, quand on n’est pas de première jeunesse, ni jolie, jolie, ni très distinguée. Il est Célimène, mais plus moderne, avec plus de tempérament et moins de scrupule. Il joue de l’éventail, il excite la jalousie de ses soupirantes ; il s’en sert, s’en amuse : il est adorable et adoré. Il a une liaison sérieuse, qui lui permet de mentir avec délices, comme une femme. C’est une amie un peu mûre, ancienne servante d’auberge, aujourd’hui millionnaire, dont il a été recherché, accaparé, et qui lui promet le mariage. En attendant, elle l’aide paternellement ; un peu rougeaude, un peu exigeante, et d’une jalousie… ! Mais la vie est si dure ! Et puis, elle l’épousera.
Seulement, il y a une tache. Épousera-t-elle la tache ? Il a dans un village voisin de Paris une enfant de six ans, le fruit de sa première faute , alors qu’il était presque sage, et qu’il fut aimé d’une jeune fille encore plus novice que lui. Il n’a pas la fibre maternelle très sensible. Que voulez-vous ? Il n’a jamais eu l’occasion de donner en amour : il a le cœur paresseux. Or, cette enfant le gêne. Il n’a pas le courage d’avouer sa faute ; il ne l’aura jamais. « Je vous le répète, si la femme que je vais épouser apprenait la vérité avant le mariage, le mariage serait rompu, et il faut que ce mariage se fasse ; et, si elle l’apprenait après, la vie serait un enfer. Elle est jalouse, même du passé. » Car elle le croit pur : ne lui a-t-il pas soupiré qu’il n’avait jamais aimé ? Et, pour une fois, il n’a pas menti, n’ayant jamais aimé que lui-même. Il faut donc que ce mariage se fasse ; et, comme l’enfant est un obstacle, il faut qu’elle disparaisse ; il la ramène chez le père… chez la mère, veux-je dire, qui relèvera, qui s’en arrangera comme elle pourra. Pourquoi avoir surpris son innocence ? Pourquoi l’avoir trop aimé, sans ménagement ? Mais la mère est maintenant mariée. Elle contera une histoire au mari. Si elle se révolte, il escompte l’effet d’un certain sourire, un peu haut et vainqueur, qui l’apaisera comme autrefois. D’ailleurs, elle aime sa fille, elle est établie, elle ; l’avenir de l’enfant chez elle est assuré. Est-il juste que la faute partagée retombe sur lui seul, l’arrête au seuil de la fortune, et que pour s’être laissé aimer, il végète dans la demi-aisance, qui est la gêne pour sa coquetterie et sa beauté ? Oui, après avoir manqué son beau mariage, le type devait s’encanailler. Mais M. Dumas l’a saisi au point décisif de sa carrière ; il a révélé avec une amère ironie tout ce qu’il y a de féminin, de sensuel et d’avisé dans ce personnage, qui, ayant compris la femme moderne toute-puissante et fragile, s’est mis en tête d’être femme à son tour, d’intervertir les rôles, et de déposséder la déesse en la possédant, avec mêmes armes et ruses. Les grands dramaturges rencontrent un ou deux types qui sont l’expression exacte d’une époque, et dont le nom ne meurt plus : Molière a créé Tartufe ; Augier a peint Poirier ; M. Alexandre Dumas a pétri M. Alphonse, le don Juan du positivisme.
Et voici les amants magnifiques, les héros d’amour, ceux qui planent en des régions supérieures, où ni les convenances, ni la dignité, ni la loi ne sont plus rien quand la passion a jeté son cri, les chevaliers errants qui redressent les torts de la Providence, qui vengent les cruelles erreurs de la mairie, les lyriques, les enthousiastes, les princes charmants du rêve et de l’idéal, âmes isolées, à la recherche de l’âme sœur, qui est en puissance de mari. Pour ceux-là les poètes n’avaient eu que des tendresses, et les femmes approuvaient fort les poètes. M. Dumas a fait sauter les masques ; les héros se sont évanouis. Il a domestiqué ces lions superbes, rarement généreux, lia montré que ces grandes passions se réduisent souvent à un goût assez vif du plaisir défendu, à un penchant réfléchi pour les agréments commodes et au rabais, et que les plus sincères confondent volontiers amour-propre et amour, par un égoïsme inaliénable et une aptitude à se faire centre, alors qu’ils croient s’abandonner avec une fougue naïve et méritoire. Supprimez le mari : ces héros-là auraient bien de l’ennui parmi l’existence. Il est la garantie de leur indépendance, le modérateur de leurs folies, le désespoir de leur enthousiasme et le délice de leur vanité : chaperon détestable ou béni selon la température et la durée de la passion. Tant qu’ils en sont aux préliminaires, c’est Ruy Blas, c’est tout le romantisme, et avec quelle conviction !
… Je suis un malheureux qui vous aime d’amour.
Hélas ! je pense à vous comme l’aveugle au jour.
Madame, écoutez-moi ; j’ai des rêves sans nombre.
Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre ;
Je n’oserais toucher le bout de votre doigt,
Et vous m’éblouissez comme an ange qu’on voit !…[11].
Cela se dit à genoux, la main sur le cœur, les lèvres respectueusement tendues, en une posture qui fatigue, et qu’on ne saurait prolonger. On est écouté, on est vainqueur ; on se redresse ; on se fâche ; on est jaloux ; on se sent ridicule ; on est las ; le mari meurt ; c’est la mort du désir. Et ceci se dît à mi-voix, avec une articulation vigilante :
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tout propos,
Point de plaisir sans trouble et jamais de repos…[12].
Adieu le romantisme ; c’est un diplomate qui s’épanche. Et la passion idéale, épurée, éthérée, et satisfaite s’évapore comme un feu follet, sans laisser d’autre trace qu’un peu d’errante lumière que le moindre souffle éteint. Morte, la passion lyrique, et morte la chevalerie, par une réaction violente, d’une dilatation du moi extravasée au cœur.
Ruy-Blas bâille ; Marie de Neubourg bâille ; des Targettes et madame Leverdet bâillent lamentablement. La mère a vieilli ; la fille a grandi ; le mari a pris le vice du bésigue ; la maison est devenue moins bonne ; l’estomac et le cœur sont las. C’est le soir d’un beau jour, le reste d’une exaltation effrénée. C’est aussi l’avenir, le lendemain qui attend l’amant mystique, l’époux de l’âme, le consolateur respectueux et dévot, qui d’abord ne veut rien, n’aspire à rien qu’à l’échange mystérieux et divin du cœur, homme rare, quelque chose comme un ange gardien qui s’appellerait de Montègre, et qui aurait le « teint ambré, la voix sonore et métallique, les yeux bien enchâssés dans l’orbite et tenant bien au cerveau, des muscles d’acier, un corps de fer, toujours au service de l’âme… »[13]. On aurait dit d’un séraphin ; c’était un Hercule. Amour platonique, et Vichy. De Montègre est tout entier dans cette contrariété. Il est l’éternel sophisme du pur amour, qui tente et rassure les femmes neuves, curieuses ou égarées. Tartufe vivait trop grassement : c’est ce qui l’a perdu ; de Montègre a le foie trop gros : d’où ses erreurs. Il y a là une pointe de physiologie, qui n’est pas pour nous déplaire, tant que l’auteur n’en fait point abus. N’est-ce pas le plus tenace égoïsme d’amour que celui des sens, dissimulé ou inconscient ? Au mysticisme hypocrite ou sincère il faut le recueillement de la retraite et la sévérité du régime pour s’affermir en ses pieux desseins. De la meilleure foi du monde de Montègre proteste d’un amour infini, immatériel, et pense aimer comme un néophyte ou un martyr. La vérité est qu’il aime de tout son être impérieux et musclé, qu’au premier soupçon il est jaloux, au second odieux, capable de haïr aussi rudement qu’il adorait, son adoration et sa haine n’étant qu’orgueil et désir. Or, il est condamné à aimer toujours ainsi, de toute son âme, c’est-à-dire corps pour corps, avec une pleine conscience de sa supériorité sur les autres hommes, que, grâce à une persistante illusion, il met ailleurs que dans ses muscles.
Mais, diront les femmes, de Montègre est un cas. Soit ; mais de Cygneroi est un type, et qui, si je ne m’abuse, résume en soi les autres. Même je ne vois pas dans tout le théâtre contemporain un personnage d’amant d’une cruauté plus étalée, d’un relief plus saisissant, d’un égoïsme plus exactement mis au point de notre époque et d’un certain monde. Disons-nous, une fois pour toutes, qu’il erre en cette vallée de larmes une race d’hommes, dont la seule mission est d’attirer l’amour, éperdûment. Il faut le ragoût de l’adultère pour exciter leur fantaisie. Le mari mort, ils épousent ailleurs, en quête de sensations neuves et dont ils n’aient point à rougir. Rassurez-vous ; tout leur vient à propos, et selon les convenances : ils savent attendre. Maris ou amants, ils sont aimés pareillement, et leur sérénité n’en est point altérée. Capables d’une passion vraie ? Assurément, si elle flatte leur vanité. Et de même que de Cygneroi distingue deux choses dans l’amour, la sensation, dont il ne fait pas fi et dont il s’ingénie même à raffiner et renouveler les surprises, et le contentement de sa personnalité qu’il met plus haut que tout et qui seule lui donne l’absolu plaisir ; ainsi joue-t-il adroitement des deux morales, celle de Lovelace et celle de Prudhomme, qu’il pratique avec une égale aisance, avec une pleine connaissance de la casuistique mondaine, séparant d’une barrière infranchissable le respect, qui est une arme d’attaque, et l’estime qui est la sauvegarde d’une honnête retraite. Aussi est-il dur, très dur à l’égard des femmes qu’il a respectées, et qu’il n’estime plus. Il a des euphémismes très délicats, mais une austérité d’opinion accablante. « …On respecte les situations ; on n’estime que les caractères… Marie-toi demain avec une jeune fille bien pure, bien innocente, bien honnête, et tu verras le cas que tu feras immédiatement de toutes les femmes du monde, de tout le monde, et à tout le monde…[14] »
Il est, dites-vous, la banalité même, changeant d’avis en même temps que d’état civil. Lovelace est mort, vive Prudhomme ! — Vous vous trompez, et j’en ai grand regret. Mais M. Dumas ne s’y est pas trompé, lui. Il ne se laisse pas prendre à l’apparente et spécieuse banalité. II distingue que, dans cet idéal amant, Lovelace et Prudhomme sont si étroitement rivés l’un à l’autre que le divorce n’est pas possible : l’égoïsme de l’un perce sous la passion de l’autre. Prudhomme s’est installé dans l’estime par le sacrement, mais Lovelace curieux et pervers inquiète la respectabilité de Prudhomme. Cette visite de noces est une occasion unique de débrouiller cet ambigu. Le voilà donc marié, et jaloux, non pas de sa femme, la chère innocente, mais de sa maîtresse, rétrospectivement. Ceci est le tour de force, le trait du génie. Et au fond de cette jalousie qui se réveille et qu’on réveille, il y a tout juste ce qui était au fond de la passion d’autrefois : un égoïsme aigu, et une curiosité un peu blasée. Notez que tout cela tient en deux répliques, et se révèle en un mouvement comique, uniforme, et d’une souplesse infinie. « …Cela me fait qu’il y avait une portion de votre vie qui était à moi, pendant laquelle je croyais avoir été aimé de vous, et pendant laquelle vous me trompiez ; cela me fait enfin que vous vous êtes moquée de moi, et qu’après avoir été ridicule pour vous, je le suis pour moi-même… » Vous entendez de reste que Prudhomme ne pardonne pas ces déboires ; et il n’y a pour lui qu’un moyen de se tirer d’affaire sans confusion, c’est de recourir au pouvoir de Lovelace par une étroite complicité de l’orgueil déçu et de la sensualité aux aguets… « Amoureux ! amoureux ! Le mot est candide ! Je ne sais pas si je suis amoureux ; tout ce que je sais, c’est qu’il y a là une sensation, et qu’il n’y en a pas tant dans ce monde, d’agréables surtout, pour qu’on les laisse échapper. »
Mais cette perversion du sens moral ne serait pas analysée jusqu’au bout, ni cet égoïsme n’atteindrait son parfait développement, si le type en restait là. Il y aurait encore quelque vaillance, ou, s’il vous plaît mieux, quelque singularité à se jeter à corps perdu dans le chemin de traverse, dans une flambée du cerveau, après la satiété du droit chemin. Mais la maîtresse, dont on l’a fait jaloux, n’était qu’une honnête femme ; les amants qu’on lui prêtait et qu’elle avouait, imaginations, fausses confidences. Alors, oh ! alors Prudhomme se ressaisit et triomphe, et c’est justice. C’est justice, en vérité, qu’il soit heureux, qu’il soit aimé, qu’il ait beaucoup d’argent, beaucoup d’enfants et que son égoïsme s’épanouisse, mûrisse, vieillisse, et glisse dans la mort doucement, au sein d’une famille désolée qui ne vivait que pour son bonheur. Et cela est bien ainsi, puisque les gens heureux le sont de naissance et par une mystérieuse prédestination, surtout quand ils se gardent de gâcher leur béatitude par les faiblesses du cœur, l’esprit de sacrifice, le détachement et l’oubli de soi. Lovelace est bien mort, à présent, et vive M. Prudhomme ! Et à la bonne heure : car s’il est vrai que le comique de qualité supérieure consiste en la secrète contradiction qui est au fond de nous tous, et dans l’inconsciente manifestation des travers, des ridicules ou des vices que nous portons en nous, Cygneroi est un type de haute comédie, à la fois séduisant et trivial, élégant et plat, distingué et banal, et niais et sec et confiant en soi : mortel chéri des dieux et des femmes, qui témoigne hautement en faveur d’une Providence.
Nous touchons au terme de cette vivante galerie, et nous sommes dans le coin réservé aux Aristes. Car il faut bien qu’un peu de sagesse ou de vertu relative, un grain de bon sens apparaisse quelque part en ce spectacle de nos vices. Il était facile à M. Alexandre Dumas de choisir, pour nous guider à travers notre époque, des hommes d’un autre âge, philosophes par politique ou par ennui, des censeurs vieillis qui tombent aisément dans le ridicule d’être fâcheux. Sachons-lui gré de n’avoir pas cédé à la tentation. D’autres sont moins scrupuleux. Mais notre auteur, qui est un homme de théâtre, sait trop que ces stoïciens sont toujours froids et un peu cadavres sur la scène. Il a trop le don de la vie et de l’observation pour recourir à ces revenants qui moralisent, et dont la foule s’amuse volontiers. À ces types vivants il a opposé une demi-sagesse, qui est un mérite rare et moderne, imbue du vieil honneur, mais imprégnée aussi de toutes nos élégances. Il a créé des Philintes d’actualité, capables d’un dévoûment où ils goûtent quelque charme, y trouvant l’estime de soi et la preuve flatteuse qu’ils voient clair et juste, avec, encore, une nuance d’égoïsme (le positivisme a mis aussi sa marque là-dessus), mais affiné, discret, sagace, et qu’il faut deviner. Leur principale vertu est une expérience exempte de tristesse, un don de perspicacité indulgente plus qu’attendrie. De manière que l’observation, qui est la force vive de ce théâtre, est encore la vertu de ceux qui y font le personnage de moralistes attitrés. Plus tard, M. Alexandre Dumas et Olivier ont pris de rage, l’âge de Thouvenin et de Rémonin précisément.
À toutes les époques un peu troubles et de transition, dans un certain monde surtout, où le luxe et le bien-être n’aident guère à réfléchir ni à penser, la clairvoyance est un à peu près de vertu, un rudiment de sagesse. Il est clair que ce fut la première maxime de M. Dumas. Il a pris en pitié les imbéciles, comme il dit, et fait état de la sagacité. Maximilien, le cousin de Diane de Lys, ne passera jamais pour un homme austère ; mais il est la première ébauche de cet homme du monde, l’honnête homme du siècle, à qui de bons yeux tiennent lieu d’évangile, et que le sens de la vue préserve des précipices et met en garde contre les petites infamies. Diplomate, élégant, satisfait de sa personne, juste assez pour être entreprenant sans ridicule, il serait déjà le Parisien affiné et presque moral, je ne dis pas sévère ni héros de vertu, sans une étourderie parfois impertinente que son âge excuse, — et aussi l’époque de romantisme finissant, où il est né.
Olivier de Jalin et de Ryons[15] sont plus compliqués et plus modernes, au point qu’ils ont pu en même temps révolter des délicats comme M. Weiss, réjouir des philosophes tels que M. Taine, sans répugner aux menues coquetteries pessimistes de M. Bourget. Je ne serais même pas étonné qu’à force d’entendre formuler sur eux des appréciations si diverses, l’auteur lui-même eût fini par les voir dans un lointain propice au mystère, et qu’au moment où il écrivait les notes de l’Édition des comédiens, il les eût étudiés avec les yeux d’un savant, à travers les lunettes de Rémonin.
En vérité, c’est toujours Maximilien, mais retouché et rapproché de nous. Il faut en convenir : Olivier de Jalin n’est pas du tout un sage, — mais un gentleman, qui a de l’expérieuce, avec une pointe de philosophie assez accommodante, de la sensibilité un peu, et un peu défiante, de la franchise et de l’esprit, quelquefois trop, à supposer que l’impertinence soit un défaut dans ce monde qu’il fréquente, et une connaissance, poussée jusqu’à l’érudition, de la vie parisienne et des femmes qui passent. Honnête homme, point vulgaire, aucunement victime de la folle du logis ni de cette banale illusion qui s’appelle trop communément amour. Il a été libre très jeune ; il a profité de sa liberté très vite ; il a eu d’assez bonne heure le sens du moi ; les petites passions l’ont amené aux petites remarques, dont il s’est fait une petite morale. Il n’est d’ailleurs ni misanthrope ni misogyne, et il a le cadastre parisien dans la tête. Dilettante ? Presque. Égoïste ? À peine ; c’est-à-dire qu’il ne s’égarera point dans le pays de Tendre ; mais soucieux de son honneur, au détour de la vie, sans rancune ni enthousiasme, avec une probité d’âme, qu’il a préservée dans ses aventures. C’est pourquoi il épousera une pauvre jeune fille isolée dans ce demi-monde, bellement, en gentilhomme qu’il est, par une certaine compassion, qui aura peut-être quelque peine à devenir de la passion, mais qui sera certainement un amour loyal et doux, à l’user. C’est l’expérience qui le sauve, qui le fait bon, non pas d’une bonté supérieure ni théorique, ni évangélique : ni Ariste ni Aristide, mais honnête homme, et de son temps. — Pareillement moderne et observateur est de Ryons, avec quelque chose de plus aigu : de même race, de même esprit, et parisien par excellence…
« Je vous reconnais parfaitement, a écrit de lui l’auteur. Vous avez de l’esprit beaucoup, trop quelquefois ; mais vous êtes observateur, vous avez de la finesse, de l’induction et de la déduction. Seulement, vous avez été mal élevé… Vous êtes allé trop jeune chez Ellénore, qui vous a pris votre montre. »
Est-ce à dire qu’il en ait gardé rancune à la vie et à la fille, et que son idéal « ne puisse s’incarner en aucune femme, fille de la femme ? » C’est le pousser au noir par un effort d’analyse, et l’attirer au piège d’une doctrine, qui n’était pas encore de mode en ce temps-là. A-t-il même un idéal ? Je le soupçonne d’être à la fois plus pratique et moins ambitieux. Il a conscience de sa valeur (oh ! pleinement} ; il estime assez haut le cœur qu’il donnerait, s’il lui arrivait de le donner, et qu’il se contente d’amuser et de distraire pour ne le pas mettre en hasard. Mais ni distractions ni amusements n’altèrent sa perspicacité. Il a percé à jour la femme contemporaine ; il l’a consolée, mais il l’a jugée. Égoïste, celui-là ? Si peu que rien. Pessimiste ? À son âge, avec sa santé, et parmi l’existence qu’il mène, vous n’y songez pas ! Dilettante ? Avec délices, et aussi sans sécheresse de cœur. Il épousera mademoiselle Hackendorf, parce qu’elle est jolie et modeste, et qu’il a du goût ; à moins qu’au dernier moment il ne se ravise, parce qu’il a de l’esprit, et qu’il en sait long sur la modestie du siècle. Il me semble que voilà le trait le plus original et pénétrant du caractère, et que l’auteur l’a indiqué d’une main légère et sûre, et qu’on ne saurait trop admirer de quel art réfléchi il a su garder la mesure entre le scepticisme fanfaron, qui n’est que fausse élégance, et l’outrecuidance vaine, qui est le contraire de l’esprit et du goût. C’est un prêtre laïque, a dit plus tard M. Dumas ; mais pratiquant, et dont le culte ni n’absorbe ni ne décourage la foi raisonneuse, quoique sans hérésie. Il admire la beauté des mystères, et il se défie des miracles. Il ne sera jamais un martyr, sans être pourtant rebelle aux coups de la grâce. Sa religion est un peu positive, un peu oscillante, mais il ne l’abjure point. Et il me semble, en effet, qu’il est assez voisin de l’état psychologique de ces prêtres, puisque prêtre il y a, que les idées libérales ont garantis du fanatisme, sans leur enlever la suprême croyance à la Bonté et à la Charité, qui est le tout de leur vie, Aussi bien, il sauvera madame de Simerose comme Olivier a sauvé madame de Lornan, par amour de l’art, ou, si vous craignez les grands mots, avec la pensée de faire une bonne action sans gaucherie, et pour l’honneur de la science qu’il a acquise, et qu’il a seulement le défaut de professer. — Lebonnard, qui ne dogmatise point, est un de Ryons exquis ; il connaît mieux l’homme, s’il connaît moins la femme. Sa science est plus désintéressée : partant, exempte du moindre pédantisme. Lebonnard est exquis : il est croyant sans défaillance, et savant sans ostentation. Ce n’est pas lui qui de professeur mondain aura jamais l’ambition de devenir professeur au Collège de France. Les lauriers de Rémonin[16] ne l’empêchent pas de dormir.
Celui-ci a vieilli dans le célibat et les livres. Il a des théories : il a des tics de métier ; il a des manies, et même des marottes, n’ayant jamais vu la vie qu’à travers les vitres de son laboratoire. Cette fois le type s’alourdit ; les autres causaient ; il disserte, il enseigne ; et enseigner, c’est rabâcher. Il a fréquenté l’hôpital ; il a des idées fixes ; il fait sa leçon d’amphithéâtre, et il la redit pour ses amis, dans le tête-à-tête ; il promène en société, avec son officielle assurance, ses cornues, ses réactions, et ses précipités. D’ailleurs dilettante plus que les autres : et c’est un mauvais signe que d’être en même temps dilettante et savant. Cela conduit à fausser la vérité, à observer les types à travers des théories, et non plus à tirer les types de l’observation. Rémonin est un observateur pénétrant ; mais il a inventé un système du monde, un système universel, qui répond à tout, et qui par suite n’est qu’une déviation de la vérité.
Et voici que terminant le chapitre consacré aux Hommes de ce théâtre, et rencontrant au bout de la galerie ce théoricien cher à l’auteur, il me vient un scrupule. J’ai été séduit par l’habileté, conquis par la vigueur, attiré par la puissance d’observation du dramaturge, et je suis en retard avec le penseur, la doctrine et les Idées de M. Alexandre Dumas, qu’il met plus haut que tout le reste. Et je ne m’en excuse pas plus qu’il ne faut.
- ↑ L’Ami des femmes.
- ↑ La Princesse Georges.
- ↑ Le Demi-Monde.
- ↑ L’Ami des femmes.
- ↑ Francillon.
- ↑ L’Étrangère.
- ↑ L’Ami des femmes.
- ↑ Denise.
- ↑ Le Fils naturel.
- ↑ Édition des Comédiens, Notes de Monsieur Alphonse.
- ↑ Ruy-Blas.
- ↑ Cinna.
- ↑ L’Ami des femmes.
- ↑ Une Visite de noces.
- ↑ Demi-Monde ; l’Ami des femmes.
- ↑ L’Étrangère.